Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 243-251).


III

Le jour du Sabbat.


Il était temps, en vérité, que je quittasse Swanston-Cottage ; mais restait à savoir ensuite ce que je pourrais bien faire de moi. En me séparant de Rowley, la veille, je lui avais recommandé de dire à notre hôtesse que j’avais rencontré un ami, et que, sans doute, je ne rentrerais pas avant le lendemain matin. L’invention n’était pas mauvaise en soi ; mais l’état où je me trouvais la rendait impraticable. Je ne pouvais pas songer à rentrer avant de m’être d’abord arrêté quelque part, pour sécher et décrotter mes vêtements, et pour me coucher dans un lit pendant cette opération.

La fortune me favorisa de nouveau. J’aperçus, à une centaine de pas de moi, sur la gauche, une fenêtre éclairée : un malade qu’on veillait, sans doute, dans une maison. Mais, à mesure que j’approchais, j’entendis venir à moi plus distinctement un bruit de chants, dont je finis même par percevoir les paroles : et ce n’étaient guère des paroles destinées à divertir ou à calmer l’insomnie d’un malade. Une dizaine de voix discordantes vociféraient des couplets bachiques, avec une telle fantaisie dans le rythme et avec une expression si sentimentale, que chacun des chanteurs devait sûrement en être au moins à sa troisième bouteille.

M’approchant encore, je vis une sorte de cabane rustique, au bord de la route, avec une enseigne au-dessus de la porte. La lumière qui affluait du dedans me permit de déchiffrer l’inscription : Le Repos du Chasseur, tenu par Alexandre Hendry. Porter, Ale, Spiritueux. On loge à la nuit.

Mon premier coup sur la porte interrompit la musique et une voix vacillante me demanda, du dedans :

« Qui va là ? »

À quoi je répondis :

« Un honnête voyageur ! »

Immédiatement après, les barreaux de la porte furent tirés par quatre ou cinq jeunes gens d’une taille démesurée, tous très convenablement mis et étonnamment ivres ; l’un d’eux, qui paraissait d’ailleurs le plus ivre de tous, portait une chandelle dont il arrosait, au hasard, les vêtements de ses compagnons.

C’est avec une bonté pleine d’incohérence qu’ils m’accueillirent, et écoutèrent l’histoire, hâtivement improvisée, que je leur débitai ; après quoi ils me poussèrent jusque dans la pièce où ils se tenaient, un petit salon de taverne, avec un admirable feu dans la cheminée et, sur le plancher, une quantité plus admirable encore de bouteilles vides ; et ils m’apprirent que j’étais devenu, par le fait, de cette réception, membre temporaire du Club des Six Pieds de Haut, société athlétique de jeunes gens de bonne famille. Ils me firent comprendre que je les avais surpris au milieu d’une « séance de boisson de toute une nuit », succédant à une « marche de toute une journée » ; et que tous les membres du club comptaient bien être sur pied, et « en règle comme une pièce de vingt sous » pour le service divin de midi, à l’église la plus voisine.

Je dois ajouter que bien que six pieds de taille eussent suffi pour donner le droit d’être membre du club, tous mes nouveaux amis dépassaient de beaucoup cette taille minimum ; de telle sorte que je retrouvais, en face d’eux, mes sensations d’enfance, et me demandais involontairement ce que toutes ces grandes personnes allaient bien faire de moi. Mais les Six Pieds, s’ils étaient très ivres, n’étaient pas moins bons. Le patron et tous les domestiques de l’auberge étaient couchés et ronflaient déjà depuis longtemps. Que ce fût par un don naturel ou par une habitude acquise, ils pouvaient s’accommoder de dormir comme des momies, dans la cuisine, pendant que le plus affreux vacarme se faisait à quelques pas de là. Et ce fut dans ladite cuisine que mes nouveaux amis m’entraînèrent ; ils comptèrent le nombre des paillasses et celui des dormeurs, m’offrirent de me mettre sur l’une des paillasses avec le garçon d’écurie, me proposèrent de mettre le garçon d’écurie sur le plancher pour m’installer à sa place, tombèrent sur les chaises, et firent assez de tapage pour réveiller des morts : tout cela illuminé par le même jeune porteur de torche, mais qui maintenant tenait deux chandelles, et, de plus en plus, sans cesser de nous asperger de suif, devenait lui-même pareil à un homme écrasé sous une tourmente de neige.

