Saint Paul (Renan)/XIX. Dernier séjour de Paul à Jérusalem

Michel Lévy (p. 508-533).


CHAPITRE XIX.


DERNIER SÉJOUR DE PAUL À JÉRUSALEM. — SON ARRESTATION.


Paul entra dans cette funeste ville de Jérusalem pour la dernière fois, quelques jours, ce semble, après la fête de la Pentecôte[1] (juillet 58). Sa suite, formée des délégués des Églises de Grèce, de Macédoine et d’Asie, de ses disciples et des fidèles de Césarée qui avaient voulu l’accompagner, dut suffire pour donner l’éveil aux juifs. Paul commençait à être fort connu. Son arrivée était attendue par les fanatiques, lesquels avaient probablement reçu de Corinthe et d’Éphèse l’avis de son retour. Juifs et judéo-chrétiens paraissaient s’entendre pour le dénigrer. On le présentait partout comme un apostat, comme l’ennemi acharné du judaïsme, comme un homme qui courait le monde pour détruire la loi de Moïse et les traditions bibliques[2]. Sa doctrine sur les viandes immolées aux idoles, surtout, excitait de vives colères[3]. On soutenait qu’il manquait aux conventions du concile de Jérusalem sur les observances relatives aux viandes et au mariage. On le présentait comme un nouveau Balaam, semant le scandale devant les fils d’Israël, leur apprenant à pratiquer l’idolâtrie et à forniquer avec des païennes[4]. Sa doctrine sur la justification par la foi et non par les œuvres était énergiquement repoussée[5]. En admettant que les païens convertis ne fussent pas obligés à toute la Loi, rien ne pouvait dispenser un Juif des devoirs inhérents à sa race[6]. Or, Paul n’en tenait aucun compte ; il se donnait les mêmes libertés que ses convertis ; il n’était plus juif à aucun degré.

Les premiers frères que les nouveaux venus rencontrèrent le jour de leur arrivée leur firent bon accueil[7]. Mais il est déjà bien remarquable que ni les apôtres ni les anciens ne vinrent au-devant de celui qui, accomplissant les plus hardis oracles des prophètes, amenait les nations et les îles lointaines comme tributaires de Jérusalem. Ils attendirent sa visite avec une froideur plus politique que chrétienne, et Paul dut passer seul, avec quelques humbles frères, la première soirée de son dernier séjour à Jérusalem.

Jacques Obliam était, comme nous l’avons déjà vu, le chef unique et absolu de l’Église de Jérusalem. Pierre était certainement absent, et très-probablement établi à Antioche ; on peut croire que Jean, selon sa coutume[8], l’accompagnait. Le parti judéo-chrétien régnait ainsi sans contre-poids à Jérusalem. Jacques, aveuglé par le respect dont tout le monde l’entourait, fier d’ailleurs du lien de parenté qui l’unissait à Jésus, représentait un principe de conservation et de solennité pesante, une sorte de papauté obstinée en son esprit étroit. Autour de lui, un nombreux parti, plus pharisien que chrétien, portait le goût des observances légales presque au même degré que les zélotes, et s’imaginait que le mouvement nouveau avait pour essence un redoublement de dévotion[9]. Ces exaltés se donnaient à eux-mêmes le nom de « pauvres », ébionim, πτωχοί, et s’en glorifiaient[10]. Il y avait bien quelques riches dans la communauté, mais ils étaient mal vus ; on les tenait pour aussi orgueilleux et aussi tyranniques que les sadducéens[11]. La fortune en Orient n’a presque jamais une source honnête ; de tout riche, on peut dire, sans beaucoup de chance d’erreur, que lui ou un de ses ancêtres a été conquérant, voleur, concussionnaire ou homme vil[12]. La liaison d’idées qui fait, surtout chez les Anglais, associer d’assez près l’honnêteté et la richesse, n’a jamais été le fait de l’Orient. La Judée, du moins, concevait les choses à l’inverse. Pour les saints de Jérusalem, « riche » était synonyme d’ « ennemi » et de « méchant[13] ». L’idéal de l’impie était à leurs yeux l’opulent sadducéen, qui les persécutait, les traînait devant les tribunaux[14] Passant leur vie autour du temple, ils ressemblaient à de bons fratricelles, occupés à prier pour le peuple. C’étaient, en tout cas, des juifs renforcés, et certes Jésus eût été surpris s’il avait pu voir ce que sa doctrine devenait entre les mains de ceux qui se vantaient de tenir le plus à lui par l’esprit et par le sang.

