Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 290-298).


VII

Le bal.


Lorsque je sonnai pour avoir mon eau chaude et me faire raser, le lendemain matin, je ne reçus d’autre réponse qu’un grognement inarticulé. Mais au troisième coup de sonnette la porte s’ouvrit ; et sur le seuil j’aperçus, debout, ou plutôt titubant, le modèle des valets. Il était en chemise, dépeigné ; son visage exprimait un mélange de honte et d’abrutissement. Il tenait en main le broc d’eau chaude ; mais sa main tremblait, et déjà sa chaussure était tout arrosée.

« Jamais plus ! monsieur Anne ! proféra-t-il d’un ton pitoyable.

— J’en suis sûr, Rowley ! C’est là un accident qui arrive aux meilleurs ; et souvent il leur profite pour les rendre meilleurs encore !

— Je sens que je vous ai donné tant d’embarras, hier soir ! reprit le pauvre garçon.

— Les embarras de la veille ne comptent pas ! répondis-je. Mais j’en aperçois d’autres devant moi, pour aujourd’hui, où je crois bien que ce qui me reste de tête va m’abandonner. Et, d’abord, il y a Mme Mac Rankine qui va venir d’un instant à l’autre pour nous exécuter !

— Oh ! quant à ça, monsieur Anne, répondit Rowley avec un clignement tout à fait impertinent de ses yeux rougis, vous n’avez pas à vous mettre en peine ! La vieille aboie plus qu’elle ne mord ; et au fond, sauf excuse, pour ce qui est d’être une brave femme, c’en est une ! »

Une chose, en tout cas, était sûre : Rowley, ce matin-là, ne pouvait pas être admis à me raser sans une imprudence téméraire. Je le renvoyai dans son lit, avec consigne d’y rester jusqu’à nouvel ordre ; et je procédai moi-même à ma toilette, d’une main à peine moins tremblante, d’ailleurs, que la sienne. Il avait eu beau dire : la perspective de Mme Mac Rankine ne me souriait guère.

Elle me souriait si peu, en vérité, que je me mis à tisonner le feu lorsque j’entendis approcher ma terrible hôtesse. Elle déposa sur ma table mon déjeuner et le Mercure, et se tint immobile, les mains sur les hanches, dans une attitude de provocation.

« Eh bien ! Mme Mac Rankine ? commençai-je, en levant sur elle un regard timide.

— Eh ! bien !… Hum ! »

Suivit un silence tragique.

« Madame, dis-je enfin, je vois bien que vous voulez que nous partions d’ici ! Soit ! Accordez à Rowley une journée pour se remettre, et demain vous serez délivrée de nous ! »

Sur quoi, sans toucher au déjeuner, j’allai prendre mon chapeau.

« Et où allez-vous ? demanda brusquement Mme Mac Rankine.

— Chercher un autre logement

— Malheureux, ne faites pas ça ! Prenez garde ! Et moi qui n’ai pas fermé l’œil de toute la nuit ! »

Elle s’abattit dans un fauteuil.

« Non, monsieur Ducie, vous ne ferez pas ça ! Pensez à cet agneau innocent !

— Rowley ?

— Il est trop jeune pour mourir ! gémit mon hôtesse.

— Hé ! m’écriai-je. Croyez-vous donc que je réclame sa mort ? »

Je fis un pas vers la porte, puis revins m’asseoir près du feu.

« Madame Mac Rankine, dis-je, je vois que vous avez bon cœur ! Faites-moi la grâce de rester assise un moment et de m’écouter ! »

Ayant dit cela, je lui exposai mon cas, tout entier, sans faire aucune omission ni essayer la moindre atténuation. Sa poitrine se souleva cruellement pendant le récit du duel avec Goguelat ; et je vis qu’elle fermait ses yeux lorsque j’en fus arrivé à ma descente du rocher. Pour tout le reste, elle m’écouta en silence. Puis, mon histoire achevée, elle se leva et marcha vers la porte, sans parole. Sur le seuil, elle se retourna.

« Voilà une histoire bien étrange déclara-t-elle. Si feu Mac Rankine m’en avait conté l’équivalent, je lui aurais dit en face qu’il était un menteur ! »

Et ce fut tout. Tout pour moi, du moins, car j’entendis l’excellente dame se transporter aussitôt au chevet de M. Rowley, et — je l’aurais juré — lui répéter mot pour mot le récit complet de mes aventures.

