B. Renault, éditeur (Tome IIp. 1-21).


CHAPITRE PREMIER.

La Novice.


Cependant, qu’était devenu Laorens ? Après avoir dormi profondément pendant deux heures, il s’était soulevé un peu rafraîchi sur sa couche de verdure. Il s’était rappelé Rose confusément d’abord, puis tout d’un coup, avec effroi, avec remords, avec inquiétude, il avait cherché le pavillon, et l’avait trouvé fermé, silencieux. Il n’avait pas osé retourner dans la salle du souper, craignant d’y jouer le plus ridicule de tous les rôles ; seulement, après s’être assuré, par les fenêtres, que Rose et Horace n’y étaient point rentrés, il s’était reconnu mystifié, et avait pris le parti de gagner le buisson, la rue et la campagne.

Mais comme il éprouvait encore un impérieux besoin de sommeil, et qu’il ne pouvait retrouver l’hôtel de France, sentant fuir la terre sous ses pieds comme un passager qui descend d’un navire au long cours, il résolut de dormir quelque part, et employa le peu de raison qui lui restait à trouver dans un pré, hors la ville, un coin abrité où il pût incognito achever la pacifique expiation de ses folies.

Un rayon du soleil, qui tomba d’aplomb clair et vermeil sur le front du dormeur, le tira de sa léthargie. La rosée brillait en diamans suspendue aux grappes du maïs, et la cigale commençait à secouer ses jolies ailes de gaze gommée qui reprenaient l’irisation du prisme avec l’éclat du jour. Le pauvre Laorens tâcha de soulever aussi ses membres engourdis, de les étendre et de retrouver l’élasticité et la vie ; mais ce ne fut qu’après d’incroyables efforts de volonté qu’il parvint à se mettre sur ses jambes.

Voilà donc, se dit-il, le service qu’Horace m’a rendu ! la partie de plaisir dont j’ai été le héros ! Il me le paiera, j’en fais le serment ! Me voilà dans un joli état, moi qui avais juré de ne jamais faire d’excès, de ne pas user en de vaines folies l’énergie de mes pensées et la rectitude de mon coup-d’œil. Quand pourrai-je reprendre mes pinceaux, maintenant ! J’aurai les nerfs ébranlés pendant huit jours. Horace a cinquante mille livres de rente, et moi je n’ai que mon travail. Et tout en se désolant de la sorte, il s’approcha du premier groupe de maisons qui s’élevait dans la prairie.

Sous le ciel en feu, sur la verdure sombre et vigoureuse, se détachaient les formes pâles et sveltes d’une chapelle du moyen âge, diaphane et grisâtre, dont le pignon tremblait refleté dans l’eau courante. Laorens essaya d’admirer ce tableau rustique ; mais il n’était plus artiste, il était dégrisé seulement, et cherchait vainement son âme dans sa tête vide et épuisée.

Il s’arrêta pourtant devant le porche de cette église, qui s’ouvrait sur le chemin bordé d’aubépine et de saules bleuâtres. L’Angélus sonnait la prière, et des figures pâles et lentes s’agenouillaient autour des piliers. C’était l’église de l’hospice ; et il y avait quelque chose de touchant dans la prosternation de ces convalescens qui venaient remercier Dieu de leur avoir rendu le printemps et le soleil. Le vieux sacristain, qui sonnait la cloche, avait une de ces figures moutonnes, si douces et si avenantes, qu’on n’a pas le courage de les trouver bêtes.

Quel beau mouvement d’architecture, quels groupes pittoresques, quel beau ton dans l’air ! pensa l’artiste ; quel dommage que les yeux me cuisent, que les oreilles me tintent, et que les jambes me manquent ! Il n’y a pas moyen d’avoir de l’enthousiasme avec un mal d’estomac comme cela. Il s’assit sur le fut d’une colonne anguleuse, à la porte de l’église, cherchant à se donner la contenance d’un homme qui regarde et qui réfléchit, mais, à coup sûr, vivant tout entier dans la cruelle sensation d’une migraine insupportable.