Paul, accompagné des députés des Églises, alla voir Jacques le lendemain du jour de son arrivée[15]. Tous les anciens étaient rassemblés dans la maison d’Obliam. On se donna le salut de paix. Paul présenta à Jacques les députés ; ceux-ci lui remirent les sommes qu’ils apportaient. Puis il raconta les grandes choses que Dieu avait faites dans le monde païen par son ministère ; les anciens en rendirent grâces à Dieu. La réception, cependant, fut-elle ce qu’on avait droit d’attendre ? On en peut douter. L’auteur des Actes a si complètement modifié, en vue de son système de conciliation, le récit de l’assemblée de Jérusalem en 51[16], qu’on doit croire qu’il a également fort mitigé dans son récit les faits dont il s’agit en ce moment. Dans le premier cas, son inexactitude nous est démontrée par la comparaison de l’Épître aux Galates. Dans le second, des raisons graves nous amènent à supposer qu’il a également sacrifié la vérité aux besoins de la politique. D’abord, les appréhensions que Paul témoignait d’avance sur les dispositions avec lesquelles les saints de Jérusalem agréeraient son offrande[17] ne peuvent avoir été sans quelque fondement. En second lieu, le récit de l’auteur des Actes renferme plus d’un trait louche. Les judéo-chrétiens y sont présentés comme des ennemis de Paul, presque à l’égal des juifs purs. Ces judéo-chrétiens ont de lui la plus mauvaise opinion ; les anciens ne dissimulent pas à Paul que le bruit de son arrivée les mécontentera et pourra provoquer une manifestation de leur part. Les anciens ne se donnent pas comme partageant ces préventions ; mais ils les excusent, et, en tout cas, on voit clairement, d’après leurs paroles, qu’une grande partie des chrétiens de Jérusalem, loin d’être prête à bien recevoir l’apôtre, avait besoin d’être calmée et réconciliée avec lui[18]. Il est remarquable aussi que l’auteur des Actes ne parle de la collecte qu’après coup et de la façon la plus indirecte[19]. Si l’offrande eût été accueillie ainsi qu’elle aurait dû l’être, pourquoi ne le dit-il pas, quand Paul, dans trois de ses épîtres[20], consacre à ce projet des pages entières ? On ne saurait nier que Simon le Magicien, dans la plupart des cas où la tradition chrétienne s’occupe de lui, ne soit le pseudonyme de l’apôtre Paul[21]. Le récit d’après lequel cet imposteur aurait voulu acheter à prix d’argent[22] les pouvoirs apostoliques ne serait-il pas une transformation du mauvais accueil fait par les apôtres de Jérusalem à la collecte de Paul ? Il serait téméraire de l’affirmer[23]. Cependant, qu’un collège de docteurs malveillants ait présenté comme une tentative de corruption l’acte généreux d’un confrère qui n’était pas de leur avis, cela est fort admissible. Si les anciens de Jérusalem n’eussent pas été remplis des plus étroites pensées, comment expliquer l’étrange discours que leur prête l’auteur des Actes et qui trahit tout leur embarras ? L’action de grâces, en effet, était à peine finie, qu’on dit à Paul[24] : « Tu vois, frère, combien est grand le nombre des croyants parmi les Juifs ; et tous sont d’ardents zélateurs de la Loi. Or, ils ont entendu dire que tu enseignes aux Juifs dispersés parmi les nations l’apostasie de la loi de Moïse, les détournant de circoncire leurs enfants et de marcher selon les coutumes juives. Que faire donc ? De tous côtés, ils vont apprendre ton arrivée[25]. Fais ce que nous allons te dire. Nous avons ici quatre hommes ayant contracté un vœu. Prends-les, purifie-toi avec eux, supporte les frais qu’entraîne la cérémonie de consécration des nazirs, et tous sauront alors que ce qu’ils ont entendu dire de toi n’est rien et que, toi aussi, tu observes la Loi. »

Ainsi, à celui qui leur apportait l’hommage d’un monde, ces esprits bornés ne savent répondre que par une marque de défiance. Paul devra expier par une momerie ses prodigieuses conquêtes. Il faut qu’il donne des gages à la petitesse d’esprit. C’est quand on l’aura vu accomplir avec quatre mendiants, trop pauvres pour se faire raser la tête à leurs frais, une superstition populaire qu’on le reconnaîtra pour confrère. Telle est l’étrange condition de l’humanité, qu’il ne faut pas s’étonner d’un tel spectacle. Les hommes sont trop nombreux pour qu’il soit possible de fonder quelque chose ici-bas sans faire des concessions à la médiocrité. Pour heurter les scrupules des faibles, il faut être ou complètement désintéressé de l’action, ou très-puissant. Ceux que leur position oblige à compter avec la foule sont amenés à demander aux grands hommes indépendants de singulières inconséquences. Toute pensée vigoureusement avouée est dans le gouvernement du monde un embarras. L’apologie, le prosélytisme, eux-mêmes, quand ils impliquent un peu de génie, sont pour les partis conservateurs des choses suspectes. Voyez ces éloquents laïques qui de nos jours ont tenté d’élargir le catholicisme et de lui concilier les sympathies d’une partie de la société qui était fermée jusque-là au sentiment chrétien ; qu’ont-ils obtenu de l’Église à laquelle ils amenaient des foules d’adhérents nouveaux ? Un désaveu. Les successeurs de Jacques Obliam ont trouvé prudent de les condamner, tout en profitant de leurs succès. On a accepté leur offrande sans un remercîment ; on leur a dit comme à Paul : « Frères, vous voyez ces milliers de vieux croyants qui tiennent à des choses que vous passez sous silence quand vous parlez aux gens du monde ; prenez garde, laissez là les nouveautés qui scandalisent, et sanctifiez-vous avec nous. »

