Saint François d’Assise (A. Barine)

Saint François d’Assise (A. Barine)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 756-794).
SAINT FRANÇOIS D’ASSISE

Nous croyons être chrétiens. Ceux mêmes d’entre nous qui se sont détachés du dogme s’imaginent qu’ils vivent sous la domination de l’Evangile, puisque les idées morales et sociales que l’Évangile apportait au monde ont passé dans nos mœurs, nos institutions et jusque dans nos préjugés. On oublie de se demander si la sagesse mondaine n’a pas modifié profondément la doctrine primitive, et ce qu’il reste encore de cette « triomphante folie, » comme l’appelait Bossuet, depuis tant de siècles que de fort honnêtes gens travaillent à expliquer les textes d’une manière rassurante, adoucissant ici une idée trop sauvage, interprétant plus loin dans le sens de notre égoïsme et de nos passions un précepte décidément impraticable. On n’ignore pas tout à fait qu’il y a certaines choses qui ne se comprennent plus comme il y a dix-neuf siècles, et qu’il a fallu civiliser, pour ainsi dire, des paroles qui s’adressaient aux petites gens d’un pays à demi barbare ; mais peu de personnes se rendent compte du chemin parcouru, d’étapes en étapes, depuis le point de départ.

Il est bon, cependant, de rechercher de temps en temps où nous en sommes, ne serait-ce que pour ne pas se payer d’illusions ridicules. Rien n’y aide autant que de considérer les hommes qui se sont efforcés, à diverses époques et dans différens pays, de ramener le monde à l’Évangile vrai, à l’Évangile tout cru; nous pouvons juger, par l’impression qu’ils nous laissent, de ce qu’est devenue entre nos mains la loi à laquelle nous nous figurons être toujours soumis. De tous ces exaltés, il n’en est pas avec qui l’épreuve soit aussi décisive qu’avec saint François d’Assise, parce qu’aucun n’a été plus net de compromis humains. Il n’a rien donné à nos prudences ni à nos faiblesses. Il a remis sous les yeux des chrétiens la pensée de Jésus dans sa nudité et a soutenu avec un doux entêtement que ses exigences ne sont pas au-dessus de nos forces. Nous allons essayer, après beaucoup d’autres[1], de raconter sa vie et son œuvre. C’est une histoire connue, mais si belle qu’on ne s’en lasse point, et on n’y a peut-être jamais cherché la leçon que nous venons d’indiquer. Selon que les idées de saint François d’Assise sembleront au lecteur d’un grand sage, ou seulement d’un grand saint, trop élevé au-dessus des choses de la terre pour en raisonner avec beaucoup de sens, il saura jusqu’à quel point il est encore dans la pure tradition évangélique.


I.

Lorsqu’on descend de Florence sur Rome par les vallées ombriennes, on aperçoit les villes dans les airs, posées sur des cimes abruptes dont elles suivent les contours déchiquetés. Beaucoup ont conservé les hautes murailles crénelées du moyen âge, qui serpentent au flanc de la montagne en formant des dessins bizarres. La montée jusqu’aux portes est longue et rude, l’intérieur de la ville accidenté. Les maisons sont tassées le long de petites rues tortueuses et escarpées, faciles à fermer et à défendre. Les vieux palais noircis ont des airs de forteresses. Tout parle aux yeux d’un passé d’insécurité, d’invasions étrangères et de troubles civils. Tout parle aussi de la vénérable antiquité de ces retraites inaccessibles, où les débris du moyen âge recouvrent des murailles romaines, posées sur des fondemens étrusques.

Les cités de l’Ombrie ont eu leurs jours de puissance et d’éclat. Leurs cathédrales, leurs hôtels de ville, les restes de leurs citadelles et de leurs palais témoignent de ce qu’elles furent du XIIe au XVe siècle, alors que Cortone, Pérouse, Assise, Foligno, Spolète, Orvieto levaient des armées et formaient des alliances. Leurs libertés avaient grandi, comme dans l’Italie du nord, pendant la longue querelle des papes et des empereurs. Tandis qu’on se disputait leur possession, les fortes villes qui dominent le haut Tibre et ses affluens s’étaient transformées peu à peu, elles aussi, en républiques. L’autorité y avait passé aux mains de la bourgeoisie et du peuple, et il en était résulté un épanouissement qui a été éphémère, parce que les jeunes souveraines se mirent aussitôt à se jalouser. Leurs luttes acharnées eurent vite fait de les jeter dans une décadence qui a été sans remède. Aujourd’hui, elles sont mortes. Leurs rues désertes n’ont plus que des boutiques de village, leurs maisons silencieuses ont l’aspect lépreux que donnent aux murailles les longs abandons. Ce sont d’adorables nécropoles, toutes hérissées de monumens exquis, tout égayées de vues incomparables sur les Apennins et leurs vallées profondes. Nulle activité humaine n’y trouble les visions du passé. On chercherait en vain des asiles plus à souhait pour les mystiques légendes du moyen âge.

C’est dans une de ces villes aériennes, à Assise, que naquit, en 1182[2], l’enfant destiné à remuer profondément la chrétienté. Son père, Pierre Bernadone, était un gros marchand d’étoffes qui s’en allait trafiquer au loin, selon l’usage du temps. On était encore à l’âge héroïque du commerce, et les expéditions de ces marchands en armes, escortant leurs ballots sur les champs de foire de l’Europe, avaient une physionomie militaire et aventureuse que nous ne sommes plus accoutumés à associer aux opérations de cette nature. Les Italiens avaient commencé, dès la fin du XIe siècle, à passer les Alpes pour venir vendre leurs produits dans le midi de la France, et nous savons par les contemporains qu’au XIIIe siècle on les rencontrait partout, aux fameuses foires de Champagne aussi bien qu’en Provence ou en Languedoc. Ils nous apportaient les cotonnades et les mousselines dont l’Orient avait eu longtemps le monopole, les taffetas, brocarts, velours, pour lesquels leurs artisans étaient alors sans rivaux. Pierre Bernadone faisait des courses fréquentes dans notre pays, et la tradition veut qu’il s’y soit marié, pendant un de ses voyages, avec une fille noble de souche provençale. Ainsi s’expliquerait que son fils François ait eu dès l’enfance la tête pleine de chansons et de contes provençaux.

Sa femme, qui se nommait Pica, n’est pour nous qu’une silhouette indécise. Les vieux biographes de saint François, ceux qui avaient connu sa ville et sa famille, parlent à peine de sa mère. Ils nous disent qu’elle était simple et indulgente, la font apparaître deux ou trois fois à l’arrière-plan et semblent ensuite l’oublier. Son nom n’est plus prononcé. Nous ignorons jusqu’à la date de sa mort et si elle put jouir de la gloire de son enfant. Pierre Bernadone disparaît de même après la conversion de saint François, mais on nous l’avait du moins bien fait connaître auparavant, et c’est une physionomie curieuse; elle nous laisse entrevoir ce qu’était cette bourgeoisie naissante, déjà riche et encore grossière, dont l’avènement au pouvoir était en train de changer la face de l’Italie,

Pierre Bernadone avait conservé les rudes qualités du plébéien à travers les défauts du parvenu. L’époux de la tranquille et modeste Pica adorait le faste. Il était âpre au gain, point courtois, et il avait des colères brutales. Pas aimable, en résumé, mais actif, énergique, appliqué à ses affaires et comprenant les devoirs de sa classe d’une façon assez fière. Dans les démêlés qu’il eut plus tard avec son fils aîné, qui ne tournait pas comme il l’aurait désiré, on ne vit jamais Pierre Bernadone s’opposer à ce que François allât se battre. Il tâcha de l’empêcher de verser dans le mysticisme et de devenir un saint, c’est-à-dire un bon à rien dans ses idées de négociant; il le laissa courir au danger toutes les fois que son fils en eut envie, même lorsqu’il ne s’agissait point de défendre Assise; ce marchand, qu’on nous représente intéressé et d’âme basse, admettait fort bien que son enfant gâté, son meilleur aide au comptoir, laissât là les cliens et risquât de se faire tuer sans aucune nécessité, uniquement pour l’amour de la gloire.

En revanche, Pierre Bernadone ne peut échapper au reproche d’avoir mal élevé ses fils. Les vieux biographes assurent que c’était alors l’usage. On ne voyait pas d’inconvénient à ce que les garçons se conduisissent en chevaux échappés, et François Bernadone ne s’en fit pas faute. Il était très ardent et il avait beaucoup d’argent; il devint le boute-en-train de la jeunesse dorée d’Assise, l’instigateur de toutes les sottises, et les sottises n’étaient rien moins que raffinées aux environs de l’an 1200. L’un des plus grands plaisirs des fils de bourgeois était de se griser de compagnie et d’aller ensuite faire du tapage dans les rues. Assise retentissait jour et nuit des chants et des cris de ces jeunes fous, en tête desquels marchait le fils du riche Bernadone, l’air important, car il s’imaginait être un personnage et jouer un rôle digne d’admiration. Son excuse est que la ville entière l’admirait effectivement, et de tout son cœur, parce qu’il restait élégant et doux au milieu des excès. Jamais brutal, jamais un mot grossier. « Il n’avait pas l’air d’être de sa famille, » dit un contemporain qui avait connu le père et les frères. Il n’avait pas non plus l’air d’être de sa classe, tant il y avait de noblesse dans toute sa personne.

Ses études furent sommaires. Il était mauvais écolier et il resta peu de temps sur les bancs. Son père l’en retira de bonne heure pour le mettre à auner du drap, sans s’inquiéter de l’état de ses études. Il ne venait à l’esprit de personne, au XIIe siècle, qu’un marchand eût besoin d’en savoir si long. Quelques panégyristes se sont efforcés, dans une bonne intention, de démontrer que saint François était plus instruit qu’on ne le croit généralement. La question est bien secondaire. S’il est au monde une chose indifférente, c’est qu’un homme qui s’était donné pour tâche de renouveler notre conception de la vie, et qui y a réussi dans une certaine mesure, ait su plus ou moins de latin, surtout quand cet homme n’a pas cessé de répéter qu’il n’était qu’un simple et un ignorant, mais que la simplicité est une force, parce qu’elle « choisit d’agir, plutôt que d’apprendre ou d’enseigner[3]. »

Il y a d’ailleurs plusieurs façons d’être ignorant. François Bernadone l’était en poète; c’est dire qu’il savait une foule de choses dont ne se doutèrent jamais les bons prêtres de l’école Saint-George, où il avait fait ses classes. Les vers des troubadours provençaux bourdonnaient dans sa tête en essaims sonores. Il les entendait réciter aux jongleurs, sur les places publiques ou dans les tournois et carrousels, et il en possédait probablement des copies. Son esprit en reçut une empreinte que rien n’effaça jamais. Le sens ridicule attaché de nos jours au mot de troubadour ne doit pas nous faire oublier ce qu’était cette poésie de poètes-chevaliers, où bruit et s’agite la vie guerrière du moyen âge. Les fadeurs amoureuses n’y tiennent pas toute la place. La guerre y est célébrée avec un emportement sauvage. « Je vous le dis, s’écrie Bertram de Born, le manger, le boire, le dormir n’ont pas pour moi tant de saveur que d’entendre crier des deux côtés : A eux ! et d’entendre hennir chevaux à vide sous le bois, et d’entendre crier : «l’aide ! à l’aide! et de voir tomber petits et grands dans les fossés, sur l’herbage, et de voir les morts qui ont les flancs traversés par des tronçons d’armes. » Il passe dans les pièces belliqueuses un souffle d’héroïsme, un mépris pour le soldat hésitant, bien faits pour préparer une âme généreuse aux grandes actions. Un marquis de Montferrat s’était croisé et n’était pas parti. « Marquis, lui crie un troubadour, je veux que les moines de Cluny fassent de vous leur capitaine, ou que vous soyez abbé de Cîteaux, puisque vous avez le cœur assez bas pour aimer mieux deux bœufs et une charrue à Montferrat qu’ailleurs être empereur. On dit bien que jamais petit de léopard ne se mit au terrier, comme fait le renard... Vos ancêtres, je l’entends raconter, furent tous des preux; mais il ne vous en souvient guère[4]. » Les troubadours ont eu sur saint François une influence analogue à celle que les romans de chevalerie espagnols exercèrent, à trois siècles de distance, sur sainte Thérèse. Ils le familiarisèrent de même avec les pensées et les sentimens héroïques.

Le fils du drapier d’Assise eut un autre maître bienfaisant, la Nature, qu’il aima jusqu’à la mort d’un amour invariable. Les gens qui savaient la regarder n’étaient pas aussi rares que le feraient supposer les mosaïques et les sculptures de l’époque. On raconte que Joachim de Flore, l’un des précurseurs de saint François, s’interrompit un jour de prêcher en voyant le temps s’éclairer subitement, et sortit de l’église avec ses auditeurs pour leur faire admirer la campagne mouillée et ensoleillée. Cet exemple, et quelques autres du même genre, n’empêchent pourtant point que saint François ait été unique dans tout le moyen âge par un sentiment de la nature dont l’intensité n’a jamais été surpassée. Il y entrait un mélange d’admiration pour « tout ce qui était beau à voir[5], » et de tendresse pour la vie universelle qui enfante également le brin d’herbe et l’humanité. Il restait en contemplation devant une fleur, devant les souples ondulations d’une vigne grimpée dans un arbre, à la mode italienne, devant un insecte ou un oiseau, et il ne les regardait pas avec le plaisir égoïste du dilettante ; il s’intéressait à ce que la plante eût son soleil, l’oiseau son nid, à ce que la plus humble des manifestations de la force créatrice eût la part de bonheur inconscient à laquelle elle peut aspirer.

