Traduction par Charles Longuet.
V. Giard et E. Brière (p. 71-75).
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XI
Les différentes parties dans lesquelles se décompose la plus-value

La plus-value, c’est-à-dire cette partie de la valeur totale de la marchandise où est incorporé le surtravail, le travail impayé de l’ouvrier, voilà ce que j’appelle le Profit. Le capitaliste-entrepreneur n’en empoche pas la totalité. Le monopole foncier met à la disposition du propriétaire, sous le nom de rente, une partie de cette plus-value, que la terre soit employée à des constructions agricoles, à des chemins de fer ou à toute autre entreprise. D’un autre côté, le fait même que la possession des moyens de travail permet au capitaliste-entrepreneur de produire une plus-value, ou, ce qui revient au même, de s’approprier une certaine somme de travail impayé, ce fait permet au possesseur des moyens de travail, qui les prête entièrement ou partiellement au capitaliste-entrepreneur, permet en un mot au capitaliste-prêteur d’argent, de réclamer sous le nom d’intérêt une autre part de cette plus-value, de sorte qu’il ne reste au capitaliste-entrepreneur, en cette qualité, que ce que l’on appelle le profit industriel ou commercial.

Ce partage de la totalité de la plus-value entre les trois catégories d’individus est soumis à certaines lois, que nous n’avons pas à formuler ici ; ce serait entièrement sortir de notre sujet. Voici toutefois ce qui résulte de ce que nous venons d’établir.

Rente, Intérêt, Profit industriel, ce ne sont là que des noms différents pour exprimer les différentes parties de la plus-value de la marchandise, du travail impayé que celle-ci renferme, et ces parties proviennent toutes également de cette même source et rien que de cette source. Elles ne proviennent pas de la terre ni du capital pris en eux-mêmes. Seulement c’est la terre et le capital qui permettent à ceux qui les possèdent de retirer chacun leur part de la plus-value, que le capitaliste-entrepreneur a, lui, extraite du travail de l’ouvrier. Pour l’ouvrier lui-même, il est d’importance secondaire que la plus-value, résultat de son sur-travail, de son travail impayé, soit entièrement empochée par le patron, ou bien que celui-ci soit obligé d’en verser, sous le nom de rente et d’intérêt, des portions à des tiers. Supposez que le patron ne fasse usage que de son propre capital et qu’il soit son propre propriétaire, alors toute la plus-value ira dans sa poche.

C’est le capitaliste-entrepreneur qui, directement, extrait du travail de l’ouvrier cette plus-value, quelque fraction qu’il en puisse garder lui-même. Aussi est-ce sur ce rapport entre capitaliste-entrepreneur et ouvrier salarié que tourne aujourd’hui tout le mécanisme du salariat, toute l’organisation de la production. Quelques-uns des citoyens qui ont pris part à notre discussion avaient donc tort d’essayer d’atténuer les choses et de traiter ce rapport fondamental entre le capitaliste-entrepreneur et l’ouvrier salarié comme une question secondaire, quoiqu’ils eussent raison de soutenir que, dans des circonstances données, une hausse des prix pourrait influer à des degrés fort inégaux sur le capitaliste-entrepreneur, le propriétaire foncier, le capitaliste-prêteur, et, si vous le voulez bien, le percepteur.

Ce que nous avons dit entraîne encore une autre conséquence.

Cette portion de la valeur de la marchandise qui représente seulement la valeur des matières premières, des machines, bref la valeur des moyens de production consommés, ne crée pas du tout de revenu, elle ne fait que rembourser du capital. Mais en dehors de cela, l’autre portion de la valeur de la marchandise, celle qui crée du revenu, celle qu’on peut dépenser sous forme de salaires, de profit, de rente, d’intérêt, il est faux qu’elle se compose de la valeur des salaires, de la rente, de la valeur des profits, et ainsi de suite. En premier lieu nous écarterons le salaire et ne toucherons qu’aux profits industriels, à l’intérêt et à la rente. Nous venons de voir que la plus-value contenue dans la marchandise, c’est-à-dire cette partie de la valeur de celle-ci où se cristallise le travail impayé, se décompose en différentes fractions. Mais dire que c’est l’addition des valeurs de ces trois parties constituantes qui compose ou forme la plus-value, ce serait exprimer juste le contraire de la vérité.

Si une heure de travail se réalise en une valeur de six pence, que la journée de l’ouvrier comprenne douze heures de travail et que la moitié de cette durée soit du travail impayé, ce surtravail ajoutera à la marchandise trois schellings de plus-value, c’est-à-dire une valeur égale à trois schellings, pour laquelle il n’a pas été payé d’équivalent. Cette plus-value de trois schellings constitue le fonds entier que le capitaliste-entrepreneur peut partager, dans des proportions quelconques, avec le propriétaire foncier et le prêteur d’argent. La valeur de ces trois schellings constitue la limite de la valeur qu’ils ont à partager entre eux. Mais ce n’est pas le capitaliste-entrepreneur qui ajoute à la valeur de la marchandise une valeur arbitraire pour réaliser son profit, auquel une autre valeur serait ajoutée en faveur du propriétaire, et ainsi de suite, de telle sorte que l’addition de ces valeurs arbitrairement fixées constituerait la valeur totale. Vous voyez donc la fausseté de la notion populaire qui confond le fait de décomposer’ en trois parties une valeur donnée avec le fait de former cette valeur par l’addition de trois valeurs indépendantes, transformant ainsi en une grandeur arbitraire la valeur totale, de laquelle proviennent la rente, le profit et l’intérêt.

Si le total du profit réalisé par le capitaliste égale 100 livres sterling, nous appelons cette somme, envisagée comme grandeur absolue, la quantité du profit. Mais si nous calculons le rapport de proportion de ces 100 livres au capital déboursé, nous donnons à cette grandeur relative le nom de taux du profit. Il est évident que ce taux du profit peut être exprimé de deux manières.

Supposez que le capital déboursé en salaires soit de 100 livres. Si la plus-value créée est aussi de 100 livres, — et cela indiquerait que la moitié de la journée de travail de l’ouvrier se composait de travail impayé, — puis si nous estimons ce profit d’après la valeur du capital avancé en salaires, nous dirons que le taux s’élève à 100 0/0, parce que la valeur déboursée serait 100 et la valeur réalisée 200.

Si, de l’autre côté, nous n’envisagions pas seulement le capital déboursé en salaires, mais la totalité du capital déboursé, soit, par exemple, 500 livres sterling, dont 400 représenteraient la valeur des matières premières, les machines, etc., nous dirions que le taux du profit ne s’élevait qu’à 20 0/0, parce que le profit de 100 ne serait que le cinquième de la totalité du capital déboursé.

Le premier mode d’expression est le seul qui vous montre le rapport réel entre le travail payé et le travail impayé, le degré réel d’exploitation (permettez-moi ce mot français) du travail. L’autre mode d’expression est celui dont on se sert communément, et il est, en effet, bien approprié à certains égards. En tous cas il est très commode pour cacher le degré atteint par le travail gratuit que le capitaliste tire de l’ouvrier.

Dans les remarques qu’il me reste à vous présenter j’emploierai le mot Profit pour désigner la masse entière de plus-value soutirée par le capitaliste, sans avoir égard au partage de cette plus-value entre différents bénéficiaires, et en employant l’expression de Taux du profit, j’estimerai toujours les profits d’après la valeur du capital déboursé en salaires.