Cependant, à quelques pas de lui, il eût pu admirer la plus ravissante figure que son pinceau eût jamais cherchée. C’était un de ces modèles que le peintre possède depuis long-temps dans son cerveau, et que sa main a tant de peine à reproduire aussi beau qu’il l’a rêvé ; une de ces vierges gracieuses, plus vivantes que celles de Raphaël, plus saintes que celles du Guide, une de ces têtes ovales, à la fois sublimes et mignonnes, gentilles et célestes comme Léonard de Vinci devait les imaginer avant de les produire. Cette beauté, encadrée dans une coiffe de linge blanc, affublée des gros plis de l’étamine, était comme ces fleurs charmantes que l’on découvre au fond des eaux, cachées sous les parasols de leurs larges feuilles, fuyant le regard du soleil et celui des hommes.

C’était une novice de l’ordre des sœurs de Charité. Elle priait comme les anges prieraient s’ils avaient quelque chose à demander. Mais au milieu de son oraison, son regard doux et mélancolique tomba sur Laorens, et ce fut fait de sa prière. D’abord la novice essaya de remonter aux cieux ; mais involontairement elle redescendit sur la terre, et ses yeux bleus, voilés de longs cils noirs, s’abaissèrent de nouveau sur l’étranger. Un homme si bien mis, en habit noir, en gilet blanc, et à cette heure, dans une église, cela parut bien édifiant à la jeune novice ! Quelle piété rare dans un mondain ! Elle le regarda encore pour son édification particulière.

Et elle remarqua sa pâleur, ses paupières fatiguées, une légère nuance d’indigo autour de ses yeux tristes et abattus, ses cheveux blonds dans un désordre qui en déployait la profusion, son gilet dérangé qui laissait voir une chemise froissée et une poitrine blanche… La novice baissa les yeux et sentit la rougeur lui monter au front. Puis elle se reprocha cette honte coupable, car elle était sœur de charité, et elle devait s’habituer à voir et à ne rien sentir. Elle s’accusa d’avoir remarqué la jolie figure de l’étranger, et en même temps qu’elle en demandait pardon à Dieu, elle se surprit à la contempler encore.

Hélas ! pensa l’innocente novice, que le démon est malin et cruel ! que n’imagine-t-il pas pour distraire une pauvre fille de son salut, et lui faire perdre en de vains combats le peu de temps qu’elle a pour faire sa prière !

Elle se leva résolue de changer de place, certaine d’oublier cette figure d’homme en cessant de la voir. Mais il fallut passer devant Laorens pour sortir du coin où elle s’était agenouillée dans l’ombre, et, en approchant de lui, le cœur lui battit avec violence. Elle s’imposa de fermer les yeux ; mais la peur qu’elle avait de la tentation fit qu’elle perdit la force d’y résister, et qu’elle tomba dans l’affreux péché de regarder un homme et de le trouver beau.

Alors une pensée subite ranima l’âme timorée de la jeune fille. Indubitablement cet homme était malade. Cette secrète inquiétude qu’elle éprouvait à cause de lui, ce n’était pas l’œuvre du démon, mais l’avertissement de son bon ange qui lui désignait un être à soulager, un devoir de sa profession à remplir. En effet, comme il était pâle ! comme il semblait souffrir ! comme sa tête retombait sur son sein avec fatigue ! Il semblait pâlir de plus en plus, il était peut-être en défaillance. La jeune fille reprit l’aplomb d’une religieuse ; ce n’était plus un homme qu’elle devait fuir, c’était un poitrinaire ou un blessé qu’elle devait soulager.

Elle approcha donc et se pencha vers lui, mais il n’y prit pas garde ; elle parla, il n’entendit pas. Un arriéré de sommeil pesait encore de temps en temps sur ses sens. Elle crut sérieusement qu’il était évanoui et posa sa main sur l’épaule du jeune homme qui tressaillit, frissonna et jeta sur elle le regard hébêté et ravi d’un homme qui s’attend à voir son créancier et qui voit sa maîtresse.

— Vous êtes malade ? dit la sœur.

Laorens, étourdi d’abord d’une pareille apparition, répondit sur-le-champ comme s’il n’avait pas eu d’autres moyens de la prolonger.

— Certainement, dit-il, je souffre beaucoup.

— Est-ce que vous êtes seul ici ? dit-elle, inquiète de ne pouvoir céder à personne l’intérêt trop vif qui s’emparait de son cœur.

— Je suis seul, répondit Laorens, et il feignit sans peine de ne pouvoir se relever.

La sœur lui tendit son bras, essayant de se donner l’insignifiance d’une machine qui obéit à un ressort ; mais ce fut en vain : son bras était jeune et rond sous une large manche noire qui faisait ressortir la blancheur transparente de sa main. L’artiste se sentit aussi enchanté, aussi fort, aussi enthousiaste que s’il eût veillé dans la cellule ascétique d’un anachorète ; le contact électrique d’une femme rappela la vie dans sa poitrine : il n’était plus malade.

