Éditions Édouard Garand (13p. 12-13).

CHAPITRE VII

DRAME MUET


Quand le notaire Champvert quitta la chambre à coucher de M. de Vilnoble, il n’alla pas loin ; il se dirigea vers l’étude du malade.

Au fond de l’étude était une armoire, dans laquelle étaient des papiers, tels que comptes, reçus, etc. Le notaire se faufila dans cette armoire, dont il laissa la porte entr’ouverte. De sa cachette, il put entendre Adrien proposer à Roxane de la conduire à la chambre mauve, puis quand lui parvint le bruit des pas de la jeune fille et du domestique, s’éloignant dans le corridor, il sortit de l’armoire et se dirigea du côté de la chambre de M. de Vilnoble.

— Il dort ! murmura-t-il, quand, du seuil de la porte, il eut écouté la respiration du moribond. Ce testament, il me le faut ! Vais-je laisser déshériter Yseult, me laisser déshériter moi-même, conséquemment ?… Car malgré sa froideur, je sais qu’Yseult sera ma femme un jour, bientôt même ; oui, bientôt.

Retenant son souffle, le notaire s’approcha du lit.

— Je ne crois pas qu’il s’éveille de ce sommeil, se dit-il ; s’il s’éveille, ce sera dans l’autre monde… Allons ! Emparons-nous du testament et filons au plus vite ! Adrien ne sera pas longtemps absent.

Les yeux fixés sur le visage du malade, le notaire glissa son bras sous un des oreillers ; mais le papier qu’il cherchait n’y était pas.

— Voyons, ne nous énervons pas !… se dit-il. Il y a quatre oreillers… Sous lequel le testament a-t-il été mis ?… La seule chose à faire, c’est d’essayer sous le deuxième maintenant… Si le vieux peut ne pas s’éveiller, au moins, et si Adrien… Adrien ; voilà le hic ! Mais, s’il devenait embarrassant, celui-là, il me faudrait employer les grands moyens pour me débarrasser de lui.

Des pas s’approchaient de la chambre : c’était Adrien qui revenait auprès de son maître.

— Malédiction ! gronda le notaire.

D’un coup d’œil, il inspecta la chambre et il aperçut, dans un coin, un écran.

— Voilà mon affaire ! se dit-il.

Sur la pointe des pieds et à la course, il se dirigea vers l’écran. À peine eut-il le temps de s’y cacher, qu’Adrien entrait dans la chambre. Le domestique s’approcha du lit et considéra son maître.

— Pauvre M. de Vilnoble ! Mon cher, cher maître ! murmura-t-il, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. Il dort bien profondément, ajouta-t-il tout haut. J’aurais le temps d’aller enlever la selle à Jupiter, avant que M. de Vilnoble s’éveille, je crois.

Jetant les yeux autour de lui pour s’assurer que tout était en ordre, Adrien sortit.

— Oui, va, mon vieux ! ricana le notaire. Va enlever la selle à Jupiter ; moi, pendant ce temps, j’enlèverai le testament à M. de Vilnoble. Hé hé hé !

S’étant assuré que les pas d’Adrien s’éloignaient, Champvert sortit de derrière l’écran et s’approcha, encore une fois du lit.

— Sous le deuxième oreiller maintenant !

Avant de glisser son bras sous l’oreiller, cependant, il se pencha et écouta la respiration du mourant.

— Bah ! dit-il entre ses dents et en haussant les épaules. J’aurais tort de craindre une surprise ; il se meurt cet homme ; sa respiration n’est plus qu’un râle !

Sous le deuxième oreiller, il ne trouva rien non plus, et une sueur froide perla à son front.

— Adrien aurait-il enlevé le testament, pour le mettre dans un endroit plus sûr ?… Ce serait jouer de malheur vraiment !

Il s’épongea le front avec son mouchoir. Les moments étaient si précieux ! Adrien devait être rendu aux écuries maintenant… Enlever la selle à Jupiter et revenir à la maison, c’était l’affaire d’une dizaine de minutes seulement.