Les heures que j’eus à traverser ensuite m’apparaissent aujourd’hui encore les plus longues de ma vie. Le Mercure même, cette fois, ne parvint pas à me distraire. J’y retrouvai simplement une répétition de l’annonce de la veille, promettant une récompense à qui me livrerait. Il y eut bien, je me rappelle, un coup de sonnette précipité qui, pendant une minute, une minute interminable, arrêta mon sang dans mes veines ; mais je retrouvai mon souffle, et avec lui mon ennui, lorsque je vis entrer dans ma chambre un garçon tailleur, venu pour m’apporter le costume de bal que j’avais loué la veille. Le costume consistait en un habit olive avec des boutons dorés et des revers de soie grise, une culotte olive, et un gilet blanc semé de fleurs bleues. Je déjeunai vers midi ; à la chute du jour, je bus une tasse de thé. Enfin arriva le soir, et je m’habillai.

C’est seulement vers sept heures, déjà prêt à sortir, que je pénétrai dans la chambre de mon malheureux valet. Je le trouvai moins jaune, mais non moins contrit. Mme Mac Rankine était assise près de lui, une grosse Bible à la main, et le divertissait en lui commentant les passages les plus sévères du Livre des Proverbes.

Les yeux de Rowley s’illuminèrent dès qu’il m’aperçut. Mais, sans attendre les compliments qu’il s’apprêtait à me faire sur ma belle tenue, c’est à Mme Mac Rankine que je m’adressai.

« S’il vous plaît, madame, dis-je, parlons affaires ! D’abord, veuillez me donner ma quittance pour notre logement et notre pension !

— Je ne fais mes quittances que le samedi !

— Eh bien ! dis-je, attendez jusqu’à samedi, et, quand vous aurez fait mon compte, déduisez-le de ceci ! »

Je lui remis vingt-cinq guinées.

« Le surplus, ajoutai-je, servira pour l’entretien de Rowley, en attendant qu’il puisse toucher l’argent qu’il a en banque, ce qui ne saurait tarder.

— Vous allez revenir cette nuit, n’est-ce pas, monsieur Anne ? s’écria Rowley.

— Je crains bien d’en être empêché, mon garçon ! Mais, surtout, n’oubliez pas que vous m’avez promis de m’obéir ! (Car je le voyais s’apprêtant à sauter de son lit pour me suivre.) Vous me servirez mieux en restant à Édimbourg. Et, d’ici une semaine, si vous n’entendez pas parler de moi, vous vous présenterez de ma part à Me Robbie, avoué, dans Castle Street. Je ferai en sorte qu’il soit prévenu. »

Je confiai une dernière fois le digne jeune homme aux soins maternels de Mme Mac Rankine ; et, équipé d’une paire de galoches qui avaient jadis appartenu à feu Mac Rankine, je me mis en chemin, sur un pavé tout balayé de pluie.

Je lus, sur la carte d’invitation, que le bal avait lieu à Buccleuch Place, dans une rue voisine de George Square. Je trouvai là une foule, horriblement mouillée, réunie autour d’un couple de lanternes et d’un pavillon de toile tout ravagé, sous lequel une longue raie de lumière tombait sur l’étang du pavé. Les invités arrivaient déjà en grand nombre. Je me faufilai vivement à travers la foule des badauds, présentai mon invitation, et gravis un escalier décoré de bannières et de plantes vertes. Un vénérable vieillard en livrée m’accueillit en haut des marches. « Le vestiaire est à gauche, monsieur ! » Obéissant à cet ordre sommaire, je déposai entre les mains d’un autre domestique mon manteau, les galoches de feu Mac Rankine, et le plaid que m’avait jadis donné Flora ; c’était, de toute ma précieuse garde-robe, le seul objet que je n’avais pu me résigner à laisser derrière moi.

