B. Renault, éditeur (Tome Ip. 181-211).


CHAPITRE VII.

L’apprentie-Courtisane.


L’idée qui avait traversé l’esprit d’Horace, au moment où Rose était sortie de la salle, se retrouva plus claire, plus distincte, plus palpable au fond du premier verre de Madère qu’il lui fit succéder. L’espèce de doute avec lequel Laorens envisageait la dépravation précoce de Rose, produisit, malgré lui, une sorte d’impression sur son cerveau. Il voulut l’éclaircir, et pendant que le soprano essayait en vain de retrouver au fond de sa poitrine les sons purs et flatteurs qu’il avait si piteusement perdus, les deux amis échangèrent rapidement quelques paroles.

« Sérieusement, où en es-tu ?

« — Sérieusement, je n’en sais rien.

« — Mais qu’as-tu osé ?

« — Beaucoup… en paroles.

« — Voilà tout !

« — Ma parole d’honneur.

« — Quel âne tu fais !

« — Je le sais bien !

« — Tu n’es donc pas si épris que je pensais ?

« — Dix fois plus, au contraire, que tu ne le penses.

« — Oh ! oh ! alors tu vas t’embarquer dans quelque sottise. Crois-moi, brusque le sentiment, car on se moque de toi.

« — Voilà ce que je crains.

« — Tu en doutes ?

« — Eh mon Dieu ! je ne suis pas plus neuf que toi dans les folies du vice. Mais une créature froide comme celle-là en imposerait à un don Juan comme toi.

« — C’est pourquoi, je vous le dis en vérité, ajouta Horace en remplissant le verre de son ami, il faut boire.

« — Pauvre ressource pour se donner du cœur, ou pour s’ôter le peu qu’on en a.

« — C’est la panacée universelle. Rappelle-toi la grande maxime du religieux d’Hoffmann : bibamus.

« — Bibamus ! s’écria le garçon boucher, le tyran de la troupe : je vais vous chanter cela en canon. »

Tous les convives firent chorus : le vacarme grossit, les flacons diminuèrent : les cerveaux commençaient depuis long-temps à s’embarrasser.

La présence de Rose avait empêché Laorens de prendre une part réelle à l’orgie ; mais lorsqu’au lieu de cette timide et frêle créature à son côté, il ne vit plus qu’Horace, Horace, âpre au plaisir, incisif dans la joie, absolu dans ses fantaisies ; Horace, habitué à dominer malgré lui tout ce qui l’approchait, alors il subit la contagion de la démence et tendit son verre d’une main chevrotante aux attaques redoublées de la bouteille.

L’idée folle avait grandi dans le cerveau d’Horace. Amener son raisonnable ami à toutes les folies dont celui-ci blâmait en lui l’abus, mettre le crime dans ses mains, le lui livrer tout prêt, tout résolu, tout payé, noyer dans le vin ses désirs et ses espérances pour s’emparer de son plaisir, lui en arracher le profit et lui en laisser le remords, voilà ce qui parut à Horace un dénouement digne de lui.

« Mon sage Laorens, disait-il en lui-même, sois fou, sois amoureux, sois ivre, sois criminel, mais d’intention seulement. Perds ton âme ; je me charge de sauver ton corps.

« — Bibamus ! criait-il aux oreilles de son ami.

« — Bibamus ! répétaient en chœur les comédiens.

Quand la Primerose reparut, le soprano ronflait sous la table, le tyran embrassait la duègne, M. Robba déclamait, sans être écouté, une tirade de Cinna, et Laorens voyait tout danser devant ses pupilles dilatées. Le signe que fit la Primerose ne fut compris que d’Horace : tout ce que Laorens put faire fut de se laisser soutenir par son ami, et de se laisser entraîner dans le jardin.

« Messieurs, dit la Primerose, en les arrêtant sur la porte, est-ce que vous êtes deux ?

« — C’est tout au plus si nous sommes un, répondit Horace en lui jetant sa bourse.

L’argument irrésistible fit son effet. La mère infâme s’assit tranquillement auprès du perruquier, en disant : « Maintenant, c’est à notre tour de souper.

