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LES DORMEURS

On dit qu’il n’y a pas toujours assez de travail pour tout le monde. Voici un métier que chacun peut faire et qui donne un démenti à cette assertion. Ce qu’il y a de drôle, c’est que la besogne dont il s’agit s’accomplit généralement en dormant.

L’atelier est situé place du Vieux-Marché, sur l’asphalte qui entoure les hallettes.

Passez là vers deux ou trois heures du matin, vous apercevrez sur le sol des groupes d’hommes, de femmes et surtout d’enfans. Si vous ne prenez garde, vous vous prendrez les pieds dans des jambes, dans des bras et vous tomberez en écrasant quelqu’un. Ces hommes, ces femmes, ces enfans dorment tranquillement, ils ne se réveillent qu’à l’aube naissante, alors que l’on entend dans le lointain le bruit des voitures de maraîchers et le hennissement des chevaux venant de la campagne.

Quand la lanterne éclairée parait à l’horizon, le dormeur se dresse sur son séant. Le marchand de légumes ou de fruits arrête son véhicule et on peut entendre la conversation suivante.

— Ohé ! le dormeur ?

— Quoi ?

— Combien ta place ?

— Six sous !

— Six sous ! c’est trop cher ; je prends a quatre.

— Non ! j’y suis, j’y reste ! C’est la meilleure place ; le client débouche par là.

Il y a des discussions de prix, des marchandages à n’en plus finir, des transactions à un centime près.

Vers quatre heures en été, vers cinq ou six heures en hiver, les groupes d’hommes, de femmes, d’enfans, se sont fondus. Ils sont remplacés, selon la saison, par des melons, des citrouilles, des carottes, des artichauts ou des navets. Les dormeurs, pour prix de leur place, ont touché les quelques sous nécessaires à leur existence. Et ils recommencent, le lendemain… le surlendemain… toujours… jusqu’à ce qu’une bonne fluxion de poitrine, contractée une nuit de pluie ou de neige, les jette d’abord sur le lit de l’hôpital et ensuite dans la « boîte à dominos » finale.

Métier terrible que celui du dormeur ; combien est préférable celui d’éleveur de vers de terre !