« Quel nom, monsieur ? » demanda ensuite le vieillard en se précipitant sur ma carte d’invitation ; il lut le nom, respira un moment pour s’éclaircir la gorge, et hurla, provoquant tous les échos de la salle du bal : « Monsieur Ducie ! »

Ai-je besoin de dire l’effroyable gêne qui me paralysait ? Heureusement une danse avait commencé ; et déjà les chaises, le long des murs, étaient assez garnies. En fait, les invités de seconde qualité étaient déjà arrivés, et se trouvaient absorbés dans l’intéressante occupation de voir entrer les invités plus notables. Je pus donc me glisser dans un coin, sans exciter d’autre attention que celle d’un petit maître de cérémonies qui, lorsque la danse fut achevée, se détacha d’un groupe voisin et s’approcha de moi avec un sourire insinuant.

« Monsieur Ducie, si j’ai bien entendu ? Monsieur, sans doute, est étranger dans notre capitale ? J’espère que monsieur est un danseur ? Permettez-moi, monsieur Ducie, de vous trouver une partenaire ! »

J’eus une forte tentation d’accepter son offre, et de me faire présenter par lui à l’imposante jeune fille, toute en dents, en yeux, et en épaules, avec qui Ronald s’était entretenu tendrement pendant la soirée de M. Robbie. Un tour de danse avec cette jeune personne aurait été pour moi un divertissement salutaire : salutaire pour calmer un instant mon agitation, mais, sans doute, infiniment dangereux pour la suite de mes destinées. J’eus la force de me retenir. Je remerciai le petit homme, en lui disant que je préférais attendre des amis ; et, à demi caché dans mon coin, j’attendis.

Sans cesse d’autres invités faisaient leur entrée, que le vieux domestique accompagnait d’un hurlement de plus en plus solennel. Et bientôt j’entendis hurler :

« Miss Gilchrist, miss Flora Gilchrist, monsieur Ronald Gilchrist ! »

Le premier de ces noms me fit trembler de tous mes membres. Mais la vue de ma chère Flora eut vite fait d’effacer toutes mes alarmes ; et je me souviens que je me réjouis même de constater que, du moins, l’odieux Chevenix s’était réellement trouvé empêché de monter sa garde pendant la soirée. La salle était grande, la foule s’entassait ; je pus me dissimuler sans le moindre embarras. La vieille fille, d’ailleurs, ni personne de la famille, n’avait cru que je me risquerais à venir au bal, après les avis publiés dans les journaux à mon sujet. Le fait est que, à peine entrée, la terrible dame s’en alla tranquillement vers la salle de jeu ; et Ronald, à qui elle avait confié la garde de Flora, ne tarda pas à être magnétiquement fasciné par l’abondante beauté de la demoiselle dont j’avais eu un instant la folle pensée de lui disputer les faveurs.

Ainsi, par une grâce spéciale de la Providence, j’eus le bonheur de voir Flora séparée de ses deux gardiens. Déjà une nouvelle nuée de vagues petits jeunes gens commençait à se former autour d’elle ; mais je n’eus pas de peine à dissiper la nuée, ou plutôt à la franchir sans la dissiper entièrement, de telle manière que cette réunion de timides et obstinés soupirants fut pour nous comme un rempart supplémentaire, pendant les courtes minutes de notre entretien.

Flora avait pâli en m’apercevant ; mais, chez elle aussi, le plaisir avait tout de suite effacé la crainte. Elle me salua le plus poliment du monde, comme si c’était la deuxième ou la troisième fois qu’elle m’eût rencontré, me fit une place tout près d’elle, et se mit à jouer de son éventail.

« Écoutez ! lui dis-je à demi-voix. Mon cousin Alain est à Édimbourg, à l’hôtel Dumbreck ! »

Elle continuait à tenir son éventail levé, bien que son petit poignet tremblât affreusement.

« Le gredin a amené tout Bow Street avec lui, repris-je ; et, suivant toute vraisemblance, on est en train d’explorer tous les logements de la ville pour me découvrir.

— Et vous vous attardez à Édimbourg, et vous osez vous montrer ici ! Il faut que vous soyez fou, Anne ! Vous vous perdez !

