B. Renault, éditeur (Tome IVp. 108-121).


CHAPITRE IV.

Le Manuscrit.


Lorsqu’elle fut seule dans sa cellule, elle s’y enferma. Elle se sentait presque forte, il lui restait un sacrifice à accomplir. Derrière son prie-Dieu, était un carton à dessins qui appartenait à Laorens, il s’en servait pour lui apporter des modèles. Le jour de sa dernière leçon il l’avait laissé dans la chambre de Rose, et la postulante, après son départ, s’en était emparée furtivement. C’est la seule chose qui me restera de lui, s’était-elle dit. Je puis bien garder, sans crime, ce carton tout usé, et ces esquisses de vierges d’Italie qu’il fit pour moi, j’aurai encore du plaisir à les voir, à les toucher. Elle avait emporté le carton dans sa cellule ; mais aussitôt, le remords l’avait glacée, et n’osant ouvrir le dernier gage d’un attachement criminel, elle l’avait jeté avec terreur dans un coin.

Depuis elle n’avait jamais osé y toucher, et jamais elle n’avait eu le courage de dire à Rose de l’emporter. Enfin, en ce moment, elle se décida à le lui remettre, mais auparavant elle voulut jeter un dernier regard sur les dessins qu’il contenait. Il y avait une tête d’ange qu’elle n’avait jamais regardée sans ferveur et sans attendrissement. Sa douce expression de béatitude la ramenait à des pensées célestes…

Elle l’ouvrit d’une main tremblante et remarqua un cahier d’études qu’elle ne connaissait pas ; apparemment il l’avait apporté le matin même de ce jour qui les avait séparés à jamais. C’étaient des études d’arbres et de broussailles, dont les marges portaient pour inscription : Landes de l’avance 1825 ; le papier en était vieux et flétri. Blanche en tourna lentement les feuilles, elles étaient couvertes de poussière, et exhalaient cette odeur de vieux livres qu’on n’a pas ouverts depuis long-temps… Un paquet de feuilles écrites tomba d’entre les feuillets dessinés, c’était un manuscrit d’une écriture inconnue. Elle en rassembla les pages éparses et lut en tête de la première, Denise, histoire dédiée à Laorens ; Denise ! ce nom la fit tressaillir d’une manière indéfinissable ; qui donc s’appelle ainsi ? dit-elle, en passant la main sur son front. Denise ! j’ai connu quelqu’un qui s’appelait Denise… c’était au sacré-cœur à Bordeaux.… Ah ! je ne peux pas m’en souvenir ! Elle tourna quelques pages. Un autre nom la frappa, celui de Lazare : Lazare ! elle avait toujours eu une grande dévotion à Saint-Lazare, les religieuses qui l’avaient élevée, lui avaient mis au cou une petite image de ce saint, cousue dans de la soie, comme un scapulaire, et lui avaient recommandé de le prier tous les jours. Elle n’y avait jamais manqué.

Enfin plusieurs phrases qu’elle parcourait au hasard dans ce manuscrit, éveillèrent en elle une curiosité inexplicable pour elle-même. Un invincible attrait l’enchaîna à cette lecture. Elle dévora l’étrange récit qu’elle avait entre les mains. Chaque ligne se gravait dans son cerveau comme une image, elle croyait voir, autour d’elle, tous les objets, tous les tableaux de cette histoire. La chaloupe lui apparaissait sur la Garonne jaunâtre, sur les flots verts de la côte maritime. Le ciel, les rochers, les remoux, les lames, les grèves, elle voyait toute une contrée, tout un ciel, tout un océan. Un instant elle s’imagina sentir le balancement d’un canot sous ses pieds ; et pourtant, elle n’avait jamais rien vu que les murs de son couvent. Malheureuse tête ! dit-elle en posant le manuscrit, quelle étrange facilité d’impression ! la moindre chose me bouleverse ! Hélas ! c’est que je n’ai rien vu. Rose n’est pas ainsi. Ah ! que la mer doit être belle à voir, et qu’une chaloupe doit être légère et pittoresque !

Elle reprit le manuscrit… Idiote ! s’écria-t-elle au bout d’un instant de lecture. Cela est affreux, une idiote ! j’en ai vu une à l’hôpital d’Auch, elle m’a fait horreur. J’ai pensé m’évanouir, et toute la nuit j’en ai rêvé. Être idiote ; ne pas connaître Dieu, ne pas se comprendre soi-même ! quelle misère !