Que fera Paul placé entre son grand principe de l’inutilité des œuvres et l’immense intérêt qu’il y avait à ne pas rompre avec l’Église de Jérusalem ? Sa position dut être cruelle. Se soumettre à une pratique qu’il tenait pour inutile et presque pour injurieuse à Jésus, puisqu’elle pouvait laisser croire que le salut s’obtient par autre chose que les mérites du Christ, c’était se mettre en contradiction flagrante avec la doctrine qu’il avait partout prêchée, et que, dans sa grande épître circulaire en particulier, il avait développée avec une force sans pareille. Pourquoi, d’ailleurs, lui demande-t-on de remettre en vigueur un rite arriéré, dénué de toute efficacité, et qui est presque une négation du dogme nouveau ? Pour bien montrer qu’il est juif, pour réfuter d’une façon péremptoire le bruit répandu qu’il avait cessé d’être juif, qu’il n’admettait plus la Loi ni les traditions. Or, bien sûrement, il ne les admettait plus. Conniver à ce malentendu, n’était-ce pas une infidélité envers Christ ? Tout cela dut arrêter Paul et l’agiter profondément. Mais un principe supérieur, qui domina sa vie, lui fit vaincre ses répugnances. Au-dessus des opinions et des sentiments particuliers, Paul plaçait la charité. Christ nous a délivrés de toute loi : mais, si, en profitant de la liberté que Christ nous a donnée, on scandalise son frère, il vaut mieux renoncer à cette liberté et se remettre en esclavage. C’est en vertu de ce principe que Paul, comme il le dit lui-même, se fit tout à tous, juif avec les juifs, gentil avec les gentils[26]. En acceptant la proposition de Jacques et des anciens, il appliquait son principe favori ; il se soumit donc. Jamais peut-être, dans sa vie d’apôtre, il ne fit un sacrifice plus considérable à son œuvre. Ces héros de la vie pratique ont d’autres devoirs que les héros de la vie contemplative. Le premier devoir de ceux-ci est de sacrifier leur rôle actif à leur idée, de dire tout ce qu’ils pensent, rien que ce qu’ils pensent, dans la mesure exacte où ils le pensent ; le premier devoir des autres est de sacrifier souvent leurs idées, parfois même leurs principes les plus arrêtés, aux intérêts de la cause qu’ils cherchent à faire triompher.

Ce qu’on demandait à Paul, du reste, était moins de se rendre nazir[27] que d’acquitter les frais d’ordination de quatre nazirs, qui n’avaient pas de quoi payer les sacrifices qu’on faisait en ces sortes d’occasions. C’était là une œuvre fort estimée chez les Juifs. Il y avait autour du temple des troupes de pauvres gens qui avaient fait des vœux et qui attendaient que quelque riche voulût bien payer pour eux. « Faire tondre un nazir » était un acte de piété, et on cite des occasions où de puissants personnages, en action de grâces d’une faveur signalée du ciel, en firent raser des centaines[28] ; à peu près comme au moyen âge il était méritoire de payer des gens pour faire des pèlerinages et pour entrer dans la vie monastique. Paul, au milieu de la misère qui régnait dans l’Église de Jérusalem, passait pour opulent. On lui demandait de faire acte de riche dévot et de prouver à tous par un fait notoire qu’il était resté fidèle aux pratiques de son pays. Jacques, très-porté vers les observances extérieures, fut probablement l’inspirateur de cette idée bizarre. On se hâtait d’ajouter, du reste, que de telles obligations ne regardaient pas les païens convertis[29]. Il s’agissait seulement de ne pas laisser croire que l’affreux scandale d’un Juif ne pratiquant pas la loi de Moïse fût possible. Si grand était le fanatisme inspiré par la Loi qu’un pareil phénomène eût paru plus extraordinaire que le renversement du monde et le bouleversement total de la création.

