Sadowa (Emile Ollivier)

Sadowa (Emile Ollivier)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 5-40).
SADOWA


I

Le roi Guillaume et le roi Victor-Emmanuel se déclaraient généralissimes de leurs armées. Dès lors la désignation du chef d’état-major général devenait une affaire de majeure importance. Rien n’est plus indéterminé que la fonction de major général. Avec un souverain tel que Frédéric ou Napoléon Ier, ou avec un véritable homme de guerre, les qualités du chef d’état-major sont l’assiduité, la ponctualité, la soumission, l’habitude de rédiger rapidement des ordres clairs et brefs. L’initiative et l’autorité sont les dons du chef d’état-major d’un souverain insuffisamment expérimenté : son impulsion se fait sentir partout et ne s’affiche nulle part ; en conduisant, il affecte d’être conduit et se présente comme le simple exécuteur des résolutions qu’il a prises, d’autant plus maître qu’il s’efforce de le paraître moins, et qu’il attribue à son souverain la gloire et le profit des combinaisons dont il est l’auteur ; il laisse à l’indiscrète histoire le soin de le tirer de son obscurité volontaire et de lui faire sa part.

Le chef d’état-major du roi Guillaume fut Moltke. Agé de soixante-six ans, en France il eût été placé dans le cadre de réserve. Il possédait toutes les qualités requises. L’occasion ne lui avait pas encore été donnée de prouver qu’il savait prendre les subites initiatives, mais, dans la direction de l’état-major, il avait fait montre d’une sorte d’autorité et en même temps d’une connaissance parfaite de toutes les parties du commandement. Son humeur froide et taciturne, son éducation de discipline, étaient un sûr garant qu’il n’effaroucherait par aucune intempérance d’actes ou de paroles les susceptibilités de son roi. Ajoutons qu’avec ce roi, l’office du chef d’état-major était facile : il connaissait la science militaire, il était au courant du mécanisme de l’armée jusque dans ses moindres détails ; il était très appliqué, n’avait aucune fanfaronnade, et ne craignait de se diminuer ni en suivant les conseils de ses serviteurs, ni en s’en montrant reconnaissant.

Victor-Emmanuel n’était pas aussi commode. Il croyait que toute la science militaire consistait dans la bravoure, et nul n’en avait plus que lui ; il ignorait à peu près tout le reste. Habituellement vantard et peu disposé à faire la part de ses ministres dans l’œuvre commune, il s’expliquait cavalièrement sur leur compte : « Je veille jour et nuit, disait-il, pour mieux conduire mes affaires ; si je n’avais pas eu les yeux grandement ouverts, mes ministres ne m’auraient fait faire que des sottises. » Et même Cavour et Rattazzi, auxquels il reconnaissait quelque sagacité, ne l’avaient eue que « parce qu’ils avaient été dirigés par lui[1]. » Après s’être donné cette satisfaction de paroles, il leur laissait dans les affaires une entière latitude, ne croyant pas diminuer son autorité, persuadé même qu’il la consolidait en demeurant fidèle aux règles constitutionnelles. A l’armée, il se montrait, au contraire, très jaloux d’un commandement qu’il était peu apte à exercer ; il se croyait un grand capitaine, n’admettait pas qu’on en doutât, et craignait qu’en cas de victoire, on attribuât à son chef d’état-major la gloire qu’il voulait pour lui tout seul. Le chef d’état-major de sa préférence eût été Délia Rocca, qui l’avait été en 1859 ; mais les polémiques acerbes que ce général avait eu à soutenir, à propos des troubles de Turin, avec les hommes du parti au pouvoir ne permettaient pas de le proposer. Le Roi, alors, eût volontiers choisi le général Petitti, qui, à des qualités militaires remarquables, joignait l’attrait de manières charmantes ; alter ego de La Marmora, il entretenait des relations cordiales avec Cialdini. Petitti se récusa ; le choix se réduisit entre La Marmora et Cialdini. Victor-Emmanuel n’aimait ni l’un ni l’autre, pour une même raison : ni l’un ni l’autre ne faisaient cas de ses talens militaires et ne le laisseraient se mêler des opérations à tort et à travers ; tous les deux étaient pleins de confiance en eux-mêmes, dominateurs, obstinés, le premier tranquillement, le second impétueusement ; ils exigeraient d’exercer une action égale à leur responsabilité ; ils n’auraient pas la souplesse de s’effacer devant lui jusqu’à l’anéantissement apparent, et encore moins de supporter sans mot dire ses escapades imméritées de reproches. « Avec La Marmora et Cialdini, il ne se passera pas deux jours, disait-il, que nous ne nous rompions la tête. » Il fallait cependant prendre l’un ou l’autre, et, Cialdini refusant, il dut subir La Marmora.

En Prusse deux princes se trouvaient à la tête de deux armées 5 le prince héritier et le prince Frédéric-Charles. Entre les deux existait une certaine rivalité par suite de la jalousie du prince Frédéric-Charles, qui s’estimait plus que celui au-dessous duquel sa naissance le plaçait. Ce prince était avant tout un soldat, ardent, instruit, toujours occupé des choses de la guerre, auquel suffisait un chef d’état-major dans les conditions ordinaires ; le général Voigts-Rhetz les remplissait fort bien. Le prince héritier était avant tout un civil, faisant la guerre avec beaucoup de bravoure et de sang-froid, sans ferveur, aimant à dormir à son heure. Plus qu’auprès de son père, il fallait auprès de lui un chef d’état-major qui suppléât à son inexpérience. Cette tâche fut confiée à un des meilleurs généraux de l’armée, Blumenthal, homme de guerre consommé, prompt de résolution, ayant autant d’initiative que d’expérience.


II

François-Joseph renonçant à prendre le commandement, il fallut désigner deux généraux en chef. Les noms indiqués étaient ceux de l’archiduc Albert et du feld-maréchal Benedek.

L’archiduc avait reçu une éducation soignée de son père, l’archiduc Charles, bien servi en sous-ordre en Italie, mais il n’avait donné aucune preuve éclatante de ses talens militaires, et il était impopulaire à cause des sévérités de son gouvernement en Hongrie. Au contraire, la carrière de Benedek avait été brillante. Il était Hongrois, protestant, de famille bourgeoise ; ses études terminées à l’Académie militaire de Wiener-Neustadt, il fut porte-enseigne (1822) dans le régiment de Chastelar. Colonel, il se distingua en 1843, dans la répression des troubles de Galicie, par la rapidité décisive de son action, qui lui valut le titre de « Faucon de la Vistule, » et par sa modération dans la victoire, qui le lit aimer. Il rendit quelques services importans, en 1849, à l’armée du Danube, où il fut blessé deux fois. En 1859, à San-Martino, il battit les Italiens et les tint en respect jusqu’à ce que l’ordre général de retraite l’obligeât à leur laisser le champ libre. Il avait une belle figure, martiale et loyale, une voix forte de commandement ; il était énergique, tenace, d’une vaillance exceptionnelle ; ses officiers disaient que, sous la pluie des balles, son regard pénétrant devenait encore plus clair et qu’une flamme intérieure paraissait l’animer.

Il était connu comme amateur de théâtre. Cela donna l’idée à Victor-Emmanuel de lui envoyer en ambassadeur secret une belle actrice, Laura Bon, que le Roi avait beaucoup connue. Elle apportait la photographie de Sa Majesté, tous ses saluts, et se mit à réciter avec grâce le rôle nouveau qu’on lui avait appris : « Victor-Emmanuel était dégoûté de Napoléon et des Français ; il n’avait pas la fantaisie d’occasionner des déplaisirs au Saint-Père, de heurter le monde catholique en marchant sur Rome ; son vif désir serait de s’allier avec l’empereur d’Autriche pour obtenir pacifiquement la Vénétie par une large indemnité. Il demandait si Benedek serait disposé à rapporter à son maître ces propositions, et à assumer l’office de négociateur. » — Benedek fit à la belle des complimens sur ses talens diplomatiques, sur sa voix, sur ses dents, et lui dit simplement : « Si un général piémontais entrait sérieusement dans de pareils pourparlers, son roi et le monde entier s’écrieraient en chœur : Quel niais ! ou, pour mieux mieux dire, quel âne ! » Ils se mirent à rire ensemble de l’ambassade, et l’entretien se termina par une demande de recommandation auprès d’un directeur de théâtre de Vienne, faite par l’actrice[2].

Benedek, en sa qualité de Hongrois, de protestant, déplaisait fort aux archiducs et aux grands seigneurs qu’il eut sous ses ordres, et il paraît ne pas avoir épargné à certains les paroles dures et les sarcasmes. Sévère, mais bon, il était, au contraire, l’idole de ses officiers et de ses soldats. En Italie, sur un théâtre restreint, il avait très bien réussi. Sur une arène plus vaste et nouvelle, aux prises avec un, adversaire formidable, aurait-il l’intuition audacieuse qui met au niveau des grandes circonstances de la guerre ? Personne n’en doutait dans l’armée, dans le public, dans l’Allemagne. Pfordten disait que sa seule présence à la tête de l’armée équivalait à un corps de troupes de 40 000 hommes. Lui seul ne partageait pas la confiance générale. Il refusa le commandement, demanda une audience à l’Empereur, et lui exposa ses motifs. En sortant, il alla chez Mensdorff ; des larmes mouillaient ses yeux : « J’ai fait ce que j’ai pu, dit-il ; j’ai supplié l’Empereur de me décharger de ce fardeau ; je le sens, il est au-dessus de mes forces ; c’est un cas de conscience ; avec une division, je ferais tout ce qu’il est humainement possible de faire ; mais, pour manœuvrer 200 000 hommes dans ce pays que je connais peu, je n’ai pas ce qu’il faut. Je l’ai dit à Sa Majesté, rien n’a pu l’ébranler ; mais ce qui me désespère, c’est sa dernière phrase : « Vous êtes le seul, m’a-t-il dit, je n’en ai pas d’autre ! » Ah ! malheureux pays ! si, dans toute cette belle armée, nous n’avons pas un meilleur général que moi ! J’obéirai, c’est mon devoir ; mais, je vous en prie, mon cher comte, faites encore un effort auprès de Sa Majesté. »

L’Empereur persista et chargea le général Crenneville, de dire à Benedek « qu’en cas de défaite, sous une autre direction que la sienne et surtout sous celle d’un membre de la famille impériale, il serait obligé de descendre de son trône. » Benedek n’insista plus et il se sacrifia à son Empereur. Il prit le commandement de l’armée d’Allemagne ; l’archiduc Albert conserva celui de l’armée d’Italie (12 mai) : exactement le contraire de ce qu’il eût fallu faire.


III

Le généralissime désigné, on mobilise et on concentre. Dès la mobilisation terminée, l’armée prussienne fut divisée en trois : l’armée de l’Elbe, commandée par Herwarth de Bittenfeld ; l’armée de Frédéric-Charles (la 1re) ; l’armée du Prince royal (la 2e).