Le sort l’avait fait naître dans un pays qui, par une rare rencontre, est tout ensemble grandiose et riant. Il passa sa jeunesse à boire par les yeux l’Ombrie et sa divine lumière, les lignes exquises de ses puissantes montagnes, la sauvagerie mêlée de douceur qui lui donne une physionomie inoubliable. Promeneur acharné, il courait les pics et les vallées, les champs cultivés et les bois déserts, s’absorbant dans l’admiration devant un humble ruisseau comme devant un site imposant. Rentré dans Assise, il y plongeait de toutes parts sur de vastes horizons. La ville est suspendue, en plein midi éblouissant, au flanc du mont Subasio. A ses pieds, une large vallée où le Chioggio coule parmi les oliviers. En face, une montagne robuste et sombre, aux verts vigoureux. A droite et à gauche, la vallée fuit entre des chaînes bleuâtres qui vont pâlissant, et deviennent peu à peu d’un azur si doux, que le regard ne peut s’en rassasier. Assise plane sur ces paysages merveilleux, et l’on y est sans cesse surpris, malgré la hauteur des maisons, par des éclairs de campagne. C’est à un tournant de rue, c’est par-dessus un mur de terrasse ou à travers des fenêtres ouvertes. Les Bernadone habitaient dans le haut de la ville. Ils ne pouvaient sortir de chez eux sans voir au-delà des remparts, et lorsque le printemps italien jetait sa royale parure sur les monts et les plaines, la vie du jeune François devenait un enchantement.

La poésie provençale et la nature furent ses deux grands précepteurs. Les leçons qu’il recul des événemens publics complétèrent son éducation. Son adolescence assista aux efforts d’Assise pour se débarrasser du duc allemand imposé par l’empereur. Il avait seize ans et demi quand le peuple, profitant d’une absence de Conrad von Lutzen, se leva en masse et monta assiéger la citadelle dont on voit encore plusieurs tours carrées et quelques murs énormes. Le redoutable Rocher-Rouge, asile séculaire des oppresseurs étrangers, fut pris et incontinent démantelé. La population courut ensuite réparer les murailles de la ville. Il ne restait qu’à nettoyer Assise des ennemis intérieurs, ces nobles durs et rapaces qui tenaient garnison dans leurs palais fortifiés et y vivaient comme en terre conquise. Ceux d’entre eux qui acceptèrent le régime nouveau obtinrent des conditions honorables ; on convint de leur réserver une partie des dignités républicaines. Une série d’assauts et d’incendies eurent raison des autres, et l’Ombrie compta une cité libre de plus.

François Bernadone était du parti du peuple et hardi compagnon. Il est très douteux[6] qu’il ait assisté les bras croisés à ces luttes généreuses en faveur de l’indépendance. Cela ressemblerait trop peu à tout ce que l’on sait de lui. L’esprit ne soufflait pas encore sur cette jeune tête, bouillonnante d’énergies ignorées d’elle et des autres. Le futur paladin de l’Évangile, destiné aux victoires pacifiques, se contentait pour l’instant d’être un jouvenceau d’humeur belliqueuse, qui rêvait aventures, conquêtes, chevalerie, gloire et qu’on trouvait toujours empressé à décrocher son bouclier.

Au surplus, très gai et passablement frivole. Il n’était que rire et chansons, prenait au sérieux le menu d’un repas ou la coupe d’un habit, et jetait à pleines mains les écus paternels, à moins cependant qu’il ne s’abîmât dans une méditation solitaire, entre deux parties de plaisir, ou qu’il ne se perdît derrière son comptoir dans de vagues projets romanesques. Ses pieux disciples soupiraient plus tard en se rappelant les contrastes de sa nature. Il restait petit-maître jusqu’au bout des ongles en attendant d’être un héros, et en sentant qu’il le serait, bien qu’il fût loin de prévoir comment. Ceux qui le connaissaient le sentaient aussi, malgré toutes les apparences. Il poussait la recherche jusqu’à l’enfantillage, se composait des costumes extravagans, faisait à table le délicat et le dégoûté, se bouchait le nez de peur d’une mauvaise odeur, et laissait pourtant le public dans l’attente de grandes choses. Quelques amis de son père hochaient leurs têtes de bourgeois économes en considérant son luxe de grand seigneur. Le peuple en jugeait mieux, et quand il le voyait passer avec ses airs de prince, superbement drapé dans de riches vêtemens, le peuple le regardait d’un œil indulgent et lui pardonnait tout, par un pressentiment obscur de l’avenir.

Il est plus facile de constater que d’expliquer l’étrange pouvoir de séduction qui fut l’une de ses grandes forces. Ses contemporains ont sans cesse le même mot à la bouche en parlant de lui. Qu’ils l’aient connu jeune ou vieux, roi de la jeunesse d’Assise ou moine ascétique, ils disent toujours : — Il était « si aimable. » On ne saurait prétendre qu’il fût beau, surtout pour un temps où l’air de vigueur comptait pour beaucoup. Sa personne était petite et frêle, son teint pâle et délicat. Il avait la figure allongée, les traits fins, le cou fluet, de petites oreilles, de petites mains, de petits pieds, rien de très frappant, en somme, si ce n’est le beau regard franc de ses yeux noirs et le charme inexprimable de sa physionomie, tout aimable comme son âme. La grâce souriante qui a constamment marqué ses actions, y compris les plus hautes et les plus austères, rayonnait sur son visage et disposait les cœurs pour lui. Sa voix musicale et caressante achevait de les lui soumettre. Le monde tendait le cou à son joug avant de savoir ce qu’il serait.

Cependant son père l’avait associé à son commerce et se réjouissait d’avoir un fils aussi avisé en affaires. Saint François, — dernier trait imprévu, — lut, avant sa conversion, un négociant habile, très attentif à accroître son gain. Il se tenait dans la boutique et servait les pratiques, qui l’aimaient à cause de sa politesse.


II.

Les premiers signes d’un changement intérieur se manifestèrent aux approches de la vingtième année. L’enfant gâté, qui avait toujours marché dans la vie comme dans une fête, commençait à ouvrir l’oreille aux bruits du monde, et il entendait monter vers lui, de toute la terre italienne, un gémissement douloureux qui l’étonnait. Il commençait à regarder autour de lui, et il était embarrassé de ce qu’il apercevait de visages abattus et d’yeux en larmes. Son attention s’arrêta tout d’abord sur les pauvres. Un incident, très vulgaire en soi, lui fit remarquer pour la première fois la sécheresse de leurs rapports avec les riches, et il fut froissé de sa découverte.

Un mendiant était venu lui demander l’aumône dans un moment où sa boutique était pleine d’acheteurs et lui-même très affairé. Il rudoya ce pauvre homme et le chassa. Rien de plus naturel, n’est-ce pas? On ne se gêne pas avec un mendiant, rebut du monde, habitué à être malmené. Cependant, les cliens partis, l’image du pauvre lui revint à l’esprit. Il se prit à songer à ce qu’il aurait fait si ce passant, au lieu d’être un mendiant quelconque, l’avait sollicité « au nom d’un grand comte ou d’un baron, » et il tomba d’accord avec lui-même qu’il lui aurait donné ce qu’il demandait. Parce qu’il n’était qu’un mendiant quelconque, François Bernadone, renommé dans Assise pour sa courtoisie, avait été d’une grande grossièreté, magnœ rusticitatis[7], lui chrétien, lui membre d’une religion qui nous enseigne à considérer les pauvres comme les ambassadeurs du Roi des rois, afin qu’il y ait paix et bonne volonté entre tous les hommes. Il se promit de ne jamais recommencer et se tint parole; de ce jour date l’empressement, accompagné d’égards charmans, qu’il ne cessa plus de témoigner aux humbles, d’autant plus tendre pour eux qu’ils étaient plus enfoncés dans l’irréparable ignominie de la misère.

Ce n’est pas tout. L’incident eut d’autres suites plus importantes. François Bernadone en garda au cœur une inquiétude qui ne devait pas tarder à se changer en angoisse. Vaguement, mais tenacement, il entrevit les causes profondes de l’immense douleur du monde chrétien. Ces foules inconsolables, dont la plainte désolée le troublait maintenant au milieu de ses plaisirs, pleuraient la parole miséricordieuse de Jésus, impudemment faussée par des âges violens qui avaient intérêt à travestir l’Évangile pour échapper à ses contraintes. Le doux ami des misérables, le Dieu pauvre qui n’avait où reposer sa tête, avait cédé la place à une figure sévère et pompeuse, couronnée d’or, prompte à lever la main pour maudire, et qui parlait aux peuples par la bouche d’évêques puissans et impérieux. Le christianisme primitif était tombé dans le même discrédit où nous le voyons aujourd’hui, bien que par des causes différentes, et le christianisme hautain qui l’avait remplacé ne pouvait rien pour consoler les âmes. La minute où saint François eut l’intuition de ces choses décida de sa vie.

Il n’était pas le premier à soupçonner la source du mal. Depuis deux cents ans et davantage, des voix irritées sortaient des bouges des gueux et des monastères, à moins qu’elles ne tombassent du haut de quelque chaire audacieuse, dénonçant la religion officielle, insolente caricature de l’Évangile, et les comtes ou barons mitres et crosses qui régnaient avec leurs soudards dans les palais épiscopaux. Le peuple n’avait pas pu prendre son parti de l’entrée de l’Eglise dans le régime féodal et de la métamorphose de ses pasteurs en loups dévorans qui n’épargnaient pas leurs propres troupeaux. Dans le clergé lui-même, il y avait toujours eu des moines et des prêtres dont l’âme se remplissait de honte et de dégoût en voyant leur abbé vivre en bandit, leur évêque en joyeux batailleur. Leur colère à tous s’exaspérait à mesure qu’ils remontaient par la pensée la hiérarchie romaine, au sommet de laquelle la papauté, sauf de glorieuses exceptions, donnait l’exemple de la violence et de l’iniquité. La conscience populaire se révoltait, et il n’était pas besoin de grande attention pour distinguer un chœur assourdi de malédictions, qui n’attendait qu’une occasion pour éclater en accens formidables, ceux qui firent plus tard la Réforme.

Les maux dont ils s’indignaient étaient lamentables, mais on ne voit pas comment ils auraient pu être évités, comment les papes auraient pu rester fidèles à la tradition primitive et conserver innocemment les vertus évangéliques dans les siècles qui suivirent les invasions des barbares, alors que le chef de la chrétienté était exposé tout comme un autre à être enlevé par les brigands ou massacré par un rival. Il n’y avait pas alors dans tout l’Occident de lieu plus infesté de barons pillards que Rome, de population plus sauvage que les Romains. La ville sainte aurait été, même sans le pape, un des grands coupe-gorge de l’Europe. La présence du successeur de saint Pierre y doublait le désordre. Elle en faisait le rendez- vous des conquérans étrangers et des aventuriers heureux, dont l’un prétendait être couronné, comme Charlemagne, dans l’antique basilique de Saint-Pierre, dont l’autre voulait prendre la tiare pour la donner à un client. Le saint-père vivait au milieu des bagarres et ne pouvait pas dire sa messe en sécurité. Il n’est pas surprenant qu’il ait aspiré à la grandeur temporelle autant et plus qu’aux sept béatitudes.

Il faut regarder d’un peu près ce spectacle extraordinaire pour se rendre compte de ce qui était alors possible et impossible. De 897 à 985, moins d’un siècle, il y eut un pape empoisonné, deux étranglés, quatre morts en prison d’une manière suspecte. Vers la fin du XIe siècle, le grand Grégoire VII, pour avoir osé s’attaquer aux simoniaques, fut enlevé une nuit de Noël dans Sainte-Marie-Majeure. En 1118, Gélase II fut attaqué à coups de pierres et de flèches pendant qu’il officiait à Sainte-Praxède. Cela ne pouvait pas durer. Il fallait au saint-siège des soldats et des forteresses, dans l’intérêt même de la religion, sans cesse outragée et bafouée dans la personne de son chef. C’est ainsi qu’il fut amené à fermer l’Evangile et à aimer l’argent, avec lequel on achète des armées.

Il rouvrit la porte du temple aux marchands, se fit marchand lui-même et vendit tout ce qu’on voulut bien lui acheter : dignités ecclésiastiques, biens spirituels, couronnes temporelles, le sacré et le profane, la terre et le ciel, sans s’inquiéter de ce qu’était l’acheteur, pourvu qu’il eût bon crédit. L’inévitable arriva. Les seigneurs achetèrent des évêchés pour leurs bâtards, et ceux-ci dotèrent leurs filles avec des abbayes. Les familles nobles se concertèrent pour s’assurer la poule aux œufs d’or en mettant un des leurs sur le trône pontifical. On vit alors l’épiscopat encombré de ces malandrins qui provoquaient les invectives d’un Pierre Damien ou de tel mystique en guenilles dont le nom est resté ignoré dans l’histoire. « Il aurait mieux valu pour lui être porcher ou avoir la lèpre que de faire l’évêque, » écrivait fra Salimbene de l’un d’entre eux.