Elle l’aida cependant à traverser l’église et le fit entrer par une petite porte latérale dans un préau rempli de fleurs. Il fut obligé de marcher lentement, de conserver un air languissant et de s’asseoir sur un banc qu’elle lui approcha.

— Qu’est-ce qui vous fait mal dans ce moment-ci ? lui dit-elle naïvement.

Un cruel rhumatisme, répondit-il, tout honteux de se trouver en présence de la sainte fille, au sortir d’une débauche.

— Vous allez prendre un calmant, je vais appeler sœur Marthe…

— Non, non, ma petite sœur, n’appelez personne… Je ne veux rien… absolument… que me reposer un peu ici, si vous le permettez.

— Oh ! nous sommes faites pour assister les personnes souffrantes, dit la novice émue, rouge comme une cerise ; son cœur battait avec violence, elle ne pouvait s’en aller ni rester : le regard de son malade la tenait palpitante et immobile comme la perdrix sous le magnétisme du chien de chasse : Laorens la dévorait.

Corrège, Albane, Guerchin, Schidone, Giorgion ! pensa-t-il, vous êtes tous des misérables !

— Sœur Blanche ! dit une grosse voix qui partait de l’intérieur de l’hospice.

La novice tressaillit, pâlit, comme si on l’eût surprise dans le crime et s’élança vers le bâtiment. Une grande religieuse, sèche et virile, en sortait, un fouet à la main… — Allons donc, ma chère fille ! nous partons, la voiture est prête, elle est là, à la porte. Vous achèverez vos prières mentalement… pendant la route.

— Ma bonne mère, c’est un malade que j’assistais.

— Ah ! ah ! dit sœur Olympie en approchant de Laorens et le regardant sous le nez. Qu’est-ce qu’il a ce garçon-là ? De quoi avez-vous besoin, mon cher enfant ? Mais au fait, il a bien mauvaise mine ! ses habits sont tout salis… vous l’avez trouvé par terre ? dit-elle en se retournant vers la novice et tâchant de diminuer le rude volume de sa voix. C’est un épileptique !…

— Je ne sais pas… je ne crois pas… dit sœur Blanche intimidée.

— Elle ne sait pas !… Vous ne lui avez pas fait donner de l’éther, un peu de laudanum ! Mais à quoi pensez-vous donc ? Cette pauvre enfant, ajouta-t-elle en passant sa main rude et velue sur le front de Laorens, elle n’ose pas toucher à un homme, elle ne sera jamais bonne à rien ! Allez chercher sœur Marthe, il faut absolument que nous partions.

Au moment où la novice allait disparaître, une autre femme, jeune, jolie, leste, pétulante, s’élança au devant d’elle et sauta à son cou.

— Allons, allons, en route, ma petite sœur Blanche, nous partons ensemble !

— Ah ! mon dieu ! dit la sœur, c’est vous. Comment cela se fait-il ?

— Je vous conterai cela. Je suis bien contente de m’en aller avec vous.

— Oh ! et moi !… Est-ce que vous allez vous faire religieuse aussi ?

— Oui ! oui ! dit la jeune fille en riant ; et elles disparurent ensemble.

— Est-ce un rêve ? s’écria Laorens en échappant à la sœur Olympie pour s’élancer sur leurs traces.

— Doucement, doucement, monsieur, dit la none en le retenant avec vigueur, les hommes ne vont point par ici. Si vous voulez sortir, voilà la porte qu’il faut prendre… Eh ! eh ! vous n’êtes pas si malade que je croyais.

Laorens sortit par la porte qu’elle lui montrait. Il traversa des salles, des cours, des guichets, et il se trouva dans le faubourg… Incertain, il franchit une ruelle, longea plusieurs jardins, et vit un char-à-bancs qui partait rapidement vers la route du Nord. Sœur Olympie tenait les rênes, trois novices occupaient les siéges derrière elle, et une quatrième jeune fille qui s’appuyait sur l’épaule de sœur Blanche ressemblait tellement à Rose, la petite actrice, qu’il s’écria les bras pendans, l’air ébahi…

— Pour le coup, je suis ivre mort, car je vois un salmis d’anges et de diables danser pêle-mêle devant moi !