Ces forces furent d’abord déployées sur un espace immense de 450 kilomètres. Position d’attente devant un ennemi lointain, nullement aventureuse, car en peu de temps ces corps pouvaient se concentrer. Comment ferait-on cesser cette position d’attente ? Quelle ligne d’opérations choisirait-on ?

Moltke ne préparait pas ses plans mystérieusement, comme on l’a tant dit. Il ne se passait pas de jour qu’il n’écrivît un mémoire dans lequel il examinait toutes les opérations possibles du côté de l’ennemi et la meilleure manière d’y parer. Il le communiquait à ses officiers en leur demandant leur opinion et discutait avec eux. Quand il parla, vers la fin de mai, de séparer l’armée en deux masses, placées l’une dans la Haute-Silésie (2e armée), l’autre le long de la frontière saxonne et au nord de la Bohême (1re armée de l’Elbe), séparées l’une de l’autre par la Saxe, par l’Elbe, par de nombreux affluens de l’Oder, et plusieurs jours de distance, il rencontra une très vive opposition. On lui représenta qu’il n’était pas sage, en se divisant, de s’exposer à être le plus faible partout ; qu’il fallait entrer en Bohême, compacts, en lignes de masses, coude à coude. On avait le choix entre deux routes : celles de Silésie et la Neisse, et celle par la Lusace et Gœrlitz. La première était la plus courte : elle avait l’inconvénient de compromettre les communications avec Berlin, d’offrir des difficultés à cause des défilés à traverser et de l’importance de la place d’Olmütz à laquelle elle aboutissait. La seconde paraissait donc préférable : elle était plus longue, mais plus sûre, et protégeait Berlin.

L’opinion d’un grand nombre d’officiers, notamment du général Alvensleben, aide de camp de confiance du roi, était que le mieux serait de se concentrer de manière à descendre, dès les hostilités ouvertes, en Bohême par Gœrlitz et de continuer ensuite sur Vienne. Moltke s’obstina. Il excipait de la difficulté de nourrir longtemps une aussi grosse armée autour de Gœrlitz. Raison insuffisante, car il n’était pas impossible de l’espacer jusqu’à l’ouverture des hostilités, de façon à la réunir très vite défi qu’elles commenceraient. Il soutenait aussi que, par-là, les routes étant moins nombreuses, on arriverait beaucoup plus tard. Pas assez tard certainement pour ne pas atteindre l’Iser avant Benedek. Il est évident qu’à ce premier essai de ses forces, Moltke n’était pas alors en possession de la netteté résolue d’esprit qu’il va bientôt acquérir. En se tenant ainsi un pied en avant de Breslau, l’autre en avant de Berlin, il sacrifiait à cette routine d’occuper un pays pour le défendre, tandis que la véritable manière de le couvrir est d’aller à l’armée ennemie, où qu’elle soit, et de la battre. Enfin, Moltke mêlait à ses qualités supérieures une confiance présomptueuse contre laquelle il s’est trouvé heureux maintes fois d’être mis en garde par Bismarck, qui, aussi confiant, était moins présomptueux. L’expérience et la réflexion ont ramené Moltke à reconnaître qu’en cette occasion il avait été plus chanceux que sage ; il n’a plaidé que les circonstances atténuantes et, en 1870, ne s’imitant pas lui-même et nous laissant le soin de l’imiter, il a fait contre nous le contraire de ce qu’il avait pratiqué en 1866.

Les défectuosités de ce plan se firent aussitôt sentir. Le Prince royal, jeté en Silésie, apprend que Benedek se concentre autour d’Olmütz ; il en conclut qu’il va avoir sur les bras toutes les forces autrichiennes ; il s’inquiète et demande qu’on le renforce. La seule manière de ne pas satisfaire à une exigence aussi justifiée était de corriger le plan initial, dont le vice devenait palpable : on l’aggrave ; on ne rapproche pas l’armée qu’on avait eu le tort d’éloigner, on l’éloigné encore un peu plus ; on l’autorise à s’établir sur la Neisse et on lui envoie un nouveau corps st la Garde ; la distance entre les deux armées, déjà trop grande, est accrue de cinq à six journées. Jusque-là, l’erreur stratégique commise était grave ; « elle devient colossale, telle que la ruine de la Prusse devait en être la conséquence en présence d’un ennemi nourri de l’esprit napoléonien, actif et manœuvrier[3]. »

Benedek pouvait tirer parti de la séparation des deux masses prussiennes, en allant excentriquement contre le Prince royal par Olmütz et la Neisse. L’état-major autrichien avait fait tous les préparatifs en vue d’une action sur Olmütz, et Benedek était certain d’atteindre le Prince royal sur la Neisse quatre ou cinq jours avant qu’il fût secouru par les deux autres armées. Il préféra s’avancer sur le Haut-Elbe, sur l’armée principale prussienne, celle de Frédéric-Charles, afin de s’établir dans une excellente position entre Josefstadt et Königinhof. Une fois là, il offrirait la bataille si les circonstances le permettaient. Le 9 juin, il avait resserré différens corps sur Olmütz ; le 17, il ordonne le départ ; le 18, le VIe corps et la 1re division de cavalerie de réserve se mettent en route.

Sur le point de s’engager dans une campagne qui ferait de sa vieille renommée une gloire ou la détruirait irrévocablement, il écrivit à sa compagne dévouée : « Ma bien-aimée, ma bonne Julie, je te remercie de chacune des bonnes paroles que tu me dis, au moment où commence l’œuvre dont j’ai la responsabilité. En vérité, je n’ai pas souhaité cette tâche ; je ne l’ai pas ambitionnée, mais je ferai, avec sang-froid, avec énergie et avec calme, tout ce qui dépendra de moi pour la bien remplir. On verra bien alors que je suis un modeste soldat. Si Dieu bénit l’Autriche et son armée, quel que soit le lieu où gise mon corps, ma vie sera payée un million de fois, et tu devras supporter cette épreuve avec religion et peut-être, aussi, avec un légitime orgueil. Mais, si je reviens vers toi comme un général battu, alors montre de la compassion et permets-moi de supporter mon malheur en silence comme il convient à un homme. Je vais, tranquille et résolu, au-devant de ma destinée ; je consentirais volontiers à me sacrifier pour l’Empereur. Aujourd’hui est le dernier jour de mon séjour à Olmütz, et je veux, une dernière fois, te presser en pensée sur mon cœur, t’embrasser et te bénir. Je te remercie de toutes les attentions que tu as eues pour moi ; de tous les témoignages d’amitié, d’amour et de bonté que tu m’as donnés depuis plus de vingt ans. Je suis plein d’espoir et de confiance en Dieu : ma vieille fortune militaire ne m’abandonnera pas. Pour le moment, je suis sain de corps et d’âme, plein de courage ; je suis maître de mes nerfs, et j’ai pleine conscience de mon énergie et de ma volonté de fer, bien qu’au fond du cœur je sois modeste et résigné. Que Dieu te protège, ma bien-aimée, ma bonne Julie ; qu’il protège l’Autriche et qu’il se montre bienveillant pour celui qui t’aime sincèrement (20 juin). »


IV

Le 18, après son entrée à Dresde abandonné par les Saxons, l’armée prussienne formait trois groupes : l’armée de l’Elbe, 70 000 hommes ; 1re armée, 93 000 ; 2° 115 000 ; en tout 278 000. Ces trois groupes s’étendaient de Torgau et Gœrlitz à la Neisse, séparés par des distances de 150 à 179 kilomètres.

Cette dissémination ne pouvait être maintenue, si l’on voulait sortir d’une position dangereuse et obtenir des résultats considérables. Moltke, s’étant, par trahison, procuré l’ordre de bataille autrichien, et ayant acquis la certitude que Benedek se dirigeait sur le Haut-Elbe, calcula les distances, et crut que, quelle que fût sa diligence, Benedek ne pourrait être concentré sur l’Elbe et en état d’agir que du 28 au 30, et que lui-même, dès le 26, le 27 au plus tard, pourrait avoir passé l’Iser et se trouver à Gitschin ou à proximité.

Ces calculs ne manquaient pas de probabilité : ils restaient néanmoins hypothétiques, susceptibles d’être dérangés par un des innombrables à-coups qui surgissent à la guerre. Une opération dont l’issue heureuse ou malheureuse dépend de quelques heures est fort risquée. Mais, dans ce cas, elle était nécessaire. Moltke était libre, à la fin de mai, de ne pas disposer son armée en deux masses séparées : cette division opérée et aggravée par la marche du Prince royal vers la Neisse, il était condamné à essayer de réparer son imprudence primitive par une nouvelle imprudence. Blâmât-on sa première résolution, on ne saurait qu’approuver la seconde, car ce n’est point par la timidité qu’on se tire d’un pas critique. « Le plus mauvais parti à la guerre est le plus pusillanime ou, si on veut, le plus prudent : la vraie sagesse pour un général est dans une détermination énergique[4]. »

Le 22 juin, Moltke télégraphia au prince Frédéric-Charles, par ordre de S. M. le Roi : « Les deux armées entreront en Bohême et prendront leurs mesures pour se concentrer vers Gitschin. » Dans des instructions de détail, il dit : « La 2e armée est la plus faible, et c’est à elle qu’incombe la tâche la plus difficile, puisqu’elle doit déboucher des montagnes : donc, dès que la 1re année aura effectué sa jonction avec le corps Herwarth, elle devra redoubler d’efforts pour hâter son mouvement en avant. » Il disait encore (et ici se révèle l’instinct supérieur de l’homme de guerre) : » L’essentiel, c’est la réunion des deux armées où les circonstances le permettront. J’ai indiqué Gitschin à cause des facilités que donnent les routes et les voies ferrées ; mais cela ne veut pas dire qu’il faille quand même y arriver. L’essentiel n’est pas qu’on se réunisse là, mais qu’on se réunisse quelque part. »

La double marche commandée par Moltke au prince Frédéric-Charles et au Prince royal s’exécuta avec précision. Le 23 juin, le prince Frédéric-Charles entre en Bohême en six colonnes et s’arrête à Reichenberg pour attendre l’armée de l’Elbe. Le 25, les deux armées prussiennes réunies occupent Turnau abandonné et s’avancent sur Podol. La prise de Podol et de Turnau rend les Prussiens maîtres de deux passages importans sur la coupure du fleuve.

Le Prince royal s’était, pendant ce temps, également avancé vers la frontière de Bohême. Ses troupes allégées ne traînaient avec elles que des chars à deux roues, pour les munitions du bataillon et les caisses d’ambulance ; les soldats n’étaient pas même chargés de leurs havresacs ; des voitures de réquisition les portaient sur les derrières. On ne rencontra devant soi aucun obstacle matériel, et on s’avança tranquillement et rapidement sans être inquiété, sur quatre colonnes ne pouvant se secourir latéralement et qui se réduisirent à trois à partir de Prausnitz. Le 26 au soir, elles sont en position de franchir le lendemain la montagne et de déboucher en Bohême par trois issues : Trautenau, Eipel et Nachod.


