B. Renault, éditeur (Tome IIp. 22-62).


CHAPITRE II.

Les Livres-Saints.


La ville d’Auch possède une belle cathédrale, sorte de colifichet fort à la mode dans ce temps-ci ; c’est du reste une des plus laides villes de France et celle où l’accent gascon a conservé toute sa pureté classique. Horace et Laorens y étaient arrivés ensemble et s’y étaient séparés pour aller, chacun de son côté, refaire connaissance avec d’anciennes amitiés.

Horace Cazalès et Laorens Armagnac étaient compatriotes. Nés au pied des Pyrénées, l’un riche, l’autre pauvre, ils s’étaient retrouvés à l’âge où les passions se développent, où les amitiés se forment. Une étroite intimité les avait rapprochés, mais, en dépit de leurs efforts pour s’aimer autant qu’ils l’auraient voulu, je ne sais quoi de susceptible et d’irritable s’était élevé entre eux toutes les fois qu’une occasion sérieuse avait demandé l’accord de leurs volontés. Ils se ressemblaient en apparence sous tant de rapports qu’il leur était impossible de ne pas se disputer ; l’expérience universelle peut seule résoudre ce paradoxe de la vie humaine.

Mais la chose dont il fallait le plus s’étonner, lorsqu’on avait pénétré toute leur âme, c’est que deux êtres aussi dissemblables pussent avoir un continuel besoin de se réconcilier. C’est alors que, dans la sincérité de leurs cœurs, ils cherchaient la cause insaisissable de leur irritabilité mutuelle : Laorens imaginait que la différence de leurs fortunes établissait, en dépit d’eux-mêmes, une différence de cœur : Horace pensait que cette dissidence de sentimens était innée chez eux et subsistait indépendante des raisons de fortune et de position.

Exilé depuis long-temps de son pays, Laorens avait voulu consacrer quelque temps à le revoir et à renouveler ces souvenirs toujours si chers au cœur de l’homme ; peut-être eut-il tort, peut-être les déflora-t-il en les ressaisissant.

Son projet avait coïncidé avec un des fréquens voyages qu’Horace faisait dans le midi, où l’appelaient ses intérêts et l’amitié qu’il avait pour sa sœur, fixée en province dans leurs propriétés communes. Les deux amis avaient parcouru ensemble les beaux sites des Pyrénées ; Laorens les revoyait avec l’orgueil d’un montagnard et l’enthousiasme d’un peintre, mais la société de son ami, dont il s’était promis tant de plaisir, avait réduit le sien à la simple expression de tous les plaisirs de ce monde. Ils s’étaient querellés tout le long du chemin : ils se séparèrent vivement piqués, l’un d’avoir compté sur une bonne fortune et de n’avoir conquis qu’une entéro-gastrite, l’autre de n’avoir pas pu se dérober au ridicule d’une bonne action.

Ce dernier laissa Laorens, en lui disant froidement qu’ils se retrouveraient à Paris dans quelques mois ; et, lorsque Laorens lui demanda où il allait présentement, il répondit qu’il n’en savait rien. C’était la vérité, mais Laorens y vit une injure et lui tourna le dos.

De son côté la sœur Olympie et son joli état-major étaient arrivés à Auch. Laorens au moment de quitter cette ville, les vit descendre à la porte de l’hospice, établissement où de ville en ville, les sœurs voyageuses trouvaient leurs billets de logement, leur souper frugal et leur caquetage de religion, insipide comme leur innocence. La pauvre Rose eût trouvé dans l’activité de cette vie errante, la seule chose qu’elle aimât dans sa vie passée. Mais la société des nones lui déplaisait involontairement. Le chaste cynisme de sœur Olympie la choquait. La niaiserie de ses compagnes, (dont elle exceptait pourtant la gentille sœur Blanche,) lui causait un ennui mortel. Rose avait rêvé la vertu si belle, si élevée, si poétique, qu’elle éprouvait une déception cruelle à la trouver si étroite et si triviale. Elle désirait voir finir ce voyage quoique parfois son impatience ne fût pas sans inquiétude, lorsqu’elle entendait louer la dévotion de mademoiselle Cazalès, sa future protectrice. Cependant elle pleura en embrassant sœur Blanche qui réellement lui avait inspiré de l’attachement. Elle trouva à Agen le vieux domestique d’Horace, qui l’attendait de la part de son maître avec sa chaise de poste.

