B. Renault, éditeur (Tome IVp. 89-107).


CHAPITRE III.

Un Amour de Dévote.


Un jour elle se jeta dans les bras de son amie.

— Écoute, lui dit-elle, je suis bien malheureuse ! je succombe à mon mal, j’en mourrai.

— Quoi donc, s’écria Rose épouvantée !

— Dieu me refuse la grâce.

— Ah ! voilà encore quelque scrupule absurde !

— Non, Rose ; ce n’est pas un scrupule, c’est un mal affreux, c’est un combat perpétuel que j’affronte depuis six mois, et aujourd’hui la force me manque. Elle fondit en larmes.

Rose l’avait souvent vue pleurer pour des maux bien petits qu’elle se faisait très-grands. Elle ne s’inquiéta donc pas beaucoup de ses larmes, mais elle s’en affligea.

— Qui donc sera heureuse, si ce n’est toi, lui dit-elle ? Toi dont l’âme est si pure, le passé si calme, la vie si douce, l’avenir si sublime ; le ciel si assuré ! que te manque-t-il ?

La grâce ! la grâce me manque, Dieu m’abandonne…

— Quelle folie ! ce jésuite qui te confesse te fera perdre l’esprit…

— Non, Rose, c’est un saint homme, et comme tu dirais dans tes idées un brave homme ; non ce n’est pas lui. Il s’efforce de me consoler, de me rassurer, mais c’est impossible, l’esprit du mal triomphe… Ah ! comment te l’avouerais-je ! j’ai eu tant de peine à m’en confesser ! je ne savais comment exprimer ce que j’éprouvais ; grand Dieu ! suis-je donc coupable à ce point qu’il me faille rougir de mes pensées ?

— Parle, et ne crains rien ; tu vaux toujours mieux que moi.

— Hélas ! non, Dieu me punit de mon orgueil. Souvent j’ai osé te blâmer ; souvent je l’ai prié de te convertir, comme si tu n’étais pas digne de mon amitié ; insensée que j’étais ! ton cœur était cent fois plus pur que le mien…

— Allons dépêche-toi ; enfant ! voici l’heure de la leçon de dessin qui approche, dis-moi vite ton grand crime ; comme à l’ordinaire, il me fera sourire, et j’essuierai tes larmes afin que Laorens ne te voie pas ainsi. Les belles vierges du Guide, auxquelles il te compare toujours, n’ont pas les yeux rouges…

— Tais-toi ! s’écria Blanche en frémissant de tout son corps ; ne prononce pas ce nom… il me fait mal… Heureusement je ne le verrai plus… Dieu soit béni !… Elle cacha sa tête sur l’épaule de Rose et pleura amèrement ; enfin elle fit un effort… Apprends donc, dit-elle, que je ne le verrai plus, je me suis confessée, j’ai tout dit. L’abbé de P. a parlé à madame la supérieure, et sans trahir ma confession, l’a priée de faire cesser ces dangereuses leçons de dessin. Il viendra toujours à la classe, mais il ne montera plus ici… Dans ce moment peut-être… Elle se leva avec vivacité, courut à la fenêtre de sa cellule qui donnait sur le préau : Laorens traversait le cloître, sœur Marthe l’accompagnait, et ils se dirigeaient ensemble vers la classe. Blanche tomba accablée sur une chaise, et devint pâle comme son voile. C’en est fait, dit-elle, je ne le verrai plus !… Mon Dieu ! je vous remercie : et elle cacha son visage dans ses mains.