« — La tête me tourne, dit Laorens dans le jardin, au bout de trois pas. Malédiction ! je crois que je suis un peu ivre.

« — Tu te trompes, mon ami, répondit Horace, en le déposant doucement dans un coin. Attends-moi ici.

« — Mais Rose ? demanda-t-il en soulevant sa tête appesantie.

« — Je vais te la chercher… »

Horace n’avait pas atteint la porte du pavillon, que Laorens dormait avec délices.

« Oh, pour le coup !… dit Horace en tirant la clé de sa poche.

Rose était devant lui ; elle attendait à la porte.

Il était dans cet état d’excitation violente que cause le contact de la démence et le succès d’une folie. La débauche, à laquelle il n’avait pas pris part, avait agi plus vivement sur son imagination que sur les sens des autres. Lui, sobre et puissant, parmi ces êtres hébétés, il avait accaparé toute l’énergie qu’ils avaient perdue : il avait son ivresse aussi, mais morale, dévorante, nerveuse. En saisissant Rose dans ses bras contractés, il oublia son scepticisme, l’amertume de son cœur, les douleurs de sa vie, et les tortures d’un souvenir atroce… Il ne sentit plus contre sa poitrine qu’un corps de jeune fille, fluet, élastique, et qui se laissait emporter.

Il la déposa sur le sofa ; et pour attiser ses voluptés égoïstes, il approcha les flambeaux ; il voulut couvrir de lumière et de honte ce visage de femme. Il eût donné toute sa fortune pour la voir rougir, pour y surprendre des larmes, de la confusion, de la douleur, de la colère.

Mais elle était calme et pâle comme la mort.

« Ce n’est pas vous que j’attendais, lui dit-elle ; ce n’est pas à vous que je suis condamnée.

« — Oh ! de la haine, de la haine pour moi ! s’écria-t-il, c’est mieux que je n’espérais.

« — Pourquoi vous ? répéta Rose, en le toisant d’un air de mépris.

« — C’est moi qui paie, répondit-il, irrité de ce regard.

« — En ce cas, vous valez l’autre. »

Elle croisa ses bras sur sa poitrine. Son sein n’était pas ému, son œil n’était pas humide, ses joues n’étaient pas animées, seulement ses lèvres étaient bleues : elle attendait son sort. Horace croisa aussi ses bras, et resta immobile comme elle, debout et cherchant de toute la puissance de son regard d’homme à faire baisser les yeux de femme froidement fixés sur lui. Mais il n’y avait pas plus de crainte que d’amour dans le regard de Rose.

Tout à coup le jeune homme porta sa main à sa poitrine et déchira sa chemise de batiste avec rage.

« C’est une statue comme l’autre ! s’écria-t-il, et il fit quelques pas pour s’en aller. Mais son projet, son amour-propre, Laorens, le lendemain, tout ce qui l’avait conduit en ce lieu lui revint en mémoire. L’ironie rentra dans son cœur ; il tourna deux fois la clé dans la serrure, et la retira pour la jeter brusquement sous le sofa. Puis il regarda Rose d’un air de défi ; il rassembla dans sa volonté et sur sa physionomie tout ce qu’il put trouver de pensée insultante et libertine. À tout prix il voulait la faire rougir ; cette pâleur de marbre était entre elle et lui comme un rempart magique et infranchissable.

Elle supporta cet examen sans faiblir.

« Quel âge as-tu ? lui dit-il.

« — Qu’est-ce que cela vous fait ?

« — As-tu aimé quelqu’un ?

« — Je vous aime.

« — Il y paraît.

« — Je suis ici pour vous le dire et pour vous le prouver.

« — Tu es donc dans une affreuse misère ?

« — Non.

« — Eh bien ! pourquoi te donnes-tu ?

« — Cela ne vous regarde pas.

« — Il y a quelque chose d’extraordinaire en toi… Il faut que je te voie. »

La pauvre enfant était si belle, que Cazalès sentit toute sa vie se réfugier dans ses artères ; l’homme moral expira en lui : mais le bras de Rose était si froid qu’il en eût peur : il lui sembla qu’il avait le cauchemar, et que cette femme n’était qu’une ombre.