Le pis est que ces prélats indignes prêchaient une religion à leur image et selon leur intérêt, une religion de terreur où l’enfer engloutissait quiconque ne payait pas régulièrement la dîme. Par un blasphème effronté, Jésus, devenu dur, maudissait au lieu de consoler. Sa sécheresse avait gagné les cœurs des hommes, et l’on peut dire qu’il y a rarement eu aussi peu de bonté sur la terre que dans les siècles qui ont précédé la naissance de saint François d’Assise.. Les faibles n’avaient pas de pitié à attendre, les humbles pas de sympathie. Dans l’excès de leur souffrance, ils en appelèrent de l’Eglise à Dieu, et ce fut l’origine de la puissante vague d’hérésie qui partit au XIe siècle des pays slaves et submergea une grande partie de l’occident. Les sectes se multiplièrent, unies au fond dans une idée commune. Cathares ou palarius, poblicans ou albigeois, amis de Dieu ou bonshommes pauvres ou humiliés, de quelque nom enfin qu’on les nomme et de quelques dogmes ou rites qu’ils s’avisassent, tous ces révoltés, sans exception aucune, étaient pénétrés d’un âpre désir de revenir à l’idéal de l’Évangile et convaincus qu’on n’y parviendrait qu’en abattant l’Église féodale et mondaine et en rebâtissant sur ses ruines. Il leur paraissait impossible que le clergé romain s’amendât, au degré de pourriture où il en était; qu’il consentît à redevenir pauvre, à prêcher le pardon des offenses et l’amour des humbles, à se faire le, défenseur des aspirations politiques et sociales qui agitaient les classes inférieures, impatientes de compter dans la balance et de pouvoir s’estimer elles-mêmes.

L’originalité de saint François fut de croire le contraire. Il fut frappé, autant et plus que n’importe quel hérétique, de l’acuité du mal et de l’urgence d’y apporter remède : il ne lui vint même pas à l’esprit de tenter une réforme en dehors de l’Église, à plus forte raison contre elle. Il ne douta pas d’elle un seul instant, en quoi il montra une grande intelligence de cette merveilleuse organisation qui s’adapte infatigablement, depuis tantôt dix-neuf siècles, aux temps et aux états d’esprits les plus divers, et dont la souplesse n’a encore été en défaut qu’une seule fois, le jour où Léon X fit brûler les écrits de Luther. L’Église s’était attardée dans les erremens d’un autre âge. Son fils d’Assise se borna à lui remettre sous les yeux, discrètement et avec un profond respect, le christianisme du discours sur la montagne, et à lui faire signe qu’il était temps d’avancer. Elle tint compte de l’avertissement et fut reconnaissante de la façon dont il était donné.

Nous avons dû marquer le point de départ de l’apostolat de saint François et la pensée qui présida à sa carrière active avec beaucoup plus de netteté que l’un et l’autre n’en avaient dans son esprit, à la date où nous sommes arrivés. La grande crise morale, dont l’anecdote du pauvre est un premier indice, avait été déterminée chez lui par des impressions auxquelles se mêlait encore peu de raisonnement. C’est pourquoi elle eut d’abord des allures capricieuses. Le jeune Bernadone demeurait flottant, plus agité que persuadé et ne distinguant pas sa voie. Il voyait si peu clair dans ce qui se passait en lui, qu’il attribuait son malaise au besoin d’aventures et de combats. Une guerre ayant éclaté entre Assise et Pérouse, il partit avec les milices d’Assise, fut pris dans une déroute et arriva néanmoins dans son cachot avec une telle provision de bonne humeur et d’heureux souvenirs, qu’il scandalisait ses compagnons. Rentré chez soi à la paix, en 1203, il ne demandait qu’à recommencer. Son rêve était de devenir chevalier en dépit de sa naissance bourgeoise.

Une maladie arrêta son élan. Ce fut pendant sa convalescence, en revoyant pour la première fois la campagne, qu’il s’aperçut tout à coup qu’il était devenu un autre homme. Les mêmes paysages, regardés avec les mêmes yeux, lui disaient tout autre chose que par le passé, des choses beaucoup plus sérieuses. Il s’étonna d’abord de son changement, s’y habitua et n’y pensa plus. Son imagination s’envola de nouveau dans le monde poétique où le bon Roland et le géant Loquifer accomplissent leurs exploits. Il brûlait de les égaler. Sur ces entrefaites, un seigneur d’Assise annonça son prochain départ pour une expédition lointaine où il se proposait, suivant les idées d’alors sur la guerre, « de gagner de l’argent ou de la gloire. » Le jeune Bernadone obtint de le suivre et pressa aussitôt ses préparatifs. Il songea tout d’abord à sa toilette, étant beaucoup trop romantique pour s’imaginer qu’on fait des actions héroïques avec un costume quelconque, et se composa un habit merveilleux, plus riche que celui de son chef. Cette importante affaire terminée, il n’eut plus de repos en attendant le départ. Il n’en dormait plus, ou, s’il dormait, il voyait en songe des trophées d’armes à la place des piles de drap qui emplissaient le logis paternel. Il annonçait avec confiance au public qu’il allait devenir un grand prince ; qu’il « le savait. »

Le grand jour vint enfin, et des surprises avec lui. La première fut qu’en se pavanant dans les rues, le futur monarque rencontra un chevalier pauvre, en piteux équipage, et qu’il ôta son beau costume pour le lui donner, de sorte qu’il sortit d’Assise moins brillant qu’il ne s’y était attendu. La seconde fut que la fièvre le prit à la première couchée, à Spolète ; qu’étant au lit et dans un demi-sommeil, il crut entendre une voix l’avenir qu’il faisait fausse route et lui ordonner de rentrer à Assise; qu’il obéit avec sa spontanéité ordinaire et se retrouva le lendemain à vendre du drap à ses pratiques étonnées, qui le croyaient en route pour son royaume. La troisième surprise fut qu’ayant donné un magnifique repas à ses camarades pour célébrer son retour, son esprit demeura obstinément ailleurs. On chantait, il se taisait ; on lui parlait, il n’entendait pas; on se promenait, il demeurait en arrière. Ses hôtes se moquaient de ses distractions et de ses airs absorbés; mais peu lui importait; il n’avait jamais été aussi heureux. Le trouble qui l’oppressait venait de se résoudre subitement en une immense espérance. Un jour nouveau éclairait l’avenir et lui montrait dans le lointain une existence qu’il n’aurait pu définir, mais dont il savait déjà qu’elle était plus belle que toutes celles qu’il avait jamais vues autour de lui. Au milieu des bouteilles et des propos de table, il se découvrait lui-même, et c’était un bonheur intense.

Les mois qui suivirent furent remplis par la lutte qu’on observe souvent chez les mystiques au début de leur vocation. Ils se débattent contre la fascination qui les entraine hors du monde réel, dans la région inquiétante du surnaturel. Leurs premières extases leur causent des ravissemens très mélangés de terreurs, et ils n’en goûtent pleinement les mystérieuses délices, inaccessibles au reste des hommes, qu’après s’être accoutumés à vivre dans l’impossible et l’irréel. Assise soucieuse vit le jeune Bernadone, en proie au délire sacré, errer en larmes par les chemins et remplir l’air de lamentations, parce que l’invisible s’était manifesté à lui et qu’il avait entendu les voix de la solitude. Il s’exaltait dans de longues prières, et les crucifix lui adressaient la parole, l’espace se peuplait de visions. Ces crises le laissaient tremblant et angoissé, parce qu’il ne discernait pas encore sa tâche.

Il comprenait seulement qu’il s’agissait des pauvres, et de réhabiliter la pauvreté, afin qu’elle cessât au moins d’être une honte, si elle ne pouvait cesser d’être un malheur. Son existence passée l’avait mal préparé à prêcher d’exemple. Avec le sens pratique qui ne l’a jamais abandonné, il mesura ses forces au moyen d’expériences. Il avait besoin de connaître les sensations d’un honnête homme réduit à la mendicité, avant de déclarer à l’univers que la pauvreté est la grande libératrice, qui nous affranchit de tous nos soucis, à la seule condition de l’aimer. Il s’en fut à Rome, où personne ne le connaissait, emprunta les haillons d’un mendiant, tendit la main à la porte d’une église et alla manger avec ses nouveaux confrères. L’épreuve fut satisfaisante; il se sentait capable de demander l’aumône à la face de son père, et c’était tout dire. Quelque temps après, se promenant à cheval dans la vallée d’Assise, il aperçut l’objet de toute son horreur : un lépreux. Il s’imposa d’en approcher, de lui donner une aumône et de lui baiser la main, et il le fit; mais l’effort lui avait tant coûté, que c’était à peine une victoire. Un apprentissage était ici nécessaire. François Bernadone, le mondain raffiné, se rendit à une léproserie et embrassa ses habitans sur la bouche. Maintenant, il était prêt. Dégoût moral et dégoût physique, il pouvait tout affronter. Sans tarder davantage, il se lança à corps perdu dans la bataille pour le Dieu des va-nu-pieds, qui lui paraissait le Dieu de la paix et de la concorde dans une société où l’inégalité est la règle.

Il fallait avant tout s’arracher à sa famille. La lutte qu’il eut à soutenir a été durement reprochée à son père. C’est injuste. Nous devons entrer dans les sentimens qu’éprouve un bourgeois respectable en découvrant que son fils a l’intention de se faire mendiant de profession. Pierre Bernadone avait péché jusqu’ici par excès d’indulgence. Il avait fermé les yeux, et laissé vider ses coffres, avec une égale complaisance, au profit des tailleurs, des brodeuses, des cabaretiers, des jongleurs, des mendians, des églises, des lépreux, selon que le vent tournait et qu’il plaisait à son enfant. Un soir, celui-ci ne rentra pas. Il était allé vendre des pièces d’étoffes à Foligno et n’avait pas reparu. Ses parens s’inquiètent, le cherchent, apprennent au bout de plusieurs jours qu’il s’est établi chez le prêtre d’une église appelée Saint-Damien, au-dessous d’Assise. Le père part avec des amis pour le ramener, mais François les entend venir et le cœur lui manque; il s’enfuit dans la montagne, se cache dans une grotte et supplie Dieu, avec des torrens de larmes, de lui donner la force d’obéir à ses appels. Un mois se passe. Pierre Bernadone, assis dans sa boutique, entend une rumeur s’élever des rues et des places d’Assise. Il distingue son nom, se lève en hâte, sort et pousse un cri de douleur : la foule poursuivait un fou avec des pierres et de la boue, et ce fou aux yeux rougis, au visage défait, aux vêtemens en désordre, c’était son fils, son orgueil, son François, qui venait, « ivre de l’esprit, » proclamer la victoire du Christ sur les liens terrestres.

Il fondit sur lui, le poussa dans sa maison, l’attacha, l’enferma, le battit, l’injuria, et n’en put tirer que l’assurance réitérée que Dieu serait obéi. Sa femme prit sur elle de délivrer le prisonnier et de le laisser aller. Pierre Bernadone la malmena rudement, courut après son fils à Saint-Damien et vit que tout était inutile. Il n’avait pas affaire à un fou, mais à un glorieux entêté. Exaspéré, il porta plainte contre François, qu’il accusait de lui avoir volé l’argent des marchandises vendues à Foligno. Ils comparurent ensemble devant l’évêque d’Assise.

La scène a été maintes fois reproduite par la peinture. L’évêque d’Assise engagea paternellement le jeune Bernadone à rendre à son père ce qui lui appartenait. La réponse ne se fit pas attendre. En un clin d’œil, François fut tout nu, ses habits en tas devant l’évêque, et l’argent dessus : — « Écoutez tous et comprenez. Jusqu’ici, j’ai appelé Pierre Bernadone mon père. Je lui rends son argent et tous les vêtemens que je tiens de lui, et je dirai désormais : Notre Père qui êtes aux cieux. » — La soudaineté de cette action, son étrangeté remuèrent profondément l’assistance. Des hommes pleuraient. L’évêque embrassait le jeune enthousiaste et le couvrait de son manteau. Le vieux Bernadone comprenait qu’il perdait son fils et restait partagé entre le chagrin et la colère. Il mit fin à la scène en ramassant la bourse et les habits et en se retirant. La foule s’indigna contre le père en voyant qu’il emportait tout et l’accompagna de ses murmures.

Quelques heures plus tard, des voleurs en embuscade dans une forêt, aux environs d’Assise, entendirent une voix jeune et chaude chanter à pleine gorge dans une langue étrangère. Ils s’approchèrent et virent un homme demi-nu qui répondit à leurs questions : — « Je suis le héraut du grand roi. » — Les voleurs jetèrent l’insensé dans une gorge remplie de neige et s’éloignèrent. A peine sorti de son trou, l’homme entonna de plus belle son chant d’allégresse. Cet heureux déguenillé était le fils du riche Bernadone. Vêtu d’une loque donnée par l’évêque, il célébrait en provençal son entrée au service de Dieu et sa délivrance des servitudes du monde. La montagne retentissait au loin de ses triomphantes actions de grâces. François Bernadone avait vécu, saint François était né. On était au printemps de 1207, et des fleurs paraissaient au rebord des fossés.


III.