Mais, voilà que Champvert eut une exclamation de triomphe ; c’est que sa main, glissée sous le troisième oreiller, était venue en contact avec un papier… Le testament ! Enfin !

Sans user de la moindre précaution, il retira sa main de sous l’oreiller. Oui, c’était bien le testament ; ce testament qui déshéritait Yseult Dussol ! Cependant, il allait s’en assurer sans retard.

Dépliant le papier, il y jeta les yeux. Oui, c’est bien le document qu’il avait préparé tout à l’heure !… Il s’apprêtait à mettre le testament dans la poche de son pardessus, quand une main, une main de moribond, aux doigts froids, de ce froid qui n’appartient qu’à la mort, et qui fait toujours frissonner d’horreur, se cramponna à son poignet. Champvert se sentit pâlir et son sang se glaça dans ses veines. Il eut voulu crier ; surtout quand agités par un coup de vent, les rideaux blancs voilant les fenêtres de la chambre de M. de Vilnoble se mirent à exécuter une sorte de ronde spectrale, et que les châssis et les portes des Peupliers furent secoués soudain comme par d’invisibles mains, tandis qu’un fulgurant éclair accompagné d’un formidable coup de tonnerre, sembla frapper la maison. Mais, pas un son ne sortit de la bouche du voleur de testament.

Instinctivement, ses yeux tombèrent sur le moribond… Oui, c’était bien les doigts du mourant qui se crispaient autour du poignet du notaire. Ces doigts, qui devenaient de plus en plus froid, chaque instant, serraient les poignets de Champvert comme des étaux. Les yeux de l’agonisant, que la mort glaçait déjà, étaient largement ouverts et fixés sur le voleur et ses lèvres pâles étaient figées dans un horrible rictus.

Le notaire ne parvenait pas à faire un seul mouvement, tant les doigts crispés du mourant lui enlevaient ses forces et son courage.

Tout à coup, Tigre, le chien favori de M. de Vilnoble, le farouche gardien des Peupliers, un Terre-Neuve de grande taille, se mit à hurler lamentablement, au loin, dans l’avenue. Le moribond râlait… Mais, bientôt ce râle s’éteignit dans sa gorge : il était mort…

Pourtant, ses doigts crispés autour du poignet du notaire ne relâchaient pas leur étreinte. En vain Champvert essayait-il d’écarter les doigts du mort ; chaque doigt, aussitôt écarté, retombait sur le poignet du notaire comme si le cadavre eut voulu l’entraîner avec lui, dans l’éternité.

Champvert se dit qu’il allait sûrement s’évanouir, tant il trouvait la situation terrible !

Par un suprême effort, cependant, il parvint à réagir contre cette impression de faiblesse et de frayeur ; sans précaution aucune, sans respect aucun pour celui qui venait de mourir, il écarta les doigts crispés, au risque de les casser. Étant parvenu à dégager son poignet enfin, il se laissa tomber sur un siège, à moitié mort d’épuisement et de terreur.

Avant de quitter la chambre mortuaire, le notaire avait autre chose à faire, et il devait se presser, s’il ne voulait pas être surpris par Adrien ; ensuite, il s’en irait des Peupliers, emportant le testament de M. de Vilnoble, qui lui avait causé de si terribles angoisses.

Champvert retira de sa poche un papier légal sans valeur, et s’approchant du foyer, où brûlait un feu clair, il y jeta le papier, qu’il laissa se consumer presqu’en entier. L’entête du papier restait intacte. Il s’agissait de laisser croire que le moribond avait retrouvé assez de forces, avant de mourir, pour détruire son dernier testament.

Ensuite, quoiqu’il lui en répugnât beaucoup le notaire revint vers le cadavre, et le saisissant par les jambes, le tira à moitié hors du lit ; ainsi, on serait porté à croire que M. de Vilnoble était tombé mort, en revenant de brûler son testament, et avant même d’avoir pu se coucher tout à fait.

Le sinistre personnage alors, se décida de quitter la chambre. Il se glissa dans l’étude, puis passant par la porte-fenêtre ouvrant sur une des galeries extérieures, il s’élança dans l’avenue des Peupliers et disparut dans la nuit.