Rue Principale/Tome I/12

Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 94-99).

XII

de deux maux, il faut choisir le moindre

Il fallut à la police et au personnel du palais de justice plus de dix minutes pour rétablir l’ordre. Quelques spectateurs, plus bruyants ou plus belliqueux que les autres, furent expulsés ; et il fallut brandir la menace de débats à huis clos pour que les autres consentissent à se taire. Lorsqu’il fut évident que les esprits avaient eu le temps de refroidir, Sa Seigneurie consentit à revenir prendre sa place. L’évanouissement de Ninette avait été de courte durée, et Marcel lui-même, éloquemment exhorté au calme par son défenseur, revint au banc des accusés, absolument maître de lui. Pour pouvoir reprendre les débats où le charivari les avait interrompus, il fallut faire revenir le témoin Sénécal. Ne fallait-il pas permettre à la défense d’exercer le droit, que personne ne pouvait lui nier, d’interroger elle aussi le marchand de tabac ?

— La défense veut-elle contre-interroger ?

— Non, Votre Seigneurie, pas de question.

Il y eut un murmure à la fois déçu et étonné dans la salle. Comment ? Maître Martin n’essayait même pas de démolir l’écrasant témoignage de Sénécal ! C’était à n’y plus rien comprendre. Falardeau lui-même parut surpris. Mais Marcel et son défenseur échangèrent un sourire qui disait clairement que l’accusé, tout au moins, n’était pas déçu.

Sur un geste du juge, Falardeau se leva.

— Et voilà, Votre Seigneurie, un témoin digne de foi, commerçant respectablement connu, qui vient de jurer sur l’Évangile, qu’il reconnaissait en l’accusé le bandit qui l’a lâchement dévalisé. Mon savant confrère de la défense a peut-être raison lorsqu’il me conteste le droit de chercher à prouver un crime dont l’inculpé n’est pas accusé. Je n’ai d’ailleurs pas l’intention de m’occuper, avant la fin du présent procès tout au moins, de l’accusation de vol à main armée. Cependant, Votre Honneur, j’ai prouvé — et cela me parait amplement suffisant — que Marcel Lortie, quoiqu’il en ait dit, quoiqu’il en ait juré, avait déjà eu en sa possession un revolver avant le soir de son arrestation. Tout-à-l’heure, Votre Seigneurie, la défense va certainement faire témoigner la sœur de l’accusé et lui faire dire que…

Martin se leva d’un bond.

— Je m’objecte, Votre Seigneurie ! s’écria-t-il. Je voudrais bien savoir comment mon adversaire s’y prend pour faire des prédictions sur les agissements de la défense ? Je trouve par surcroît absolument déloyal de chercher à jeter le discrédit sur la déposition d’un témoin, avant même que ce témoin ait été appelé à déposer !

— Objection maintenue, dit le juge en jetant, pour la centième fois peut-être, les yeux sur sa montre.

Falardeau haussa les épaules.

— C’est bien, dit-il en se rasseyant. Dans ce cas-là, Votre Seigneurie, la Couronne a terminé sa preuve.

Falardeau se contentait donc d’un seul témoin. Sa Seigneurie se reprit à espérer que, peut-être, on pourrait bâcler l’affaire avant la fin de la journée, et donna la parole à maître Léon Martin.

— Je crois, commença le jeune défenseur, que la preuve établie par mon honorable adversaire a toutes les qualités de solidité qu’offrent habituellement ces châteaux de cartes, échafaudés par les enfants seuls, les jours de pluie. Qu’un souffle, même léger, vienne à passer sur un de ces fragiles édifices de carton, et lamentablement, il s’écroule. Ce souffle, Votre Seigneurie, vous allez le sentir passer, et je suis persuadé que la seule victime de l’écroulement qui suivra, sera le sentiment d’ineffable satisfaction qui emplit, pour le moment, le cœur de mon adversaire. Greffier, veuillez avoir l’obligeance de faire appeler le premier témoin de la défense, le sergent Robert Gendron.

Il y eut dans la foule, tandis que le greffier faisait son métier, ce qu’il est convenu d’appeler des mouvements divers. Mais encore une fois, le regard courroucé du juge mit rapidement fin à toute velléité de manifestation.

Bob, d’un pas rapide et décidé, avait gravi les deux marches de bois du box des témoins, et ayant prêté serment, attendait patiemment qu’on l’interrogeât.

― Sergent Gendron, si je ne me trompe, questionna maître Martin, vous vous êtes occupé activement de l’affaire Lortie, depuis le lendemain même de l’arrestation de l’accusé ?

— En effet.

— Vous avez surtout cherché à retrouver le véritable propriétaire de l’arme produite ici même, comme pièce à conviction, et dont on cherche à attribuer la propriété à Marcel Lortie ?

— Oui.

— Voulez-vous dire au tribunal si vous avez finalement découvert la provenance réelle de cette arme ?

— Oui, je sais d’où elle vient.