Enfin un lit fut trouvé pour moi dans un cabinet voisin, mes aimables hôtes m’aidèrent à me débarrasser de mes vêtements, qu’ils se chargèrent eux-mêmes de mettre à sécher devant le feu du salon ; je pus m’étendre, me reposer, et, bientôt, m’endormir.

Quand je m’éveillai, vers neuf heures, avec un beau soleil m’éblouissant les yeux, l’aubergiste en personne accourut à mon appel, m’apporta mes vêtements, tout à fait secs et dûment brossés, et me communiqua la bonne nouvelle que tout le Club des Six Pieds de Haut était enfin allé se coucher. Mais la question de savoir où ils pouvaient bien s’être couchés resta une énigme pour moi jusqu’à ce que, en sortant de l’auberge par la petite porte du jardin, j’aperçus une étable où, à ma grande surprise, toutes les têtes rouges de mes gigantesques amis se trouvaient mêlées dans la paille, comme des prunes dans une tarte.

Le soleil brillait gaiement lorsque je me mis en route ; l’air était rempli d’un parfum presque printanier ; et tout cela, joint au bon repos que je venais de prendre, achevait de me faire marcher d’un pas vif et alerte. Pourtant, à mesure que j’approchais de la ville, la conscience du danger me revenait à l’esprit ; et je me dis tout à coup que j’aurais bien meilleure contenance pour traverser les rues d’Édimbourg si, au lieu de marcher seul, je pouvais me procurer un compagnon avec qui causer. Or, voici que précisément, dans un faubourg, j’eus la chance d’apercevoir un ample personnage qui, avec une longue redingote et des guêtres de soie, se tenait en arrêt devant un mur de pierre. Saisissant une occasion qui me parut excellente, je m’arrêtai à mon tour dès que je fus près du gros homme, et lui demandai ce qu’il avait trouvé là pour l’intéresser.

Il retourna vers moi, un visage qui, en proportion, n’était pas moins large que son dos.

« Eh bien ! monsieur, répondit-il, j’étais en train de m’étonner de mon incurable stupidité : car je passe par ce chemin toutes les semaines de ma vie, quand le temps le permet, et jamais encore je ne m’étais avisé de remarquer la pierre que voici ! »

Ce que disant, il frappait le mur avec une canne en bois de chêne, respectable comme tout l’ensemble de sa personne et de sa tenue.

Je regardai la pierre en question. Encastrée dans un mur de construction plus récente, elle offrait des traces d’un blason sculpté. Aussitôt je me rappelai ce que m’avait dit Flora de la manie héraldique de M. Robbie, dont le portrait, tel qu’elle me l’avait décrit, s’accordait d’ailleurs entièrement avec la figure de l’inconnu que j’avais devant moi.

« De belles armoiries ! dis-je. Ne sont-ce point celles des Douglas ?

— Eh oui ! monsieur, ce sont bien les armes des Douglas, autant du moins que leur triste état présent permet de les déchiffrer ! Mais laissez-moi vous poser à mon tour une question plus personnelle, monsieur ! Dans les temps dégénérés où nous vivons, je suis bien surpris de vous trouver si renseigné en matière de blason !

— Oh ! j’ai reçu une légère teinture de cette belle science dans ma jeunesse ! répondis-je. Mais j’ai, depuis longtemps, tout oublié. Que le ciel me préserve de vouloir vous tromper, en me posant devant vous comme un connaisseur !

— Et un peu de modestie ne messied pas, même chez un connaisseur ! » répondit gracieusement mon respectable ami.

Car le fait est que, dès cette minute, nous devînmes amis ; et c’est de la façon la plus amicale que nous nous entretînmes tout le long du faubourg et puis dans les rues de la Ville Neuve, qui était silencieuse et déserte comme une cité des morts. Les boutiques étaient fermées, pas une voiture ne passait, les chats folâtraient seuls au soleil, sur les pavés ; et l’écho de nos pas et de nos voix nous revenait des maisons inanimées. J’assistais là, pour la première fois, à la célébration hebdomadaire du Sabbat dans la vénérable cité d’Édimbourg ; et je dois avouer que le spectacle, s’il manquait de gaieté, n’était pas dépourvu d’une certaine grandeur. Puis, tout à coup, pendant que nous marchions et causions ainsi dans cette étrange solitude, les cloches se mirent à sonner de tous les coins de la ville ; et aussitôt les rues se remplirent de pieuses personnes se rendant aux offices.

