Rue Principale/Tome I/11

Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 87-93).

XI

l’écrasant témoignage de léon sénécal

Le procès de Marcel Lortie avait attiré au palais de justice une foule assez considérable. N’était-ce pas la première fois, depuis bien des années, qu’on allait juger un homme dont la culpabilité n’était pas un fait nettement établi ; un homme qui se prétendait innocent et vers qui montaient bien des sympathies ? On allait donc assister à un vrai procès ! Il allait donc falloir que Falardeau, l’avocat de la couronne, prouvât quelque chose, alors que de coutume il lui suffisait d’étaler les preuves fournies par la police ou de produire l’aveu du délit, avant de prononcer un de ces réquisitoires ampoulés qui étaient sa spécialité, et qui se ressemblaient tous comme des copies d’une même gravure. De plus, ne chuchotait-on pas, depuis la veille, que Marcel serait défendu par Maître Léon Martin, un des meilleurs avocats de Montréal, et que, par conséquent, on allait peut-être assister au spectacle rarissime d’un Falardeau n’ayant pas le dernier mot ? En fallait-il plus pour que quelques douzaines de commères abandonnent leur cuisine, et pour qu’une cinquantaine de rentiers et de chômeurs aillent au palais tuer un temps qui n’avait pas grande valeur ?

Après le cérémonial d’usage, le greffier avait lu l’acte d’accusation et posé la question traditionnelle :

一 Coupable ou non coupable ?

Marcel, d’une voix nette, avait répondu :

— Non coupable.

Dans le public, un frisson d’aise avait couru. S’il avait fallu que Marcel plaidât coupable, la pièce était jouée, le spectacle terminé : il ne serait plus resté aux badauds qu’une alternative : écouter le sempiternel réquisitoire-type de Falardeau ou aller chercher une distraction ailleurs. Heureusement Marcel n’avait déçu personne ; il avait fait la réponse qu’on attendait de lui.

Et pourtant si, il avait déçu quelqu’un ! Ce brave juge Mercure avait eu un affaissement résigné des épaules et une pensée triste, où se mêlaient, avec pittoresque, une pelouse parsemée de marguerites, des petits drapeaux multicolores, des clubs de golf, des caddies respectueux, des drives miraculeux et des put-ins incroyables. Ce « non-coupable » prononcé par l’accusé allait le forcer à renoncer à ses dix-huit trous quotidiens. Il en serait quitte pour dormir, tout-à-l’heure, pendant le réquisitoire de Falardeau ou la plaidoirie de l’avocat de la défense.

一 La parole est à la poursuite, dit-il en cherchant à se caler le plus confortablement possible dans le fauteuil imposant mais assez peu commode dont l’État l’avait gratifié.

Falardeau se leva avec une lenteur calculée, sourit aimablement à l’avocat de Marcel, se passa la main dans ce qui lui restait de cheveux, puis, se tournant vers le juge, s’inclina avec déférence et dit :

一 Votre Seigneurie, la cause est assez simple en elle-même. Arrêté au cours d’une rixe dans un établissement de la rue Principale, sur une accusation qui a d’ailleurs été reconnue mal fondée dès le lendemain, l’accusé a été conduit au poste de police, où on a trouvé sur lui le revolver actuellement exposé sur cette table, comme exhibit numéro un. Le fait est d’autant plus grave, Votre Seigneurie, que l’accusé est un jeune homme fréquentant avec assiduité des endroits dont la réputation laisse plutôt à désirer et que…

L’avocat de Marcel bondit.

— Je m’objecte, Votre Seigneurie ! Cela n’a aucun rapport avec la cause ! Je prierais mon savant confrère de ne pas faire de zèle intempestif et de s’en tenir aux faits de l’accusation !

— Objection maintenue, décida le juge qui voulait voir les choses marcher bon train.

— Votre Seigneurie, reprit Falardeau, quand l’arme a été découverte dans une des poches de l’accusé, il a prétendu, contre toute vraisemblance, qu’il ne l’avait jamais vue auparavant. Malgré les objurgations qui lui ont été faites depuis, il s’est entêté à ne pas vouloir changer son système de défense…

— Pourquoi auriez-vous voulu qu’il changeât son système de défense, interrompit Martin ? Il dit la vérité depuis le début et, quoique mon savant confrère qualifie cette vérité d’invraisemblable, je lui prouverai tout-à-l’heure qu’elle n’en est pas moins éclatante !

Le public pouvait difficilement contenir sa joie. Un avocat de la défense qui interrompait Falardeau deux fois en autant de minutes, cela ne s’était jamais vu et promettait bien des satisfactions pour toute la durée du procès. Le juge Mercure, lui, fronçait les sourcils. Si maître Léon Martin continuait à retarder les débats ainsi, il allait les faire durer jusqu’au lendemain et priver Sa Seigneurie de ses dix-huit trous, deux jours de suite !

Falardeau, quelque peu décontenancé, haussa les épaules et demanda à interroger Marcel. Cet interrogatoire, émaillé de nombreuses interruptions fort habilement placées par le défenseur, acheva d’énerver l’accusateur public et de mettre la salle en joie. Marcel le soutint avec fermeté et ne tomba dans aucun des pièges qui lui étaient tendus.

Mais l’avocat de la couronne gardait, dans la large manche de sa robe, un atout formidable. Sentant le public contre lui et craignant de voir le tribunal subir l’influence de la salle, il jugea le moment opportun de jouer sa meilleure carte.