Assise crut d’abord n’avoir qu’un vagabond de plus. Son enfant de prédilection lui était revenu bizarrement accoutré en ermite, après avoir été marmiton dans un monastère et infirmier chez des lépreux. Maintenant, il mendiait de porte en porte du pain et des restes, maudit par son père quand il le rencontrait, moqué de son frère et du peuple. Ou bien il se tenait debout sur les places de la ville et chantait. La foule faisait cercle avec curiosité. Il lui demandait des pierres pour réparer Saint-Damien ou une autre église et les emportait sur son dos. Bientôt il se mit à prêcher et parut encore plus singulier. Il ne se souciait point d’une chaire ni d’un lieu clos, pas davantage d’ordonner son discours ou de mesurer ses gestes. Quant à parler latin, comme le faisaient encore à cette époque les prédicateurs officiels, le nouvel apôtre en eût été bien empêché.

Il s’exprimait en langue vulgaire, et jamais il n’y eut sermon plus libre et plus impétueux. Pas de périodes savantes ni de divisions ; à peine de suite. Des phrases sans apprêt, mais si tendres que les yeux se mouillaient en les écoutant, si enflammées que les cœurs bondissaient dans les poitrines. Des idées au hasard, telles qu’elles jaillissaient d’une grande âme sincère. Plus de gestes que de mots : un homme qui prêchait de toute sa personne, qui était sans cesse en mouvement, coupant son discours de « gestes de feu et de signes de tête[8], » pleurant, riant, mimant sa pensée quand l’expression ne venait pas. Une physionomie mobile et expressive, qui se transfigurait sous le coup de l’émotion intérieure. « Il paraissait tout autre, » dit un témoin oculaire[9]. Ce spectacle extraordinaire était offert aux passans dans la rue, sur les grandes routes, en quelque lieu qu’il se trouvât des gens de bonne volonté pour écouter le pâle petit ermite aux yeux brillans.

On haussait les épaules et l’on plaignait sa famille, mais on venait l’écouter. Insensiblement, on eut conscience de quelque chose de changé dans la province. La guerre était toujours aux portes, l’Ombrie toujours écrasée entre le pape et l’empereur, le vasselage toujours pesant et l’Église toujours féodale. Pourtant les âmes étaient moins oppressées. Une impression de soulagement se répandait dans le pays, et l’on finit par comprendre d’où chacun la rapportait à son foyer. Aussitôt on accourut de tous les points de l’horizon vers celui qui savait les paroles qui relèvent. Les auditoires du déguenillé se firent multitude. Thomas Celano, qui avait assisté des centaines de fois aux improvisations de saint François, a décrit dans son style imagé leur prodigieux effet sur les foules : « Les hommes accouraient, les femmes accouraient, les clercs se hâtaient, les religieux faisaient diligence, afin de voir et d’entendre le saint de Dieu, qui leur paraissait à tous un homme d’un autre siècle... Il semblait vraiment qu’en ce temps-là, dès qu’on se trouvait en présence de saint François ou qu’on parlait de lui, le ciel versât sur la terre une lumière nouvelle... Il rayonnait comme l’étoile brille dans l’obscurité de la nuit, et comme le matin se déploie au-dessus des ténèbres. »

Il était, en effet, « un homme d’un autre siècle. » Nous ne possédons pas de sermon de saint François, mais nous connaissons les idées qui faisaient le fond de sa prédication, et il est certain que les chrétiens n’avaient rien entendu de pareil depuis l’âge apostolique. Traduit en langage moderne, son enseignement signifiait à peu près ceci.

La tristesse qui pesait sur le monde chrétien provenait de deux graves malentendus, l’un avec la vie, l’autre avec le ciel. Le malentendu avec la vie consistait à s’être rendu esclave de ses faux biens : richesses, honneurs, vanités et superfluités de toute sorte, au lieu de se jeter sur le trésor sans prix qu’elle offre à tout venant : la liberté. Il dépendait des auditeurs de saint François de secouer à l’instant même, et à jamais, les soucis qui leur rendaient l’existence semblable à une chaîne, et d’être aussi libres, aussi joyeux que l’oiseau sur la branche. Le remède était à leur portée ; ils n’avaient qu’à étendre la main, qu’à vouloir : ils n’avaient qu’à épouser la Pauvreté. Aussitôt, quel changement! Quelle guérison délicieuse des rongemens d’esprit de ceux qui possèdent et qui craignent de perdre ou de ne pas acquérir davantage! L’homme qui ne possède rien et qui a la volonté de se passer de tout, jouit en paix de ce que personne ne peut ôter à personne : la sainte joie de vivre, la fraîcheur des champs et le parfum des fleurs, l’attente du royaume de Dieu. Loin d’avoir fait un sacrifice, son gain est inestimable. L’amour de la pauvreté est la grande leçon de l’Évangile ; mais les hommes ont cru savoir mieux que Jésus ce qui leur convenait, et de là est né le second malentendu, avec le ciel.

C’est ici que saint François se séparait des patarins et autres hérétiques, qui rejetaient toute la faute sur l’Église et lui reprochaient d’avoir substitué un Dieu à son image, impérieux et menaçant, au Dieu d’amour et de miséricorde de l’Évangile. Il n’a jamais eu une parole de blâme pour l’Église ni pour ses représentans, quels qu’ils fussent. Il a toujours enseigné que le mal venait de ce que la foule des chrétiens avait brisé le pacte évangélique pour le remplacer par une religion plus respectueuse des règles de la prudence humaine, ce qui était une bien grande erreur. « Toute la sagesse du monde n’est que folie, » disait-il, et on l’avait bien vu. Tandis que le Dieu des pauvres, celui qui s’est ému d’une divine pitié pour les souffrances de l’humanité, tombait dans l’oubli et s’endormait d’un sommeil qui devait durer onze siècles, la pitié et la tendresse remontaient au ciel avec lui et s’endormaient à ses pieds. C’est à les réveiller tous trois que s’attachait désespérément l’ardent prédicateur d’Assise. Il les appelait à grands cris et avec larmes, sachant bien que c’était ce qu’il fallait à ce pauvre monde aigri par la souffrance. Pourvu qu’ils comprissent tous que la folie de l’Évangile est la vraie sagesse !

Les premiers qui le comprirent tout à fait furent deux citoyens d’Assise, Bernard de Quintavalle, homme riche et considérable, et un chanoine nommé Pierre. Quand Bernard déclara son intention de distribuer ses biens aux pauvres et d’aller vivre avec saint François, celui-ci eut un scrupule. Il n’était pas grand clerc et ne savait pas exactement, après tout, ce que Jésus avait dit sur le renoncement aux richesses. Il donna rendez-vous à Bernard et à Pierre dans une église d’Assise, et tous trois se mirent en devoir de consulter l’Évangile. Ils lurent : « Si tu veux être parfait, vends ce que tu as et le donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; après cela, viens et suis-moi. » Rien de plus clair. Les deux disciples allèrent aussitôt vendre ce qu’ils avaient, et l’on put contempler sur la grande place d’Assise une scène apostolique. Le riche Bernard de Quintavalle tenait sa fortune dans un pan de sa robe et la semait dans les mains tendues vers lui. Debout à ses côtés, le jeune Bernadone avait l’air de trouver cela très naturel. Un vieux prêtre ayant choisi ce moment pour réclamer de l’argent qui lui était dû, disait-il, pour les réparations de Saint-Damien, François plongea sa main dans la robe de Bernard, jeta une poignée d’écus au bonhomme et allait lui en envoyer une seconde, d’un geste empreint d’un magnifique mépris pour « cette poussière, » si le prêtre, un peu honteux, ne s’était retiré en murmurant qu’il était assez payé.

Huit jours après, troisième recrue. Puis il en vint un quatrième, un cinquième, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils fussent douze.

Ni le maître ni les disciples ne songeaient à fonder un ordre. Ce serait mal connaître saint François que de lui attribuer des plans longuement préparés. En 1209, année des premières conversions, il n’avait pas d’autre projet que de vivre selon ce qu’il croyait. Ses compagnons l’entendaient de même. Aucun d’eux ne se doutait qu’il était en train d’inventer les franciscains. L’un des ordres religieux les plus puissans qui aient existé a été fondé, pour ainsi dire, sans y penser.

La petite communauté s’était établie dans une cabane qu’elle s’était construite dans la vallée, au-dessous d’Assise, près d’une chapelle abandonnée qu’on nommait Sainte-Marie de la Portioncule. Elle avait revêtu la tunique grise et la ceinture de corde adoptées par le maître, qui avait abandonné le costume d’ermite à cause des chaussures et de la ceinture de cuir, qu’il trouvait un luxe superflu. Elle priait beaucoup, travaillait de ses mains et allait mendier aux portes, saint François en tête pour donner l’exemple, car c’est ici qu’il rencontrait des résistances, au dehors et au dedans. L’idée que l’honneur et la dignité d’un honnête homme sont au-dessus des circonstances et des événemens a toujours été difficile à faire accepter. Elle était le bienfait suprême dans un âge de violence où le faible était sans cesse outragé par le fort. Aussi saint François y tenait-il infiniment. « Le Fils de Dieu, disait-il à ses compagnons, était bien plus noble que nous, lui qui pour nous s’est fait pauvre dans ce monde. Nous avons choisi la pauvreté pour l’amour de lui : nous ne devons pas rougir d’aller demander l’aumône[10]. » Quelques-uns avaient cependant de la peine à se résoudre à tendre la main, d’autant que le public les blâmait, que leurs familles se plaignaient d’une ignominie qui rejaillissait sur elles et que l’évêque d’Assise, qui protégeait la Portioncule, ne cachait pas que la mendicité lui paraissait une exagération. Il l’avait même fait entendre à saint François, dont la réponse doit être citée, car elle précise la portée sociale que son œuvre avait dès lors dans son esprit : « Seigneur, si nous possédions n’importe quoi, il nous faudrait des armes pour nous protéger. Car c’est de là que naissent les procès et les différends; c’est là que l’amour de Dieu et du prochain rencontre mille obstacles ; et, par conséquent, nous ne voulons pas avoir de temporel en ce monde. » « l’argument plut beaucoup à l’évêque, » ajoute la chronique. La mendicité demeura donc la règle, mais on n’acceptait point d’argent; il n’y avait pas une seule pièce de monnaie à la Portioncule.

Le travail était une autre règle de la maison. Jamais une minute d’oisiveté. L’un cuisinait, l’autre jardinait, un troisième allait puiser de l’eau ou ramasser du bois. Ceux qui avaient des talens particuliers travaillaient « à ce qu’ils savaient » et échangeaient leurs produits contre les objets nécessaires à la communauté. Le public se rendit à l’évidence; ce n’était point par paresse qu’on mendiait à la Portioncule. Dante a exprimé le sentiment populaire dans les vers du Paradis sur saint François d’Assise : « Veuve de son premier Époux, la Pauvreté, à qui, comme à la Mort, nul n’ouvre volontiers sa porte, était restée onze cents ans, et plus, méprisée, oubliée, sans prétendant, quand celui-ci la prit pour épouse devant le Père et sa cour spirituelle, et l’aima davantage de jour en jour. »

Quelquefois, ils allaient au loin répandre la bonne parole. Ils partaient deux à deux et annonçaient la paix, et la rémission des péchés par la pénitence. On les regardait avec étonnement, « car ils étaient habillés et vivaient comme personne, et ils avaient presque l’air d’hommes des bois[11]. » Les injures et les projectiles pleuvaient sur ces vagabonds suspects. Les gamins se suspendaient à leurs capuchons, les femmes s’enfuyaient. Eux s’obstinaient, avec une patience invincible, à répéter qu’ils apportaient la paix. Ils entraient dans les maisons pour obliger les gens à les écouter. Ils arrêtaient les passans dans les rues ou sur les chemins. Les yeux s’accoutumaient par force à leurs figures étranges, et les oreilles se dressaient à ce mot plus étrange que tout : la paix.

Heureux le disciple qui avait le maître pour compagnon. Saint François n’était pas poète pour rien. Il découvrait tout le long de la route des bonheurs dont son associé ne se serait pas douté, et il les lui vantait avec tant de feu, que l’autre se laissait persuader qu’il était en effet ravi de dîner avec des croûtes de pain, pourvu que les arbres fussent beaux et l’herbe fraîche. La gaîté de saint François doublait encore l’agrément du voyage. Elle était invariable, naturellement, et aussi par parti-pris. C’était chez lui une idée arrêtée que le diable perd sa peine avec les gens gais, tandis que l’homme « qui geint, qui est amer et triste, » court grand risque d’être un gibier d’enfer. Sa physionomie parlante et souriante reflétait ses dispositions intérieures et apportait la joie avec elle. Les visages s’éclairaient avant qu’il eût ouvert la bouche, par la seule vertu de l’héritage de grâce et de séduction que François Bernadone avait transmis intact à saint François. Il avait beau être poudreux, rapiécé, brûlé par le soleil, il était toujours le « si aimable. » Ses harangues achevaient la victoire. Personne ne résistait à la flamme avec laquelle il prodiguait sans compter, pour trois ou quatre manans aussi bien que pour une assemblée de nobles, les trésors de foi et de bonté dont son cœur était plein. Sa parole ardente et naïve rouvrait la source des sentimens tendres dans ces âmes desséchées par la continuité du malheur ; il avait le secret des mots qui rendent meilleur.

Quelques mois se passèrent ainsi, dans une obscurité paisible. La nécessité d’une discipline commune contraignit enfin saint François au pas décisif qui le mit tout d’un coup en pleine lumière.