Cette fois le regard sévère du magistrat ne suffit plus. Il fallut le marteau du greffier pour obtenir le silence. C’est que, si les recherches de Bob n’étaient un secret pour personne, tout le monde était persuadé qu’elles n’avaient donné aucun résultat. Ninette sentit l’espoir lui remonter au cœur ; son regard croisa celui de Bob et elle baissa la tête pour qu’il ne la vît pas rougir.

— Sergent Gendron, poursuivit maître Martin, l’arme en question était-elle en la possession de monsieur Marcel Lortie, le soir où monsieur Léon Sénécal a été victime d’un vol à main armée ?

— Non.

Cette fois, ce fut un murmure de satisfaction qui monta de la salle. Falardeau leva les deux bras pour attirer l’attention du juge.

— Je m’objecte ! cria-t-il. Il ne s’agit pas de prouver ici si le revolver était dans la poche de l’accusé le soir du vol, mais bien s’il y était le soir de la bagarre !

— Ah ! non, rétorqua Martin. Non ! Ce serait trop facile !

— Objection rejetée.

Falardeau se rassit en grommelant.

— Sergent Gendron, reprit Martin, quand, d’après votre enquête, Marcel Lortie est-il entré en possession du revolver ?

Bob sembla hésiter. Il chercha des yeux le regard de Ninette et ne le trouva pas.

— La veille de son arrestation, répondit-il d’une voix un peu moins assurée.

Le silence qui suivit avait quelque chose de sinistre. Les gens étaient si stupéfaits qu’ils en oubliaient de manifester. Falardeau resta à son banc, la bouche ouverte, une pastille de menthe entre le pouce et l’index, arrêtée à mi-chemin entre la boîte dont il l’avait extraite et sa bouche. Ninette releva la tête et posa sur Bob un regard où il y avait à la fois de la terreur, de l’incrédulité et du mépris. Marcel pâlit. Seul l’avocat de la défense continua de sourire.

— Voulez-vous m’expliquer, dit-il, comment vous avez acquis cette conviction ?

— C’est le garçon de salle de chez Tony qui m’a dit que Marcel avait gagné le revolver, la veille du jour de la bagarre, au cours d’une partie de poker.

— Voyez-vous ça ! ricana Falardeau ; il est joueur par dessus le marché.

— Je vous en prie, maître Falardeau, vous parlerez à votre tour, dit le juge.

Et Bob reprit son témoignage.

— Ce soir-là, à la fin d’une partie de poker, un étranger qui n’avait pas eu de chance de la soirée, devait cinq piastres à Marcel Lortie et n’avait plus que quelques cents en poche. Il lui a offert le revolver en question, et Marcel, plutôt que de ne rien avoir du tout, a fini par accepter.

— Êtes-vous sûr que le garçon de salle ne se trompe pas ? Êtes-vous sûr que c’est bien Marcel Lortie qui est devenu propriétaire d’un revolver dans les circonstances que vous dites ?

— Le garçon de chez Tony est catégorique.

— Je vous remercie, monsieur Gendron. Je n’ai pas d’autre question à poser au témoin, Votre Seigneurie.

— Moi non plus, Votre Seigneurie, s’empressa de dire Falardeau.

Et ça, tout le monde le comprenait. Ce que l’avocat de Marcel venait de faire, c’était produire un témoignage écrasant pour l’accusé. Quel pouvait bien avoir été son but ?

Le juge consulta sa montre, constata qu’il était grand temps d’aller déjeuner et suspendit l’audience. Au sein des groupes qui se formèrent rapidement dans les couloirs et jusque sur le trottoir, l’incompréhensible conduite de maître Léon Martin faisait le sujet de toutes les conversations. Le témoignage de Bob surprenait tout le monde. Marcel n’était-il pas son ami et le frère de la femme qu’il aimait ? Comment comprendre alors qu’il fut venu froidement, sans paraître se rendre compte des conséquences probables de ses paroles, détruire en quelques mots le système de défense de l’accusé ? Quelques personnes, mieux renseignées que les autres, qui savaient que Ninette et Bob étaient en brouille, avancèrent l’hypothèse que Bob n’avait agi de la sorte que pour se venger de la sœur de Marcel. Mais ça n’expliquait pas l’attitude de l’avocat. Il était clair qu’il n’avait pas été surpris d’entendre Bob affirmer que Marcel possédait l’arme trouvée sur lui, depuis la veille du soir fatal de la bagarre. Il ne pouvait faire de doute qu’il avait cité le sergent en toute connaissance de cause ; qu’il savait fort bien quelles réponses allaient attirer ses questions. Alors, pourquoi les avait-il provoquées ces réponses-là ? Pourquoi avait-il délibérément fait le jeu de la poursuite ? Personne ne pouvait fournir une explication plausible, une hypothèse qui se défendit.

Maître Léon Martin rejoignit Marcel, auprès de qui un garde débonnaire avait laissé entrer Ninette. Et quand cette dernière lui demanda :

— Pourquoi avez-vous fait ça, maître ?

Il répondit :

一 De deux maux, il faut choisir le moindre, mademoiselle Lortie.