V

Napoléon reprochait aux Autrichiens de ne pas connaître le prix du temps. Benedek mérita une fois de plus ce reproche. Le mouvement hasardeux qu’il entreprenait demandait qu’on ne perdît pas une heure ; il perd des jours. Son IIe corps était en avant, par conséquent plus près du but à atteindre ; il ne le met pas en marche le premier, il l’immobilise sur les limites du comté de Glatz, ne met en mouvement les IIIe et Xe corps que le 20, « tâtonnemens, mezzo termine, qui perdent tout à la guerre[5]. » Enfin il s’ébranle, mais péniblement : le temps est mauvais, les routes défoncées ; l’intendance, prise au dépourvu par la résolution inopinée de porter l’armée en Bohême, avait cru qu’en donnant de l’argent aux soldats, ils se procureraient ce qu’elle n’avait pu leur fournir, et n’éprouveraient aucune privation, grâce à la richesse du pays. Ce système réussit assez bien aux têtes de colonne ; les autres troupes « ne trouvèrent plus rien sur le pays épuisé, et subirent quelques privations, » dit l’état-major autrichien.

Benedek, pendant que son armée cheminait, reçut, le 20, un avertissement sérieux, confirmé le 25 : des mouvemens opérés sur la Neisse par l’armée du Prince royal on devait conclure avec assurance que la plus grande partie, sinon la totalité de l’armée de Silésie se dirigeait vers les déniés des montagnes de Bohême.

Un général doué de l’intuition militaire aurait alors vu clairement que le danger le plus proche viendrait de la 2e armée prussienne, et qu’à la distance où il se trouvait de Gitschin, il était plus menacé par le Prince royal que menaçant pour le prince Frédéric-Charles. Il aurait pris rapidement, il en avait le temps, les dispositions opportunes, poussé vers les frontières de la Bohême et de la Silésie, et non au-delà de l’Elbe, ses corps les plus avancés, en les faisant précéder par quelques brigades expédiées en chemin de fer. Dès le 26, les défilés, étroitement resserrés entre des collines boisées à pentes raides et présentant à chaque coude de route l’aspect d’une forteresse naturelle, auraient pu être facilement rendus impraticables et couverts par une artillerie en position. Le 27, deux corps au moins seraient venus de bonne heure, sans marches précipitées, s’unir aux brigades d’avant-garde ; les Prussiens, dans l’impossibilité de se déployer, auraient perdu le bénéfice de la supériorité de leur armement et de leur tactique, car c’est l’artillerie qui eût accueilli leurs têtes de colonnes au fur et à mesure qu’elles se seraient montrées. La 2e armée, rejetée dans les défilés, n’aurait pu se réunir à la 1re.

Benedek, aussi obtus et timide que brave et obstiné, ne se rend pas compte de la situation. Tout lui crie que c’est folie d’aller vers le prince Frédéric-Charles, qu’il ne le rejoindra pas à temps ; que le Prince royal, s’il n’avise pas immédiatement, le prendra en liane ; qu’il sera bien favorisé s’il évite, par une retraite précipitée, d’être broyé entre les deux branches de la tenaille ouverte : il n’entend pas. Arrivé à Josefstadt le 26, à midi, il adopte définitivement le plan, resté jusque-là dans son esprit à l’état d’incubation vague, de marcher sur l’Iser en couvrant sa droite, du côté des défilés de Silésie, par deux corps, Gablentz (Xe) et Ramming (VIe).

Le 27 au matin, Frédéric-Charles ne remue pas. L’armée du Prince royal accomplit son étape décisive. Le corps de Bonin (1er) part de Liebau en deux colonnes qui se réuniront au défilé de Parschnitz et marcheront ensemble sur Trautenau. La Garde se dirige en deux colonnes de Braunau sur Eipel et Kosteletz. Le corps de Steinmetz (5e) va de Glatz vers Nachod, où son avant-garde est depuis le 26 au soir.

« Pendant cette marche, à tout moment pensait-on recevoir une volée d’obus et de mitraille, ou du moins trouver le chemin barré par des troncs d’arbres qu’il eût suffi de faire rouler du haut de la montagne jusqu’au fond du ravin. Tous les chefs avaient le regard soucieux, car leurs soldats, avec l’artillerie et les bagages, s’allongeaient sur une étendue de plusieurs lieues en une ligne interminable, et non seulement il fallait un temps très long pour rassembler et déployer un corps d’armée ou même une division sur un terrain si abrupt ; mais la retraite par ces routes étroites et encombrées devenait presque impossible : elle s’y fût très promptement changée en déroute, en désastre. » Mais, ni à gauche, ni à droite, les corps prussiens ne rencontrent personne, et n’ont pas même à écarter un tronc d’arbre du pied de leurs soldats. Le 1er corps franchit le défilé à Parschnitz, réunit ses deux colonnes, et, en avant vers Trautenau, rencontre, à 8 heures du matin, une des brigades de Gablentz. Gablentz arrive au secours avec deux autres brigades, reste victorieux à Trautenau, et rejette Bonin en désordre dans les défilés, mais ses pertes sont doubles de celles des Prussiens. Le même jour, Ramming est battu à Nachod par Steinmetz.

Le lendemain, le victorieux de la veille, Gablentz, devient à son tour vaincu et à la défaite de Nachod s’en ajoute une nouvelle, celle de Skalitz En même temps le prince Frédéric-Charles passait l’Iser, battait Clam-Gallas et le prince de Saxe à Gilschin, tandis que le Prince royal s’avançait jusque sur l’Elbe et établissait son quartier général à Königinhof.

Le 29 au soir, le Prince royal sur l’Elbe et le prince Frédéric-Charles à Gitschin menacent de tous côtés l’armée autrichienne. Benedek avait pris le contre-pied de la stratégie de Bonaparte, qu’il s’était proposé d’imiter. Il s’était arrangé pour être le plus faible partout. D’une offensive chimérique, il se jeta dans une défensive effarée ; le 30, à 3 heures, il décampe de Dubnetz, Forme cinq colonnes et les dirige sur Königgrätz où il arrive lui-même dans la nuit du 30 juin au 1er juillet. Plus de cinq corps d’armée avaient été engagés dans ces combats décousus. Leurs pertes étaient, dans des proportions énormes, supérieures à celles des Prussiens : 30 000 hommes, sans compter les malades, les traînards, et les survivans découragés, terrifiés, sans confiance et sans forces. Le 30, la communication était rétablie entre les deux armées prussiennes[6], aucun obstacle ne s’oppose plus à leur réunion.

La manœuvre stratégique de Moltke a réussi. Est-ce une raison de la vanter comme une conception à admirer ? De bons juges l’ont pensé, et professé « que la marche en colonnes séparées concentriques a victorieusement subi l’épreuve de l’expérience[7]. » Cette conclusion me paraît difficile à admettre en des termes aussi absolus. Que le prince royal de Saxe et Clam-Gallas ralentissent, ne serait-ce que de deux ou trois jours, l’approche de Frédéric-Charles, en se portant aux débouchés des monts de la Lusace ; que Benedek, sans regarder à droite ni à gauche, aille résolument devant lui ; qu’il ne perde pas un jour en mouvemens inutiles ; que, le 16 au plus tard, il expédie quelques brigades aux défilés silésiens ; qu’informé de la marche de l’armée prussienne sur la Bohême, il voie le péril où il est, c’est-à-dire du côté du Prince royal, si proche, et non du côté de Frédéric-Charles, beaucoup plus éloigné ; qu’il détourne sa prévision de l’Iser et la reporte vers les Monts Géans (aucune de ces hypothèses n’est en dehors d’une réalité possible ou même probable), et la marche des colonnes concentriques aboutira à des revers, et ce qui n’a paru qu’audacieux eût été taxé, à juste titre, de téméraire.

Govone, plus tard, à Nikolsburg, « demanda au prince Frédéric-Charles si la jonction avec le Prince royal avait présenté beaucoup de difficultés et donné des inquiétudes. Le prince répondit : « Beaucoup de difficultés et d’inquiétudes. » Quelques jours après, Govone dit au Roi : « Votre Majesté n’a-t-elle pas été inquiète pour la jonction de ses deux armées ? — Si Benedek et Clam[8] étaient arrivés seulement six heures plus tôt, mon fils était pris dans les défilés et n’aurait pu déboucher à aucun prix, et Bonin battait déjà en retraite. » — Govone revient souvent sur cette constatation : « Je parle de la jonction ; tous me disent qu’ils ont eu des inquiétudes. »

Les Prussiens ont réussi, et leur plan, qui était défectueux, sera jugé splendide. Or, il y a deux espèces de plans de campagne : les bons et les mauvais ; les bons échouent parfois par des circonstances fortuites, quelquefois les mauvais réussissent par un caprice du hasard. Il ne serait pas juste de confondre ce qui a réussi parce que c’était bien, et ce qui a réussi quoique ce fût mal, et d’admirer à l’égal des plans de Napoléon, qui furent audacieux, mais méthodiques, un plan qui fut audacieux sans être méthodique. Quand Napoléon veut motiver son admiration pour la bataille de Leuthen, qui, selon lui, suffirait à immortaliser Frédéric, il dit :

« Toutes ses manœuvres sont conformes aux principes de la guerre. » Sans doute la valeur d’un plan ne dépend pas de règles précises, déterminées ; « tout dépend du caractère que la nature a donné au général, de ses qualités, de ses défauts, de la nature des troupes, de la portée des armes, de la saison et de mille circonstances qui font que les choses ne se ressemblent jamais[9]. » Mais il est des principes de raison que Napoléon appelle sacrés, dont la violation, même heureuse, n’est pas une preuve de génie. L’habitude de convertir en exemples à imiter les succès déraisonnables détruit l’art de la guerre et conduit à cette maxime sceptique de l’Allemand Goltz : « A la guerre, il n’y a pas de vérité hors de laquelle il n’y a pas de salut ; tout est juste et tout est faux selon la circonstance[10]. » Non, il est des conceptions qui restent fausses dans toutes les circonstances. Ce qu’on peut concéder, en ce cas et en d’autres, qui, hélas ! lui ressembleront, c’est que, contre certains adversaires, il n’y a pas de faute, car on peut impunément se les permettre toutes. Mais cela échappe au calcul, à la prévision, et n’attribue pas de mérite ; on appelle cela la bonne fortune. En effet les Prussiens ont attribué leur victoire à la fortune autant qu’à la stratégie de Moltke. « Tous les officiers prussiens, raconte Govone, qui les entendait à Nikolsburg, s’entretiennent de l’énorme fortune qu’ils ont eue. Le Roi me parle de la Providence ; il est stupéfait de ce qui est arrivé : Quelle fortune ! Nous avions bien calculé, mais c’est Dieu qui a été le grand stratège et nous a aidés cette fois. »

Cette fortune n’a pas épuisé ses faveurs.