— Votre Seigneurie, dit-il, j’ai reçu ce matin, avant l’ouverture du procès, la visite d’un citoyen honorablement connu de Saint-Albert, dont le témoignage est de nature à jeter sur l’affaire qui nous occupe une lumière éclatante. Quoiqu’il n’ait pas été régulièrement cité, je demande à Votre Seigneurie la permission de faire entendre ce témoin.

— Ça allonge une liste déjà longue, répondit le juge. Enfin ! Faites-le entendre.

Falardeau, qui savait l’éloquence et la force de certains silences, compta mentalement jusqu’à dix avant de se tourner vers le greffier pour lui dire :

— Faites entrer monsieur Léon Sénécal.

Une vague d’étonnement passa bruyamment sur l’assistance. Léon Sénécal ! Qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir à faire dans cette histoire ? Et tandis que le greffier d’abord, l’huissier ensuite, répétaient le nom du témoin-surprise, les commentaires allaient bon train. Sur maître Léon Martin, qui entendait le nom pour la première fois, l’atout de Falardeau n’avait guère fait d’effet : mais Marcel ne réussit pas à cacher son inquiétude.

Lorsque le greffier eut procédé à l’assermentation du témoin, Falardeau s’adressa au juge.

— Votre Seigneurie, dit-il, je crois qu’il n’est pas inutile de remonter le cours de quelques semaines, et de dire quelques mots d’un incident, ou plutôt d’un méfait, qui a eu le magasin de monsieur Sénécal comme théâtre. En effet, un samedi soir de septembre, comme le témoin comptait paisiblement les recettes de la journée, un malandrin, jeune de tournure mais le visage masqué, fit irruption dans l’établissement et, revolver au poing, exigea l’argent contenu dans la caisse.

— Je m’objecte, Votre Seigneurie ! interrompit une fois de plus Martin. Cette histoire de brigand n’a aucun rapport avec la cause qui nous occupe.

Mais le juge, qui trouvait décidément les interruptions de la défense par trop nombreuses, rejeta l’objection. Falardeau poursuivit :

— Évidemment, Votre Seigneurie, menacé d’une arme redoutable, le témoin ne put opposer aucune résistance. Il se trouva si désemparé, si affolé, qu’il ne put même remarquer avec exactitude la forme du visage, la couleur des cheveux et des yeux de son agresseur. Cependant, une fois le calme revenu, en s’efforçant de se remémorer les moindres détails de la courte scène vécue, il a réussi à se souvenir de certains indices que nous allons pouvoir vérifier dans quelques instants, s’il plaît à Votre Seigneurie.

Cette fois, maître Léon Martin avait nettement perçu le danger.

— Je m’objecte ! s’écria-t-il. Mon savant confrère joue une comédie ridicule et totalement à côté de l’accusation ! S’il cherche à établir que mon client et l’auteur du vol à main armée ne sont qu’une seule et même personne, qu’il le dise !

— Mais certainement, Votre Seigneurie, c’est ça que je cherche à établir, répondit Falardeau.

— Je m’objecte ! répéta pour la centième fois Martin, en donnant cette fois un vigoureux coup de poing sur sa table. La poursuite n’a pas le droit de chercher à établir la preuve d’un crime qui n’est pas imputé à mon client.

— Possible ! rétorqua Falardeau. Mais j’ai le droit de chercher à prouver qu’au moins une fois, avant le soir de son arrestation, Marcel Lortie avait eu un revolver en sa possession !

C’est à la poursuite que le juge donna raison, et Falardeau se tourna vers le témoin.

— Monsieur Sénécal, dit-il, ne m’avez-vous pas assuré ce matin que vous reconnaîtriez sans aucun doute les mains et le revolver de votre agresseur ?

— Oui monsieur.

— Plus fort, grogna le greffier.

— Adressez-vous au juge, conseilla Falardeau. et parlez plus fort. N’ayez pas peur.

— Oui. Votre Honneur, dit Sénécal à voix plus haute.

— Votre Seigneurie, poursuivit Falardeau, je voudrais demander à l’accusé de s’emparer de l’exhibit numéro un, de s’approcher de la boîte des témoins et de braquer l’arme sur monsieur Sénécal.

— Mais c’est ridicule ! clama Martin. Nous ne sommes ni au cirque ni au cinéma ici !

— Objection rejetée.

Le procureur de la couronne se tourna vers Marcel.

— Approchez-vous !

Du regard, Marcel demanda conseil à son défenseur qui lui fit signe d’obéir. Rapidement il s’empara de l’arme et, sans même attendre que Falardeau l’y invitât, il la braqua sur un Sénécal visiblement mal à l’aise, avec ce canon à quatre pouces de son nez.

— Eh bien, questionna Falardeau, reconnaissez-vous l’arme, reconnaissez-vous les mains ?

— C’est absurde, dit l’avocat de la défense.

Sénécal semblait hésiter ; dans la salle, la tension était si forte que pas une tête ne bougeait.

— Eh bien monsieur Sénécal ? Et alors ?

Sénécal releva la tête.

— Ben alors, dit-il, il n’y a pas d’erreur possible. C’est bien lui.

— C’est pas vrai ! hurla Marcel. C’est pas vrai ! C’est pas vrai !

Le public, debout, emplissait la salle d’un vacarme épouvantable et, au premier rang, près de la table de la défense, Ninette glissait à terre, inconsciente.

Deux gardes entraînèrent l’accusé hors de la salle : le juge, sans prendre la peine de suspendre l’audience, se sauva loin d’un tintamarre incompatible avec son âge et sa dignité.

Falardeau triomphait avec insolence, et Martin semblait plus près, qu’il ne l’avait été depuis bien longtemps, de perdre une cause qu’il avait pourtant crue si facile à gagner.