B. Renault, éditeur (Tome IVp. 165-199).


CHAPITRE VI.

Tancredi.


Lorsque Laorens eut épuisé le chapitre des consolations auprès de sa belle actrice, il s’aperçut qu’il avait dépassé de quinze jours le délai raisonnable que la supérieure lui avait accordé, et tout en se rendant au couvent, il cherchait de quelle maladie subite il devait se déclarer affligé, pour expliquer une si longue absence ; mais il n’eut pas la peine de se justifier, l’écouteuse lui déclara que madame de Lancastre ne pouvait le voir, attendu qu’elle était à l’office. Elle lui remit en même temps de la part de la dépositaire, le prix des leçons qu’il avait données au couvent. Est-ce mon congé ? dit Laorens stupéfait. — Il me semble que oui, dit sœur Écoute, d’un air triomphant de méchanceté, car je ne suppose pas qu’on ait pris un remplaçant par intérim.

— Ainsi je n’ai plus qu’à remercier et à m’en aller ?

— C’est vous, monsieur, qu’on remercie.

— Ne pourrais-je du moins voir mademoiselle de Beaumont ?

— Vous ne pouvez plus entrer.

— Je le sais, mais elle peut venir au parloir.

— Votre demande a été prévue, on m’a chargée de vous dire que c’était impossible.

— Madame Adèle, au moins ?…

— Toutes ces dames sont à l’office, revenez un autre jour.

— Allons ! dit Laorens en s’en allant, encore une folie ! encore un pas en arrière de la fortune !

Quelques jours après, un de ses amis, qui jouissait d’une certaine aisance, l’emmena en Italie.

Le calme rentra donc peu à peu dans l’âme de la novice ; un calme profond, espèce de bonheur comme on l’envisage dans les couvens.

Un soir, elle était assise avec Rose sur la terrasse qui dominait le préau. C’était, nous l’avons déjà dit, un repos délicieux au lever de la lune, lorsque son rayon oblique venait tomber pâle et mystérieux, sur les vitraux en losange, et sur la cime des grands dalias de mille couleurs, qui regardaient coquettement au travers des croisées du préau.

— Qu’as-tu, dit la jeune sœur à son amie ? depuis quelque temps tu maigris, tu perds ta fraîcheur ; tu souffres, chère Rose, dis-le-moi ?

— Je ne souffre pas, répondit-elle, mais je ne me sens pas bien. Je suis languissante, tout me fatigue, je perds mes forces, ma voix, ma gaîté ; je ne sais ce que j’ai.

— Cela m’inquiète, dit sœur Blanche, il faut consulter le médecin.

— Oui, dit Rose, le médecin anglais qui ne veut pas s’apercevoir de la douceur de notre climat, et nous traite toutes comme des scrophuleuses, avec de l’aloës, du gingembre, et des drogues à tuer les chevaux du Yorkshire.

— Oh toi ! tu ne crois à rien !

— Je t’avoue, chère amie, qu’en cette circonstance, je n’ai point foi au docteur O***. Ce n’est point le corps qui est malade chez moi, c’est l’esprit.

— Ô ciel ! qu’as-tu donc qui te trouble ? serais-tu comme moi poursuivie par la tentation ?

— Je ne sais, mais à coup sûr, ce n’est point notre nouveau maître de dessin que le diable me présente pour me tenter, car le pauvre homme a l’air si piteux et si malade, que chacun de ses regards semble dire : Priez pour le repos de mon âme.

— Méchante ! mais dis-moi donc ton chagrin, je prierai pour toi.

— Prie, mon bon ange ; si cela ne me guérit pas, ce me sera du moins une preuve de ton amitié ; et ton amitié est la chose la plus nécessaire à mon bonheur ; sans elle, je sens que je serais bien à plaindre.

Les yeux de Rose se remplirent de larmes ; la lune dardait alors en plein sur son visage, Blanche s’aperçut de son trouble, et lui jetant ses bras autour du cou :

— Ah ! tu es bien malade, lui dit-elle, tu perds ta force, je ne t’avais jamais vue pleurer.

— Il faut que je te dise la vérité, dit Rose, en l’embrassant, cette vie de couvent ne me réussit pas.

— Hélas ! regretterais-tu le monde ?

— Je n’en ai pas sujet, je ne regrette qu’une chose, la liberté.

— Qu’en ferais-tu, sage et froide comme tu l’es ?