Il avait écrit une règle, la plus simple du monde, qui se réduisait presque à la défense de rien posséder. Il voulut la soumettre au pape, partit pour Rome avec ses onze disciples et s’émerveilla d’abord de la facilité avec laquelle les choses s’arrangeaient. Le hasard leur fit rencontrer l’évêque d’Assise, qui les patronna, et ils obtinrent une audience du souverain pontife, auquel saint François exposa son projet avec sa liberté et sa chaleur accoutumées. Mais le pape était Innocent III. Il répliqua qu’il avait besoin de réfléchir et de consulter ses cardinaux.

Innocent III était un trop grand esprit pour ne pas voir du premier coup d’œil l’importance que pouvait prendre en ce temps-là un ordre mendiant. C’était rendre aux fidèles l’Église pauvre, l’Église primitive réclamée d’un ton menaçant par les Arnauld de Brescia, les hérétiques et le menu peuple. C’était peut-être, entre des mains malveillantes, un danger pour l’Église temporelle, engraissée de terres et d’écus. C’était certainement le plus précieux des auxiliaires, si l’ordre naissant venait à l’Église dans un esprit d’obéissance qui permît de se servir de lui et de n’en rien craindre. Rome s’informa. Elle sut que la Portioncule lui était soumise du fond du cœur et enveloppait le clergé tout entier dans une égale vénération, sans se permettre les jugemens et les distinctions. Le pape mit aussitôt la main sur l’instrument qui s’offrait à lui. Il embrassa publiquement saint François. Un cardinal se chargea d’organiser ces novices, et ils repartirent pour leur vallée d’Assise tonsurés, moines, mendians à perpétuité et convaincus que l’avenir était à eux : le maître l’avait vu en rêve. Leur confiance et leur allégresse se communiquaient aux nouveaux frères attirés par la renommée croissante du fondateur, et le jeune couvent eut un âge d’or avant de connaître les embarras du succès. L’idylle de la Portioncule est l’une des pages les plus exquises de l’histoire de l’humanité.

La Pauvreté avait tenu les promesses faites en son nom. Elle avait apporté avec elle les délices de la sécurité et de l’insouciance. N’ayant rien, on ne craignait pas de rien perdre. Plus d’inquiétude pour quoi que ce soit. C’était une telle détente, après l’existence tracassée qu’on avait eue dans le monde, que les âmes s’épanouissaient. Elles se baignaient avec ravissement dans cette paix extraordinaire qui les laissait en tête à tête avec leur Dieu, et l’on ne voyait à la Portioncule que des visages heureux, l’on n’y entendait que des paroles joyeuses. On y était aimable et indulgent les uns pour les autres. On n’y connaissait ni l’envie ni la médisance. Au milieu des plus effroyables privations, on remerciait Dieu avec ferveur d’avoir été choisis pour donner l’exemple du bonheur parfait.

Ils possédaient un directeur incomparable. Saint François passait son temps à les guetter et à les deviner. Il savait avant eux qu’ils allaient avoir une hésitation, l’ombre d’un regret, et il les relevait d’un mot, ou bien il avait de ces adorables câlineries qui vous feraient descendre gaîment dans la fosse aux lions. Un jour, il fut dans les yeux d’un de ses moines qu’il avait grande envie de manger du raisin. Il l’emmena dans une vigne, s’assit avec lui sous un cep et lui donna l’exemple. Une autre fois, il entendit au milieu de la nuit un frère se plaindre de mourir de faim. Il se leva, fit lever le couvent et l’invita à un souper où il s’assit le premier. Y avait-il des malades dans la maison, saint François allait leur mendier de la viande et des friandises.

Il admettait moins que jamais qu’on fût triste. Personne, à la Portioncule, n’aurait osé l’être pour cause d’austérités ou de macérations ; on aurait eu trop grand’honte ; mais quelques-uns croyaient bien faire de pleurer publiquement leurs péchés. L’un d’eux ayant été aperçu du maître : « Pense à tes fautes dans ta cellule, lui dit celui-ci. Pleure, gémis devant ton Dieu. Devant les autres, sois gai et n’aie l’air de rien. »

Moins que jamais, il souffrait l’oisiveté. Certain moine paresseux et gourmand était « zéro à la quête, plusieurs à table. » — Il s’attira cette apostrophe : « Tu es comme le frelon, qui ne travaille pas et veut manger le miel des abeilles. Va-t’en, frère mouche. » Et « frère mouche » s’en alla, car on savait saint François inflexible sur la question du travail.

Il l’était aussi sur la question de la pauvreté. La maison n’était jamais assez dénuée à son gré. Lorsqu’on croyait de bonne foi manquer de tout, il découvrait qu’on pouvait se passer de ceci ou de cela, de ce petit pot, de cette table, et il fallait les supprimer. Le couvent vide enfin, un pauvre survenait, et l’on ne refuse pas un pauvre. On lui donnait son morceau de pain, son manteau, ses culottes, faute de mieux une manche de sa robe. Il venait un autre pauvre: on. volait pour lui la chapelle. « Dieu, disait saint François, aime mieux voir un autel nu et l’un de ses enfans vêtu. Va, mon frère, dépouille l’autel de la Vierge. » Le frère répondit un jour : « Il ne reste plus rien. Nous possédons en tout et pour tout un Nouveau-Testament dans lequel nous lisons à matines, puisque nous n’avons pas de bréviaires. — Donne le Nouveau-Testament. Cela fera plus de plaisir à Dieu que nos lectures. »

On doit des compensations aux hommes de qui l’on exige un renoncement aussi absolu. Saint François ne les ménageait pas, et ses compensations étaient belles. Ses entretiens étaient des leçons de poésie. Il faisait découvrir la nature à ses moines et ouvrait leur esprit à ses merveilles. Il réservait une portion du jardin aux fleurs, pour que leurs yeux reposassent toujours sur de la beauté. Il leur montrait la nuit étoilée, les champs fumeux sous le soleil, les bois qui respirent, les oiseaux sur leur couvée, la splendeur de la création et l’ivresse de la vie universelle, et il les rassurait, de peur qu’eux aussi, avec tout leur siècle, ne vissent Satan au fond des calices odorans et dans les nids aux amours innocentes. Il leur apprenait à adorer Dieu dans son œuvre, à aimer la nature au lieu de s’en défier, et à respecter sa fécondité divine. Les frères devaient prendre garde, en coupant du bois, de ne point blesser la souche, « afin de lui laisser l’espoir de pulluler de nouveau[12]. » Un jour que saint François s’était fait donner des tourterelles qu’un garçon portait au marché, il se mit à dire tendrement: « O mes tourterelles ! simples, innocentes et chastes, pourquoi vous laissez-vous prendre? Maintenant je veux vous sauver de la mort et vous faire, des nids, afin que vous lassiez des petits et que vous multipliiez, selon les commandemens de notre créateur[13]. » Il leur fit des nids de ses mains et les tourterelles nichèrent autour du couvent. Saint François reprenait la nature au diable et la rendait à Dieu. Ce n’était pas une petite hardiesse vers l’an 1200.

C’était une hardiesse non moins grande que d’arracher notre espèce à l’isolement orgueilleux où l’avait confinée le spiritualisme chrétien. Le moyen âge voyait un abîme sans fond entre l’homme et la brute. Saint François nia l’abîme. Toutes les créatures étaient « ses frères » et « ses sœurs. » Il va sans dire que l’homme était le chef de la confraternité ; mais de quel droit mépriser les membres plus humbles, les « frères » à plumes, à quatre pattes, à écailles, à ailes de gaze? si nous ne nous comprenons plus, eux et nous, c’est notre faute. L’homme s’est fermé le monde animal par sa cruauté et son indifférence. Il ne tiendrait qu’à lui de rétablir les rapports confians institués à l’origine par le Créateur entre nous et les autres créatures. Saint François en avait été frappé certain jour que, passant près d’un champ rempli d’oiseaux, il s’était avisé d’y entrer et de prêcher ses sœurs les corneilles et ses sœurs les colombes. Les oiseaux avaient deviné un ami et, au lieu de s’envoler, comme ils font d’ordinaire à l’approche de l’homme, ils s’étaient laissé approcher « à être frôlés par sa tunique. » Ils avaient eu l’air d’écouter son discours, si bien que saint François s’était senti coupable envers les animaux, et s’était promis de leur parler dorénavant comme aux hommes. Il prêchait même les serpens, raconte un de ses disciples.

Il avait l’esprit trop sain pour se figurer qu’une hirondelle ou un agneau comprenaient ses sermons à notre manière ; mais pourquoi ne les auraient-ils pas entendus à leur manière de bêtes? pourquoi n’auraient-ils pas été sensibles à la caresse de la voix et à la douceur rassurante du geste ? Les animaux lui donnaient raison. Saint François ne leur faisait pas peur. Ils venaient se faire prendre par lui. Ils le suivaient. Leur familiarité et leurs petites effronteries récréaient l’heureuse Portioncule, qui recommençait le paradis terrestre avant de recommencer la Galilée.

La grande source de ce bonheur surhumain était une piété que l’exemple de saint François soulevait au-dessus des limites ordinaires de nos forces. Sa foi était un tourbillon qui emportait les âmes. Il aimait Dieu d’un amour chevaleresque par lequel les plus vulgaires étaient gagnés, bon gré mal gré, à l’héroïsme. Ses visions et ses rêves prophétiques versaient sur le couvent des torrens de joies mystiques; il semblait aux siens qu’ils quittaient terre avec lui et qu’ils étaient déjà, en la personne du maître, à moitié chemin du ciel.


IV.

Cependant, saint François n’avait pas destiné son ordre à vivre dans la paix et dans la solitude, en cultivant des fleurs et en apprivoisant des oiseaux. Il l’avait créé pour être une milice active, qui porterait ses pieds nus sur toutes les routes de l’Europe et des pays infidèles, et il lui avait donné un nom qui précisait sa mission. Il avait appelé ses moines les mineurs, du mot par lequel on désignait en Italie les petites gens. C’était leur dire clairement qu’ils étaient la chose du peuple, son âme et sa voix. Ils le comprirent ainsi et quand le maître, environ trois ans après son retour de Rome, leur dit en ceignant ses reins : « — Allons; allons au nom du Seigneur, » ils allèrent sans hésiter vers ceux dont ils avaient pris le nom, et le peuple sentit à l’instant que ces hommes gris étaient pour lui. Leurs instructions étaient de ne jamais juger ni blâmer; d’être abîmés dans le respect devant tous les membres du clergé, « riches ou pauvres, bons ou mauvais,.. jusqu’à baiser les pieds de leurs chevaux; » de ne pas avoir une seule parole contre les classes riches ni contre le luxe; de prêcher partout la concorde et l’amour de Dieu et du prochain. Ils restèrent à peu près fidèles à leurs instructions dans les premiers temps et, néanmoins, personne ne s’y trompa. Ils reconnaissaient les droits du peuple, puisqu’ils ne les niaient point comme tous les autres ! Ils n’étaient pas pour les nobles et les prélats, puisqu’ils ne défendaient jamais leurs intérêts !

Que l’on se représente maintenant la Portioncule versant ses missionnaires sur l’Occident, sans interruption. Ceux qui partaient étaient remplacés par des néophytes, qui essaimaient à leur tour. Ceux qui revenaient laissaient derrière eux de nouveaux couvens, fruits de leurs prédications. Les centres d’action se multipliaient, et les langues se déliaient à mesure qu’on était plus loin du maître. Il y eut bientôt des milliers de mineurs qui n’avaient jamais vu saint François et n’avaient pas appris à son école combien les forts peuvent être doux sans perdre de leur ascendant. Antoine de Padoue l’avait vu et entendu, et il s’écriait pourtant du haut de la chaire : « L’évêque de ce temps-ci est semblable à Balaam assis sur son ânesse, et qui ne voyait pas l’ange qu’apercevait cet animal. Qu’est-ce à dire ? Balaam représente celui qui rompt les liens de la fraternité, qui trouble les peuples, qui opprime et dévore les petits. C’est ce que fait l’évêque sans sagesse, lorsque, par sa folie, il jette le trouble parmi les nations, et que, par son avarice, il dévore leur substance. Il ne voit pas, celui-là, l’ange de Dieu[14]. » C’était clair, cela. L’Italie frémit une fois de plus de l’éternelle illusion de l’humanité et se reprit à attendre le règne de la justice.

Les mineurs la couvraient à présent d’un fourmillement. Saint François était presque inquiet de leur nombre. Il disait à ses confidens : « — Il y a trop de mineurs. On en rencontre trop. » — On en rencontrait, en effet, partout, cheminant deux à deux sous la pluie et le soleil, haranguant les auditeurs de bonne volonté, et tribuns autant que prédicateurs. A l’exemple du maître, ils laissaient les sermons en latin au clergé et se servaient de la langue vulgaire, car ils tenaient à être compris et, si le peuple italien du XIIIe siècle entendait encore le latin[15], il entendait infiniment mieux son propre patois. Les mineurs lui parlaient, comme de choses possibles, de paix et de fraternité, de justice et de liberté; comme de choses réelles, des droits des peuples et de la dignité humaine. On les écoutait avidement, et il restait de leur passage l’impression que tout n’était pas fini, ainsi qu’on l’avait cru avec désespoir, et que la détresse des humbles n’était pas irrévocable. Autre nouveauté consolante : Dieu paraissait beaucoup moins loin depuis que les fils de saint François le vantaient familièrement à tout venant ; on recommençait à croire qu’il s’intéressait à l’homme autrement que pour le punir.

