Éditions Édouard Garand (13p. 4-6).

CHAPITRE II

BARRIÈRE-DE-PÉAGE


À quinze milles des Peupliers se dressait une modeste maisonnette, demeure du gardien de la barrière de péage. Cette maisonnette était désignée par tous du nom de Barrières-de-Péage, et Barrières-de-péage était aussi, en quelque sorte, un point de repère dans les environs. Depuis dix ans, la barrière avait eu le même gardien : un nommé Philippe Monthy.

La barrière de péage, la maisonnette de Philippe Monthy et ses dépendances étaient construites sur un îlot. Autrefois, il avait fallu faire un long détour pour franchir la rivière des Cris, large de 250 pieds, en cet endroit. La rivière des Cris, qui coule très au nord de la Saskatchewan, est profonde, et elle coupait la route tout à fait ; c’est pourquoi un pont avait été construit, l’îlot servant de base à ce point. De cette manière, les voyageurs venant de l’est ou de l’ouest, n’avaient plus à faire un inutile détour. Une barrière de péage avait été établie ensuite, et c’est Philippe Monthy qui en avait obtenu la garde.

En avant de la maisonnette du gardien, des fleurs de toutes nuances, et des arbres fruitiers croissaient en qualité, faisant de ce coin de l’îlot un vrai lieu de délices. Des fenêtres de la maisonnette, on voyait la rivière des Cris serpenter à travers un paysage des plus agrestes et des plus beaux. Philippe Monthy avait lieu de se féliciter d’avoir pu obtenir la charge de la barrière et de vivre ainsi, au milieu d’un site pittoresque et enchanteur.

Barrières-de-Péage n’était pas un palais, ni par ses dimensions, ni par son luxe ; mais c’était une bien confortable demeure. On pénétrait d’abord dans une salle assez vaste, parfaitement éclairée par deux grandes fenêtres, l’une ayant jour du côté est et l’autre du côté ouest. La porte d’entrée étant, elle aussi, vitrée, la lumière et la chaleur du soleil avaient libre accès dans la pièce.

En arrière de la salle d’entrée était une grande cuisine. À l’étage supérieur il y avait trois chambres dont deux au-dessus de la salle et la troisième au-dessus de la cuisine.

Dans la salle d’entrée se voyaient tous les signes d’une vie intellectuelle et amusante : il y avait un piano, une mandoline, puis des livres et des revues éparpillés un peu ici et là. Un large canapé et quelques fauteuils confortables complétaient l’ameublement.

Philippe Monthy vivait, aux Barrières-de-Péage avec ses deux filles : Roxane et Rita. Roxane venait d’atteindre ses dix-huit ans ; Rita avait à peine huit ans. C’est que Philippe Monthy, qui était veuf, s’était marié deux fois, et ses filles étaient nées de ses deux mariages.

La différence d’âge n’était pas la seule qui existait entre les deux sœurs : Roxane était une brunette, à la taille élancée, à la chevelure abondante et noire comme l’aile du corbeau, aux yeux bruns, grands et très-doux, voilés par de longs cils et surmontés par de fins sourcils. Son visage était presque parfait et sa peau avait une blancheur satinée ; seule, une forte émotion faisait monter un peu de rose à ses joues. On sentait qu’une grande énergie jointe à une extrême bonté, étaient les traits caractéristiques de cette jeune fille.

Rita était une frêle et délicate enfant blonde, dont les yeux bleus, doux et tristes en même temps, semblaient toujours implorer la sympathie ou la pitié. Non sans raison peut-être, car Rita était infirme : à côté de sa chaise, et toujours à portée de ses mains, se voyaient deux béquilles, sans l’aide desquelles elle n’eut pu faire un pas. Un dépôt de fièvre, qui s’était localisé dans ses jambes, alors qu’elle n’avait que deux ans, avait rendu l’enfant infirme pour la vie. Rita — est-il nécessaire de le dire ? — était choyée et gâtée par Philippe Monthy et par Roxane ; tous deux entouraient de soins et d’infinie tendresse cette pauvre petite, si éprouvée.