— J’en ferais ? ce qu’on fait de la liberté, rien, mais on sent qu’on la possède et cela suffit ; dès qu’on en est privé, on la regrette. Quand on dort, on ne fait pas usage de ses yeux, mais si l’on devient aveugle, le chagrin ôte le sommeil.

— Sois sûre, ma chère, que c’est là une illusion.

— Je le sais bien, qu’importe ? une illusion est souvent un mal réel.

— Mais l’esprit a de la puissance sur le corps ; en faisant un effort sur toi-même, tu ne laisserais pas ainsi ta santé se détruire. Cette souffrance morale passera d’elle-même, j’en suis sûre, mais la maladie sera peut-être plus difficile à combattre.

— Cela ne dépend pas plus de moi, que d’avoir la foi qui te rend heureuse, et qui te donne la force dont ton caractère est dépourvu. Tiens, Blanche, je m’ennuie, voilà le grand mot lâché ; n’accuse pas mon cœur, tu sais bien qu’auprès de toi, je suis bien et je ne souffre pas. Mais maintenant, ton noviciat nous permet moins souvent d’être ensemble. Nous avons, désormais, deux vies différentes l’une de l’autre ; pendant que tu pries, tu ne t’ennuies pas, moi je ne peux pas prier ; je réfléchis et la réflexion m’attriste. Je la repousse, je l’éteins de tout mon pouvoir. Alors je ne sais plus à quoi m’occuper. J’aimerais à lire, mais la science me fatigue, je ne la comprends pas. Les romans me serrent le cœur, ils parlent de choses que j’ai rêvées, et qui m’ont laissé un triste réveil. Je crois qu’ils montrent la vie à faux. L’histoire est trop vraie, trop crue, elle m’indigne et me révolte contre mes semblables. Je n’aimais qu’à chanter, mais ma poitrine s’affaiblit ; je n’ai plus de plaisir à travailler à l’aiguille, depuis que j’ai le moyen de payer une couturière ; alors, je m’ennuie, et j’erre dans la maison pour me distraire, pour tuer le temps. Quand la cloche du souper m’avertit que la journée va bientôt finir, je suis heureuse un instant, mais la promenade du soir n’est pas plutôt commencée, que j’appelle avec anxiété la cloche de la prière ; chaque heure qui s’écoule me déchargerait d’une peine, si chaque heure qui commence ne m’en apportait une nouvelle. Je ne vis plus dans le présent, je voudrais toujours m’élancer dans l’avenir, sans savoir pourquoi, car l’avenir ne me promet rien. Je voudrais dormir toujours, ne rien sentir, ne pas penser, être idiote plutôt que de m’ennuyer.

— Idiote ! dit Blanche en tressaillant, ne parle pas ainsi, j’ai peur des idiots, c’est une infirmité effrayante. Heureusement que Dieu est bon, et qu’il n’exauce pas les souhaits fantasques et téméraires que nous lui adressons tous les jours.

— Heureusement aussi, il a l’oreille un peu dure, ou il est logé un peu haut. — Va, la réclusion est une vertu hors nature. Elle ne sert à rien, et Dieu ne peut pas nous en faire un mérite. Je voudrais sortir ! ah ! sortir un jour, une heure ! parcourir en courant cette ville si belle, si pittoresque que je vois de ma fenêtre, rouler dans ces voitures dont les roues ébranlent au loin le pavé, et dont le bruit vient mourir au pied de ces murs inexorables ! être sur un de ces chevaux rapides, que j’aperçois comme des points noirs, sur les ponts qu’ils franchissent comme l’éclair. Sillonner l’eau verdâtre de la Seine sur un de ces batelets, monter sur ces grands clochers qui percent les nuages, changer de place, remplir ma poitrine oppressée de cet air de la liberté, si suave, si pénétrant, si nécessaire, marcher, agir, remuer enfin et n’être pas là, enfermée comme l’oiseau qui, de sa cage, contemple les vastes plaines de l’air, et sent ses ailes s’engourdir et se paralyser faute d’en faire usage. Ah ! tu ne sais pas ce que c’est que la liberté, toi ! tu ne l’as pas connue !