« Je te déplais horriblement, lui dit-il, conviens-en ?

« — Mais… est-ce que je vous le prouve ?

« — Tu n’as donc pas de sang dans les veines ! s’écria-t-il en pressant ce pauvre bras rond et délicat jusqu’à le rendre bleuâtre. »

Le visage de Rose exprima la souffrance et rien de plus.

« Je savais bien, dit-elle, qu’un homme devait agir ainsi.

« — Un homme ! dit Horace. Je suis donc le premier, dis ? dis-moi un mot, un seul mot, afin que je t’aime ou que je te fuie. Repousse-moi si tu veux, mais parle… Tu as horreur de moi, dis ?

« — Je ne vous hais pas plus qu’un autre.

« — Mais tu te donnes à regret ? Rose, dis-le moi ! misérable fille ! mais parle donc, épargne-moi un crime, un nouveau crime ! »

À son tour il devint pâle.

« Est-ce que tu crois, ajouta-t-il froidement, que je suis capable d’un viol ?

« — Ce n’est peut-être pas le premier, répondit-elle avec une ironie calme. »

Horace devint pourpre de colère, et serrant les poings avec rage :

« Ah ça ? qui êtes-vous, lui dit-il, de quel droit m’attirez-vous ici pour me faire un mal horrible ?

« — Je ne comprends rien à votre mal.

« — Ni moi, à votre stupidité. Si vous vous livrez à moi, pourquoi me traitez-vous avec mépris ? Si vous voulez que je vous respecte, pourquoi ne le dites-vous pas ?

« — Je n’ai pas le droit de vous commander, répondit Rose, et je ne veux pas descendre jusqu’à vous implorer. Voyons, monsieur, finissons-en : votre prix est fait, n’est-ce pas ? vous m’avez vue ; trouvez-vous que je vaille l’argent que vous avez donné ou promis ?

« — Si je te comprends en ce moment, s’écria Horace, il n’y a pas d’or qui puisse te tenter, et il n’y en a pas assez au monde pour te payer… Votre mère a reçu l’argent ; je ne suis pas assez vil pour revenir sur ma parole… Expliquez-vous maintenant : vous êtes maîtresse de vous-même. Voulez-vous être à moi ? me voici à vos pieds. Vous êtes fière, et vous avez raison ; c’est à genoux que je vous demande à vous seule… Voulez-vous que je sorte ? Faites un signe, et j’obéis. »

La vie sembla éclore, faible et imperceptible d’abord, dans les traits de Rose ; elle garda le silence et posa sa main sur son cœur, qui commençait à reprendre le mouvement : elle respira comme une asphyxiée qui retrouve la première sensation de l’existence.

Puis, après un moment de réflexion : « Je ne peux pas vous aimer encore, lui dit-elle, mais je sens que je ne vous méprise plus. Si vous voulez me tenir de moi-même, attendez quelques jours ; je tacherai… Je ferai tout mon possible pour n’avoir plus de répugnance, plus d’horreur pour mon état.

« — Votre état !

« — Hélas ! monsieur, j’aurai beau m’en défendre, il faudra bien céder à ma destinée. On le veut absolument, et je n’ai pas d’autre moyen d’existence… À moins de quitter ma mère ; et, quoi qu’elle soit bien coupable, je n’ai qu’elle au monde à aimer, je ne peux pas me décider à la haïr. Eh bien ! je lui laisse mon corps ; je garde mon âme. »

Cazalès resta quelques instans plongé dans une méditation profonde ; je ne sais quelle pensée traversait son cerveau, mais ce n’était plus le même homme.

« Ni ton corps, ni ton âme ! s’écria-t-il enfin, replaçant sur elle, avec un chaste respect, le châle qu’en entrant il lui avait arraché ! Rose, voulez-vous vous fier à moi… à moi seul ?

« — Non, monsieur.

« — Non.