VI

Les armées étant désormais réunies à Gitschin, le Roi, accompagné de Roon, de Moltke et de Bismarck, s’y rendit pour présider, sinon pour diriger, la bataille décisive. Il prit le commandement le 2 juillet. « La chaleur était suffocante, les vivres arrivaient difficilement ; les troupes souffraient de faim et de fatigue[11]. » On ignorait au quartier général ce qu’était devenu Benedek. La cavalerie, qui fut constamment insuffisante, avait perdu le contact. Cependant l’armée autrichienne était en face, à cinq ou six kilomètres. Sa retraite sur Königgrätz avait été lamentable ; les hommes accablés, démoralisés, se traînaient plus qu’ils ne marchaient, sous une pluie torrentielle, par des chemins affreux. Si les Prussiens fussent tombés alors sur ces malheureux, affamés, harassés, terrifiés, ils les auraient anéantis. Ce spectacle avait jeté le généralissime autrichien dans une sombre prostration. Malgré des paroles de confiance de l’Empereur, apportées par le colonel de Beck, son adjudant général, envoyé pour se rendre compte, il télégraphiait, à 11 heures et demie, avec l’assentiment unanime de ses généraux[12] : « Je supplie instamment Votre Majesté de conclure la paix à tout prix ; une catastrophe de l’armée est imminente. » L’Empereur lui répond (2 h. 30) : « Conclure la paix est impossible. J’ordonne, si cela est praticable, d’exécuter la retraite avec ordre. Y a-t-il eu une bataille ? » Il y avait eu plus qu’une bataille : un effondrement moral sans bataille.

Sur le rapport de son adjudant, l’Empereur ordonne la révocation du chef d’état-major général Henikstein, de Clam-Gallas, de Crismanic, chef de la chancellerie, le véritable directeur stratégique de Benedek, et leur renvoi immédiat à Vienne. Il augmente la désorganisation, car il était impossible au nouveau chef d’état-major, Baumgarten, quoiqu’il fût présent à l’armée, de prendre en main ferme les rênes qu’on lui confiait dans une telle confusion.

Benedek était d’une indomptable vaillance morale. Dans la journée du 2 juillet, il reprit son sang-froid. En l’état de son armée, il n’avait à prendre qu’un parti désespéré, qui, seul, offrait quelque chance de réussite : se replier sur Vienne, s’unir aux forces retirées d’Italie, et tous ensemble contraindre les Prussiens affaiblis par les marches, les difficultés d’approvisionnement, peut-être la maladie, à affronter la rencontre décisive sur ces champs de bataille où Napoléon avait eu tant de peine à vaincre. Il préféra courir en Bohême les chances d’une bataille défensive.

Le terrain qu’il choisit s’étend entre l’Elbe et deux de ses affluens, la Bistritz et la Trautina. De l’une à l’autre, des hauteurs boisées sur leurs crêtes, couvertes de villages, descendant en pentes rapides vers l’ouest et vers le nord, et gagnant doucement l’Elbe au sud, de façon que, de ce côté, le pays est à peu près plat. Le point culminant, Chlum, la clé de la situation, commandait la grande route de Gitschin à Königgrätz. De toutes parts, cette position était admirablement disposée pour une défensive énergique : sur son front vers l’ouest, elle était couverte par la Bistritz grossie par de fortes pluies, entourée de bas-fonds marécageux, difficiles à franchir sans pont par l’artillerie ; son flanc gauche, au sud, était protégé par les collines de Hradek et de Problus. Son flanc droit au nord était le seul point vulnérable : il y avait bien une hauteur très forte, celle de Horenowes, gardée par les marécages de la Trautina ; mais, entre Benatek et Racitz, s’ouvrait un passage facile de cinq kilomètres. C’est par-là que le Prince royal tenterait de tourner l’armée autrichienne et de la prendre à revers.

Benedek prit le parti fort intelligent, ayant constaté les effets foudroyans du fusil à aiguille, de les paralyser en préparant surtout une bataille d’artillerie ; il ne tiendrait point en réserve ses batteries divisionnaires et les masserait toutes, dès le début de l’action, surtout à Chlum et à Maslowed. Il fit opérer rapidement quelques travaux, creuser près de chaque batterie des trous-de-loup et des tranchées. Persistant dans son système de mutisme, ou peut-être parce qu’il voulait conserver sa liberté de décision entière jusqu’au dernier moment, il réunit à midi tous ses officiers (le 2 juillet) au quartier général, leur parla de la discipline, du service intérieur, de la nécessité de relever le moral des troupes, et ne leur souffla mot de ses intentions. Il ne les leur notifia que par un ordre général de 11 heures du soir. Ces ordres, dans la manière dont ils étaient formulés, présentaient un contraste frappant avec ceux de Moltke. Ceux de Moltke étaient ce qu’on appelle des directives ; ils indiquaient brièvement le but à atteindre, laissant à l’initiative des chefs de corps le choix des moyens, de telle sorte que cette initiative était toujours en éveil, et qu’ils pouvaient à bon escient parer à l’imprévu. Benedek, au contraire, entrait dans les détails minutieux, sans laisser entrevoir son but, de telle sorte que si l’événement ne permettait pas d’exécuter ponctuellement les directions données, les chefs de corps ne savaient plus quel parti prendre. Leur initiative ainsi paralysée, ils ne pouvaient susciter celle de leurs inférieurs. Le prince Frédéric-Charles donnait à ses officiers la raison de ses opérations ; aucun chef autrichien n’eût été en état d’expliquer aux siens ce qu’il ignorait lui-même.

Au quartier général prussien, on continuait à ne pas savoir ce qu’était devenu Benedek ; Moltke conjecturait qu’il s’était établi derrière l’Elbe, son front couvert par le fleuve, en appuyant ses ailes sur Josefstadt, Königgrätz, la Methuen et l’Aupa. Jugeant cette position très forte à cause de la largeur de l’Elbe impossible à franchir sous les batteries des hauteurs, trouvant aussi quelques difficultés à traverser l’Aupa et la Methuen, il proposait d’adopter le parti dangereux de gagner, par une marche de flanc, Pardubitz, et de couper par-là les communications avec Vienne. Il ordonna donc une série de mouvemens dans ce sens à exécuter le lendemain, 3. Dans les instructions au prince Frédéric-Charles, il mit cette phrase : « Si l’on rencontre, en avant de cette ligne de l’Elbe (entre Königgrätz et Josefstadt), des forces ennemies et si elles ne sont pas trop considérables, on devra les attaquer immédiatement, en s’assurant autant que possible la supériorité sur elles. »

Le prince venait de recevoir cette instruction, lorsque, vers sept heures du soir, un courageux officier, Unger, revenu d’une exploration à travers les lignes autrichiennes, assura qu’entre la Bistritz et les hauteurs se trouvaient trois ou quatre corps autrichiens. Frédéric-Charles, usant de l’initiative que lui avaient réservée ses instructions, se résout immédiatement à les attaquer. A 9 heures, il expédie l’instruction générale à ses corps et divisions de se former en bataille le 3, au point du jour, sur la Bistritz et d’y arrêter l’ennemi, qu’il suppose prêt à prendre l’offensive. Il prescrit à l’armée de l’Elbe de se rapprocher de Nechanitz ; il expédie un officier au Prince royal pour le prier de protéger son flanc gaucho en lui envoyant la Garde ; il mande ensuite Voigts-Rhetz, son chef d’état-major, au quartier général communiquer et expliquer ses dispositions. Voigts-Rhetz arrive à 11 heures, et est introduit auprès de Moltke, déjà au lit.

Il est impossible de tracer par avance le plan d’une campagne. Les prévisions ne sont sûres que jusqu’à la première rencontre. Il faut alors régler sa conduite d’après les circonstances, presque toujours inattendues, et ce ne sont pas les dispositions les mieux étudiées, mais les plus simples et les plus naturelles, qu’il y a lieu de prendre, en les poursuivant avec suite[13]. Le grand homme de guerre est l’improvisateur des décisions audacieuses, qui, en quelques instans, sans s’arrêter aux mais, aux si, aux car, lance sans hésitation une armée vers son but par les moyens entrevus tout à coup. Jusque-là Moltke s’était montré un éducateur intelligent de l’état-major, un fécond dresseur de plans ; il se révèle maintenant grand homme de guerre.

Les renseignemens de Voigts-Rhetz entendus, il se lève aussitôt et, étendant la main droite : « C’est là que nous les battrons. » Il se rend auprès du Roi avec le messager, Roon et Alvensleben. Sans hésitation, tout d’une voix, il est convenu que Frédéric-Charles exécutera le mouvement préparé, et qu’on appellera à lui, non seulement la Garde, mais l’armée entière du Prince royal, de telle façon que l’ennemi, abordé de front par Frédéric-Charles (1re), soit tourné à droite par le Prince royal (2e) et à gauche par Herwarth (armée de l’Elbe).

A minuit, les ordres sont expédiés partout. Le lieutenant-colonel de Finkenstein, à cheval, accompagné d’une seule ordonnance, sous un ciel à averses, avec une lanterne et une boussole, va vers Königinhof, à travers des routes qu’il ne connaît pas Un second officier est envoyé par un autre chemin. Blumenthal ne perd pas une minute. Ses ordres sont envoyés incontinent à tous les corps, à 5 heures du matin.


VII

Le vallon de la Bistritz et les collines environnantes sont enveloppés de brumes qu’une pluie intermittente maintient dans les bas-fonds ; les rivières coulent à pleins bords ; les routes sont des ornières. C’est sous un ciel lugubre, à la clarté d’un jour presque crépusculaire, que 250 000 Autrichiens, armés de 270 bouches à feu, et 221 000 Prussiens, armés de 292 pièces, vont se ruer les uns sur les autres et s’exterminer.

Elle commence de bonne heure pour tout le monde, cette journée qui pour tant d’êtres pleins de vie sera la dernière. Dès 2 ou 3 heures du matin, les troupes de Frédéric-Charles et d’Herwarth, encore engourdies de sommeil, sans prendre aucune nourriture, ayant quelques-unes à parcourir jusqu’à 21 kilomètres, se dirigeaient à travers les champs détrempés, sur la rive droite de la Bistritz. Le prince Frédéric-Charles les avait allégées en les débarrassant du casque et leur avait permis la casquette et le béret. Une seule division, celle de Fransecky, se trouvait établie au nord sur la rive gauche, à Cerekewitz, De 6 à 8 heures, tout le monde était en position, prenait un peu de café, et la canonnade commençait.

Le canon prussien réveilla les Autrichiens à 7 heures. L’ordre de Benedek qui déterminait les emplacemens à occuper arrivait à peine ou n’arriva pas du tout, de telle sorte que chaque chef s’arrangea à peu près à sa guise.