Il y avait deux jours que Rose était au château de Mortemont, sans que la maîtresse du lieu fût de retour. La vieille demoiselle de compagnie, curieuse comme le sont les personnes désœuvrées, avait reçu la jeune fille d’abord avec affabilité, autant pour se conformer aux intentions de M. Cazalès que pour gagner une confiance qui lui promettait la confidence d’un secret quelconque. Mais malgré la candeur de Rose, il y avait en elle je ne sais quelle fierté innée qui lui donna sur-le-champ l’instinct de la défiance et de l’éloignement contre mademoiselle Lenoir. Elle refusa donc de s’expliquer, et son inexpérience lui fit commettre la faute de ne pas trouver à son silence un prétexte qui en sauvât l’humiliation à la duègne. Elle crut que sa simple volonté, exprimée poliment, devait suffire pour repousser les investigations indirectes, sans blesser l’amour-propre, et dès le premier jour elle s’était fait dans cette maison une ennemie irréconciliable.

Que l’on s’imagine en effet l’étonnement, l’inquiétude et les soupçons d’une subalterne dévote qui régnait depuis quarante ans dans l’intérieur de la famille, en voyant descendre d’une chaise de poste, où l’on s’attendait à trouver M. Cazalès, une fille de dix-sept ans, qui paraissait bien en avoir dix-neuf, jolie, triste, réservée, qui semblait pénétrer de droit dans l’empire de mademoiselle Lenoir, ne faisait aucuns frais pour obtenir sa protection, ne demandait rien, et s’asseyait dans l’antichambre pour attendre qu’on préparât son domicile. Et cet air de princesse en voyage, ce calme, cette politesse laconique, cette aménité froide, sous un petit jupon de taffetas noir, un petit châle rapé, et un petit chapeau rose extrêmement fané ! Quel triomphe, quelle vengeance pour la gouvernante, si elle eût deviné la jeune première d’une troupe de comédiens de province, sous cette dignité modeste qui lui imposait malgré elle !

Mathias, le vieux domestique d’Horace, avait donné des ordres à mademoiselle Lenoir, au nom de son maître, et il s’était réservé le plaisir d’en presser l’exécution, car il était malin sous ses cheveux blancs, le bonhomme ; il savait que la Lenoir le détestait cordialement, et il ne perdait nulle occasion de lui faire sentir un pouvoir qui balançait le sien. C’était un de ces serviteurs qui ont vu naître les enfans de la maison, qui les élèvent, qui les voient grandir, qui vieillissent de leurs chagrins, se rajeunissent de leurs plaisirs : serviteurs qui grondent et se dévouent, qui commandent et se sacrifient, toujours fidèles après les longs jours d’orage, seuls débris vivans qui échappent aux vicissitudes de la destinée, et qui souvent restent vieux et cassés à pleurer tout seuls sur la tombe de leurs maîtres.

Je ne sais quelle opinion il s’était formée de Rose, mais son opinion habituelle était qu’il n’en devait point avoir sur le compte de son maître : il obéissait et ne jugeait point. Il ne sortait de ce système de soumission passive que lorsqu’il le voyait exposer sa santé ou sa vie ; alors il redevenait grondeur et bourru. Il s’amusait donc à tourmenter mademoiselle Lenoir, à lui faire malicieusement entendre que cette jeune étrangère, si mincement parée, était désormais pour la famille une personne de la plus haute importance.

Rose, devenue libre et seule, par le dépit de la gouvernante, parcourut le jardin de la maison avec la curiosité d’un enfant qui n’a rien vu ; le grand salon, meublé à l’antique, les portraits de famille, la tourelle, la pièce d’eau, le parc avec ses vieux chênes mélancoliques, qui semblaient pleurer sur les générations éphémères de l’homme, tout cela lui plut un instant ; à chaque pas elle trouvait une invention du luxe dont elle ignorait l’usage, parce qu’elle ignorait les besoins de la richesse. Mais, au bout d’une heure, le silence de cette habitation, la gravité compassée des êtres qui l’occupaient, la couleur grise des murailles, la vétusté des meubles et celle des figures, le froid glacial du repos et de la solitude tombèrent sur son cœur jeune et actif. Elle s’effraya de la vie qu’on menait dans ce lieu ; mais une peine secrète lui fit réprimer cette répugnance ; et puis, une sensation de joie indicible la fit tressaillir en entrant dans un cabinet attenant à l’appartement qu’on lui avait préparé, lorsqu’elle vit sur un des rayons disposés symétriquement, une quantité de livres, dont l’existence lui eût semblé problématique auparavant.

