Éditions Édouard Garand (13p. 75-78).

CHAPITRE XXV

UN ANGE SUR TERRE


Franchissons, si vous le voulez bien, l’espace d’une année et retournons au Valgai, où nous retrouvons le Docteur et Mme Philibert. Tous deux sont les gens aimables, sympathiques et bons d’il y a un an, et au moment où nous pénétrons dans leur maison, ils sont très gais, très joyeux, tous deux. Mme Philibert a l’air d’attendre quelqu’un, car elle court d’une fenêtre à l’autre et examine la route, à chaque instant.

— Ma pauvre Blanche, dit le Docteur Philibert, tu te fatigues inutilement ; ils ne peuvent pas arriver maintenant…

— Les voilà ! Les voilà ! cria Mme Philibert.

Suivie de son mari, elle sortit sur la véranda, et bientôt, tous deux accoururent au-devant d’une voiture fermée, qui venait de pénétrer sur le terrain du Valgai.

De cette voiture descendit d’abord, Armand de Châteauvert, qui tendit la main à une radieuse jeune femme, que nous reconnaîtrons facilement : c’est Lucie.

— Mes enfants ! Ô mes enfants ! s’écrie Mme Philibert, en pressant les jeunes époux dans ses bras.

— Chers enfants ! dit le Docteur Philibert, à son tour.

Mais, voilà qu’Armand retourne à la voiture, afin d’aider à quelqu’un d’en descendre. Cette personne, c’est une bonne, qui porte dans ses bras un mignon paquet tout de dentelles et de broderies. Lucie prend ce précieux paquet des mains de la bonne et elle le présenta à Mme Philibert.

— Voici la surprise dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, mère, dit-elle.

— Un enfant ! criaient, en même temps, le Docteur et Mme Philibert.

— Mais oui, dit Lucie, en riant ; c’est notre fils, âgé de un mois et demi déjà.

Mme Philibert pressait l’enfant contre son cœur, riant et pleurant à la fois. Le Docteur Philibert s’émerveillait de la beauté du bébé. Mais bientôt, tous se dirigèrent vers la maison.

— Comment se nomme-t-il, le chéri ? demanda la mère d’Armand, en couvrant de baisers son petit-fils.

— Nous ne l’avons pas nommé encore, répondit Lucie. C’est son grand-papa et sa grand’maman Philibert qui lui choisiront un nom, le jour de son baptême… car nous comptons bien que vous serez, tous deux, parrain et marraine de notre cher trésor… Acceptez-vous, père ?… Et vous, mère ?…

— Si nous acceptons ! s’écrièrent, en même temps, le Docteur et Mme Philibert.

Pendant le souper, on parla de Roxane et de Hugues et le médecin dit :

— Ils viendront passer la veillée avec nous ; ils l’ont promis.

— Et petite Rita ?

— Rita est en bonne santé, et elle se plait bien aux Peupliers.

Hugues et Roxane, fidèles à leur promesse, vinrent veiller au Valgai. Inutile de dire qu’on fut heureux de se revoir, de part et d’autre, Roxane, en déposant un baiser sur le front du bébé de Lucie, eut une expression singulière d’envie dans les yeux et une larme tomba sur les boucles blondes de l’enfant.

Hugues et Roxane étaient aussi heureux qu’il est donné de l’être en ce bas-monde. Les Peupliers étaient devenus un lieu enchanté depuis que Mme de Vilnoble en était la maîtresse.

Il s’était passé quelques événements, depuis le double mariage de Hugues et de Roxane, d’Armand et de Lucie, mariage qui avait eu lieu immédiatement après le retour de la jeune fille, des plaines de l’Alberta.