Au centre, derrière les batteries, l’archiduc Ernest (IIIe corps), à cheval sur la route de Königgrätz et les hauteurs de Lipa, et Gablentz (Xe corps), en arrière de la crête de Langenhof à Lipa. — A gauche, le prince de Saxe sur la hauteur, entre Problus et Nied-Prim. Le VIIIe corps, sur le plateau de Prim et de Problus, prêt à se porter, suivant les cas, à Popowitz ou à Hradek. — A droite, le IVe corps à Maslowed. Le IIe corps, à la droite du IVe, sur les hauteurs d’Horenowes, excellente position où, son infanterie bien abritée et son artillerie sur les crêtes, il dominait la route par laquelle arriverait le Prince royal. — Ce front formait une ligne demi-circulaire de 12 kilomètres. Toutes ces troupes avaient des détachemens en avant de leur front vers la Bistritz. Les VIe et Ier corps de la réserve, les divisions de cavalerie et la réservé générale d’artillerie s’établirent sur les derrières. — Ces dispositions rendaient le fond inabordable ; les IVe et IIe corps fermaient l’ouverture entre Benatek et Racitz ; les Saxons et le VIIIe corps dominaient le débouché de Nechanitz. Cependant, la position restait encore accessible par ces deux côtés, mais en renforçant opportunément les corps qui les défendaient par les fortes réserves dont il disposait, Benedek les eût rendus presqu’aussi inexpugnables que le front.

Frédéric-Charles escarmouchait, et les Autrichiens passaient de l’emplacement de bivouac à remplacement de bataille, quand le Roi parut sur les hauteurs de Dub (8 heures). Malgré ses soixante-dix ans et l’inclémence du temps, il était en calèche découverte.

A une heure du matin, le maréchal de la Cour était venu, une lanterne sourde à la main, annoncer à Keudell la bataille imminente. Keudell va frapper aussitôt à la porte de la chambre où dormait Bismarck. « Ah ! le voilà bien, maugrée celui-ci, le funeste excès de zèle de messieurs les généraux ! Ils veulent faire assister le Roi à un combat d’arrière-garde, et, pour cette raison, il faut que je sacrifie mon sommeil, dont j’ai si grand besoin. Mais à quoi bon gémir ? Si le Roi y va, il faut que j’en sois. Commandez les chevaux. » Et il partit en calèche rejoindre le Roi, Roon et Moltke.

A Dub, ils se mirent tous en selle. Bismarck s’approcha de Moltke et demanda : « Savez-vous quelle est la longueur de la serviette dont nous allons ici empoigner le bout ? — Non, nous ne le savons pas au juste ; mais nous avons là au moins trois corps d’armée, peut-être toute l’armée autrichienne ! » La crainte du Roi et de Moltke était que ce ne fussent que trois corps couvrant la retraite du reste, et il n’était préoccupé que de ne pas les laisser échapper. Frédéric-Charles voulait attendre l’arrivée du Prince royal ; le Roi ordonna de passer immédiatement sur la rive gauche de la Bistritz, de refouler les Autrichiens, de les suivre et de les forcer au combat.

L’occupation de la rive gauche de la Bistritz, de Nechanitz à Benatek, n’offrit point de difficultés : les Autrichiens, sur l’ordre de Benedek, résistèrent peu et retirèrent leurs avant-lignes sur les hauteurs. Trois divisions de Frédéric-Charles restèrent maîtresses de la rive gauche, où celle de Fransecky était déjà établie. Les deux autres divisions, la cavalerie et l’artillerie furent laissées en réserve sur la rive droite. L’armée de l’Elbe s’empara de Nechanitz sans coup férir.

La situation devint moins facile au centre, quand les trois divisions passées sur la rive gauche de la Bistritz voulurent s’avancer vers Langenhof, et Fransecky s’emparer du bois de Swiep. Des hauteurs de Lipa, de Chlum et de Maslowed, une terrible artillerie les foudroya. Les trois divisions durent se mettre à l’abri derrière les bois et les maisons des villages. Chaque fois qu’elles essayaient d’en sortir, elles étaient écrasées et obligées de reculer précipitamment. Un moment, le Roi poussa son cheval vers quelques sections qui reculaient dans un certain désordre avec des blessés : « Je ne suis pas habitué, leur dit-il, à voir mes bataillons revenir du feu en cet état d’affaissement. » Ils se reformèrent aussitôt, mais ne purent pas avancer.

Néanmoins, personne ne songea à la retraite : au contraire, Moltke se raffermit en appelant sur la rive gauche les deux divisions laissées en réserve sur la rive droite et fit mettre l’artillerie disponible en position sur le Rokos-Berg. Les nouveaux arrivés tentèrent de s’avancer au-delà des abris. Ils n’y réussirent pas plus que leurs devanciers, et furent rejetés. Leur artillerie les secondait assez mal, se portant sans ordre sur les positions, s’y plaçant pêle-mêle, agissant sans entente, allant chercher au-delà du pont ses caissons de réserve laissés en arrière[14].

La division Fransecky, maîtresse du bois de Swiep, n’eût pu en sortir, ni même s’y tenir, si Festetics s’était contenté de la couvrir du feu des batteries de Maslowed. Ne sachant guère pourquoi il était là plutôt qu’ailleurs, le commandant du IVe corps se laissa emporter à la tentation de chasser Fransecky de son bois afin de tourner par-là le flanc droit de l’armée de Frédéric-Charles. Il quitta sa position face au nord, se tourna face à l’ouest, et assaillit le bois de Swiep. La résistance qu’il rencontra le surprit. Les Prussiens, abrités derrière les arbres, par petits groupes de tirailleurs, décimaient à coup sûr ses troupes qui s’avançaient à découvert. Il s’acharna, et, successivement, mit en action toutes ses brigades. La jambe fracassée par un obus, il laissa la direction du combat à Molinari, qui le poursuivit avec une égale ardeur. Fransecky perdait du terrain ; ses rangs s’éclaircissaient : il ne se cramponnait plus qu’à un recoin appelé le Bastion. Pour en finir, coûte que coûte, Molinari appelle le IIe corps à la rescousse. Thun accourt, opérant une conversion sur sa gauche, et se mettant aussi face à l’ouest, de telle sorte que la position capitale de Horenowes ne se trouve plus à son centre, mais sur son flanc, et que la trouée entre Benatek et Racitz demeure grande ouverte, gardée seulement par neuf bataillons.

Sous cette avalanche, Fransecky fléchit. Il demande des renforts. Frédéric-Charles, auquel cet engagement avait paru prématuré, ne dégarnit pas son front et ne lui envoie que deux bataillons de la division Horn. Avec ses quatorze bataillons et ses vingt-quatre pièces, Fransecky oppose à des forces sept à huit fois plus nombreuses une de ces résistances héroïques, dont il est peu d’exemples dans l’histoire des guerres. De taille haute, mince, d’une physionomie intelligente et distinguée, il reste impassible, debout, au milieu des cadavres amoncelés à ses pieds : le bois est traversé par des projectiles qui abattent branches et arbres sur les hommes toujours moins nombreux. « Enfans, crie-t-il, nous devons tenir ou mourir jusqu’à ce que le Prince royal arrive ! — Nous tiendrons ou nous mourrons, » répondent les soldats. Mais le fusil à aiguille est vaincu par le nombre, et le Prince royal n’est pas en vue. La victoire des Autrichiens n’est plus qu’une question de moment ; les derniers défenseurs du bois, s’ils ne s’enfuient pas, vont être écrasés.

A droite, vers Nechanitz, le combat prenait une tournure plus favorable aux Prussiens. Leurs pontonniers n’ayant pas établi de ponts de bateaux, les trois divisions de l’armée de l’Elbe ne pouvaient déboucher sur la rive gauche de la Bistritz. Herwarth fit réparer avec des poutres empruntées aux maisons des villages le pont détruit. Une portion des trois avant-gardes franchit à gué la rivière profonde d’un mètre et demi. Lubno et Hradek tombent entre leurs mains, et la division Caussein se déploie en arrière, sur la rive gauche ; mais les deux autres divisions n’avançaient guère, et ne se trouvaient pas en état encore d’agir efficacement contre l’aile gauche autrichienne (11 heures).


VIII

Sur les hauteurs de Dub, on ignorait ces progrès et l’on ne voyait que la situation désespérée de Fransecky, celle critique des cinq divisions canonnées le long de la Bistritz ou blotties derrière les arbres du bois de Sadowa. Toutefois, le Roi restait imperturbable d’aspect ; aucune préoccupation ne paraissait altérer le coupant visage de parque de Moltke ; Bismarck, enveloppé d’un manteau gris, le casque d’acier en tête, sur un alezan gigantesque, braquait ses yeux étincelans dans une lorgnette dirigée vers le point de l’horizon par où devait arriver le Prince royal. Autour d’eux, les mines s’allongeaient, anxieuses ; on échangeait à voix basse des appréhensions et l’on se demandait si l’armée qui apporterait la victoire arriverait enfin (midi). Mais Benedek était là pour tirer d’embarras l’armée prussienne et, comme à Gitschin, il s’en acquitta de son mieux.

Il avait établi son état-major sur la hauteur de Lipa. Il sut, à neuf heures, que les IIe et IVe corps, sortant de leur attente défensive, face au nord, avaient été vers l’ouest engager une action offensive dans le bois de Swiep, et laissaient ouvert, par conséquent, le passage qu’ils devaient fermer et par lequel allait venir le Prince royal, dont on lui annonçait l’approche. Il éprouva, à la nouvelle de cette désobéissance, un vif et légitime mécontentement.

Il dépêche par un officier d’état-major l’ordre verbal de ramener immédiatement le IVe corps dans la position de Nedelist-Chlum. Molinari, engagé à fond et qui se croit au point de saisir la victoire, ne se retire pas de son combat. Benedek réitère son ordre ; Molinari se rend auprès de lui et représente que ce mouvement ne pourra s’exécuter sans exposer à de grands désavantages et même à une défaite, car l’ennemi s’établira immédiatement sur les hauteurs à l’ouest de Maslowed, d’où l’on domine Nedelist et qui flanquent Lipa et Chlum. Le combat tournait à son avantage et sa conviction était que son mouvement offensif mené à bout aurait pour résultat de repousser l’aile gauche de l’ennemi et de le tourner. Benedek répondit que la manœuvre n’était pas exécutable, parce qu’une forte colonne prussienne descendait le long de l’Elbe et se dirigeait contre son flanc droit. — « Mais, avec une partie de vos deux corps de réserve et de vos trois divisions de cavalerie, observa Molinari, il serait facile d’arrêter cette colonne. » Benedek ne tint nul compte de l’intelligente objection et s’obstina. Il fallut obéir.

Ce refus était aussi déraisonnable que l’avait été la désobéissance des IVe et VIe corps. Festetics et Thun avaient eu grand tort d’abandonner les postes qui leur étaient assignés, et ils ne l’eussent sans doute pas osé, s’ils avaient été initiés au dessein du généralissime. Mais le fait était accompli. C’était un de ces cas dans lesquels le véritable homme de guerre, éclairé par une lueur subite, renonce à un plan médité et en improvise tout d’un coup un nouveau par lequel il maîtrisera les circonstances nouvelles. Benedek ne sait qu’arracher une victoire aux dents de ses soldats. Il semble ne pas comprendre, lui qui a cependant une longue expérience de la guerre, que ramener en arrière une troupe, au moment où elle va atteindre un but qui lui a coûté tant de sang, c’est la démoraliser plus que si on la faisait battre. Nous avons déjà vu à Gitschin combien c’est une opération longue, difficile, ingrate et désorganisante. Frédéric-Charles n’avait pas ordonné à Fransecky de s’engager dans le bois de Swiep : il fut, à coup sûr, contrarié de cette initiative, qu’il ne pouvait soutenir ; néanmoins, il ne rappela pas la 7e division et la laissa poursuivre sa bataille. Benedek eût dû agir de même. D’ailleurs, la trouée laissée béante, et qu’il fallait à tout prix fermer, ne pouvait plus l’être efficacement par les deux corps engagés. Avant de se retrouver en position, ils devaient exécuter une marche de flanc, menacés tout le long d’une irruption de l’ennemi. Fussent-ils rentrés dans leurs emplacemens du matin, ils y seraient arrivés en un tel effarement qu’autant valait qu’ils n’y fussent pas, tant ils seraient peu en état de fournir une résistance sérieuse.