— Comment, s’écria-t-elle ! il y a tant de livres dans le monde, et je n’en ai jamais lu qu’un seul ! — elle s’élança ravie, et crut que cent ans de réclusion dans ce cabinet pouvaient passer désormais pour elle comme un jour de fête.

À quatorze ans, Rose savait à peine lire ; toute son éducation s’était bornée à réciter, comme un perroquet, les rôles que lui soufflait sa mère, et dont à coup sûr elle ne comprenait souvent ni le sens, ni l’esprit. À cette époque, mademoiselle Primerose, effrayée du peu de développement de l’intelligence de sa fille, avait consulté un comédien, son amant, génie de la troupe, qui lui avait conseillé de mettre entre les mains de Rose quelque livre érotique, propre à agrandir ses idées et à favoriser l’essor de son imagination. Alors, dans je ne sais plus quelle ville de province, la Primerose était entrée dans la boutique d’un libraire, et lui avait demandé un livre qui ne traitât que de l’amour.

Le libraire, en bonnet de coton et en redingote de camelot, avait posé sa pipe sur le comptoir, et lui avait présenté gravement la Nouvelle Héloïse. La Primerose, en ouvrant le livre, avait trouvé, dès la première page : « Toute fille qui lira ce livre est perdue », et elle était accourue vers la sienne, triomphante comme une mère qui a découvert un remède infaillible pour la maladie de son enfant.

Mais, comme le grain de la parole de Dieu qui ne produit que l’ivraie en tombant sur une mauvaise terre et qui fructifie au centuple en germant sur une bonne, le livre de Jean-Jacques avait sauvé Rose en l’éclairant. D’abord elle avait compris l’amour, large, brûlant, effréné, puis la vertu sublime, constante, stoïque ; sans savoir si le livre était bien écrit, sans savoir même ce que c’était qu’écrire, elle s’était enivrée de la magie de celui-ci : il était devenu sa passion, son rêve, sa vie ; comme celui de Fénelon était devenu la passion de Sophie, sa vie et son rêve ; et voilà pourquoi, depuis lors, le caractère de Rose était une invraisemblance dans sa destinée.

La Primerose voyant que, loin de développer l’activité de cette jeune tête dans le sens qu’elle l’eût voulu, la lecture était devenue pour elle une passion exclusive de toute autre, lui avait arraché ce livre qu’elle savait heureusement par cœur, et s’était opposée à ce qu’elle s’en procurât jamais d’autres. Rose croyait donc que tous les livres étaient bons et enivrans comme celui de Rousseau ; elle regrettait amèrement de ne pouvoir s’en rassasier, et, lorsqu’elle se vit seule et libre dans une bibliothèque, elle crut réaliser un des plus doux songes de sa vie.

Le premier qui lui tomba sous la main fut l’Esprit de saint François-de-Sale. Elle l’ouvrit avec ardeur et lut au hasard ce qui suit :

« Pour ce qui regarde la tentation contre la chasteté, que cette bonne âme ne s’étonne point, si la peine lui tient au sentiment, comme il semble qu’elle le marque ; qu’elle change d’exercice corporel, quand elle en sera pressée ; si elle ne peut bonnement changer d’exercice, qu’elle change de place et de posture, cela se dissipera par ces diversions. »

Rose, étonnée de se sentir rougir, tourna quelques feuillets et tomba sur ce passage :

« Mais, le vœu étant fait, il faut que vous ne permettiez jamais à personne de vous tenir aucun propos contraire, mais que vous ayez un grand respect pour votre corps, non plus comme votre corps, mais comme un corps sacré et une très-sainte relique ; et comme on n’ose plus toucher et profaner un calice après que l’évêque l’a consacré, ainsi le Saint-Esprit ayant consacré votre corps par ce vœu, il faut que vous lui portiez une grande révérence. »