Tout d’abord, les Barrières-de-Péage se trouvaient abandonnées, maintenant que Roxane était mariée et que Rita demeurait avec elle, aux Peupliers. Belzimir avait suivi ses jeunes maîtresses. Mais, la veille du mariage de Roxane, la barrière de péage avait été abolie, ce qui avait causé une secrète peine à la jeune fille ; n’avait-elle pas été la gardienne de cette barrière durant l’espace de quelques inoubliables mois ?…

Un soir, deux mois plus tard, Hugues, après le dîner, présenta un papier à sa femme, en disant :

— Tiens, Roxane, ma chérie, ce papier t’appartient.

— Qu’est-ce donc ? demanda Roxane, en dépliant le papier. Puis elle s’écria : Mais ! C’est un document… et je n’y comprends rien, Hugues !

Hugues se mit à rire.

— Ce papier, Roxane, dit-il, est une donation que je te fais des Barrières-de-Péage que je viens d’acquérir, avec tout le terrain jusqu’à la ferme Monthy.

— Oh ! Hugues, cria la jeune femme, quel splendide cadeau !… Ainsi les Barrières-de-Péage m’appartiennent, à moi !… C’est un cadeau princier !

— Pour lequel on m’a demandé un prix assez minime, à la condition que nous donnerions droit de passage sur le pont, pendant cinq ans encore.

— Hugues ! Hugues ! Merci de tout mon cœur ! dit Roxane, en entourant de ses bras le cou de son mari. Que je t’aime !

— Et moi, je t’adore ! répondit l’heureux époux.

— Hugues, il me vient une idée ! s’exclama la jeune femme soudain. Si tu voulais y consentir… nous installerions aux Barrières-de-Péage le père Noé et Mlle Catherine, sa fille.

— C’est une excellente idée, ma chérie !

— N’est-ce pas, cher ?… Le père Noé et sa fille habitent une misérable cahute, qui ne leur appartient même pas, comme tu sais ; de plus, le vieux facteur va être mis à sa retraite, à cause de ses rhumatismes, qui l’empêchent de remplir plus longtemps ses fonctions. Il ne leur restera alors que l’argent que Mlle Catherine gagne, à faire de la couture, et ce n’est pas beaucoup.

— J’approuve ton plan, ma Roxane, dit Hugues.

— Alors, pourquoi n’allons-nous pas immédiatement chez eux, leur annoncer la nouvelle ?

Hugues donna l’ordre de seller Bianco et Jupiter, et bientôt, les deux époux partaient accomplir leur mission de charité.

Ils trouvèrent le père Noé, en frais de faire du feu dans le poêle rouillé de l’unique pièce de la cahute, tandis que Mlle Catherine achevait de coudre de la garniture sur une robe. Inutile de dire si les de Vilnoble furent les bienvenus chez ces pauvres gens !

Quand le vieux facteur et sa fille apprirent qu’ils iraient demeurer aux Barrières-de-Péage, qui leur avait toujours semblé être un château, un véritable palais, leur joie fut si grande qu’ils pleuraient tous deux.

— Aller demeurer aux Barrières-de-Péage ! ne cessait de répéter le père Noé. Quel contraste d’avec cette misérable cahute, dans laquelle le froid pénètre de toutes parts !

— Vous pourrez vous installer quand vous le désirerez, répondit Roxane. La maison est meublée, comme vous le savez ; je n’en ai enlevé que mon piano.

— Merci ! Oh ! merci s’écria Mlle Catherine. Dès demain, nous déménagerons mon moulin à coudre et quelques autres objets indispensables.

— Oui, dès demain ! répéta le père Noé. Les deux chevaux nous transporteront tout cela… Demain soir, nous coucherons aux Barrières-de-Péage ! C’est comme un rêve, oui, un rêve !… Et que Dieu vous bénisse, Monsieur et Madame de Vilnoble, pour votre générosité, votre incomparable bonté !

À quelques semaines de là, Roxane et son mari partaient pour Lloydminster et, à leur retour aux Peupliers, ils étaient accompagnés d’une enfant de sept ans, qu’ils présentèrent à Rita ainsi :

— Voici une petite compagne, une petite sœur pour toi, Rita ; elle se nomme Léa de Vilnoble.