Mon compagnon m’invita à partager son banc au temple de Sainte Mary, où j’aurais le plaisir d’entendre le docteur Henry Gray, « un prédicateur des plus remarquables » ; et peu s’en fallut que je n’acceptasse cette offre qui, je le crains bien, aurait eu de quoi donner un cours tout différent à mes aventures. Mais, au dernier moment, je retrouvai par hasard assez de bon sens pour m’excuser, en alléguant la promesse de rejoindre des amis qui avaient en réserve pour moi, quelque part, un autre prédicateur non moins « remarquable ». Et un nouveau hasard me fournit, fort à propos, le moyen de vérifier la justesse de mes conjectures sur l’identité de mon obligeant compagnon ; car j’entendis celui-ci salué, par un passant, sous le nom de « M. Robbie ».

Aussitôt je présentai la lettre d’introduction dont m’avait pourvu l’excellent M. Romaine, en même temps que je me présentais sous le nom de « M. Ducie », que Rowley et moi avions décidé de substituer au nom désormais hors d’usage de « M. Ramornie ». Le digne avoué, enchanté de rencontrer un ami de son ami Romaine, et plus enchanté encore, sans doute, de rencontrer un confrère en cette science héraldique, dont il était un fervent adepte insista très vivement pour que je consentisse du moins à venir dîner avec lui.

« Nous avons la réputation d’être un peuple hospitalier, dans notre pays, me dit-il ; et je serai ravi de pouvoir vous faire apprécier notre hospitalité.

— Mon cher monsieur Robbie, répondis-je, j’espère bien pouvoir l’apprécier chez vous quelque jour ; mais aujourd’hui, à mon grand regret, je ne le puis pas. Je me trouve amené dans votre ville par une affaire, et d’un genre assez particulier. Aussi longtemps que je ne vous aurai pas exposé cette affaire, parlant en votre personne à l’homme de loi et en qualité de client, je ne puis songer à accepter une invitation que j’aurais, en quelque sorte, le sentiment de vous avoir volée !

— Bon, bon, dit-il un peu refroidi, il en sera comme vous voudrez, encore que vous ne pourriez pas parler autrement si vous aviez commis les pires forfaits ! Soit, donc, tout le dommage sera pour moi ! J’aurai à manger seul, sans autre distraction que de méditer le sermon du docteur Gray entre deux gorgées de mon vieux bourgogne. Mais quant à l’affaire dont vous me parlez, si vraiment elle est aussi importante que vous le dites, je suppose qu’il y a urgence à s’en occuper ?

— Elle presse fort, en effet, monsieur, je dois vous l’avouer, répondis-je.

— Eh bien ! convenons, si vous voulez, de huit heures et demie, demain matin ! Vous avez mon adresse ? » demanda-t-il, et il me donna son adresse, la seule chose qui me manquât encore.

Enfin, à la hauteur de York place, nous nous séparâmes, avec force civilités réciproques ; et je fus libre de poursuivre mon chemin jusqu’à mon appartement de Saint-James’s Square.

En arrivant près de la maison, j’eus l’extrême surprise d’apercevoir mon hôtesse qui rentrait chez elle, vêtue avec une élégance sévère, et ayant à son bras mon domestique Rowley, également en grande tenue.

Tous deux s’empressèrent au-devant de moi dès qu’ils m’aperçurent ; et le premier soin de Mme Mac Rankine fut de me demander à quel office j’avais assisté. Je me rappelai très à point le nom du temple où se rendait M. Robbie, et c’est ce nom que j’offris timidement en réponse à la dame, en y joignant celui de l’éminent docteur Gray. Je croyais, par ce mensonge, me la rendre tout à fait favorable : j’ignorais encore, à ce moment, combien l’âme écossaise est exigeante et difficile en matière d’alimentation spirituelle. Au lieu du compliment que j’avais espéré, la dame me répondit par une moue irritée, qui aussitôt me fit comprendre que la religion de M. Robbie et celle de Mme Mac Rankine ne vivaient pas entre elles en de trop bons termes.