C’est singulier, dit Rose, toujours le corps !… c’est peut-être cela qu’on appelle le matérialisme ; j’ai vu ce mot dans une lettre de Saint-Preux… Voyons si je comprendrai mieux ce chapitre,

« De la patience dans les maux de tête :

» Vous ne serez jamais épouse de Jésus-glorifié, que vous ne l’ayez été premièrement de Jésus-crucifié, et ne jouirez jamais du lit nuptial de son amour triomphant, que vous n’ayez senti l’amour affligeant du lit de sa sainte croix. »

Ah ! dit Rose, en fermant le livre, je vois bien ce que c’est ; c’est un livre pour tourner la religion en ridicule… Je ne suis pas dévote, mais je ne suis pas impie !…

Elle en chercha un autre… Elle ouvrit l’Imitation de Jésus-Christ :

« Vous devez user quelquefois de violence et combattre avec courage les désirs des sens, afin que sans prendre garde à ce que la chair veut ou ne veut pas, vous travailliez à l’assujettir. »

— Est-ce que mademoiselle Cazalès a besoin de conseils si humilians ? dit Rose en jetant ce nouveau livre. Voilà de singulières lectures pour une personne si sage ! Voyons donc ! Est-ce que je ne trouverai pas ma chère Julie dans tout cela ? Il me semble que dans une maison si honnête, un livre si vertueux doit être recherché… Ah ! voici des vers ! c’est ennuyeux, les vers ! surtout les vers de M. Racine ; le rôle d’Iphigénie ! Dieu, que cela m’a ennuyée !… Tiens, ceux-ci ne sont pas si longs !… cela ressemble à des couplets : des chansons, chez une dévote !


Noël ancien sur le Mystère de l’Annonciation.
I.

Chantons je vous en prie
Par exaltation,
En l’honneur de Marie
Vierge de grand renom.

II.

Marie fut nommée
Par destination
De royale lignée
Et génération.

III.

Était en Galilée
Plaisante région,
En sa chambre enfermée
En contemplation.

IV.

Ce fut Gabriel ange
Que sans délation,
Dieu envoya sur terre
Par grande compassion.

V.

Dieu soit en toi, Marie,
Dit-il sans fiction,

Sois de grâce remplie
Et bénédiction.

VI.

Tu concevras ma mie
Sans oppression.
Le fils de Dieu t’affie
Et sans corruption.

Réponse de Marie.
VII.

Comment se pourrait faire
Qu’en telle mansion
Le fils de Dieu mon père
Prît sa carnation ?

VIII.

Car, monsieur, de ma vie
Je n’eus intention
D’avoir d’homme lignée
Ni coopulation.

Réponse de l’Ange.
IX.

Marie ne te soucie,
C’est l’opération
Du Saint-Esprit, ma mie,
Et l’obombration.


C’est bête et dégoûtant ! dit Rose en sortant de la bibliothèque sacrée. Je ne croyais pas que ces gens-là missent la dévotion dans leur libertinage… Comme on m’a trompée sur le compte de ma protectrice !

Elle mit en délibération si elle ne fuirait point cette maison perfide ; et rentrée dans sa chambre le soir, elle s’y enferma à double tour. Le lendemain elle était triste et découragée. Elle disait que ce n’était pas la peine de fuir sa mère, et d’aller se mettre sous une dépendance étrangère, pour retrouver partout les pensées et les images qui lui causaient tant de dégoût.

Elle rêvait à son sort avec inquiétude, lorsque mademoiselle Lenoir vint, d’un ton sèchement poli, où elle crut démêler le triomphe de la vengeance, la prévenir que mademoiselle Cazalès était arrivée et voulait lui parler. Rose mit une épingle à son petit châle, lissa ses cheveux sous son peigne de corne, et descendit résolue à ne pas supporter la moindre humiliation. Mais toute la fierté courageuse dont elle s’était armée faillit s’évanouir à l’aspect d’une petite bossue horriblement laide, qui lui jeta un regard curieux par-dessus la moins élevée de ses épaules difformes. — Il est impossible, pensa Rose, qu’une créature ainsi faite ne m’abhorre pas au premier coup d’œil.