Paul se mit donc en la compagnie des quatre pauvres. Ceux qui accomplissaient de tels vœux commençaient par se purifier, ensuite ils entraient dans le temple, y restaient renfermés un certain nombre de jours, selon le vœu qu’ils avaient fait (surtout sept et trente jours), s’abstenaient de vin, se faisaient couper les cheveux. Quand le terme des jours était atteint, on offrait des sacrifices, qu’on payait à un assez haut prix[30]. Paul se soumit à tout cela. Le lendemain de sa visite chez Jacques, il se rendit au temple, et s’inscrivit pour sept jours ; puis il satisfit à tous les rites habituels, plus grand durant ces jours d’humiliation, où, par une faiblesse voulue, il accomplissait avec des gens en haillons un acte de dévotion suranné, que quand il déployait à Corinthe ou à Thessalonique la force et l’indépendance de son génie.

Paul était déjà au cinquième jour de son vœu[31], lorsqu’un incident qui n’était que trop à prévoir vint décider du reste de sa carrière et l’engager dans une série de tribulations dont il ne sortit peut-être que par la mort.

Pendant les sept jours qui s’étaient écoulés depuis son arrivée à Jérusalem, la haine des Juifs contre lui s’était terriblement exaspérée. Le premier ou le deuxième jour de son arrivée, on l’avait vu se promener dans la ville avec Trophime d’Éphèse, qui n’était pas circoncis. Des juifs d’Asie reconnurent Trophime et répandirent le bruit que Paul l’avait introduit dans le temple. Cela était faux assurément ; outre que c’eût été s’exposer à un péril de mort trop certain, Paul n’eut pas sans doute un moment la pensée de faire participer ses chrétiens aux pratiques religieuses du temple. Ces pratiques étaient pour lui frappées de stérilité ; leur continuation était presque une insulte aux mérites du Christ. Mais la haine religieuse se contente à peu de frais, quand il s’agit de trouver un prétexte aux violences. La populace de Jérusalem fut bientôt persuadée que Paul avait commis un crime qui ne pouvait se laver que dans le sang. Comme tous les grands révolutionnaires, Paul arrivait à l’impossibilité de vivre. Les inimitiés qu’il avait soulevées allaient se liguer ; le vide se faisait autour de lui. Ses compagnons étaient étrangers à Jérusalem ; les chrétiens de cette ville le tenaient pour un ennemi et s’entendaient presque contre lui avec les juifs fanatiques. En analysant attentivement certains traits du récit des Actes[32], en tenant compte des avertissements réitérés qui, durant tout le voyage de retour, dénoncèrent à Paul les pièges préparés contre lui à Jérusalem[33], on se demande si ces judéo-chrétiens dont les anciens avouent les dispositions malveillantes, et de la part desquels ils craignent une démonstration hostile, ne contribuèrent pas à grossir l’orage qui allait fondre sur l’apôtre. Clément Romain attribue la perte de l’apôtre « à l’envie[34] ». Cela est affreux à penser ; mais cela est bien conforme à la loi de fer qui régira les choses humaines jusqu’au jour du triomphe final de Dieu. Je me trompe peut-être ; mais, quand je lis ce chapitre xxi des Actes, un soupçon invincible s’élève en moi ; je ne sais quoi me dit que Paul fut perdu par ces « faux frères » qui couraient le monde à sa suite pour contrarier son œuvre et le présenter comme un autre Balaam.

Quoi qu’il en soit, le signal de l’émeute vint des juifs d’Asie qui l’avaient vu avec Trophime. Ils le reconnurent dans le temple pendant qu’il y accomplissait les prescriptions avec les nazirs. « Au secours ! enfants d’Israël, crièrent-ils. Voici l’homme qui déclame partout contre le peuple juif, contre la Loi, contre ce saint lieu. Voici le profanateur du temple, celui qui a introduit des païens dans le sanctuaire. » Toute la ville fut bientôt en émoi. Une grande foule s’assembla. Les fanatiques s’emparèrent de Paul ; leur volonté arrêtée était de le tuer. Mais verser le sang dans l’intérieur du temple eût été une pollution du lieu saint. On entraîna donc Paul hors du temple, et à peine fut-il sorti que les lévites fermèrent les portes derrière lui. On se mit alors en devoir de l’assommer. C’en était fait de lui, si l’autorité romaine, qui seule maintenait dans ce chaos une ombre d’ordre, ne fut intervenue pour l’arracher d’entre les mains des forcenés.