Barrières-de-Péage servait de gîte aussi à un domestique, qui avait nom Belzimir. Philippe Monthy n’eut pu dire, lui-même, d’où venait Belzimir. Il l’avait trouvé, certain soir d’hiver, il y avait cinq ans, à moitié gelé, couché près de la barrière de péage. Quand Philippe Monthy l’avait questionné, Belzimir lui avait répondu qu’il ne possédait ni feu ni lieu, et qu’alors, étant à bout de forces et de ressources, il s’était laissé tomber près de la barrière, pour y mourir… du moins, il l’avait cru. Philippe Monthy avait recueilli Belzimir et celui-ci n’avait plus quitté les Barrières-de-Péage. Le pauvre garçon était tout dévoué à celui qui lui avait sauvé la vie ; il était profondément dévoué aussi à Roxane et à Rita.

Belzimir se rendait utile, aussi bien à la maison — en faisant la lessive, balayant les planchers, pelant les légumes etc. — qu’aux environs des Barrières-de-Péage. Philippe Monthy possédait quelques arpents de terre, qui devaient être cultivées, puis il y avait une vache à soigner et à traire, il y avait aussi Pompon, le petit poney de Roxane et de Rita, à soigner, à atteler et à dételer.

Un gardien fidèle veillait sur les Barrières-de-Péage : Bruno, un énorme chien danois, doux comme un agneau pour tous… excepté les malintentionnés ; ceux-là avaient besoin de se bien tenir ! Quand Bruno ouvrait sa formidable gueule, garnie de grosses dents blanches, mieux valait ne pas s’entêter avec lui.

On ne s’ennuyait jamais aux Barrières-de-Péage, quoique le voisin le plus rapproché fût à près de trois milles de distance. La famille se suffisait à elle-même. Tout le jour, chacun était occupé, et le soir, on se réunissait dans la salle d’entrée, on faisait la lecture à haute voix, ou bien Roxane se mettait au piano et elle accompagnait la petite Rita, qui jouait très joliment de la mandoline. De plus, la fille aînée de Philippe Monthy possédait une bien belle voix, et chaque soir, il se donnait des concerts dans la maison.

Tous étaient donc heureux… Pourtant, Philippe Monthy, lorsqu’il était seul, soupirait profondément et une expression d’angoisse se peignait sur son visage : c’est qu’il se savait atteint d’une maladie qui ne pardonne pas.

Enfin, un après-midi, le gardien de la barrière de péage dut se mettre au lit, et jamais il ne se releva. Au bout de cinq semaines, il mourut. Mais, avant de mourir, il avait obtenu que la barrière fut confiée à sa fille Roxane.

— Roxane, lui avait-il dit au moment de mourir, ne te désole pas ainsi !… Dieu sait que j’eusse voulu vivre bien des années encore, j’étais si heureux avec vous, chères enfants !… La divine Providence en a décidé autrement, cependant ; donc, FIAT !… N’abandonne jamais ta petite sœur Roxane… Pauvre Rita ; elle n’aura plus que toi au monde… Courage, ma fille !… La devise des Monthy… ne l’oublie jamais : « Rien ne craint ».

— Père ! Père ! sanglotait Roxane. Ne nous quittez pas !

— Pauvre Roxane ! Pauvre chérie ! soupira Philippe Monthy. Tu es bien jeune pour avoir tant de responsabilités, je sais ; mais Belzimir t’aidera… Ne te sépare jamais de ce fidèle serviteur… Belzimir ! appela-t-il.

Belzimir, qui se tenait appuyé sur le cadre de la porte et qui pleurait, s’approcha du lit du moribond.

— Belzimir, dit Philippe Monthy, n’abandonne jamais mes enfants, jamais ! Elles n’auront plus que toi pour protecteur, dorénavant… Sers-les fidèlement, jusqu’à la mort…

— Je le jure, mon maître ! répondit Belzimir ! en éclatant en sanglots.

— Roxane ! Rita !

Ces deux noms, qui lui étaient si chers, furent les derniers que prononça le mourant. Bientôt, il tomba en agonie, puis, au moment où le soleil allait apparaître à l’horizon, Philippe Monthy, le fidèle gardien de la barrière de péage, rendait son âme à Dieu.