Cependant le ton de mademoiselle Cazalès fut plus doux qu’elle ne s’y attendait. — Bonjour, Mademoiselle ; peut-on savoir ce qui me procure l’honneur de vous posséder chez moi ?

Rose leva les yeux avec assurance. S’il y avait de l’ironie dans ces paroles, la physionomie de mademoiselle Cazalès n’en trahissait rien. La jeune fille tira de son sein une lettre qu’Horace l’avait chargée de remettre à sa sœur. Elle était ainsi conçue :

« Ma bonne sœur,

» Je t’adresse une personne intéressante à laquelle tu voudras être utile, quand tu sauras que, destinée à la corruption par une mère infâme, elle a su résister à tous les dangers de sa position, et se conserver pure au milieu des exemples et des leçons du vice. Fais-toi aimer d’elle, cela ne te sera pas difficile ; il suffira qu’elle t’entende et qu’elle voie ta conduite pour adorer en toi la vertu. Je ne la recommande point à ta générosité ; j’ai pourvu à ses besoins, et je me suis chargé de son avenir sous ce rapport. Que tes conseils la dirigent seulement dans le choix de son existence, et que ta prudence l’établisse d’une manière convenable. Tu me verras dans huit jours. Je t’engage à te hâter d’accomplir la bonne œuvre que je te recommande ; tu dois désirer autant que moi que je ne me trouve point chez toi en même temps que notre protégée, afin d’éviter de sots propos et d’absurdes commentaires à tes voisins et à tes gens. »

À cette lettre était jointe la donation d’un capital que M. Cazalès avait en portefeuille, et qui constituait à Rose 3,000 fr. de pension.

Mademoiselle Lenoir s’était tenue debout dans un coin de l’appartement, durant la lecture de ce billet. Elle feignait d’arranger une tenture, mais elle attendait le résultat de la lettre, et se flattait de voir éconduire la pauvre Rose comme une intrigante. Son espoir fut cruellement déçu, lorsque mademoiselle Cazalès, jetant sur Rose un regard de bonté, lui dit de s’asseoir, et ordonna d’un ton doux, mais absolu, à sa demoiselle de compagnie de se retirer.

Alors la pauvre enfant dont le cœur battait involontairement de trouble et de crainte, se sentit soulagée d’un poids immense. La laideur de mademoiselle Cazalès avait disparu. Il y avait dans sa figure mince quelque chose de souffrant et de doux, de mélancolique et de bienveillant qui réparait toutes les injustices de la nature à son égard. On ne l’avait pas plutôt vue qu’on l’aimait ; sa difformité n’avait pas le temps de vous repousser. Rose saisit vivement la main longue et sèche qu’elle lui tendait et la porta à ses lèvres avec une effusion de bonheur et de reconnaissance.

— Vous avez donc éprouvé déjà bien des chagrins, ma chère petite ? dit mademoiselle Cazalès ; en ce cas, je suis toute à vous. Ma vie est consacrée au soulagement des affligés, et vous avez droit à mon intérêt. Mon frère, d’ailleurs, désire que je vous serve : je veux le faire dès aujourd’hui, en causant avec vous de vos affaires et de vos projets. Dites-moi un peu comment vous envisagez l’avenir ?

— Comment vous le dirai-je, mademoiselle ? répondit Rose ; je n’en sais rien ; je ne connais personne ; j’ignore ce qui me convient, ce qui me rendra heureuse ; je sais seulement que vivre dégradée est une affreuse destinée…

— Chassez ces tristes retours sur le passé. Désormais vous êtes à même de suivre vos penchans vertueux, et puisque vous semblez consulter mon expérience, je vous conseillerai du fond du cœur d’entrer dans un couvent.

Rose tressaillit involontairement.

— On m’a souvent dit, répondit-elle, qu’il n’y avait pas de choix pour une orpheline (et c’est ainsi que je me considère) entre la défaveur publique et la retraite absolue. Ma mère me menaçait du couvent, lorsqu’elle voulait me dégoûter de quitter son état, et je vous avouerai franchement qu’une réclusion un peu moins austère me causerait moins d’effroi.