Le procurateur de Judée, surtout depuis la mort d’Agrippa Ier, résidait habituellement à Césarée[35], ville profane, ornée de statues, ennemie des Juifs et l’opposé en tout de Jérusalem[36]. Le pouvoir romain à Jérusalem était, en l’absence du procurateur, représenté par le tribun de la cohorte, lequel résidait avec toute sa force armée dans la tour Antonia, à l’angle nord-ouest du temple. Le tribun, à ce moment, était un certain Lysias, Grec ou Syrien d’origine, qui, par des protections achetées à prix d’argent, avait obtenu de Claude le titre de citoyen romain, et avait dès lors ajouté à son nom celui de Claudius[37]. À la nouvelle du tumulte, il accourut, avec quelques centurions et un détachement, par un des escaliers qui mettaient la tour en communication avec les parvis[38]. Les fanatiques alors cessèrent de frapper Paul. Le tribun le fit saisir et lier de deux chaînes, lui demanda qui il était, ce qu’il faisait ; mais le tumulte empêchait d’entendre un mot ; les bruits les plus divers se croisaient. C’était quelque chose d’affreux qu’une émeute juive ; ces fortes figures crispées, ces gros yeux sortant de leurs orbites, ces grincements de dents, ces vociférations, ces gens jetant de la poussière en l’air, déchirant leurs vêtements ou les tiraillant convulsivement[39], donnaient l’idée de démons. Quoique la foule fût sans armes, les Romains ne laissaient pas que d’avoir une certaine peur de pareils enragés. Claudius Lysias donna ordre de mener Paul à la tour. La foule ameutée les suivait, proférant des cris de mort. Au pied de l’escalier, la presse était telle, que les soldats furent obligés de prendre Paul dans leurs bras et de le porter. Claudius Lysias essayait en vain de calmer les têtes. Une pensée, assez peu réfléchie, lui vint, ou peut-être lui fut suggérée par des personnes mal informées. Il crut que l’homme qu’il venait d’arrêter était le juif d’Égypte qui, peu de temps auparavant, avait entraîné avec lui dans le désert des milliers de zélotes, leur annonçant qu’il allait réaliser immédiatement le royaume de Dieu[40]. On ne savait ce que l’imposteur était devenu, et, à chaque émeute, on croyait le voir reparaître parmi les agitateurs.

Quand on eut atteint la porte de la tour, Paul s’expliqua en grec avec le tribun et le pria de le laisser parler au peuple. Celui-ci, surpris que le prisonnier sût le grec, et reconnaissant du moins qu’il n’était pas l’Égyptien faux prophète, lui accorda ce qu’il demandait[41]. Paul, alors, debout sur les marches de l’escalier, fit signe de la main qu’il voulait parler. Le silence s’établit, et, quand on l’entendit parler hébreu (c’est-à-dire syro-chaldaïque), on redoubla d’attention. Paul raconta, dans la forme qui lui était habituelle, l’histoire de sa conversion et de sa vocation. On l’interrompit bientôt ; les cris : « À mort ! à mort ! » recommencèrent ; la fureur était à son comble.

Le tribun commanda de faire entrer le prisonnier dans la citadelle. Il ne comprenait rien à cette affaire ; en soldat brutal et borné, il eut l’idée, pour l’éclaircir, de faire mettre à la question celui qui était la cause de tout le trouble. On se saisit de Paul, et on l’avait déjà étiré sur le poteau pour recevoir les coups de fouet, quand il déclara au centurion qui présidait à la torture qu’il était citoyen romain[42]. L’effet de ce mot était toujours très-grand. Les exécuteurs s’écartèrent ; le centurion alla en référer au tribun ; le tribun fut très-surpris. Paul avait la mine d’un pauvre juif : « Est-il vrai que tu sois citoyen romain ? lui demanda Claudius. — Oui. — Mais, moi, j’ai dépensé une somme considérable pour avoir ce titre. — Et moi, je l’ai par naissance, » répondit Paul. Le stupide Claudius commença à craindre ; sa pauvre tête se torturait à chercher un sens à cette affaire. Les attentats contre les droits des citoyens romains étaient poursuivis d’une façon fort sévère. Le seul fait d’avoir attaché Paul au poteau en vue de la flagellation était un délit[43]. Une violence[44] qui fût restée ignorée s’il se fût agi d’un homme obscur pouvait maintenant arriver à de fâcheux éclats. Enfin Claudius eut l’idée de convoquer pour le lendemain le haut sacerdoce et le sanhédrin, afin de savoir quel grief on articulait contre Paul, car, pour lui, il n’en voyait aucun[45].