Or, on le devine, cette petite, c’était la fille de Champvert. Roxane, dormant ou éveillée, avait souvent rêvé à l’enfant, dont elle avait vu le portrait, parmi les papiers du mari d’Yseult. « Léa, à l’âge de trois ans »… Pauvre petite innocente !…

Les de Vilnoble avaient pris des renseignements, et voici ce qu’ils avaient découvert : Léa, orpheline de mère, avait été abandonnée par son père, leur avait-on dit, une sorte de chenapan, de voyou, qui avait fait mourir de peine sa femme, qui était une sainte.

Les de Vilnoble avaient adopté Léa ; elle serait la compagne de Rita. Ni Hugues, ni Roxane n’étaient d’opinion que les enfants sont responsables des crimes de leurs parents. Et, disons tout de suite que jamais ils ne regrettèrent leur bonne action, car Léa était une douce et gentille fillette, toute dévouée à Rita et très soumise à ses parents adoptifs.

On le voit, le bonheur ne rendait pas Roxane égoïste, et c’est pourquoi sans doute, son bonheur durerait toute sa vie.

Et le temps passait…

Un jour, Hugues et Roxane, Armand et Lucie constatèrent qu’ils étaient mariés depuis cinq ans déjà. Sur ces deux foyers, l’ange du contentement et de la paix veillait sans se lasser. Pourtant, Roxane enviait souvent le bonheur de Lucie, parce que celle-ci était mère. Son fils, qui se nommait St-Éloi de Châteauvert, était le plus bel enfant qu’on pût rêver et, à quatre ans, il avait l’intelligence aussi développée qu’un enfant de dix ans… affirmait Lucie.

Chaque année, les Châteauvert et leur petit St-Éloi allaient passer deux mois au Valgai. Or, au Valgai, il n’y avait pas grand changement, excepté que, à côté de la maison du Docteur Philibert se dressait maintenant à la place de la rudimentaire construction en planches de jadis, un splendide hôpital. Construit en pierre de taille, l’hôpital pouvait loger cinquante malades. Et quel bonheur pour le médecin et sa femme, quand on put lire, au-dessus du grand portique d’entrée, en grosses lettres, très en relief, ces mots : « Hôpital Philibert ». L’hôpital prospérait, car, chaque année, Hugues de Vilnoble et Lucie de Châteauvert faisaient parvenir au « bon Docteur » une ronde somme pour l’entretien de cette institution.

Au château de St-Éloi, cette année, comme les années précédentes, on se préparait à partir pour le Valgai.

— Armand, dit soudain Lucie, qui était à préparer une de ses valises, je plains Roxane ; je la plains de tout mon cœur !

— Hein ! cria Armand. Ma chère Lucie ! Roxane est une des femmes les plus heureuses de la terre. Hugues…

— Oui ! Oui ! C’est entendu ; Hugues adore sa femme, qui le lui rend au centuple, et le reste, et le reste… Mais Roxane n’a pas d’enfants, tu sais, Armand, et… ah ! que je la plains !

— Pourtant, ma chérie… commença Armand.

— Eh ! bien ? fit vivement la jeune femme. Tu n’as pas l’intention de suggérer, n’est-ce pas, Armand, que Roxane et Hugues peuvent être réellement heureux, sans famille ?… Nous, nous nous aimons tout autant qu’ils s’aiment eux ; mais, je serais malheureuse, oui, tout à fait malheureuse sans notre petit St-Éloi ! Que serait notre foyer, sans cet ange ?

— Cependant, ma Lucie, osa répondre Armand, si le ciel ne nous eut pas donné d’enfant, nous…

— Nous aurions été infiniment à plaindre ; voilà ! C’est inutile de me contredire, mon cher mari ; tu aimes notre fils autant que je l’aime, moi, et tu sais bien toi-même que triste serait notre foyer sans lui !

Allez donc essayer de faire entendre raison à une femme aussi convaincue ! Armand y renonça tout simplement.