Puis se jetant à genoux et cachant sa tête dans les vêtemens de son amie : Ah ! je suis indigne d’être l’épouse du Seigneur et l’amie de Rose, dit-elle, et pourtant j’ai bien combattu ; ah ! si tu savais ce que j’ai souffert ! et d’ailleurs c’est le démon : le démon tout seul qui a fait le mal ; pour moi, je n’y ai jamais consenti. Était-ce ma faute, si je sentais mon cœur battre et mon front brûler au seul bruit de ses pas ! Dieu m’est témoin que j’eusse voulu alors m’enfuir et me cacher. Je souffrais tant : je craignais tant qu’il me devinât ! et puis quand sa voix me faisait frissonner, était-ce ma faute ? quand sa main effleurait la mienne… Ah ! c’est là un grand crime de pensée, je le sais bien ! tout mon sang refluait à mon cœur, il me semblait que j’allais mourir, et pourtant je retirais ma main avec empressement, avec effroi ; j’aurais mieux aimé prendre un serpent que de prendre sa main. Pourquoi donc la nuit, dans tous mes rêves, me semblait-il sentir encore le contact de cette main brûlante sur la mienne ? tu vois bien que c’est l’œuvre de Satan. Pourquoi, dès qu’il était parti, avais-je tant de mépris pour sa vaine existence, toute consacrée à un art frivole, à des pensées mondaines ? j’avais bien alors tout l’exercice de ma raison. Je le condamnais, il me semblait que je l’aurais haï, si Dieu ne nous défendait de haïr qui que ce soit. Eh bien, lorsqu’il revenait, d’où vient qu’il m’était impossible d’avoir pour lui un regard froid, des paroles sévères et un maintien dédaigneux ? Non, mon Dieu ! je ne le pouvais pas, vous le savez bien, Seigneur mon Dieu ! je ne le pouvais pas.

— Chère Blanche, dit Rose en l’embrassant, toute en larmes, assez, assez, je comprends maintenant, n’en parle plus, cela te fait mal. Viens à l’église, nous prierons toutes deux. Oui, je prierai avec toi, tu sais bien que je crois en Dieu, surtout lorsque j’ai à l’implorer pour ton bonheur.

— Non, Rose, je veux tout te dire, je veux m’accuser devant toi, devant Dieu qui m’entend, car le mal est plus grand que tu ne l’imagines… Un jour… hélas ! que je me sens de honte dans le cœur ! il était là… derrière moi,… madame Adèle était sortie un instant, et toi, tu venais de te mettre à la fenêtre ; il osa bien, l’impie ! prendre le bout de mon voile et le presser contre ses lèvres ! Il crut que je ne le voyais pas ; en effet, je ne pouvais le voir, mais bien qu’il n’eût touché qu’à mon voile, je l’avais senti, ce baiser, il était tombé sur mon cœur… Ah ! misérable ! qu’est-ce que je dis ?… c’est une parole coupable…

— Tais-toi donc…

— Non, non, écoute le pire de tous mes crimes… : à peine l’abbé de P*** m’eut-il entendue en confession, qu’il me promit de me soustraire à cette tentation. Eh bien, au lieu d’en être joyeuse, mon cœur fut brisé. Hier, toute la journée, tu m’as demandé la cause de ma tristesse… Et lui, lui, il a remarqué avec inquiétude comme j’étais pâle… de quoi se mêle-t-il ? Pourquoi ose-t-il regarder la figure d’une personne consacrée à Dieu ? — Eh bien ! encore tout à l’heure… quand madame la supérieure m’a fait appeler pour me dire que je ne prendrais plus de leçons de dessin, j’ai cru que j’allais tomber morte. J’ai eu froid, j’aurais voulu pleurer, mais j’avais trop peur. Et puis la supérieure m’a dit : Mon enfant, l’année de votre postulat est expirée, quand voulez-vous prendre l’habit ? — Tout de suite, ma mère, ai-je répondu, ce ne sera jamais assez tôt. Eh bien, je mentais, car ce moment que j’ai tant désiré, cette solennité que j’attendais avec impatience, je ne la vois plus sans effroi, sans douleur… Au lieu de me réjouir, je pleure ; au lieu de m’en occuper, je ne songe qu’à cet homme, je ne puis prier, son nom se mêle dans toutes mes prières, son image funeste est toujours entre le ciel et moi. Oh ! c’est une épreuve bien cruelle que je souffre… ma vocation est ébranlée.

— Eh bien ! s’écria Rose avec véhémence, et cherchant à lui arracher son voile, ôte ceci, et ne le reprends jamais ! tu souffres, tu trembles, et tu veux avec des larmes dans les yeux et le froid de la crainte dans le cœur, faire un nouvel engagement pour deux ans ? non, je ne le souffrirai pas, tu ne seras pas religieuse, tu ne seras même pas novice ; ces combats te tuent, et dans deux ans ta force serait épuisée, ta raison subjuguée, tu n’aurais plus l’énergie de reprendre ta liberté, tu te laisserais entraîner dans le tombeau… non, je ne le veux pas…

Et puis elle s’arrêta, incertaine, irrésolue, elle se promena pensive et inquiète ; elle revint à son amie, la pressa dans ses bras, l’arrosa de ses larmes, essaya vainement de la consoler, puis s’assit, triste et sombre, cherchant à comprendre sa situation et à juger l’état de son cœur.