Le grand prêtre était Ananie, fils de Nébédée[46], qui par une exception rare, occupait cette haute charge depuis dix ans[47]. C’était un homme très-considéré, malgré sa gourmandise, qui resta proverbiale chez les juifs[48]. Indépendamment de sa charge, il était l’un des premiers de la nation[49] ; il appartenait à cette famille de Hanan[50] qu’on est sûr de trouver sur le siège du juge toutes les fois qu’il s’agit de condamner les chrétiens, les saints populaires, les novateurs de toute espèce. Ananie présida l’assemblée. Claudius Lysias ordonna de délivrer Paul de ses chaînes, puis il le fit introduire ; lui-même, il assistait aux discussions. Elles furent extrêmement tumultueuses. Ananie s’emporta, et, pour un mot qui lui parut blasphématoire, ordonna à ses assesseurs de souffleter Paul sur la bouche : « Dieu te frappera à ton tour, muraille blanchie, répondit Paul. Tu prétends me juger selon la Loi, et tu ordonnes de me frapper contrairement à la Loi. — Quoi ! tu injuries le grand prêtre de Dieu ! » dirent les assistants. Paul, se ravisant : « Je ne savais pas, frères, que c’était le grand prêtre ; si je l’avais su, je n’aurais point parlé de la sorte ; car il est écrit : " Tu n’insulteras pas le chef de ton peuple[51] ". » Cette modération était habilement calculée. Paul avait remarqué, en effet, que l’assemblée était divisée en deux partis, animés à son égard de sentiments fort divers : le haut clergé sadducéen lui était absolument hostile ; mais il pouvait s’entendre jusqu’à un certain point avec la bourgeoisie pharisienne[52]. « Frères, s’écria-t-il, je suis pharisien, fils de pharisien. Savez-vous pourquoi l’on m’accuse ? Pour mon espérance en la résurrection des morts. » C’était mettre le doigt sur une plaie vive. Les sadducéens niaient la résurrection, l’existence des anges et des esprits ; les pharisiens admettaient tout cela[53]. Le stratagème de Paul réussit à merveille[54] ; la guerre fut bientôt dans l’assemblée. Pharisiens et sadducéens furent plus attentifs à se combattre qu’à perdre leur ennemi commun. Plusieurs pharisiens prirent même la défense de Paul, et affectèrent de trouver vraisemblable le récit de sa vision. « En somme, disaient-ils, que reproche-t-on à cet homme ? Qui sait si un esprit ou un ange ne lui a point parlé ? »

Claudius Lysias assistait bouche béante à ce débat, dénué de sens pour lui. Il vit le moment où, comme la veille, Paul allait être mis en pièces. Alors il donna ordre à une escouade de soldats de descendre dans la salle, d’arracher Paul des mains de l’assistance et de le reconduire à la tour. Lysias était fort embarrassé. Paul, cependant, se réjouissait du glorieux témoignage qu’il venait de rendre au Christ. La nuit suivante, il eut une vision. Jésus lui apparut et lui dit : « Courage ! comme tu m’as confessé à Jérusalem, il faut que tu me confesses aussi à Rome. »

La haine des fanatiques, pendant ce temps, ne restait pas inactive. Un certain nombre de ces zélotes ou sicaires, toujours armés du poignard pour la défense de la Loi, firent entre eux une conjuration pour tuer Paul. Ils s’obligèrent par vœu, sous les plus terribles anathèmes, à ne manger ni boire tant que Paul serait encore en vie[55]. Les conjurés étaient plus de quarante ; ils prononcèrent leur serment le matin du jour qui suivit l’assemblée du sanhédrin. Pour arriver à leurs fins, ils allèrent, dit-on, trouver les prêtres, leur exposèrent le plan qu’ils avaient formé, les engagèrent à intervenir avec le sanhédrin auprès du tribun pour obtenir le lendemain une nouvelle comparution de Paul. Les conjurés devaient saisir leur moment et tuer Paul dans le trajet. Mais le secret du complot fut mal gardé ; il parvint à la connaissance d’un neveu de Paul, qui habitait Jérusalem. Celui-ci court à la caserne et révèle tout à Paul ; Paul le fait conduire auprès de Claudius Lysias par un centurion. Le tribun prend le jeune messager par la main, le conduit à part, obtient de lui tous les détails du complot, et le renvoie en lui commandant de ne rien dire.

À partir de ce moment, Claudius Lysias n’hésita plus. Il résolut d’envoyer Paul à Césarée, d’une part, pour enlever tout prétexte aux troubles de Jérusalem, et, de l’autre, pour se décharger de cette affaire difficile sur le procurateur. Deux centurions reçurent le mandat de former une escorte capable de résister aux tentatives d’enlèvement. L’escorte fut composée de deux cents soldats, de soixante et dix cavaliers et de deux cents de ces hommes de police[56] qui servaient à ce qu’on appelait la custodia militaris, c’est-à-dire à garder des prisonniers rivés à eux au moyen d’une chaîne allant de la main droite du captif à la main gauche de son gardien. Des montures pour Paul furent aussi commandées, et le tout dut être prêt pour la troisième heure de la nuit (neuf heures du soir). Claudius Lysias écrivit en même temps au procurateur Félix un elogium, c’est-à-dire une lettre par laquelle il l’informait de l’affaire, déclarant que, pour sa part, il ne voyait en tout cela que des questions oiseuses de religion, sans rien qui méritât la mort ou la prison ; qu’au surplus, il avait dénoncé aux accusateurs qu’ils eussent aussi à se présenter devant le procurateur.