— C’est un enfantillage, ma belle petite. Le couvent n’est pas ce que vous croyez : votre mère ne le connaissait point ou elle tâchait de vous faire peur avec ce mot. Vous n’avez pas de meilleur parti à prendre, et vous verrez que, loin de vous y déplaire, vous vous y trouverez parfaitement bien.

Rose raconta ingénuement son voyage avec des sœurs de charité ; sœur Blanche lui avait inspiré une véritable sympathie ; mais toutes les autres ne lui avaient donné que le dégoût de la vie monastique.

— Je le crois bien, dit mademoiselle Cazalès en souriant. Il faut, dans l’ordre des sœurs hospitalières, une énergie de vertu qui se concilie rarement avec un caractère timide et un esprit délicat. Vous avez vu la religion sous son côté le plus rude ; vous la trouverez plus douce et plus aimable dans un ordre moins méritoire et moins sublime. D’ailleurs, je ne vous parle nullement de vous faire religieuse, songez-y bien ; je vous engage seulement à entrer comme pensionnaire dans une maison d’éducation où vous passerez quelques années, quelques mois, quelques jours si vous voulez. Il ne s’agit que d’essayer, et comme je connais le charme de ces habitations précieuses, je suis sûre qu’avec le goût de la vertu que vous manifestez, vous y trouverez une vie de bonheur et de calme.

— Si j’y dois trouver des personnes qui me traitent avec tant de douceur et de bonté que vous, mademoiselle, j’y passerai certainement ma vie sans regret… Cependant…

— Je suis heureuse, interrompit mademoiselle Cazalès, d’avoir une si bonne occasion pour vous faire trouver toute sorte d’avantages dans votre résolution ; après demain, monseigneur l’archevêque de V*** vient dans cette paroisse donner la Confirmation : c’est pour moi un ami respectable et plein d’indulgence. Nous aurons le bonheur de le garder un jour ou deux parmi nous. Vous le consulterez vous-même, et je vous promets d’avance qu’il vous fera entrer dans la meilleure communauté de France : car il est tout-puissant auprès du clergé comme auprès des premières autorités séculières de l’État.

Mademoiselle Cazalès s’occupa sur-le-champ de faire habiller Rose d’une manière convenable pour paraître au gala ecclésiastique qui devait avoir lieu le lendemain. Mademoiselle Lenoir fut chargée de la conduire à Nérac en cabriolet et de l’aider dans ses emplettes. La haine de la duègne s’en accrut, mais trop habile pour la manifester hors de saison, elle joua son rôle de gouvernante affectueuse avec souplesse. Rose choisit une jolie étoffe de soie, bien fraîche, mais d’une couleur sombre, parce qu’elle comprit que sa parure devait avoir quelque chose de sévère et de mystique. Elle prit une ouvrière pour l’aider, et dans sa journée elle coupa elle-même, inventa, disposa et fit exécuter sa robe dans un goût de jeune prude qui la rendit délicieuse ; lorsqu’elle parut dans le salon où l’honorable société des environs venait de s’assembler pour attendre monseigneur, ses larges manches tombant avec une grâce négligée, sa guimpe de tulle blanc dessinant sa poitrine large, ses belles épaules et son fin corsage, son petit pied pressé dans un soulier de prunelle, et ses cheveux noirs formant un bandeau lisse et brillant sur son front, elle sembla si jolie, si élégante, si convenable, que mademoiselle Cazalès put recueillir sur tous les visages l’éloge de sa protégée. Les petites choses ont tant d’importance que Rose eût été fort mal accueillie dans cette noble compagnie avec une robe de couleur claire au lieu d’une robe feuille-morte ; avec un collier de perles, au lieu d’une jeannette serrée au cou par un ruban de velours noir. La petite comédienne avait pourtant, malgré sa décence naturelle, une réminiscence du rôle de Nanine dans sa toilette et dans son maintien ; mais toutes les imaginations qui s’exerçaient sur son compte étaient bien loin de cette idée : car outre qu’aucune des personnes pieuses qui l’examinaient n’allait point au spectacle, le théâtre le plus voisin sur lequel Rose eût paru était celui de Tarbes, à plus de trente lieues de là.