L’accueil des palais et des châteaux était plus hésitant. Les succès des mineurs auprès du peuple ne laissaient pas d’être compromettans, et le rapide développement de l’ordre n’était pas pour rassurer les nobles et les prélats, qui ne s’y trompaient pas, eux non plus, et voyaient à merveille où voulaient en venir ces mendians, qui les saluaient jusqu’à terre et allaient ensuite prêcher à leurs sujets le vrai Évangile, socialiste et révolutionnaire. A Rome même, une partie des cardinaux signalaient le danger au pape. L’ère des difficultés sérieuses s’ouvrait. Saint François fit face au danger avec une prudence et une habileté remarquables.

Il s’attacha à faire entrer dans tous les esprits, à commencer par ceux de ses moines, que les mineurs étaient les serviteurs obéissans du saint-siège et ne seraient jamais autre chose. Leur renoncement aux biens terrestres n’était pas un blâme déguisé, une protestation tacite contre les splendeurs mondaines de l’église ; c’était une façon de la compléter en y introduisant l’élément qui lui manquait : la pauvreté tant aimée par Jésus[16], Les nobles n’avaient rien à craindre non plus. Les mineurs étaient instruits à les honorer, et le maître y veillait; de peur que les siens ne commissent des imprudences de langage, il les réunissait à la Portioncule, en chapitres généraux, et les exhortait à respecter « les prélats, les prêtres, les nobles et les riches. »

Mais saint François avait beau faire, les défiances grandissaient avec le succès, et l’ordre des mineurs n’aurait peut-être pas vécu sans un protecteur puissant, qui admirait leur fondateur et approuvait hautement son enseignement. Le cardinal Hugolin, pape depuis sous le nom de Grégoire IX, s’était intéressé de bonne heure à la Portioncule et à ses idées, et il s’était institué le conseil et l’appui des mendians. A dater de 1216, il est intimement mêlé à l’histoire de l’ordre. Il le protège à Rome, le dirige dans les questions d’affaires, le renseigne, modère ou excite son ardeur, selon les circonstances, et fait au besoin prévaloir ses avis d’habile politique sur les impulsions de saint François. Le temps et le crédit du vieux cardinal sont à la disposition des mineurs, les services qu’il leur rend ne se comptent bientôt plus. Les plus signalés furent l’organisation des missions à l’étranger et celle du tiers-ordre.

Les premières missions à l’étranger avaient échoué. Parties à la grâce de Dieu pour des pays dont elles ne savaient pas la langue et où leur costume n’était pas connu, elles avaient été mal reçues presque partout, très insultées, très battues et étaient revenues découragées. — «On ne nous connaît pas, disaient les frères, et on ne nous comprend pas. Nous sommes maltraités par le clergé comme par les laïques. » — Le cardinal Hugolin leur donna quelques leçons de sagesse mondaine. Il leur apprit à préparer les voies et les fit recommander par Rome aux clergés étrangers. Lui-même ne laissa pas ignorer la sollicitude que lui inspiraient ces moines déguenillés. La scène changea aussitôt. Évêques et abbés firent aux missionnaires l’accueil dû à des gens aussi bien en cour. Les couvens sortirent de terre sur leurs pas, et le réseau franciscain s’étendit sur tout l’univers catholique. Il enveloppait les femmes avec les hommes depuis qu’une jeune fille d’Assise, sainte Claire, avait fondé sous la direction de saint François les Pauvres dames ou Clarisses.

La création du tiers-ordre le compléta. Saint François en avait eu l’idée devant les foules en délire qui se précipitaient maintenant à sa rencontre dans ses tournées de prédication. Le bruit qu’Assise possédait un « saint de Dieu » s’était répandu à travers les provinces, et les campagnes se levaient, les villes sortaient en masse pour fêter celui qui parlait face à face à l’Éternel. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfans l’escortaient avec des branches vertes. Les cloches sonnaient, la multitude entonnait des cantiques, des rumeurs d’allégresse emplissaient les airs et toute une population oubliait pendant quelques heures les maux de la veille et les maux du lendemain. On n’avait plus qu’un souci : s’assurer une place pour entendre ce que l’homme de Dieu allait dire. Il parlait et les assistans sentaient passer sur leur tête le souffle de l’Esprit. — « Son vêtement était sale et en lambeaux, dit un témoin oculaire, sa personne chétive, son visage pâle; mais Dieu donnait une puissance inouïe à ses paroles. » — Il prêchait la fin des haines, et les villes faisaient la paix, les ennemis se réconciliaient. On vit des nobles se repentir en l’écoutant et renoncer à leurs cruautés. Les auditeurs s’agenouillaient en grandes troupes devant saint François pour qu’il les reçût parmi ses enfans. Il était obligé de les repousser; le nombre des mineurs devenait ridicule. Un jour qu’il prêchait à Cannara, à deux heures d’Assise, le village se jeta en pleurant à ses pieds; hommes et femmes, jeunes et vieux, voulaient entrer dans l’ordre. Saint François leur promit de chercher quelque chose pour eux. Ce quelque chose fut le tiers-ordre, un des grands événemens du moyen âge.

Rien de plus inoffensif au premier abord. Le tiers-ordre était une confrérie religieuse, ouverte aux fidèles des deux sexes qui désiraient mener une vie pieuse et réglée, sans sortir du monde ni prononcer des vœux. Deux ou trois articles du règlement, inspirés par le cardinal Hugolin, transformèrent l’innocente communauté en une machine de guerre formidable, qui contribua autant et plus que les mineurs à battre en brèche le système féodal. Le chapitre vu défendait aux tertiaires de porter des « armes offensives, si ce n’est pour la défense de l’Église et de la foi de Jésus-Christ ou pour la défense de leur pays, ou avec la permission de leurs supérieurs. » — Au nom du chapitre VII, les vassaux refusèrent le service militaire à leurs suzerains. Quand ceux-ci voulurent les contraindre, ils trouvèrent en face d’eux le pape, poussé par le cardinal Hugolin et prêt à les excommunier s’ils molestaient des « religieux. » — Le chapitre XII interdisait les «sermens solennels, » sauf dans certains cas. Les tertiaires s’en autorisèrent pour refuser de se lier par serment à un seigneur, une famille, une faction. — Le chapitre XIII instituait une cotisation, destinée à former une caisse commune. En donnant « un denier, » l’artisan et le laboureur avaient un capital à leur service pour créer une industrie ou pour acheter les terres d’un noble ruiné. Le prolétaire sortait de son isolement, et les grands allaient apprendre à leurs dépens la puissance de l’association.

Le peuple se rua dans le tiers-ordre. Le royaume de Dieu promis par les moines mendians s’annonçait par des réalités. Des millions de bras se tendirent vers la perche de salut, et l’on compta, en Italie, ceux qui n’étaient pas affiliés à la confrérie libératrice. Saint François avait enrôlé les premiers tertiaires en 1221, dans une vallée écartée de la Toscane. Six ans plus tard, à l’avènement de Grégoire IX au trône pontifical, la lutte du tiers-ordre contre la féodalité italienne était générale. Les évêques[17], n’espérant plus de secours du côté de Rome, écrivaient à l’empereur Frédéric II : « Les frères mineurs... se sont élevés contre nous ; ils ont condamné publiquement et notre vie et nos principes ; ils ont brisé nos droits et nous ont conduits au néant. Et maintenant, pour avoir plus de facilité à énerver notre empire et pour éloigner de nous le dévoûment de chacun, ils ont créé de nouvelles communautés qui embrassent universellement les hommes et les femmes. Tous y accourent, et à peine trouverait-on une personne dont le nom ne soit inscrit sur leurs listes. » La démocratie italienne est sortie du petit cahier où saint François d’Assise avait tracé sous les yeux d’un politique de génie les règles d’une pacifique société pour prier et jeûner.

Il acceptait modestement la direction du cardinal Hugolin, qui travaillait avec une adresse n’excluant point la sincérité à exécuter ce que le plus poète des saints avait rêvé. Les mineurs qui se mêlaient de lui donner des avis le trouvaient moins docile. Le succès avait tourné la tête à quelques frères, qui reprochaient à leur chef de ne pas tirer parti de la victoire. Il dépendait d’eux d’égaler la fortune des bénédictins, de posséder des Cluny et des Mont-Cassin, de savans docteurs, des dignitaires marchant avec des cortèges de rois, et leur fondateur les condamnait à croupir dans la misère et l’ignorance. Le vicaire-général de l’ordre, Élie de Cortone, excitait les mécontens, et l’on commençait à se répéter tout bas que saint François était assurément un grand saint, mais un cerveau chimérique, un enfant naïf, et qu’il était du devoir des siens de le ramener des nuages sur la terre. On essayait, et l’on trouvait en face de soi le plus fin et le plus résolu des hommes, indomptable dès qu’on faisait mine de toucher à une œuvre accomplie en collaboration avec les voix et les visions célestes.

Jamais on ne parvint à le rendre plus traitable sur l’article de la pauvreté. Il l’exigeait absolue, impitoyable. C’était le principe même de l’ordre, et il combattit pour elle jusqu’à son dernier soupir. Combat sans cesse renaissant depuis que la poignée de héros de la Portioncule avait enfanté des armées, mêlées comme elles le sont toutes. L’un se hasardait à boire dans un verre. Un vieillard avait une robe plus chaude. Un couvent acceptait un peu d’argent pour ses malades. Rien n’échappait à saint François, qui savait le danger d’un premier relâchement. Son front se rembrunissait, sa bouche laissait tomber des paroles qu’on n’oubliait plus. Un jour qu’il passait par Bologne, il apprit en approchant de la ville que le couvent des mineurs avait beaucoup bâti, et bien bâti. Il refusa d’y entrer et envoya dire aux moines d’en sortir sur l’heure, jusqu’au dernier. « Celui qui raconte cette histoire, dit Thomas de Celano, y était. Il était malade et fut jeté hors de la maison avec les autres. » Ils auraient tous couché dans la rue, les malades avec les valides, sans l’intervention du cardinal Hugolin, qui était par hasard à Bologne et obtint leur grâce, non sans peine.

Ce fut bien pis quand la ville d’Assise profita d’une absence du maître pour remplacer les cabanes de boue de la Portioncule par un bâtiment couvert en tuiles. Saint François ressentit une amère douleur lorsqu’il aperçut de loin les grands toits rouges parmi les arbres familiers. On lui avait détruit son asile chéri, le palais de sa fiancée mystique, la Pauvreté. Où donc, sous ces hauts plafonds, serait-il à l’aise pour répéter sa prière favorite : « Seigneur, aie pitié de moi et de madame la Pauvreté. La reine de toutes les vertus est assise dans la tristesse, repoussée de tous, semblable à une veuve, honnie et méprisée. Et voici qu’assise sur le fumier elle se plaint, parce que tous ses amis l’ont dédaignée et sont devenus ses ennemis... — Donne-moi ce trésor. Seigneur, pour moi et les miens[18]. » — On insultait sa dame; à lui de la venger. Il monta sur le toit, et les tuiles de voler. Il criait aux moines de venir l’aider, et il aurait démoli le couvent si des soldats, qui le regardaient faire, ne lui eussent représenté que les bâtimens appartenaient à la commune. Saint François a toujours respecté la légalité. Il se soumit tristement. Un grand lambeau d’illusion s’en était allé avec la Portioncule primitive. Il voyait que les frères, dans le fond de leur cœur, étaient enchantés de leur nouveau logis, et qu’il avait trop demandé à la nature humaine.

Une autre scène laissa une profonde impression à ceux qui en furent les témoins. Il était défendu aux mineurs de toucher à de l’argent, fût-ce du bout du doigt. L’un d’eux avait trouvé dans la chapelle de la Portioncule une offrande en argent, déposée par un fidèle. Il s’avisa de la prendre pour la mettre ailleurs. Saint François le fit comparaître devant la communauté assemblée et lui parla si durement, que l’effroi s’empara des assistans. Le coupable éperdu « se prosternait à terre en s’offrant aux coups, » et fut presque soulagé par sa sentence. Saint François le condamna à reprendre l’argent « avec sa bouche » et à aller le déposer « avec sa bouche » sur les premiers crottins d’âne qu’il rencontrerait sur la route, afin, dit le biographe, qu’ils « méprisassent tous par-dessus tout ce qui était ainsi comparé à du fumier[19]. » Ce fut au milieu de visages atterrés que le moine s’acquitta de sa pénitence. Aucun d’eux n’aurait cru que le maître pût se montrer aussi terrible.

Il y eut pourtant une question dans laquelle le parti d’Élie de Cortone finit par l’emporter. Les premiers mineurs ne recevaient aucune instruction. À l’imitation des apôtres, ils s’en remettaient à l’inspiration pour prêcher et ne s’en trouvaient pas mal. La théologie cédait la place à des sujets moins abstraits, et les mendians devaient à leur ignorance une prédication originale, très vivante, méconnue seulement des ambitieux de l’ordre, qu’humiliait la comparaison avec les sermons oratoires et savans de leurs contemporains et rivaux, les dominicains. Élie et ses partisans s’étaient mis en tête de fonder des écoles, où passerait l’élite des mineurs.