Ces ordres furent ponctuellement exécutés. On fit une marche forcée de nuit ; le matin, on atteignit Antipatris[57], qui est plus qu’à moitié du chemin de Jérusalem à Césarée[58]. Là, tout danger de surprise ayant disparu, l’escorte se divisa : les quatre cents hommes d’infanterie, après une halte, se remirent en route pour Jérusalem ; le détachement de cavalerie seul accompagna Paul jusqu’à Césarée. L’apôtre rentra ainsi prisonnier (commencement d’août 58) dans la ville qu’il avait quittée douze jours auparavant[59], malgré de sinistres présages, que son audace habituelle l’empêcha d’écouter. Ses disciples le rejoignirent peu après[60].

  1. Act., xx, 16. En additionnant les jours énumérés dans les Actes, en évaluant à cinq jours seulement la traversée de Patare à Tyr, à quatre jours le repos à Césarée, et en évaluant tout le reste au plus court, on obtient juste cinquante jours depuis la pâque célébrée à Philippes. Mais quatre jours sont trop peu pour répondre aux ἡμέρας πλείους passés à Césarée. En outre, le tour du verset xxi, 16, n’eût pas été aussi dubitatif qu’il l’est si Paul fût réellement arrivé à l’époque qu’il s’était fixée. Enfin, Act., xxi, 17 et suiv., n’invite pas à croire que Paul ait passé la fête à Jérusalem.
  2. Act., xxi, 21.
  3. Apoc., ii, 14, 20 ; Hom. pseudo-clém., vii, 4, 8.
  4. Comparez Act., xv, 20 ; I Cor., viii, 1 et suiv. ; II Cor., vi, 16 et suiv. ; Jud., 7, 11 ; II Petri, ii, 15 ; Apoc., ii, 14-15, 20 ; Justin, Dial. cum Tryph., 35 ; pseudo-Clém., Recognit., IV, 36.
  5. Jac., ii, 21-24. Comp. Rom., iii, 27-28 ; iv, 2-5.
  6. Act., xv, 21 ; xxi, 20.
  7. Act., xxi, 17 et suiv.
  8. Act., i, 13 ; iii, 1, 3, 4, 11 ; iv, 13, 19 ; viii, 14.
  9. Act., xxi, 20.
  10. Jac., ii, 5 et suiv.
  11. Jac., i, 10-11 ; ii, 1 et suiv. ; iv, 1 et suiv. ; v, 1 et suiv., 9.
  12. Se rappeler le mot de saint Jérôme : « Omnis dives aut iniquus est aut hæres iniqui. »
  13. Jac., ii, 1 et suiv.
  14. Jac., ii, 6.
  15. Act., xxi, 18 et suiv.
  16. Voir ci-dessus, p. 81-82, note ; p. 92, note 2, et les Apôtres, p. xxix et suiv.
  17. Rom., xv, 31.
  18. Act., xxi, 20 et suiv.
  19. Act., xxiv, 17.
  20. I Cor., xvi, 1 et suiv. ; II Cor., viii-ix ; Rom., xv, 26 et suiv.
  21. Voir ci-dessus, p. 303-304, note.
  22. Cf. Épître de Jude, 11.
  23. La difficulté contre cette hypothèse, c’est qu’on ne conçoit guère qu’à l’époque de la rédaction des Actes, l’empreinte première d’un mythe aussi injurieux à Paul eût été assez effacée pour que le rédacteur, essentiellement favorable à Paul, l’ait introduite en son récit sans en voir le sens original. Qu’il l’ait introduite pour distinguer Paul du Simon fictif des judéo-chrétiens, c’est ce qui est encore plus invraisemblable ; le rédacteur des Actes cherche plutôt à atténuer le crime de Simon qu’à l’exagérer.
  24. Act., xxi, 20 et suiv.
  25. Nous suivons le Vaticanus. Ce verset paraît avoir été retouché.
  26. Voir ci-dessus, p. 89, 125-126, 398 et suiv.
  27. Il ne résulte pas clairement du texte des Actes que Paul lui-même se soit fait nazir, quoique cette dernière interprétation paraisse la meilleure.
  28. Jos., Ant., XIX, vi, 1 ; Bereschith rabba, c. xci ; Kohéleth rabba, vii, 11 ; Talm. de Jér., Nazir, v, 5 ; Berakoth, vii, 2.
  29. Act., xxi, 25, leçon de Griesbach et du texte reçu.
  30. Nombres, vi, 13-14 ; Act., xxi, 24, 26, 27 ; Josèphe, B. J., II, xv, 1 ; Talm. de Jérus., Nazir, i, 3, et les autres passages talmudiques précités.
  31. Ceci résulte de Act., xxiv, 11.
  32. Surtout en comparant le verset xxi, 22, tel que le donnent la plupart des manuscrits, à xxi, 30.
  33. Voir ci-dessus, p. 490 et suiv.
  34. Epist. I ad Cor., 5.