Blanche ne pouvait que gémir des souffrances de son amie, chaque jour elles augmentaient. Bientôt, cette inquiétude vague devint un tourment réel. Rose devint incapable de s’occuper, et de profiter des avantages de sa demeure. En vain, Blanche s’emparait de son bras et la forçait de marcher, pour entretenir le peu de forces qui lui restait, une apathie affreuse, une insouciance morne lui rendaient la paresse nécessaire, sans la lui rendre douce. Une fièvre lente dévorait sa vie. C’était un mal sans nom, une attente inexplicable de tous les instans qui n’étaient point encore, un dégoût amer de tous ceux qui n’étaient plus. Elle désirait la liberté, pour donner un corps à ses pensées, un but à ses désirs. Car après tout, la liberté ne lui représentait rien, c’était une image confuse, une fantaisie de mouvement qui tourbillonnait devant ses yeux affaiblis, un caprice d’enfant, dont la possession ne devait lui apporter qu’une joie passagère, mais dont la privation lui causait des maux réels ; toujours forte, même dans sa faiblesse, Rose, en voyant les inquiétudes de son amie, cherchait encore à se rendre gaie, mais c’était une gaîté vive, amère, comme celle du malheur ; et à chaque instant, le secret de sa souffrance se trahissait dans ses moindres sensations. Un jour, Blanche lui montrait de belles jacynthes épanouies sur la fenêtre de sa cellule. — Ce sont des plantes, lui dit Rose, elles sont faites pour végéter, mais un être qui pense doit agir et ne pas être planté comme une jacynthe sur un coin de terre pour y éclore et pour y mourir.

Assise sur cette fenêtre des jours entiers, elle regardait le ciel d’un regard fixe et découragé. Chaque fois qu’une hirondelle ou un pigeon le traversait de ses bonds souples et prolongés, elle tressaillait et semblait vouloir s’élancer avec lui dans l’espace.

Elle jetait des feuilles, et se plaisait à les suivre des yeux, emportées, balancées, poussées par les caprices des vents. Elle enviait leur sort, son âme s’attachait avec toute sa passion, toute son énergie, à ces frêles jouets de l’ennui et du chagrin. Elle eût donné tout le reste de sa vie, pour être un instant la feuille séchée, que la brise enlevait au dessus du mur abhorré, qui comprimait sa vie et oppressait sa respiration.

On élevait des oiseaux domestiques dans une petite cour plantée de lilas et de noisetiers. Au milieu, quelques canards musqués se baignaient dans un bassin d’eau vive. Parmi ces beaux oiseaux qui plongeaient gaîment leur cou d’émeraude dans les petites vagues que leurs palmes faisaient jaillir autour d’eux, elle en remarqua un qui ne jouait point ; son plumage était semblable à celui des autres ; mais il avait une autre attitude, d’autres manières, quelque chose d’inquiet, de triste et d’irritable. — Voyez qu’il est bête ! lui dit la sœur converse qui prenait soin de ces volatiles ; il ne veut pas manger et s’amuser comme les autres. Je vous demande s’il n’est pas plus heureux ici, où il ne manque de rien, que dans ses marécages, où il pêchait de mauvaises grenouilles !

— D’où vient-il donc ? demanda Rose.

— Ah ! que sais-je, dit la sœur. Il a peut-être fait le tour du monde ; c’est un canard sauvage que le jardinier a rapporté de la campagne, et que nous avons tâché d’apprivoiser ; mais j’ai peur qu’il nous paie de nos soins en prenant la volée, si on lui laisse pousser les ailes. Il s’ennuie avec nous : c’est un ingrat.

— Hélas non ! dit Rose, c’est un prisonnier.

Pauvre oiseau ! pensa-t-elle en le regardant ; le bonheur dont tu es comblé ici te fera mourir de chagrin ! que tu dois souffrir quand vers l’automne, tu vois passer dans les nuages des troupes de ton espèce, qui émigrent gaîment, et vont chercher d’autres cieux et d’autres climats ! Toi, tu restes ici, toujours isolé, méconnu, tourmenté par les autres, glacé par l’inaction, tu dépéris ! Pauvre malheureux ! que ne puis-je te rendre tes ailes ! Comme tu fuirais vers tes montagnes ignorées ! vers tes lacs où doivent croître de si belles fleurs ! sur tes vagues qui doivent te bercer si mollement, et ruisseler en perles si limpides sur ton duvet poli ! Que cette cage infecte doit te déplaire et te gêner !

— Qu’avez-vous donc à le regarder ainsi ? dit la sœur.

— Rien, dit Rose, je pensais qu’il avait peut-être vu ma patrie, peut-être aussi la vôtre.

— L’Écosse ? dit la sœur converse, c’est possible… Mon père est un propriétaire de troupeaux dans les monts Grampians. C’est un beau pays, si vert, si frais ! et mon père est un brave homme. Ma sœur a douze beaux enfans. Ah ! comme ils m’aimaient, comme ils ont pleuré quand je les ai quittés pour toujours !