C’est par ses réserves, comme venait de le lui conseiller Molinari, que Benedek devait suppléer les deux corps laissés libres de poursuivre leur combat. L’heure d’engager les réserves, toujours si difficile à déterminer, sonnait à étourdir les oreilles : il fallait l’entendre. Les réserves ne sont pas seulement destinées à achever une bataille gagnée ou à couvrir une bataille perdue : elles servent à parer aux accidens de la bataille elle-même et à réparer les mauvaises dispositions prises. Un corps, celui de Gablentz (Xe), suffisait à défendre le front déjà couvert par les formidables batteries et par-là inabordable. Il n’y avait donc qu’à pousser vers Horenowes, dès 10 heures du matin, le corps de l’archiduc Ernest (IIIe), le moins éprouvé et en même temps le plus rapproché ; le faire suivre par le corps de Ramming (VIe), tandis que la belle cavalerie qu’on avait sous la main battrait l’estrade en avant, afin de ralentir les progrès du Prince royal. Les deux corps auraient eu ainsi le temps d’atteindre Horenowes[15] ou les hauteurs de Maslowed ou de Nedelist, et le Prince royal eût trouvé à qui parler. Si du même coup Benedek eût rapproché des Saxons l’autre portion de sa réserve, le corps Gondrecourt (Ier), et son artillerie, en se barricadant sur sa gauche autant qu’il l’était déjà sur son front et allait l’être sur sa droite, il eût été impossible de le forcer. Je ne sais ce qui serait arrivé le lendemain, mais le 3 juillet n’eût pas été certainement une victoire prussienne.

Benedek eut un instant la vision de ce qu’exigeaient les circonstances. Sur les observations que lui fit dans ce sens son chef d’état-major, il l’autorisa à envoyer le corps de Ramming (VIe), aussitôt que possible, derrière la position de Chlum-Nedelist. Ramming mettait déjà ses troupes en mouvement, lorsque Benedek lui-même, à l’insu de son chef d’état-major, lui prescrivit de ne pas remuer. Il se contenta d’envoyer une division de cavalerie légère à Sendrasitz, qui couvrit la retraite des IVe et IIe corps. Il recommence tactiquement son erreur stratégique. Hypnotisé toujours par l’armée de Frédéric-Charles, il ne voit qu’elle, il ne se prémunit que contre elle, et il tient à peine compte du Prince royal. Cette avalanche qui va fondre sur lui et l’engloutir sur les collines de l’Elbe, comme elle l’avait fait aux défilés de Silésie, n’est à ses yeux qu’une colonne facile à tenir en respect.

Cette journée n’a pas été perdue parce que Festetics et Thun se sont laissé attirer dans le bois de Swiep : elle l’a été parce que, cette erreur commise, Benedek ne l’a ni réparée, ni tournée à son avantage par un emploi judicieux et rapide de ses réserves. Par-là, il a rendu un double service aux Prussiens : il a sauvé ce qui restait de Fransecky et il a laissé grande ouverte la porte par laquelle le Prince royal va le prendre à revers.

Il ne s’en doute pas. Se croyant suffisamment en sûreté par le rappel de ses deux corps, il retourne à son observatoire de Lipa. Avait-il conservé ses réserves sous la main au lieu de les envoyer à ses ailes parce qu’il méditait de les lancer avant l’arrivée du Prince royal sur le front de Frédéric-Charles ébranlé par son artillerie ? On l’a dit. Moltke croit que, dans l’intérêt prussien, il est regrettable qu’il ne l’ait pas tenté. Si Benedek avait risqué une pareille attaque avec toutes ses forces, il aurait été reçu sur son front par l’armée du prince Frédéric-Charles, impatiente de sortir de l’état de crise où elle se trouvait. Plus les Autrichiens se seraient avancés au centre et plus efficace aurait été l’attaque du Prince royal sur leurs derrières, et, placés entre deux feux, ils eussent été anéantis dans la vallée.


IX

La marche de toutes les fractions de l’armée du Prince royal avait été fort rapide. Bonin venait le dernier. La Garde et le 6e corps (Mutius), chacun de leur côté, tiennent la tête. Les détestables routes ne les ralentissent pas ; à mesure que le bruit du canon leur parvient, leur pas s’accélère. Le chef de l’artillerie de la Garde, le prince de Hohenlohe, ne se résigne pas à piétiner en queue, selon la règle du temps : inaugurant une disposition destinée à devenir la règle future, il s’avance à travers les champs et les blés très hauts, et vient se placer en tête de la colonne.

A 11 heures et quart, le Prince royal atteint la hauteur de Choteborek. Il ne dispose que de trois divisions, 1re de la Garde, 11e et 12e. Il ne distingue point, par ce jour sombre, le champ de bataille dans toute son étendue ; il aperçoit seulement sur la hauteur de Horenowes une batterie et deux grands peupliers : c’est le but qu’il assigne à ses troupes. On se remet en marche avec plus d’ardeur. Les drapeaux sont déployés et les ministres de chaque religion portent leurs exhortations d’un bataillon à l’autre. Oh ! les braves soldats ! ils sentent qu’on les attend. Il faut qu’ils arrivent, ils arriveront.

Toutefois, mal liés, peu nombreux, essoufflés par un violent effort, qu’auraient-ils pu contre deux corps d’armée et trois cents bouches à feu ? Mais ils ne trouvent personne devant eux. La batterie de Horenowes ne les gêne pas longtemps ; dès que le village est pris, ne se sentant plus soutenue, elle disparaît et se retire par Maslowed sur les hauteurs de Nedelist. La Garde précipite son mouvement offensif, gravit le plateau, occupe le village de Maslowed ; les divisions du 6e corps, enlèvent Racitz peu occupé, puis, après une faible résistance, le moulin et le village de Trautina, franchissent le ruisseau et se préparent à attaquer Lochenitz (2 heures).

Enhardi par le succès de ses premières audaces, le général Hiller, de la Garde, en tente une plus hasardeuse : il s’avance sur la clef de la position, Chlum. L’humidité de l’air, qui empêche la fumée de s’élever et en fait une sorte de brouillard, les accidens de terrain, le dérobent au regard des batteries échelonnées entre Chlum et Nedelist. A Chlum, il rencontre quelqu’un : mais qui ? Les IVe et IIe corps, qui ont piteusement regagné leurs positions, le IVe, en se portant directement sur Chlum, le IIe, en s’abritant sous la crête de Maslowed à Nedelist. Quoiqu’une brigade du IIIe corps, la brigade Appiano, les appuie, on peut dire que c’est encore personne. En effet, dès qu’ils voient les Prussiens surgir au milieu d’eux comme des diables sortis de terre, ils lâchent pied ; Hiller prend ce qu’il veut, le village, la hauteur, 55 canons, et il poursuit jusqu’à Rosberitz. Les deux corps qui devaient lui barrer le chemin, canonnés, fusillés, s’évadent du champ de bataille ; Nedelist et Lochenitz sont occupés, et la retraite sur Josefstadt est définitivement coupée (3 heures).

Benedek, toujours en arrêt devant le prince Frédéric-Charles, convaincu qu’il n’avait rien à redouter sur son flanc droit du Prince royal, dès que le IIe et le IVe corps auraient repris leurs postes, envoie un de ses officiers s’enquérir s’ils sont arrivés. L’officier s’en revient et lui dit que Chlum est au pouvoir des Prussiens : « Ne plaisantez donc pas si bêtement ! » fait Benedek d’un ton sévère. Et il galope vers Chlum. Les balles qui abattent un de ses aides de camp à ses côtés et sifflent autour de sa tête lui prouvent que son officier n’a pas « plaisanté bêtement. »

Son aile gauche n’était pas en meilleure situation : elle aussi venait d’être tournée. L’armée de l’Elbe avait refoulé les Saxons et le VIIIe corps sur Problus et Ober-Prim, les en avait chassés et rejetés dans le Brizer-Wald. Peut-on douter que ce fût eux qui eussent été rejetés sur Nechanitz, si une forte artillerie, appuyée par les Ier et VIIIe corps, eût été placée à Hradek ?

Le front, protégé par les batteries et les corps de Gablentz et de l’archiduc Ernest, demeurait seul intact. Il ne tarda pas à être entamé : l’intrépide Hiller, soutenu par les forces croissantes de la Garde, s’empara du bois de Lipa (3 heures et demie).

Benedek, aux abois à droite, à gauche, au centre, croit enfin venu le moment de mettre en jeu sa réserve. Il la lance à la fois sur Rosberitz et sur Chlum à droite, sur Problus à gauche ; il tente de reprendre ce que, quelques heures avant, il eût pu ne pas perdre. Ramming réussit d’abord, réoccupe Rosberitz et la partie supérieure de Chlum ; le général Hiller tombe frappé mortellement par un éclat d’obus. La brigade Piret, du Ier corps, rentre à Problus. Succès momentané. Jusqu’ici, Benedek n’a eu à lutter que contre Herwarth et le Prince royal. Voici le prince Frédéric-Charles qui entre en scène.


X

Bismarck, le premier, aperçut dans le lointain les lignes noires qui se dirigeaient sur Chlum ; d’autres observèrent, du côté du bois de Swiep, un ralentissement dans les feux de l’artillerie ennemie et des mouvemens indiquant une retraite précipitée ; d’autres encore remarquèrent que les éclairs des canons de Chlum brillaient maintenant dans la direction du nord, et non plus vers l’ouest : il n’y avait plus à en douter, le Prince royal approchait. Moltke, rassuré de ce côté, presse l’armée de l’Elbe, afin que les deux ailes de l’ennemi soient enveloppées à la fois. A 3 heures, un officier aperçut les masses appartenant à la 2e armée sur les hauteurs de Chlum et les derrières de l’armée autrichienne. « Un indicible soulagement fit tressaillir de bonheur tous ceux qui consultaient l’horizon avec anxiété. « Dieu soit loué ! » dit plus d’un tout bas[16]. »

Enfin voici venu le moment, si impatiemment attendu depuis le matin par l’armée de Frédéric-Charles, de sortir de sa défensive frémissante. Le Roi lui ordonne de s’ébranler tout entière. Lui-même, sur un magnifique cheval noir, se dirige vers Lipa, suivi de deux escadrons. Trois bataillons essaient de gravir les pentes de Lipa et Langenhof ; les batteries qui, depuis tant d’heures, les foudroient redoublent le feu et rendent leur ascension très lente et très pénible, jusqu’au moment que l’infatigable Garde enlève Langenhof et force l’archiduc Ernest (IIIe corps) à disparaître aussi du champ de bataille. D’autre part, les fractions avancées de l’armée de l’Elbe mettent en fuite la brigade Piret, chassent du Brizer-Wald les Saxons, et les obligent à battre en retraite. Sur quoi Gablentz, ne se sentant plus flanqué d’aucun côté, se trouve trop en l’air et recule sur Rosnitz. Ces retraites presque simultanées sont à la fois cachées et facilitées par trois furieuses rencontres de cavalerie, dont deux favorables aux Autrichiens.