Enfin, au moment où elle vit Laorens repasser dans le cloître, elle s’élança impétueusement hors de sa cellule, et d’une course rapide, l’atteignit au moment où il allait sonner la tourière pour qu’elle le fît sortir. — Écoutez, lui dit-elle, ce que je fais nous fera peut-être chasser vous et moi, mais il faut que je vous parle, suivez-moi.

Ô que j’avais besoin de vous voir ! s’écria Laorens. Il était pâle et consterné, ils entrèrent dans le préau et s’assirent sur un banc de gazon entouré d’un berceau de jasmin impénétrable aux regards ; Blanche les y vit entrer ; palpitante, elle appuya son front sur les barreaux de sa cellule, et attendit la fin de leur entretien avec anxiété. Qu’en attendait-elle ? elle l’ignorait ; mais il devait repasser le préau, elle avait encore l’occasion de le voir pendant quelques secondes, elle aurait attendu un an, elle n’avait plus de remords, ou du moins elle était supérieure au remords ; il était là, elle ne songeait plus à combattre, elle s’enivrait de l’espoir de le regarder un instant, résolue à expier ce péché ensuite, par les larmes les plus amères et les pénitences les plus rudes.

Lorsqu’elle le vit repasser un quart d’heure après, et qu’elle remarqua son abattement, sa consternation, des cris étouffés la prirent à la gorge, Rose la retrouva évanouie, mourante.

Le soir elle pria long-temps ; agenouillée dans sa stalle, elle arrosa le pavé de ses larmes ; épuisée de fatigue, elle se crut calmée et remonta à sa cellule, Rose l’y attendait ; elle était grave.

— Cet amour est une folie du cerveau, lui dit-elle, je t’approuve de vouloir l’étouffer, sois sûre que tu y parviendras, et que dans quelques jours tu souffriras moins. Tu as bien fait de renoncer à le voir ; va, ma Blanche, cet homme est un homme comme les autres, et ne te rendrait pas le bonheur que tu lui sacrifierais.

Eh quoi ! Rose, tu aurais eu l’imprudence de lui dire…

— Rien, pas un mot de ce qui se passe dans ton cœur ; il n’est pas digne de le savoir, mais j’ai interrogé le sien. Il est vrai, m’a-t-il dit, je l’aime comme jamais je n’ai aimé aucune femme, c’est un amour que je ne croyais point possible avant de l’éprouver ; je mourrai si je ne la vois plus… Quelle folie ! lui ai-je dit, avez-vous donc espéré qu’elle renoncerait pour vous à prononcer ses vœux ?

— Non, je n’ai rien espéré, m’a-t-il répondu, quand même elle y renoncerait, je ne pourrais l’épouser.

— Pourquoi pas, ai-je dit.

— Elle est sans fortune et moi aussi, je ne puis, dans ma position, épouser qu’une femme qui m’apportera de quoi vivre… Vois-tu, Blanche ; c’est un argument sans réplique, c’est la vie positive : nos faibles cœurs de femmes s’y briseront toujours ; vivons au couvent, tu vois bien que la société ne veut pas de nous : le pauvre est maudit parmi les hommes, et si le ciel ne s’en chargeait, il lui faudrait mourir.

De ce moment, Rose reprit le stoïcisme de sa haine pour le monde, elle travailla de toute son âme à raffermir les résolutions de son amie, elle y réussit sans peine. Blanche ne s’était pas arrêtée un instant à l’idée de quitter le cloître ; l’espérance d’un autre bonheur ne s’était pas dévoilée assez clairement à ses yeux, pour lui laisser des regrets qu’elle pût comprendre. Douce et triste, elle voyait s’écouler les jours mélancoliques sans avoir la force de les compter. Elle se sentit plus calme à force d’avoir souffert et pleuré ; huit jours après, elle vit faire les apprêts de la cérémonie de sa prise d’habit.