— Et vous les regrettez bien ! dit Rose attendrie en lui prenant le bras.

— Moi ! dit-elle avec un mouvement de surprise, je ne regrette rien, je suis au service du Seigneur.

— Ah ! dit Rose en la quittant, j’oubliais que je parlais à une religieuse !

Un soir elle était à sa fenêtre, plus triste, plus souffrante que de coutume, elle avait voulu marcher et s’était évanouie dans le jardin. Blanche après lui avoir prodigué ses soins, avait été forcée de suivre la communauté à l’office de la Vierge qui se disait au coucher du soleil. Depuis quelques instans le crépuscule grisâtre luttait avec les dernières rougeurs du couchant. La Seine prenait des tons lilas, et de moelleuses vapeurs étendaient leurs rideaux sur les toits. Elle avait appuyé son front sur la barre transversale de la croisée. Le bruit confus de la grande cité montait jusqu’à elle, et les mille clameurs de cette immense population s’entrecroisaient dans l’air. Chaque soir au moment où les flambeaux s’allument, Paris prend un air de fête : il semble que le mouvement augmente, les voitures volent plus vite, chacun court à ses plaisirs. Les boutiques s’éclairent par enchantement. Le gaz verse ses flots de lumière blanche et vivace. Notre jeune captive voyait autour des quais se former de longs cordons de réverbères semblables, dans l’ombre, à d’immenses guirlandes d’étoiles. Les lumières mouvantes des voitures couraient en tous sens comme des feux follets, et se réflétaient dans l’eau comme des météores capricieux.

Oh le mouvement ! la vie ! s’écria-t-elle avec angoisse… Elle avait la fièvre, une sorte de délire lui rendait une force factice ; elle appuya sa faible main sur la barre de fer, avec un transport d’impatience, et la fit presque ployer. Surprise de cette vigueur inattendue, elle se leva brusquement : J’en ferai usage ! s’écria-t-elle, quelle stupidité que de se laisser mourir ainsi !

Elle descendit les escaliers rapidement, mais elle les remonta aussitôt, s’habilla décemment, jeta un schall de barrège sur sa robe de soie bleue, noua son petit chapeau de gros de naples blanc, et courut à la chambre de la supérieure. Il n’y avait personne, on était à l’office ; alors elle s’efforça de ressaisir sa raison et se demanda ce qu’elle espérait… Sortir, lui répondit l’esprit de liberté qui fermentait dans son cerveau malade. Eh bien, sortons ! dit-elle, en portant la main à son front brûlant.

Elle se présenta hardiment à la porte et sonna la tourière, décidée à la tromper ou à sortir malgré elle, mais par hasard la tourière ne se trouvait pas à son poste. Elle sonna deux fois. Personne ne vint au guichet. Elle n’osa sonner une troisième.

Alors, elle se rappela qu’au bout du jardin, il y avait une petite porte qu’on ouvrait seulement pour le service du jardin.

Une grille ouverte se présentait devant elle. C’était celle du verger, il était toujours fermé pour défendre les beaux fruits qu’on y cultivait, des larcins des petites pensionnaires. Par hasard, le jardinier taillait les arbres ce jour-là, sa brouette était chargée de branches et placée en travers de la grille. Rose prit la bride du cheval, le fit reculer et entra.

— Il y a une autre petite porte au bout du verger, pensa-t-elle : si François en avait la clef ? mais de quel droit la lui demander ? — Elle avançait toujours parmi les buissons de tournesol et les palissades de pois grimpans ; son œil inquiet cherchait le jardinier. Tout à coup, elle l’aperçut, mais dans la rue, à dix pas du mur, la petite porte était ouverte ; le saint homme de jardinier, qui ne mettait pas une graine en terre sans l’asperger d’eau bénite et qui ne terminait pas une raie de semence sans faire le signe de la croix, le pieux François, dans ce moment, vendait en fraude les belles pêches du couvent à la fruitière du coin. Il jetait de temps en temps un regard furtif sur la porte, craignant d’être pris sur le fait. Mais Rose passa si vite qu’il ne l’aperçut point. Dix minutes après, la fugitive traversait d’un pas léger le pont Saint-Michel.