Saint François n’était pas ennemi des lettres. Il témoignait au papier écrit un respect dont ses moines s’étonnaient, et l’un de ses historiens n’est pas éloigné de croire qu’il faisait lire les maîtres de sa jeunesse, les troubadours, à ceux de ses disciples qu’il en jugeait dignes. Dans cette imagination d’artiste, un mineur avait le droit et le devoir d’être poète. Mais il lui était interdit d’être savant. Un mineur ne devait pas avoir besoin, pour persuader, de raisons apprises dans les livres. Il prêchait avec son cœur et par l’exemple de sa vie ; le Saint-Esprit, qui descend volontiers sur les purs et les simples, faisait le reste. Un néophyte avait-il acquis de la science dans le monde, avant sa conversion, saint François l’engageait à tout désapprendre en entrant dans l’ordre. Il l’y aidait en ne tolérant pas de livres inutiles dans ses couvens, et quels livres n’étaient pas inutiles à ses yeux ? Un frère demandait un psautier ; il lui envoya de la cendre. Un couvent où il s’était arrêté pendant un voyage n’avait pas de livres pour dire les offices ; il n’y vit aucun inconvénient et remplaça l’office par une conversation édifiante. Sa religion toute d’effusion n’avait pas plus besoin de pratiques que de raisonnemens.

Les premiers qui lui parlèrent d’écoles furent donc mal reçus. Ils revinrent à la charge, et l’on ne peut leur donner tort ; les natures nobles sont rares, et il n’y a qu’elles pour bien porter l’ignorance. Saint François céda sans être convaincu. Ses mineurs étudièrent, et il eut, comme saint Dominique, des orateurs habiles, bien armés d’argumens théologiques. Il persista à leur préférer les illettrés et les poètes, son cher frère Léon, âme d’enfant dans un corps de rustre, ou frère Pacifique, jadis poète de profession et surnommé dans le monde « le roi des vers. » Il disait aux savans : — « Vous vous flattez de convertir les hommes ? Vous vous trompez. Ce sont mes frères simples qui les convertissent. » — Dans la règle définitive qu’il écrivit trois ans avant sa mort, il mit la recommandation suivante : — « Et que ceux qui ne savent pas les lettres ne se mettent point en peine de les apprendre. » — Ce ne fut pas sa faute si les franciscains dégénérèrent, et de son vivant même ; il avait l’esprit net et voulait bien ce qu’il voulait.


V.

Pour lui, tel il était au lendemain de sa conversion, tel on le retrouve à la fin de sa carrière, ardent, chevaleresque, éternellement jeune de cœur et éternellement enthousiaste. Le grand air l’a bruni, les abstinences ont réduit son corps à rien ; mais les yeux et le sourire ont gardé leur éloquence, les manières leur grâce exquise. Le saint de Dieu est toujours le « si aimable, » à qui personne n’aurait le courage de faire du mal. Tellement qu’il essaie inutilement d’être martyr. L’histoire de son expédition chez les infidèles, qui refusèrent de le tuer, est un bijou de naïveté.

Il s’était rendu tout exprès en Égypte (1219), où l’armée de la 5e croisade assiégeait Damiette. Le camp chrétien ne lui résista pas. — « Il est si aimable, » écrivait un croisé. Ce fut aussi l’avis du Soudan d’Égypte, quand cet être charmant se présenta devant lui, résolu à le convertir ou à être martyrisé.

Saint François était accompagné d’un de ses moines. Ils saluèrent ce prince farouche, qui mettait à prix la tête des chrétiens. — « Et il les salua aussi, pui lor demanda s’il voloient estre Sarrazins, ou s’il venoient en message. Ils respondirent que Sarrazins ne seroient-ils ja, ains estoient venu en message de par Dieu... Li Soudan dist qu’il avoit arcevesque et evesque de sa loi, mult bons clers, ne sans eus porroit-il oir ce qu’il diroient. » — Alors le Soudan « manda querre » ses docteurs musulmans, qui lui dirent pour entrer en matière : — « Nous te commandons de par Mahomet que tu lor face lor teste couper[20]. »

Au lieu de faire couper la tête à saint François, le Soudan causait avec lui et y prenait tant de plaisir, qu’il lui offrit « des possessions » à condition de rester à sa cour. L’apôtre ingénu, absorbé dans son idée, lui dit enfin : — « Faites allumer un grand feu. J’entrerai dedans avec vos prêtres et vous connaîtrez quelle est la vraie religion. » — À cette proposition, l’un des docteurs musulmans se hâta de disparaître. Le Soudan, qui l’avait vu, répondit avec bonhomie à saint François : — « Je ne crois pas qu’aucun de mes prêtres ait envie d’entrer dans le feu pour sa religion[21]. » — Les deux moines perdaient décidément leur temps. Ils retournèrent au camp chrétien et de là en Italie. Le Soudan voulait leur faire emporter des présens magnifiques; ce fut leur seule persécution chez les infidèles.

De même que sa vaillance, saint François avait conservé sa simplicité, et c’est à quoi il eut le plus de mérite. Ses disciples, Assise, l’Italie entière, conspiraient à lui donner de l’orgueil, s’il avait pu en avoir. Des gerbes de légendes surnaturelles s’épanouissaient sous ses pas. Les yeux de la foi, ces beaux yeux consolateurs, voyaient les paralytiques marcher, les lépreux être nettoyés, l’eau et le feu obéir à un signe, la mort reculer, et, avec elle, l’affreuse notion de l’irréparable, et la foule reconnaissante rendait à l’auteur de cette moisson de miracles des hommages qui ressemblaient à un culte. Il s’y dérobait de son mieux, aussi modeste qu’au temps où les gamins lui jetaient des pierres, infiniment plus préoccupé d’épargner de la souffrance à ses humbles amis les animaux que de briller parmi les hommes. Tandis que les peuples l’attendaient à genoux, sa tendresse s’épanchait en flots purs sur la nature innocente, la nourrice et l’amie. Il s’arrêtait pour porter hors du chemin un ver en danger d’être écrasé. Il donnait son manteau pour sauver un agneau de la boucherie et mendiait du miel pour les abeilles dépourvues. Il croyait avoir bien employé sa journée quand il avait rassuré quelque pauvre bête poursuivie et qu’il la relâchait rendue à son heureuse imprévoyance. Ses nombreuses amitiés dans le monde animal lui en avaient donné l’intelligence. Il entrait dans les petites idées des bêtes ; celles-ci le payaient en confiance, et il en avait toujours dans les bras ou sur les talons. Il arriva un jour chez l’évêque d’Osimo suivi d’une petite brebis qu’il avait rachetée avec l’argent d’un passant. L’évêque fut étonné de voir un mouton dans son palais ; cependant il n’osait rien dire à un saint aussi célèbre. Saint François devina ses pensées. Avec sa déférence accoutumée, il emmena sa brebis chez des religieuses qui la rendirent la plus heureuse du monde; mais ce fut pure déférence.

L’imagination populaire a brodé cent légendes sur les relations de saint François avec les bêtes. On raconte encore à Gubbio l’histoire d’un loup monstrueux qui ravageait le pays et mangeait les hommes aussi bien que les moutons ; saint François alla trouver le loup et lui proposa un marché : — « Je te promets que je te ferai défrayer de tout. Ainsi tu ne pâtiras plus de la faim, car je sais bien que la faim t’a fait faire tout ce mal. Mais puisque je t’obtiens cette grâce, je veux, loup, que tu me promettes de n’attaquer jamais aucune personne humaine, ni aucun animal. Me promets-tu ceci? » Le loup leva sa patte droite et la mit dans la main de saint François, qui revint avec lui à Gubbio. Le peuple, « tout d’une voix, promit de le nourrir jusqu’à la fin de ses jours, » et ainsi fut fait. Le loup vécut en liberté dans la ville. Il y est mort de vieillesse, regretté des habitans, auxquels il rappelait l’homme de Dieu[22].

Je doute qu’il y ait eu un autre saint ayant autant joui de la création que saint François. Il se hâtait d’échapper aux affaires pour aller rêver dans la campagne en écoutant vivre la prairie et la forêt : — « Ils ont le même principe que nous, » disait-il de tout ce qui naît et meurt, bête ou plante, herbe ou insecte. La contemplation de la nature lui versait l’apaisement. Son cœur se fondait de reconnaissance devant un beau paysage. Après la Portioncule, il aima entre tous les couvens celui de l’Alverne, à cause de sa situation incomparable au sommet d’un mont escarpé. La cellule du saint y existe encore dans une fente du rocher à pic qui forme au monastère un piédestal gigantesque. Cette cellule est une caverne naturelle où l’on accède à travers un chaos grandiose de blocs de grès. Il semble que la cime de la montagne ait éclaté sous l’effort d’un cataclysme qui l’a laissée dans un désordre sauvage. C’est tantôt une déchirure profonde, remplie d’une végétation luxuriante; tantôt un entassement de rocs gris, sans un brin d’herbe. Plus loin, des masses pendantes et moussues laissent entre elles un étroit couloir qui sent l’humidité. On touche à chaque pas le bord de l’abîme extérieur, et c’est alors un éblouissement. Le regard domine un horizon de crêtes bleues, qui se pressent les unes derrière les autres aussi loin que la vue peut s’étendre. Au premier plan, au pied du rocher qui porte le couvent, une vaste région nue et solitaire. Derrière soi, sur l’autre versant de la montagne, un enchevêtrement de vallons et de replis pittoresques, superbement vêtus d’un bois de vieux hêtres. Une lumière exquise, à la fois étincelante et douce, anime le paysage de ses jeux. Il suffit de regarder autour de soi pour s’expliquer la prédilection de saint François pour l’Alverne. On y vit en communion perpétuelle avec l’éternelle Beauté.

C’est après un séjour dans ce lieu unique qu’il improvisa le Cantique des créatures nommé vulgairement Cantique du soleil, l’un des plus beaux chants qu’ait jamais inspirés à l’homme la splendeur de l’Univers :

« —... Loué soit Dieu, mon Seigneur, à cause de toutes les créatures, et singulièrement pour notre frère messire le soleil, qui nous donne le jour et la lumière ! Il est beau et rayonnant d’une grande splendeur, et il rend témoignage de vous, ô mon Dieu!

« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre sœur la lune et pour les étoiles ! Vous les avez formées dans les cieux, claires et belles.

« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour mon frère le vent, pour l’air et le nuage, et la sérénité et tous les temps, quels qu’ils soient! car c’est par eux que vous soutenez toutes les créatures!

« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre sœur l’eau, qui est très utile, humble, précieuse et chaste!

« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre frère le feu ! Par lui vous illuminez la nuit ; il est beau et agréable à voir, indomptable et fort !

« Loué soit mon Seigneur pour notre mère la terre, qui nous soutient, nous nourrit et qui produit toute sorte de fruits, les fleurs diaprées et les herbes[23] !.. »

C’est sur l’Alverne qu’il se retira aux approches de la mort, « pour vaquer à Dieu dans le secret de la solitude et secouer la poussière qui avait pu s’attacher à lui dans le commerce des hommes[24]. » Et c’est là, durant ce dernier séjour de 1224, que les écrivains catholiques placent le miracle fameux des stigmates, qu’on a appelé « le grand miracle du moyen âge, » et qui mérite en effet ce nom, tant par l’émotion qu’il souleva dans l’univers chrétien que par les controverses auxquelles il donna lieu dans le XIIIe siècle. Une portion du clergé refusait de l’accepter et ne céda qu’aux ordres réitérés des papes Grégoire IX et Alexandre IV. Aujourd’hui, l’Église entière le reconnaît. Voici comment elle le présente.

A son arrivée sur l’Alverne, saint François s’imposa un jeune rigoureux de quarante jours. Il se privait aussi de sommeil et priait presque continûment. Bientôt les extases se multiplièrent. Un jour qu’il avait longuement médité les scènes de la Passion, il eut la vision de Jésus crucifié, placé entre les ailes d’un séraphin. Presque aussitôt, ses pieds et ses mains « furent percés... de clous semblables à ceux qu’il venait d’apercevoir dans l’image du Rédempteur[25]. » En même temps, son côté droit était marqué d’une cicatrice rouge, « comme s’il eût été percé d’une lance. » Saint François cacha ses plaies avec soin, par humilité, et très peu les aperçurent de son vivant; mais son corps fut exposé après sa mort, et des centaines de personnes constatèrent l’existence des stigmates.

Telle est, je le répète, la version consacrée par l’autorité de l’Église. Le croyant n’a qu’à s’incliner.