  35. Tacite, Hist., II, 79. Déjà Pilate y résida : Jos., Ant., XVIII, iii, l ; B. J., II, ix, 2-3, non cependant habituellement : Philon, Leg., 38.
  36. Jos., Ant., XX, viii, 7, 9 ; B. J., II, xiii, 7 ; xiv, 4 et suiv. ; xviii, 1 ; III, ix, 1 ; VII, iii, 1 ; Philon, Leg., 38.
  37. Comp. Corpus inscr. gr., no 4528 e ; Mission de Phénicie, p. 202.
  38. Jos., B. J., V, v, 8 ; de Vogüé, le Temple de Jérusalem, p. 52, pl. xv et xvi.
  39. Act., vii, 54 ; xxii, 13.
  40. Voir les Apôtres, p. 265.
  41. Le doute ici serait permis. L’auteur des Actes cède fréquemment, surtout en ses derniers chapitres, au désir de placer des discours et de prêter à l’apôtre des attitudes oratoires (xvii, 22 ; xx, 18 ; xxi, 40 ; xxiii, 1 ; xxiv, 10 ; xxv, 23 ; xxvi, 1). Aucun historien de l’antiquité ne se fait scrupule de prêter ainsi des harangues aux personnages de son histoire.
  42. À Jérusalem, comme à Philippes, Paul laisse exprès les autorités s’enferrer en quelque sorte par ignorance, et ne déclare son titre que quand elles se sont trop avancées. On peut suspecter en ceci un parti pris du narrateur, et on arrive souvent à se demander si l’auteur des Actes, toujours désireux de donner à la secte droit de cité romaine, n’a pas conféré de son autorité à Paul le titre de citoyen romain. Cependant, comme ces deux récits se retrouvent dans les parties où l’auteur a été témoin oculaire, il est permis de voir là une pratique familière à Paul. Les traditions sur le genre de mort de Paul le supposent aussi citoyen romain (Tertullien, Præscr., 36) ; mais ce genre de mort a pu être conclu de l’assertion des Actes. Τρὶς ἐραϐδίσθην (II Cor., xi, 25) et les στίγματα (Gal., vi, 17) fortifieraient le doute ; car il n’est pas naturel que trois fois, sans compter le cas présent, Paul ait répété la scène de Philippes. La dévolution du procès de Paul à César ne suppose pas nécessairement le titre de citoyen romain : voir Jos., Vita, 3. La qualité de Tarsiote constitue une induction bien plus forte. Renier, Inscr. de l’Algérie, no 127 (ligne 26) et 721, et dans Wallon, Croyance due à l’Évangile, 2e édit., p. 509 ; Grotefend, Imp. rom. tributim descriptum, p. 149-150.
  43. Cic., In Verr., II, v, 62 et suiv.
  44. Digeste, XLVIII, xviii, 1.
  45. Act., xxii, 30. Comp. Act., xxiii, 29.
  46. Le Talmud l’appelle Iohanan ben Nedabaï. Iohanan est identique pour le sens à Hanania ; Hanan en est la forme abrégée.
  47. Jos., Ant., XX, v, 2 ; viii, 8 ; Talm. de Bab., Pesachim, 57 a ; Kerithouth, 28 a. Il y a contre cela des difficultés tirées de Jos., Ant., XX, vi, 2 ; viii, 5. Peut-être Ananie, comme Hanan, du temps de Jésus, conserva-t-il, après sa déposition, le pouvoir dirigeant. Cf. Jos., B. J., II, xii, 6 ; Derenbourg, la Palestine d’après les Thalmuds, I, p. 230 et suiv.
  48. Talm. de Bab., endroits cités.
  49. Jos., Ant., XX, ix, 2 ; B. J., II, xvii, 9.
  50. Jos., B. J., II, xii, 6. Cf. Derenbourg, op. cit., p. 231, note.
  51. Exod., xxii, 28.
  52. Pour l’antipathie des pharisiens contre le fils de Nébédée, et en général contre le haut sacerdoce, voir Talm. de Bab., endroits cités à la page précédente.
  53. Cf. Jos., Ant., XVIII, i, 3, 4 ; B. J., II, viii, 14.
  54. Nous croyons bien qu’il y a dans ce récit des Actes quelque arrangement artificiel.
  55. Cf. Talm. de Jér., Aboda zara, i, 9.
  56. Δεξιολάϐοι, frumentarii. Cf. Thes, de H. Étienne, au mot δεξιολαϐέω
  57. Probablement Kfar-Saba. Voir Robinson, III, 259.
  58. Itiner. a Burdig. Hieros., p. 600 (Wesseling).
  59. Pour l’explication de Act., xxiv, 1, 11, voir ci-dessous, p. 536, note 2. Le voyage de Césarée à Jérusalem est hors du compte du v. 11.
  60. Cela résulte de Act., xxiv, 23.