Elle s’arrêta dans la cour du Louvre. Jusque-là, les connaissances topographiques qu’elle avait pu acquérir en plongeant de sa fenêtre sur Paris, lui avaient suffi pour la diriger ; mais lorsqu’elle eut quitté la rivière qui lui servait de point de concours, elle craignit de s’égarer. Elle n’avait d’ailleurs pas d’autre but que celui de courir, de regarder, de respirer, de se sentir libre un instant ; l’air était si bon ! Pour elle, Paris était la campagne embaumée à l’oiseau qui s’échappe. Tout lui semblait enchanteur, et cependant elle s’arrêtait à peine pour regarder les merveilles des boutiques étincelantes ; elle marchait, le pavé fuyait sous ses pieds, personne ne prenait garde à elle, elle prenait tranquillement, joyeusement sa part de l’existence agitée de la multitude.

Elle essaya donc de retourner vers les ponts ; mais c’était se rapprocher du couvent, c’était déjà retourner sur ses pas ; et à peine avait-elle été dehors un quart d’heure : — Bah ! s’écria-t-elle en entrant dans la rue Saint-Honoré, il n’y a que les sots qui aient peur, et que les poltrons qui se perdent.

Le hasard la conduisit à la porte d’un théâtre : Quelle musique ! disait à haute voix un jeune homme en gants blancs, au milieu d’un groupe, c’est sublime ! quel talent d’exécution et quel ton exquis !

— Un spectacle ! pensa Rose, et moi qui n’y pensais pas ! Voyons comment on joue la comédie à Paris…

Elle prit un billet de baignoire, et, moyennant une légère gratification à l’ouvreuse, s’installa dans une loge prétendue louée où elle put être seule.

Elle connaissait assez bien tous les usages d’un théâtre, mais ce qu’elle était loin d’avoir rêvé, c’était la magnificence de la salle, la fraîcheur des peintures, l’éclat du lustre, la foule des spectateurs. Elle joignit les mains avec enthousiasme et promena des regards avides autour d’elle.

Tout d’un coup, un religieux silence s’établit, le rideau se lève aux sons d’une musique enivrante. Le théâtre représente une plage, la mer roule au loin ses flots dorés sous un ciel chaud et vaste ; jamais décors aussi frais n’avaient ébloui les yeux de la jeune fille ; alors une légère barque glisse mollement sur l’onde, un jeune garçon à peine adolescent, mais beau comme les anges du Tasse et de Milton, s’élance légèrement sur la grève ; son armure de satin imite parfaitement l’acier brillant ; il est impossible de ne pas s’y tromper ; aussi comme il porte avec aisance ces lourds attributs de la guerre ! sur cette armure, une tunique blanche est décorée de la croix rouge des vaillans et des preux ; sur son armet, un beau panache blanc se balance avec grâce : que de noblesse dans sa marche ! que de fierté dans son attitude ! c’est bien là le jeune croisé, enthousiaste, généreux, brave comme son épée, inspiré comme un saint ; mais quelle sensibilité suave et entraînante déploie tout-à-coup le héros en s’écriant d’une voix émue : Ô patria !

Ses transports trouvent un écho dans tous les cœurs ; mais avec quelle violence le cœur neuf et jeune de Rose palpite en regardant le jeune croisé, le charmant, l’héroïque Tancrède ! quelle voix nerveuse et vibrante ! quels accens graves et pleins, caressans et suaves ! quelle majesté brille sur ce front encore paré des grâces naïves de l’enfance ! que de vérité et de chaleur dans tous les gestes ! et dans un âge si tendre, avec des formes si délicates, une taille si souple et si frêle !

Au moment où il tira son glaive en s’écriant avec une flamme sublime dans les yeux, un sourire d’exaltation céleste sur les lèvres…

Al vivo lampo di quella spada,

Rose, transportée, se pencha vers la scène, en laissant échapper une exclamation d’enthousiasme ; tous les yeux se tournèrent vers elle, le jeune Tancrède lui-même s’aperçut de ce témoignage d’admiration naïve, et à la fin d’un duo avec Argirio, se rapprocha de l’avant-scène, pour jeter un coup-d’œil dans la loge d’où était parti ce cri de l’âme ; Rose confuse s’était jetée tout au fond, rougissant de n’avoir pu réprimer son transport.

Au commencement du dernier acte, Tancrède était seul dans une forêt sauvage, son armet était suspendu à un arbre ; assis sur le gazon, il était plongé dans une sombre rêverie, ses beaux cheveux tombaient en désordre sur son front et sur son cou ; mais lorsqu’il releva la tête et montra ses traits nobles et fins qu’une mélancolie profonde rendait plus beaux encore, Rose fit un nouveau cri de surprise ; ce beau guerrier était la jeune femme qui avait secouru Rose évanouie, après le magnificat, Tancrède était Judith Pasta.