Elle continua et acheva rapidement le récit. Puis elle le laissa tomber et resta quelque temps immobile, les yeux fixes, glacée de terreur et de surprise. Elle ne comprenait pas, mais elle frémissait involontairement.

Quel monstre ! dit-elle enfin, est-il possible qu’il y ait des hommes aussi affreux que celui-là ! quelle histoire révoltante ! serait-ce un fait véritable ?

Oh fi ! c’est impossible, c’est un roman. On dit que les romans sont des livres abominables. Ô ciel ! et je viens d’en lire un ! malheureuse que je suis ! j’étais en état de grâce, et j’ai déjà péché ! Brûlons cet ouvrage dangereux, pour qu’il ne trouble plus l’esprit de personne. Mais non, mon devoir est de le remettre à mon confesseur pour qu’il en dispose. Elle le mit dans sa guimpe, porta le carton dans la chambre de Rose et descendit à l’église où son amie l’attendait.

Un usage cruel et perfide, condamne la postulante à passer en prison toute la nuit qui précède sa prise d’habit. À genoux, dans l’église, entièrement seule, elle doit méditer pendant douze heures, sur sa résolution, et c’est à la suite d’une épreuve aussi fatigante pour le corps, que terrible pour l’imagination d’une faible femme, qu’elle doit décider librement de son sort. Les religieuses vinrent allumer la bougie attachée à son prie-Dieu. La supérieure lui mit sur la tête une couronne de roses fraîchement cueillies, et l’embrassa au front, puis la communauté chanta l’hymne Veni Creator, et sortit de l’église en défilant une par une devant elle. Rose s’était cachée derrière un confessionnal ; elle savait que Blanche était peureuse à la manière des enfans, elle redoutait beaucoup pour ses organes délicats, les terreurs de la solitude et de la nuit ; mais elle ne put échapper aux perquisitions de la rigide sœur Scholastique. En vain, elle se jeta aux pieds de la supérieure pour la conjurer de lui laisser faire la veillée avec sœur Blanche. Madame de Lancastre n’osa pas accorder cette grâce, et Blanche entendit, en frémissant, les lourds battans de la porte retomber sur elle. Scholastique, fidèle au plaisir de contrister l’âme d’autrui, se chargea de tirer, d’une main implacable, les gonds criards qui s’enchâssaient dans d’énormes verroux.

Et ! si elle meurt cette nuit, s’écria Rose avec colère, vous m’en répondrez devant Dieu !

— Si elle meurt cette nuit ? répondit froidement Scholastique, ce sera une fort belle mort, elle a reçu l’absolution ce matin.

Rose remonta dans sa chambre, mais aussitôt qu’elle eut entendu fermer les portes des cellules, elle voulut retourner à celle de l’église ; hélas ! elle ne put seulement pénétrer à la salle du chapitre dont les verroux fermaient au cadenas. Elle brisa alors une vitre à l’ogive du cloître, et réussit après s’être écorché les mains, à ouvrir la croisée et à sauter dans le jardin ; la porte du fond de l’église y donnait, mais c’est en vain qu’elle essaya de l’ébranler, elle erra dans l’allée de maronniers avec humeur. La lune était brillante, la nuit claire et fraîche ; Rose n’avait pas même un schall, mais elle ne pensa pas un instant à en aller chercher un, on l’eût rencontrée peut-être et empêchée de redescendre.

Il y avait deux heures environ qu’elle marchait pour se réchauffer ; accablée de lassitude, elle se laissa tomber sur un banc de violettes qui servait de piédestal à une petite statue de vierge en marbre blanc. Un berceau de chèvre-feuille et de jasmin l’entourait d’une chapelle de fleurs. L’air était embaumé, les oiseaux chantaient gaîment dans les branches argentées par la lune. Le bonheur n’est-il pas dans cette retraite délicieuse ? pensa-t-elle ; pourquoi tremblais-je par fois pour l’avenir de mon amie ? Ah ! sans doute, elle sera plus heureuse que moi !…

En ce moment un léger bruit lui fit lever les yeux, elle vit distinctement la tête d’un homme dépasser le mur de clôture qui se détachait en noir sur le bleu pur du ciel. Elle était intrépide devant toutes les fantastiques terreurs des couvens. Mais il y avait là plus qu’un danger imaginaire. Si c’était un voleur, elle ne pouvait faire un pas sans qu’il l’aperçût, et il pouvait l’assassiner pour l’empêcher de crier ; elle resta immobile, tremblante ; mais conservant toute sa présence d’esprit, elle le vit descendre avec précaution le long du mur.