L’armée de Frédéric-Charles, en train d’escalader péniblement les pentes, s’aperçoit tout à coup de la disparition des deux corps autrichiens par le silence des batteries et la facilité qu’elle a de gravir. Parvenue sur la hauteur, elle ne perd pas de temps, va vers Chlum et Rosberitz, où elle entend le canon, et aide la Garde à les reprendre définitivement.

Benedek tente alors un effort suprême. Le général Gondrecourt déploie face au nord ses cinq brigades, 20 000 hommes à peu près, les jette sur les positions deux fois perdues. Ce bloc humain est criblé par les balles des tirailleurs embusqués, par les obus des batteries postées tout autour sur les éminences environnantes. En vingt minutes, une partie énorme de cet effectif gît à terre et le reste fuit éperdument. Ce fut l’épisode le plus sanglant de la journée. Envoyer au carnage des réserves, sans aucun espoir de succès, c’est de la cruauté, non de l’héroïsme. Ces holocaustes inutiles révoltent.

La bataille était irrévocablement perdue et les Prussiens l’avaient gagnée, malgré l’infériorité de leur nombre[17]. Restait à savoir si ce serait une déroute ou une capitulation : l’armée tournée serait-elle entourée ? La prendrait-on tout entière ou une portion échapperait-elle ? Les débris infortunés de cette armée n’offraient plus aucune consistance. Ils se pressaient pêle-mêle, dans le plus navrant désarroi, sur le petit nombre de chaussées étroites qui permettaient de franchir l’inondation étendue autour de Königgrätz, dans le rayon d’une lieue ; leur destruction paraissait imminente. L’artillerie se dévoua à leur salut : aussi sublime d’abnégation et d’héroïsme que Fransecky dans le bois de Swiep ; elle s’établit au travers de la route de Königgrätz, entre Stœsser et Plotist ; elle se laisse immoler sur ses pièces jusqu’à ce que le flot de la retraite soit écoulé, couronnant ainsi par un acte de vertu militaire la vaillance inébranlable, qu’elle avait montrée partout pendant toute la durée de l’action.

Le Roi, parvenu à Lipa, est surpris de ne pas tomber dans la mêlée. On eût dit l’armée ennemie évaporée ; à peine quelques fractions isolées s’apercevaient au loin. Il ne rencontrait que ses propres troupes victorieuses, auxquelles il adressait un salut affectueux : « Bonsoir, grenadiers, » etc. Tout à coup, au milieu d’un champ de trèfle en fleurs, cinq obus tombent entre les chevaux de l’escorte et mettent par terre dix hommes couverts de sang. Bismarck prie Roon et Alvensleben de prévenir Sa Majesté de s’écarter. Ils s’y refusent : « Le Roi peut aller où bon lui semble, » disent-ils. Comme soldats, ils ne se croient pas le droit de parler de danger à leur général. Bismarck galope vers Guillaume et lui dit : « Si Votre Majesté était frappée ici, toute la joie du triomphe serait perdue. Je vous prie instamment de sortir de ce champ. » Le Roi l’accueillit d’abord par des paroles aigres, mais il reconnut vite que son ministre avait raison et prit un chemin creux qui conduisait derrière une chaîne de collines. Non loin de là, il rencontra le Prince royal. Le père et le fils, rapprochant leurs chevaux, s’embrassèrent en pleurant : larmes de joie sur leur triomphe, non de commisération sur les malheureux, gisant à leurs pieds, qui venaient de le leur assurer.

Les deux armées d’ailes se rejoignirent comme leurs chefs sur le front de la première armée, dont le gros était arrivé aussi sur les hauteurs. L’épouvante poussait à pas précipités les Autrichiens vers Königgrätz, loin du champ de bataille perdu ; l’exaltation fébrile d’un long effort gigantesque disloquait les Prussiens sur le champ de bataille conquis. Les compagnies, les régimens, les armées sont confondus hors de leurs cadres dans un complet désordre et, quoique d’une nature autre, la désorganisation n’était guère moindre parmi les victorieux que parmi les vaincus ; les uns et les autres également à bout de souffle, las de tuer ou de se faire tuer. Force était de s’arrêter. A six heures et demie, Moltke lança l’ordre suivant : « Demain, repos pour tout le monde. Les troupes n’exécuteront que les mouvemens nécessaires pour s’établir plus commodément ou pour rejoindre les corps auxquels elles appartiennent. Les avant-postes seront fournis du côté de Josefstadt par la deuxième armée ; du côté de Königgrätz par la première armée. Le général d’infanterie Herwarth fera poursuivre aussi loin que possible les forces ennemies qui battent en retraite du côté de Pardubitz. »


XI

L’aide de camp baron de Steincker dit à Bismarck : « Excellence, vous voilà passé grand homme ! Si le Prince royal fût arrivé trop tard, vous étiez le plus grand des coquins. »

Lui, le cœur dilaté d’une de ces joies qu’on n’exprime pas, parce qu’elles sont au-dessus de toute parole, ne pouvait se rassasier de contempler sa victoire, de la savourer, de la mesurer, de la palper en quelque sorte. Si l’armée eût été défaite, il se serait joint à une charge de cavalerie et aurait cherché la mort ; victorieux, il s’unit aux escadrons qui pourchassent les vaincus. Le cri des mourans, le gémissement effroyable de désespérance qui plane le soir sur un champ de bataille, il ne les entend pas. Il n’est occupé qu’à regarder devant lui si ces hommes qui fuient là-bas, au loin, sont des Autrichiens, et, pour les rejoindre, il presse le galop de son cheval exténué qui depuis le matin n’a mangé que quelques feuilles d’arbre. Tout à coup, à l’aspect d’un beau jeune homme répandant son sang par une large blessure, il se trouble : « Quand je pense, se dit-il, qu’un jour mon Herbert pourrait se traîner par terre dans un pareil état ! » Emotion de fauve aussitôt dissipée. Et il recommence à galoper furieusement. Le petit résultat qu’obtient une cavalerie éparpillée le navre : « Ah ! s’écrie-t-il, si j’avais été à la tête d’une division, la poursuite aurait donné davantage ! »

Il rentre au quartier général de Horitz, la nuit très avancée ; les lumières sont éteintes, les portes closes ; il frappe et on ne lui ouvre pas, et l’homme qui va être exalté dans toutes les langues, enveloppé dans son manteau, la tête appuyée sur le coussin d’une voiture, s’endort, accablé de fatigue et d’émotions, du plus doux de ses sommeils, sur le pavé de la grande place.

Le lendemain, le roi Guillaume visita le champ de bataille et assista aux obsèques solennelles du général Hiller. Aux prières des funérailles, aux sons du fifre et du tambour, aux hurrahs frénétiques des soldats, se mêlent les acclamations joyeuses des corbeaux reconnaissans du riche festin qu’on leur a préparé. En effet, il y avait eu, du côté prussien, 9 153 hommes tués ou blessés, — et, chose digne de méditation, la défensive soutenue par la première armée lui avait coûté près de deux fois autant que l’offensive des armées d’ailes. — Les Autrichiens avaient perdu environ 43 000 hommes en tués, blessés ou prisonniers, 187 canons. Le Dieu des armées devait être satisfait.


XII

Les enseignemens qui résultent de cette campagne sont nombreux : je ne noterai que les plus essentiels.

Nulle part l’artillerie prussienne ne put tenir contre l’artillerie autrichienne. Celle de la première armée, dans la partie anxieuse de la bataille, avant l’arrivée du Prince royal, ne réussit même pas à se déployer ; celle de l’armée de l’Elbe se borna à échanger des coups de canon à 3 500-4 000 mètres. Ni les réserves de corps d’armée, placées à la gauche dans l’ordre de marche, ni la réserve générale, reléguée à la queue de toutes les réserves, n’arrivèrent presque jamais à temps sur le champ de bataille.

Nonobstant cette supériorité de tactique, — car les pièces prussiennes étaient supérieures comme matériel à celles des Autrichiens, — l’artillerie autrichienne ne produisit pas les effets décisifs qu’on s’en était promis : elle ne fut efficace que contre la cavalerie ; après la défaite, elle sauva l’armée par sa ténacité héroïque ; elle ne put assurer la victoire. Son feu écrasant ne parvint pas à arrêter le fantassin prussien. Il subissait des pertes cruelles aux grandes distances ; mais il avançait toujours jusqu’à ce qu’il fût parvenu à bonne portée de tir. Là, il s’embusquait, se couvrant des moindres accidens de terrain, et de loin il abattait servans et attelages jusqu’à ce que les batteries autrichiennes, relativement peu appuyées à cause de leur nombre, fussent Drivées de leurs soutiens et de la plupart de leurs chevaux : alors il s’élançait et les enlevait. A Sadowa, il prit 108 canons. Dans ce temps-là, on considérait comme prouvé que, si une artillerie supérieure augmente toujours beaucoup la force de l’infanterie qu’elle soutient, sa puissance ne va pas jusqu’à prévaloir contre une infanterie supérieure par l’armement et mieux conduite : elle met un prix plus cher à la victoire, elle ne rem-pêche pas. L’action de l’obus est très grande sur le moral ; ses blessures sont affreuses, et elles émeuvent profondément. L’action du fusil, étant moins apparente, ne démoralise pas autant ; mais, en réalité, son effet est infiniment plus meurtrier : sur neuf hommes tués, six sont frappés par la balle. L’infanterie décide donc toujours du sort des batailles. On peut dire comme l’ancien : In pedite robur, ou comme le moderne : Le fanterie sono il nervo dell’ esercito. L’artilleur autrichien a été au-dessus de tout éloge ; mais c’est le fantassin prussien qui a gagné la journée.

Ce qui fut surtout mis en lumière, c’est la nature et les effets de l’ordre dispersé. Les Prussiens sont beaucoup plus appliqués que nous à cacher leurs faiblesses. Néanmoins quelques-uns ont parlé ; d’autres se sont trahis ; des témoins étrangers ont raconté ce qu’ils avaient vu ; l’on a su comment leur infanterie s’est conduite dans les combats. Quelques fractions isolées, dans des circonstances particulières, tels que le 47e régiment d’infanterie avançant en ligne à Skalitz sous un feu terrible d’artillerie, ont montré une régularité tactique qu’on a d’autant plus soigneusement relevée dans les récits officieux ou officiels qu’elle était exceptionnelle. Le corps d’élite de la Garde, au lendemain de Trautenau et dans la journée de Sadowa, a fait des prodiges, prouvant de quel poids décisif un corps d’élite pèse dans une bataille. Partout l’infanterie a été admirable de valeur et d’initiative, mais elle ne s’est pas montrée autre dans ses mouvemens que les Français de la Révolution, de l’Empire et de l’armée d’Italie de 1859, tant critiqués par les pédans prussiens.