— J’ai été fou, ma chérie ! mais, maintenant c’est la sagesse qui m’a fait venir ici. Figurez-vous que j’ai commis la sottise de déposer ce qui me restait d’argent dans une banque de George Street, au nom de Rowley ! Et voici que l’entrée de la banque est surveillée ! Sans argent, impossible de me mettre en route ! Il m’a donc bien fallu vous retrouver, pour vous réclamer les billets dont vous avez eu la bonté d’accepter la garde ! Je suis allé avant-hier à Swanston ; j’y ai été accueilli par Chevenix, ayant sous ses ordres votre estimable frère et un animal nommé Towzer, que j’espère bien avoir assommé, soit dit en passant ! Et j’espère bien pouvoir assommer de même son digne maître, dès que j’aurai un peu de loisir. Je commence à en avoir tout à fait assez, du major Chevenix ! »

Mais l’éventail s’était abaissé. Flora avait penché la tête en avant, et elle me considérait d’un regard navré, avec des remords infinis dans ses beaux yeux.

« Et moi qui ai enfermé les banknotes dans mon armoire, tout à l’heure, en m’habillant pour le bal ! C’est la première fois qu’elles ont quitté mon cœur ! Malheureuse, méchante créature que je suis !

— Hé ! chérie, le mal n’est pas irréparable ! Quand vous rentrerez chez vous, cette nuit, glissez-les dans une cachette quelconque ; par exemple, dans le coin du mur, au bas du jardin…

— Attendez ! laissez-moi réfléchir ! »

Elle releva de nouveau son éventail ; et je vis qu’un effort de pensée donnait à ses yeux une teinte plus sombre.

« Vous connaissez, dit-elle, la colline devant laquelle on passe, au delà de Swanston ? Ronald et moi, depuis notre enfance, nous l’appelons le Dos de Poisson, car elle porte, au sommet, un bouquet de sapins qui a l’air d’une nageoire. De l’autre côté de la colline, il y a une carrière. Si vous pouvez vous trouver là, à huit heures, demain matin, je crois que je saurai m’arranger pour venir vous apporter moi-même votre argent. »

Mon’cœur bondit de joie à cette proposition. Mais non, j’avais à être sage ! Et je répondis :

« Pourquoi vous exposer en personne à un tel risque ?

— Je vous en prie, Anne, oh ! je vous en prie, s’écria-t-elle, laissez-moi faire quelque chose ! Si vous saviez ce que c’est, de rester assise à la maison pendant que… celui pour qui l’on vit… »

« Le vicomte de Saint-Yves ! »

Ce nom, aboyé à la porte, coupa la phrase déjà hésitante de Flora, comme le glas d’une cloche d’alarme. Et déjà sur le seuil, le lorgnon en main, épanoui, flamboyant, outrageusement pommadé, se dressait mon détestable cousin.

Aussitôt je quittai Flora, pour aller me cacher au fond de la salle. Et j’eus besoin d’une adresse et d’une chance qui, aujourd’hui encore, m’étonnent, pour parvenir à rejoindre la porte d’entrée, de proche en proche, le visage presque toujours tourné contre le mur, sans être aperçu de mon ennemi.

Mais à peine étais-je parvenu à la porte d’entrée, que je vis, debout devant le vestiaire, l’homme au gilet de moleskine, occupé à échanger des signaux avec d’autres hommes que, sans doute, mon cousin avait postés au bas de l’escalier.

Que le lecteur juge de l’agrément de ma situation ! Essayer de sortir, c’était risquer, presque à coup sûr, de me faire arrêter ; rentrer dans la salle signifiait m’exposer presque infailliblement à être découvert par mon cousin, qui, j’en étais certain, était venu à ce bal bien plus encore pour moi que pour lui-même.

Les chances me parurent si misérablement égales, des deux côtés, que je me rappelle que, pour prendre un parti sans trop de réflexion, je recourus au procédé traditionnel du jeu de pile ou face. Je tirai de ma poche une pièce d’argent ; et comme l’image que je vis sur la face était le portrait du roi Georges, j’en conclus que la destinée m’ordonnait de rentrer dans la salle. J’y rentrai donc : voilà ce que je sais. Mais je ne me charge pas de raconter comment je réussis à traverser de nouveau cette salle dans toute sa longueur, à traverser encore la salle de jeu, sous les feux du lorgnon de miss Gilchrist, à traverser une sorte de buffet, qui venait ensuite, et à découvrir enfin un second escalier, communiquant avec la cuisine. Le fait est que je me trouvai, tout à coup, dans une ruelle, d’où j’aperçus, à cent pas de moi, les lumières et les arbres de George Square. J’étais allé au bal, j’avais vu Flora, j’avais obtenu la promesse de ravoir mon argent ; et, Dieu merci, j’étais encore en liberté !