Les adversaires du miracle font remarquer que les témoignages ne deviennent précis et concordans qu’à partir de l’exposition du cadavre. Jusque-là, il subsiste bien des incertitudes et des contradictions dans les récits des contemporains. Pour en donner un seul exemple, Élie de Cortone, dans une lettre officielle, place l’apparition des stigmates « peu de temps » avant la mort, et un chroniqueur bénédictin[26] « le quinzième jour, » tandis que les disciples et biographes de saint François la font remonter deux ans plus haut, au séjour sur l’Alverne, ainsi qu’on l’a vu tout à l’heure et ainsi que l’Église en a décidé. On fait encore remarquer que saint François est mort entre les bras d’Elie de Cortone, vilain personnage à tous égards, qui ignora toujours les scrupules et qui tâchait d’augmenter par tous les moyens une renommée qu’il comptait exploiter. On en conclut que c’est lui, le futur apostat, le futur excommunié, jugé très sévèrement par les écrivains ecclésiastiques, qui a imprimé les stigmates sur le cadavre, « pour la plus grande gloire de l’ordre et de son fondateur[27]. »

La science moderne a apporté une troisième explication, qui exclut tout ensemble la supercherie et le surnaturel. Le phénomène des stigmates est à présent bien connu et bien étudié, car il s’est reproduit un grand nombre de fois depuis saint François et toujours dans des conditions analogues. Il se présente invariablement chez des mystiques, hommes ou femmes, exténués par la privation de nourriture et de sommeil et sujets aux extases. Quand leur imagination demeure tendue sur les scènes tragiques de la Passion, quand ils les évoquent jusqu’à en être obsédés, leur corps se couvre spontanément d’empreintes et de plaies. Ils portent, comme saint François, leur précurseur et leur modèle, la marque saignante des clous et de la lance, et y joignent parfois d’autres stigmates que saint François n’avait pas. L’un offre les traces de la flagellation, l’autre celles de la couronne d’épines. Sainte Claire de Montefalco portait sur la poitrine, à l’endroit du cœur, l’image de tous les instrumens de la Passion. Le seul Tyrol a possédé trois stigmatisées dans la première moitié de notre siècle[28]. Les incroyans n’ont plus besoin de recourir à une déplaisante profanation de cadavre pour s’expliquer les stigmates de l’Alverne; ils sont en face d’un phénomène parfaitement naturel et assez fréquent.

Nous nous bornerons à ajouter que, pour les croyans eux-mêmes, la répétition indéfinie du miracle lui a ôté de son importance religieuse. Saint François n’a plus été que le chef d’une lignée, au lieu de rester dans la mémoire des générations comme le favori du ciel, choisi pour donner à la terre un spectacle à jamais unique. C’est une différence dont les écrivains catholiques ne se rendent pas assez compte, lorsqu’ils célèbrent indiscrètement d’autres cas de stigmates. Chaque nouvel exemple rapetisse la scène de l’Alverne. Elle formait jadis le chapitre capital d’une biographie de saint François. Elle n’en est plus maintenant qu’un épisode. Un peu plus, on la passerait, de peur que quelque lecteur malveillant ne soit tenté de confondre cet homme admirable, aussi sain d’esprit que grand de cœur, avec la foule équivoque des hallucinés et des hystériques.

Il redescendit de l’Alverne entièrement épuisé et ne fit plus que languir et souffrir. Le corps était usé, l’âme oppressée. Ce triomphateur, au jugement du monde, se préparait à descendre au tombeau en vaincu. Que lui importaient les acclamations et les foules prosternées? Il n’était pas venu pour récolter des applaudissemens ; il était venu pour rouvrir l’Evangile et crier à tous ces affamés de justice et de bonté : « On vous trompait! Écoutez la vraie parole et soyez enfin chrétiens. Ne croyez pas que cela soit trop difficile : regardez mes moines. » Les peuples étaient accourus, et voici que ses moines avaient trouvé cela trop difficile. Aussi longtemps qu’il avait pu croire à des exceptions, à des gourmands ou des vaniteux isolés, il n’avait point perdu courage ; mais quand il avait vu des couvens entiers tomber dans le relâchement, il avait compris que la pure doctrine évangélique, sans atténuations ni faux-fuyans, n’était à la portée que d’une élite entre les élites. L’expérience avait été faite deux fois, et deux fois elle avait échoué; pas plus que Jésus, son maître, François Bernadone n’avait pu transformer l’humanité et faire que les hommes ne fussent plus tout à fait des hommes. Quelques disciples lui parlaient de lutter, de sévir. « Non, répliqua-t-il tristement; qu’ils vivent comme ils voudront. » Il cessa de s’informer de ce qui se passait dans l’ordre et pleura silencieusement son beau rêve. Les moines qui le veillaient connurent seuls ses angoisses.

Personne, depuis lui, n’a renouvelé sa tentative, et ceux qui se disent chrétiens, s’enfonçant chaque jour davantage dans les compromis et les sophismes, s’éloignent de plus en plus des préceptes de Jésus, si clairs pourtant et si catégoriques.


On l’avait transporté à Sienne, pour y être soigné par un médecin en réputation. Au printemps de 1226, on le ramena à Cortone, puis à Assise, non sans peine, car le bruit de sa fin prochaine s’était répandu dans l’Ombrie, et les villes étaient prêtes à se faire la guerre pour s’assurer son corps. Cortone refusait de le laisser sortir. Assise envoyait des troupes protéger son bien. Pérouse préparait un coup de main pour l’enlever au passage. Assise l’emporta, et ce fut un spectacle barbare et saisissant, bien digne du moyen âge, que l’arrivée de ce moribond, entouré de soldats et reçu par une ville en liesse, qui remerciait Dieu de lui préparer des reliques. « Tout le peuple, ajoute le vieux biographe, espérait que le saint de Dieu allait bientôt mourir, et c’était la cause d’une si grande jubilation. »

La Portioncule eut ses derniers momens. Il souffrait cruellement et supportait son mal avec infiniment de douceur et de patience. Ses adieux à ses frères furent affectueux et simples. Il leur recommanda une dernière fois la pauvreté, les bénit et attendit en paix l’au-delà. Le 3 octobre 1226, se sentant mourir, il se fit chanter le Cantique des créatures. C’étaient ses adieux à la vie, parure et bénédiction du monde. Il expira le même jour, à l’heure du crépuscule. Un vol d’oiseaux, en quête d’un gîte pour la nuit, tourbillonnait et gazouillait au-dessus du couvent. Les frères ne doutèrent point que les alouettes ne fussent venues chanter un hymne en l’honneur du doux ami des bêtes.

La nouvelle de la mort fut portée à Assise, qui se chargea de l’apprendre à toute la vallée et aux villages posés au flanc des montagnes. Les paysans des environs, debout sur leur seuil, virent la ville aérienne resplendir de lumières et ils entendirent passer au-dessus de leur tête des chants d’allégresse. C’était les Assisiens qui consumaient la nuit en réjouissances. « Nous aurons ses reliques! » criait la foule en descendant vers la Portioncule pour contempler son trésor. Cependant, une inquiétude leur restait. Si Pérouse ou Foligno faisaient enlever le cadavre par leurs partisans? Il fallait se hâter de mettre en sûreté le cercueil destiné à accomplir des miracles et à « exaucer ceux que Dieu lui-même n’écoute pas. » Dès que l’aube blanchit l’horizon, les habitans transportèrent le mort à Assise, au milieu d’un océan mouvant de rameaux verts et avec un grand fracas de trompettes et de chants de triomphe. Les moines entouraient la bière, des torches à la main. Le clergé de la ville suivait. On déposa saint François dans la petite église de Saint-George, en attendant qu’on lui eût élevé un tombeau.

La translation à San-Francesco eut lieu environ quatre ans plus tard, en 1230. Elle fournit l’épilogue le plus inattendu à l’histoire du « saint de Dieu. » La procession qui accompagnait le corps fut attaquée dans la rue par des archers. Le cercueil disparut pendant le tumulte. On sut qu’il avait été porté précipitamment à San-Francesco et enseveli sans témoins, les portes fermées, dans un lieu secret, préparé à l’avance. On sut aussi qu’Elie de Cortone avait tout fait. Le reste n’a jamais été éclairci. L’objet que se proposait Élie est resté un mystère, et l’on ignora même l’endroit où reposait le corps. Des fouilles exécutées dans notre siècle (1818) ont mis au jour un squelette que l’on a supposé être celui du saint. D’après une poétique légende, il y a une troisième et vaste église sous l’église basse d’Assise, et saint François est là, non pas couché, non pas réduit en poussière, mais debout, vivant, les cinq plaies saignantes, les mains jointes et les yeux au ciel. Il a été vu une nuit par trois moines, devant qui la voûte de pierre s’est entr’ouverte, et, une autre nuit, par le pape Nicolas V, accompagné du cardinal Eustorgius, qui l’a raconté à son lit de mort.


Qu’il dorme ou qu’il veille, son œuvre s’est accomplie, non pas celle qu’il avait rêvée, mais une œuvre plus humaine, et encore bien belle. Il n’est presque pas une forme de la pensée du moyen âge italien qu’il n’ait renouvelée. Le Cantique des créatures a enfanté la poésie nationale. Jusqu’à saint François, de même qu’on prêchait le peuple en latin, de même on lui composait ses chansons en latin. Le maître fit le Cantique des créatures en vers italiens; les mineurs suivirent son exemple et écrivirent leurs poésies religieuses dans les dialectes de leurs provinces. Dante se laissa entraîner à son tour, après avoir hésité et commencé la Divine comédie en latin, et la littérature italienne fut fondée.

Pour être moins directe, son influence sur la peinture n’a été ni moins profonde, ni moins heureuse. Il avait réhabilité la nature et montré que l’amour du beau pouvait se concilier avec la piété. Les conséquences d’idées aussi nouvelles éclatèrent dans l’œuvre de Giotto, qu’on peut appeler son élève, tant il est imprégné de son esprit. Il n’y a plus rien de commun entre la maigre vierge byzantine, impassible dans sa pose rigide, et les nobles créatures, gracieuses ou pathétiques, que Giotto a peintes sur les murs des églises d’Assise et de Padoue, ou à San-Croce, à Florence. Un autre art est né, dans lequel rayonnent la liberté d’esprit et la sincérité du père des franciscains.

Il n’est pas jusqu’à la science qui n’ait profité des vues fécondes de cet ignorant, qui voulait jeter les livres de ses moines par les fenêtres. « Cet instinct profond de l’harmonie universelle, qui se décelait chez saint François par mille effusions de tendresse tout ensemble singulières et charmantes, modifia d’abord la théologie avec Alexandre de Haies et saint Bonaventure, poussa Roger Bacon aux plus curieuses recherches et contraignit enfin Duns Scot, le rival heureux de saint Thomas dans l’université de Paris, à commencer une révolution dans la métaphysique, et par là même à en préparer une autre dans les sciences[29]. »

Il a fait plus encore que tout cela réuni. Il avait trouvé le monde triste, et il l’a laissé moins triste. Les moralistes amers qui disent tant de mal de l’humanité n’ont certainement jamais mesuré ce qu’un homme peut faire de bien dans son passage sur la terre. Ils n’ont jamais songé, dans leur ingratitude, à ces êtres qui sont, comme nous, les fils de la femme, et qui ont su relever des millions de cœurs accablés. La poétique Ombrie a résumé la vie du plus grand de ses fils dans un de ces symboles profonds que le peuple seul sait trouver. La légende rapporte qu’en une nuit de janvier, saint François sortit dans le jardin de la Portioncule, ôta ses vêtemens et se roula sur un buisson d’épines, « pour connaître quelque chose des souffrances de son maître. » Mais les épines se transformèrent en roses qui n’avaient point de piquans. Ces trois lignes racontent la gloire de saint François d’Assise mieux que ne le sauraient faire des volumes : il a changé en roses, du moins pour un temps, quelques-unes des épines de l’humanité.


ARVEDE BARINE.

  1. Nous mentionnerons en première ligne l’Histoire de saint François d’Assise, de M. L’abbé Léon Le Monnier (Paris, 2 vol. in-8o, 1889; Victor Lecoffre), ouvrage remarquable par l’érudition, la largeur d’esprit et la sincérité. Puis les délicieuses biographies de Thomas Celano et des Trois Compagnons, tous quatre disciples de saint François; la Vita, etc., de saint Bonaventure (1263); les Fioretti (XIVe siècle); le Saint François de Frédéric Morin (1853), et celui du docteur Karl Hase (Leipzig, 1856); Poètes franciscains, d’Ozanam (1859); Nouvelles Études d’histoire religieuse, par M. Renan ; des Hallucinations du mysticisme chrétien, par A. Maury (Revue du 1er novembre 1854) ; l’Italie mystique, par Emile Gebhart (1890), etc.
  2. Selon d’autres, en 1181.
  3. Deuxième Vie de Thomas Celano.
  4. Traduit par Villemain.
  5. Celano.
  6. Voir Cristofani, Storie d’Assisi.
  7. La Vie des trois compagnons.
  8. Celano.
  9. Ibid.
  10. Celano, Deuxième Vie.
  11. Les Trois compagnons.
  12. Celano.
  13. Fioretti, traduction d’Ozanam.
  14. Traduction de Frédéric Morin.
  15. Voir Ozanam, les Poètes franciscains.
  16. Voir Franz von Assisi, par le docteur Karl Hase (Leipzig, 1856).
  17. Cette lettre se trouve dans le recueil des lettres du chancelier Pierre de la Vigne. M. l’abbé Le Monnier croit pouvoir la reporter à l’épiscopat italien, et ses raisons paraissent très plausibles.
  18. Francisci Assisiatis Opera omnia.
  19. Thomas Celano.
  20. Continuateur de Guillaume de Tyr.
  21. Vita, etc., de saint Bonaventure.
  22. Fioretti, traduction d’Ozanam.
  23. Traduction d’Ozanam.
  24. Celano.
  25. Le Monnier.
  26. Matthieu Paris.
  27. Karl Hase.
  28. Des Hallucinations du mysticisme chrétien, par A. Maury (Revue du 1er novembre 1854). Les travaux sur la suggestion hypnotique ont achevé d’élucider la question. On a provoqué les stigmates et la sueur de sang, par suggestion, sur différentes personnes. (Voir le Somnambulisme provoqué, par Beaunis; les Mémoires de la Société de biologie (1885); la Revue de l’hypnotisme, t. IV, etc.)
  29. Frédéric Morin.