Les combinaisons symétriques, si belles sur le papier et sur les champs de manœuvres, relativement à l’emploi successif des tirailleurs, des soutiens, des réserves et au rôle méthodique de la première et de la seconde ligne, s’évanouirent aussi. Presque nulle part les formations enseignées dans les livres et établies sur le terrain à l’origine de l’action ne furent conservées. Au lieu d’un combat régulier, on assista à une mêlée confuse. L’arrangement pondéré des théoriciens se réduisait à n’être plus qu’une ligne longue, mince, irrégulière, sur une profondeur très faible, coupée de-ci et de-là par des groupes entassés, avançant ou reculant à distance, avant même de s’être heurtés à la ligne ennemie. Le long de cette ligne, une série de petits combats individuels, indépendans, à la façon des anciens. Plus de lien ni de subordination entre les troupes, pas même de colonnes de compagnie. Et, au dernier moment, la victoire emportée non par un assaut solennel et en masse, aux commandemens de : « Croisez la baïonnette ! marche ! marche ! » répondant à l’ancien : Feri, Frappe ! des Romains ; mais par une série d’assauts partiels, non coordonnés, livrés par des bandes plus ou moins renforcées de tirailleurs s’avançant de tous les côtés au pas gymnastique et poussant des hurrahs ! L’ennemi, selon la juste comparaison d’un écrivain allemand, n’était pas « détruit comme par la force meurtrière d’un boulet, mais comme par les milliers d’éclats qu’un obus jette de tous les côtés[18]. »

A sa première épreuve, le combat dispersé se montra le combat désordonné. Il en sera toujours ainsi, quelles que soient la valeur, l’instruction, la discipline des troupes d’une armée ; qu’elle se compose d’hommes du Nord flegmatiques et pesans, ou de Gallo-Latins alertes. On le verra mieux encore lorsque des flots de réservistes viendront se noyer dans des essaims de jeunes soldats. Napoléon a dit : « L’ordre est la première règle de la guerre[19]. » Désormais il faudra dire que c’est le désordre. L’éducation militaire consistera à s’avancer en désordre vers un but désigné, jusqu’à ce que surgisse un grand capitaine reconstituant des corps d’élite et une armée de métier, qui nous tire de la barbare erreur de la nation armée et en démontre la fragilité en infligeant une mémorable déroute à ces bandes à la Xerxès auxquelles vont, de plus en plus, se réduire les armées démocratiques.


XIII

Plus que toute autre chose éclata dans cette campagne l’incontestable supériorité de l’offensive tactique, dont Frédéric avait fait la règle supérieure de son armée. Les Autrichiens ne succombèrent pas pour avoir employé l’offensive, mais pour l’avoir employée avec une tactique de combat déplorable, qui rendit plus funeste encore l’infériorité de leur armement : l’attaque à la baïonnette, par le choc et non par le feu. Sans nul doute, il y a une grande efficacité dans l’attaque à la baïonnette. Sa force irrésistible consiste en ceci, que l’adversaire est bien obligé de croire qu’une troupe, assez énergique pour traverser une grêle meurtrière de projectiles, le sera assez encore pour l’aborder et l’exterminer à l’arme blanche, s’il attend sa venue. Toutefois, il faut que la grêle des projectiles ne soit pas telle qu’elle arrête l’assaillant à mi-route et le fauche au milieu de sa manœuvre.

Les Autrichiens ont durement payé l’oubli de cette vérité de sens commun. Après quelques coups de fusil échangés avec l’ennemi, la brigade s’élançait tout entière, à la baïonnette, avec une admirable, mais funeste bravoure. Les Prussiens, accroupis ou cachés derrière des obstacles naturels, les laissaient arriver jusqu’à bonne distance, les accueillaient d’abord par des feux de salve, puis par un feu rapide, tirant dans le tas, sûrs de ne jamais manquer, et les assaillans, accablés de projectiles, tourbillonnaient sur eux-mêmes et s’enfuyaient dans le plus grand désordre, laissant le sol jonché de leurs morts et de leurs blessés ; les Prussiens les poursuivaient alors, et la retraite devenait une déroute.

Les Prussiens ne l’emportèrent que parce qu’ils avaient mis au service de leur offensive tout ce qui peut l’élever au dernier degré de puissance : la supériorité du fusil, l’excellence de l’instruction technique, l’audace et la spontanéité des résolutions, la confiance que ressent le soldat infatigablement poussé en avant par des chefs en qui il a confiance. Dans la première partie de la bataille de Sadowa, au corps du prince Frédéric-Charles, et partout où les circonstances les mirent en nombre inférieur, ils restèrent parfois sur la défensive, mais cette défensive ne fut jamais passive, ce qui les eût à coup sûr conduits à leur perte ; active, elle conclut à l’offensive furieuse dès que les deux ailes furent entrées en action. C’est l’offensive tactique venant couronner une offensive stratégique qui a triomphé à Sadowa.

Les anciens montraient au-dessus des armées les divinités aux prises entre elles sur les nuées. Ce ne sont pas, en effets des corps seuls qui, sur un champ de bataille, se cherchent, se mesurent, s’abordent et se culbutent : ce sont des intelligences et des volontés, ces puissances supérieures symbolisées chez les anciens par les Dieux. Aussi n’est-il pas un chef militaire qui n’ait reconnu dans la force morale la souveraine des combats Le maréchal Bugeaud raconte qu’à Conflans, en 1815, étant colonel, avec une cinquantaine de soldats sans cartouches, il est assailli par deux ou trois cents tirailleurs ennemis. « Chargez-les, dit-il. — Mais nous n’avons pas de cartouches, répondent les soldats. — C’est égal, riposte-t-il, chargez toujours. » Ils se précipitent sur les tirailleurs et les dispersent. « O puissance morale ! s’écrie le maréchal comme conclusion de ce récit, tu es la reine des armées ! »

Napoléon estimait qu’à la guerre les trois quarts sont des affaires morales ; la balance des forces réelles n’est que pour un autre quart[20]. La crainte d’être battu, c’est déjà la défaite. La victoire est donnée par le nombre des hommes qu’on effraie plus que par celui des hommes qu’on tue[21]. « Qu’est-ce qui fait perdre une bataille ? Ce n’est pas la grandeur des pertes pendant le combat ; elles sont en général à peu près égales. Une bataille perdue n’est souvent qu’une bataille que l’on croit perdue, au lendemain de laquelle un général doué d’une plus grande force d’âme, au lieu de se retirer et de s’avouer vaincu, aurait tiré des salves de victoire et forcé l’histoire à le proclamer vainqueur[22]. » Le vainqueur est celui qui, avant, ne doute pas qu’il le sera et, après, qu’il l’a été. C’est parce que l’offensive sous sa double forme est la plus saisissante manifestation de la volonté de vaincre et de la confiance qu’on vaincra, qu’elle donne l’ascendant moral et assure ces succès foudroyans qui, en un jour, décident de la destinée des empires et des nations. Or, l’impulsion intellectuelle et morale qui inspire la volonté et donne la confiance de vaincre était aussi énergique chez le peuple rude et libéral de Frédéric qu’elle était faible dans la nation molle et routinière de Marie-Thérèse.


Selon les Athéniens, mieux vaut une armée de cerfs conduite par un lion, qu’une armée de lions conduite par un cerf. Polybe a dit : « Ce n’est ni par la façon de s’armer ni par celle de se ranger qu’Annibal a vaincu : c’est par ses ruses et sa dextérité. Dès que les troupes romaines eurent à leur tête un général d’égale force, elles furent victorieuses. » Tant vaut le chef, tant vaut l’armée. Amassez les canons et les fusils ; faites sur le papier les plus admirables plans de mobilisation ; tout cela s’évanouira en fumée, si vos chefs sont insuffisans. La meilleure stratégie, la meilleure tactique, c’est le cerveau, lucide, ferme, résolu, bien équilibré, du général en chef. Croyez-vous que, si l’armée autrichienne eût été conduite par Moltke, la campagne de Bohême ne se fût pas déroulée autrement ?

Donc, le dernier enseignement, le plus important, qui sort en lettres de feu de tous les incidens de cette mémorable journée, c’est la maxime de Napoléon : « A la guerre, les hommes ne sont rien ; c’est un homme qui est tout. »


EMILE OLLIVIER.

  1. Lettre du général Petitti à Chiala du 3 juin 1879, publiée par celui-ci dans l’appendice de son livre si intéressant, si plein de faits et de documens : Ancora un po più di luce.
  2. Cette anecdote est racontée très agréablement par Benedek lui-même dans une lettre à son ami le général Crenneville, donnée par l’historien Friedjung dans son intéressant ouvrage sur Benedek : Benedeks Nachgelassene Papiere.
  3. Général Bonnal, Sadowa.
  4. Napoléon Ier.
  5. Napoléon.
  6. Quarante kilomètres seulement séparent leurs ailes intérieures, et elles communiquent par les patrouilles de cavalerie.
  7. Général Bonnal, Sadowa.
  8. Mémoires, 3 août 1866.
  9. Napoléon, Notes sur l’art de la guerre.
  10. La Nation armée.
  11. Bismarck à sa femme, 1er juillet.
  12. L’état-major autrichien soutient qu’il fit cette démarche sans consulter personne. Friedjung établit que tous les officiers généraux réunis furent d’avis que, sans perdre un instant, il fallait entamer des négociations avec la Prusse.
  13. Conversation de Moltke reproduite par Friedjung.
  14. Brugère. L’Artillerie pendant la guerre de 1866.
  15. État-major prussien : « Le Prince royal devait croire que l’ennemi avait placé les troupes chargées de couvrir son flanc en arrière de la hauteur ; s’il ne l’avait déjà fait, il avait encore le temps d’envoyer ses réserves de ce côté, pendant que les Prussiens traverseraient cet espace d’environ 4 kilomètres sur un terrain qui va en s’abaissant et où les bataillons ne pouvaient se dissimuler. »
  16. Keudell.
  17. Près de 10 000 Prussiens n’avaient pris aucune part à la bataille.
  18. Essais sur la tactique, par un officier prussien, traduit par Furcy-Reynaud.
  19. Notes sur l’histoire de la guerre, 4e note.
  20. Observations sur les affaires d’Espagne, 7e observation. — Voyez aussi Gouvion Saint-Cyr, Campagne de Catalogne, 1812. La Marmora, Quattro discorsi (1871.
  21. Marmont, Institutions militaires, 3e partie, chap. V ; 2e partie, chap. II.
  22. Prince Frédéric-Charles, Mémoire sur la manière de combattre les Français.