« Vous ne devez pas oublier, madame, que je suis étranger à votre ville ! repris-je. Si j’ai mal fait, c’est par pure ignorance. Et si, cet après-midi, vous consentez à me conduire vous-même à un autre service, à un meilleur, je me ferai un plaisir de vous accompagner ! »

Cette imprudente proposition se trouva prise au mot. À peine les cloches s’étaient-elles remises en branle, dans l’après-midi, que Mme Mac Rankine se présenta sur le seuil de ma chambre, et me fit savoir qu’elle m’attendait pour me mener prier au bon endroit. Aussitôt je lui offris mon bras le plus galamment du monde, tandis que Rowley nous suivait à deux pas en arrière. Je commençais à me familiariser avec l’idée de mes risques à Édimbourg, et je me rappelle que la perspective d’assister à un sermon, loin de m’effrayer, me faisait même l’effet d’une nouveauté amusante. Hélas ! la nouveauté de la chose s’effaça vite, et mon amusement fut de courte durée. Je ne sais pas ce que pouvaient être les sermons du docteur Gray ; mais celui du révérend Mac Craw, ce jour-là, se trouva un véritable phénomène d’incohérence et d’ennui. Il était dirigé, à ce que je crus comprendre, contre toutes les églises de la terre, et contre la mienne en particulier ; mais, avec tout cela, l’attaque était si confuse et si remplie de banalités que j’eus une peine extrême à ne pas m’endormir. C’est par un miracle d’énergie que je pus me tenir éveillé jusqu’au bout du sermon.

N’importe, ma ferveur parut cependant toucher l’exigeante Mme Béthiah Mac Rankine. Ou peut-être l’excellente dame était-elle touchée par d’autres considérations d’ordre plus temporel ? Le fait est qu’elle ne semblait nullement fâchée de pouvoir se rendre au temple en compagnie d’un élégant dandy, et avec un valet en livrée marchant derrière elle. Je compris cela à la manière dont elle nous conduisait, dont elle nous désignait, dans les Bibles, les psaumes à chanter, dont elle nous offrait des losanges de pâte pectorale dans une bonbonnière d’écaille ; et dont, à chacune de ces attentions, elle promenait un petit coup d’œil autour de l’église, pour bien s’assurer qu’on la remarquait.

Je n’en crus pas moins de mon devoir de l’encourager dans ces sentiments de bienveillante sympathie à mon égard. Au retour de l’église, — si toutefois on peut appeler cela une église, — j’imaginai, pour achever de l’intéresser à moi, un projet à la fois insidieux et hardi. Je résolus de la mettre dans la confidence de mes amours. Et à peine lui avais-je fait mention d’une jeune dame et du lien qui m’unissait à elle, qu’elle me demanda, tournant vers moi un visage d’une gravité inquiétante.

« À quelle dénomination religieuse appartient-elle ?

— Ma foi, madame, répondis-je, tout interloqué, je n’ai pas encore songé à m’en informer ! Je sais seulement que mon amie est une bonne chrétienne, et cela me suffit !

— Oui, sans doute, soupira mon hôtesse, si elle l’est réellement ! Il reste un peu de christianisme au fond de bon nombre de dénominations, je ne le nie pas. Il en reste un peu chez les Mac Glashanites, un peu chez, les Glassites, davantage encore chez les Mac Millanites ; et je dois même dire qu’on en retrouverait un atome jusque chez les membres de l’Église Établie.

— J’ai même connu, hasardai-je, quelques papistes qui étaient d’assez braves gens !

— Fi ! monsieur Ducie, vous n’avez pas honte ? s’écria-t-elle.

— En vérité, chère madame…

— On ne doit jamais plaisanter dans les matières sérieuses ! » fit aigrement la dame.

Mais, dans l’ensemble, elle accueillit la confidence de notre idylle avec avidité, comme un chat lèche ses moustaches sur un plat de crème. Et, chose étrange à dire, moi-même j’éprouvai une satisfaction presque égale à pouvoir déverser le trop-plein de mon cœur dans cette poitrine desséchée : tant on a raison d’affirmer que l’amour est, par essence, une passion expansive ! Et ma confidence eut encore pour résultat de créer entre nous un lien d’intimité. Dès ce moment, je sentis que mon austère hôtesse était devenue mon amie ; et, en vérité, je n’eus que fort peu de peine à lui persuader de se joindre à nous, ce soir-là, pour le thé. Que le lecteur imagine cet étrange trio, Rowley, Mme Mac Rankine, et le comte de Saint-Yves !