Le soir de leur arrivée au Valgai, Mme Philibert proposa à ses enfants qu’on allât tous ensemble veiller aux Peupliers ; on surprendrait Hugues et Roxane au gîte. Ils reçurent un affectueux accueil, vous le pensez bien ! Lucie trouva Roxane plus belle que jamais, et dans les yeux de la femme de Hugues se voyait une expression difficile à définir.

À un moment donné, Mme de Vilnoble quitta la bibliothèque, où l’on passait la veillée, et bientôt, elle revint, portant dans ses bras un enfant de trois semaines.

— Oh ! cria Lucie. Un enfant ! Roxane ! Il est à toi, à toi !

— Oui, Lucie. C’est une petite fille, dont tu seras la marraine, je l’espère, et Armand le parrain ?

— Quel bonheur ! s’exclama Lucie. Inutile de te dire que nous acceptons de grand cœur. N’est-ce pas, Armand ?  ?

— Certes oui ! dit Armand. Vous nous faites, à Lucie et à moi, un honneur que nous apprécions grandement, Roxane !

— J’en suis bien contente, alors, répondit Roxane.

Armand se mit à rire soudain, ce qui fit que tous le regardèrent, fort étonnés.

— Vous ne savez pas, Roxane, dit-il, combien Lucie vous trouvait à plaindre, vous et Hugues, parce que vous n’aviez pas de famille ! Comme si…

— Et Lucie avait raison de nous plaindre, répondit gravement la nouvelle maman. Comment nous avons pu vivre sans notre bébé chéri jusqu’à présent, c’est un mystère pour moi.

Armand ne répondit rien. Il avait renoncé, depuis longtemps, de faire entendre raison à une mère surtout ; mais lui et Hugues se regardèrent en souriant.

On donna un grand festin de baptême. À ce festin assistaient, (à part le papa, la maman, le parrain, la marraine), le Docteur et Mme Philibert, le père Noé et Mlle Catherine (cette dernière ayant eu l’insigne honneur de porter l’enfant à l’église). Nestor, le policier et sa femme étaient aussi présents. Ne pas oublier Rita, qui portait si dignement son titre de tante, puis Léa, qu’on nommait aussi « tante Léa », pour lui faire plaisir. Belzimir, Souple-Échine et Célestin servaient les mets du festin et ces trois fidèles serviteurs se réjouissaient du bonheur de leurs maîtres.

On était au dessert, quand un domestique remit à Roxane une petite boîte bien ficelée, et quand elle eut enlevé les ficelles, on aperçut une paire de mignons mocassins finement perlés. La boîte contenait aussi un feuillet d’écorce de bouleau, sur lequel Roxane lut cet envoi :

« À l’enfant de Roxane, ma chère sœur au visage pâle Cœur-Transpercé envoie ces mocassins. Et puisse la nouvelle-née, toute sa vie, ne fouler de ses pieds mignons que des prairies parsemées de boutons-d’or, de marguerites, et aussi de roses sans épines ! »

— Oh ! N’est-ce pas gentil ! s’écria Roxane. Ce pauvre Cœur-Transpercé !

— L’avez-vous jamais revu ce Sauvage, M. de Vilnoble ? demanda le père Noé.

— Oui, père Noé, répondit Hugues. Il est venu nous rendre visite, l’année dernière, et nous l’avons gardé huit jours ici. Cœur-Transpercé a gardé un véritable culte pour Roxane, « sa sœur au visage pâle » comme il dit toujours. Nous lui avons offert d’aller demeurer sur l’Île Rita ; mais il préfère la liberté des grandes prairies.

Quand on fut installé dans le salon, après le festin, Nestor demanda :

— Je suis arrivé un peu en retard pour le baptême, Mme de Vilnoble, et j’aimerais bien savoir quel nom vous avez donné à votre mignonne ?

— Nous lui avons donné le plus beau nom qui soit, répondit Hugues. Le nom d’un ange sur terre, d’un ange de douceur et de bonté ; nous l’avons nommée ROXANE.


FIN