« — Je ne puis être votre maîtresse, car je vous aimerais peut-être, et ce serait aimer le vice. Je serais perdue. Au lieu qu’autrement, mon cœur ne se donnera jamais ; l’horreur et le dégoût de ma profession m’empêcheront de m’y plaire ; et quand j’aurai enrichi ma mère, je sortirai pure de la plus odieuse des épreuves… Ah dame ! voyez-vous, j’ai bien réfléchi. J’ai bien vieilli en deux heures.

« — Ô vertu romanesque et sublime ! est-ce ici je devais m’attendre à te rencontrer ! s’écria Cazalès. Eh bien ! vous avez raison, mon enfant ; vous ne serez pas ma maîtresse : d’ailleurs, je ne vous mérite pas. Permettez-moi d’être votre ami ? Laissez-moi vous tirer de l’affreuse situation où vous êtes, de vous soustraire aux dangers qui vous entourent, aux infâmes projets de votre mère ? J’ai une sœur, une bonne sœur ; elle vous gardera près d’elle, elle vous traitera comme sa compagne, comme sa fille. Dites, Rose, le voulez-vous ?

« — Je n’oserai jamais vous donner tant de droits à ma reconnaissance, moi, pauvre fille qui n’ai que l’abandon de moi-même pour ne pas être ingrate.

« — Je ne vous verrai jamais. Ma sœur a un château loin de Paris, vous y vivrez tranquille, libre du monde ; vous trouverez peut-être un mariage honorable… qui sait ? Je l’aiderai de tous mes moyens. Je ne veux avoir ni droit ni prétention sur vous, sachez-le bien, mon enfant : tout ce que je vous demande, c’est de vous rappeler que le premier libertin à qui vous avez eu affaire n’avait pas l’âme corrompue.

« — Mais ma mère.

« — Nous lui fermerons la bouche avec des billets de banque.

« — Mais… elle m’aime.

« — Pauvre fille ! ne prostituez pas ce mot-là… Dites ? consentez-vous ? »

Rose saisit la main d’Horace et la porta à ses lèvres.

« Emmenez-moi donc bien vite, dit-elle, car je crains ma mère, je la crains horriblement.

« — Oui, oui, sortons d’ici. Il y a pour vous d’autres dangers que vous ne prévoyez pas. »

Horace pensait en ce moment à son ami Laorens, dont l’ivresse pouvait bien changer de nature et devenir moins facile à réfréner. Il mit le bras de la jeune fille sous le sien, ferma le pavillon et en ôta la clef pour faire croire à ceux qui en approcheraient qu’il y était encore ; et, gagnant les derrières du jardin, il aida Rose à franchir un buisson de joncs marins. Les rues étaient sombres et désertes ; Rose ne les connaissait pas plus que son guide. Ils errèrent quelque temps au hasard. La nuit, le silence, le bras de Rose, ce qu’il avait lu dans son âme, ce qu’il avait vu de sa beauté, eussent rallumé peut-être l’amour et la jeunesse dans son sein bouillant : mais l’espèce de sentiment religieux que laissent les nobles efforts, comme un doux parfum après eux couvrit de son égide ce voyage nocturne. Ils trouvèrent enfin la porte de l’hôtel de France, seul endroit où Horace pût introduire sa protégée à deux heures du matin ; il l’installa dans sa chambre, la conjura d’y dormir tranquille, et se contentant de déposer un seul baiser sur son front, il sortit après l’avoir enfermée avec une précaution bien différente de celle qu’il avait eue une heure auparavant dans le pavillon.

Cependant la Primerose, après avoir compté et recompté avec une ineffable volupté les pièces d’or qui peuplaient la bourse de Cazalès, s’était plusieurs fois approchée du pavillon. Elle avait collé son oreille à la serrure ; elle avait tâché de glisser son regard au travers des rideaux d’indienne à grandes fleurs qui voilaient discrètement les croisées : toutes ses tentatives avaient été inutiles. Un profond silence régnait partout. Laorens était tombé dans une bienfaisante léthargie au milieu d’un carré de pois dont les guirlandes encadraient fort agréablement son sommeil ; tout le reste des convives ronflait épars dans la petite maison de l’amphytrion, et le maître de ce délicieux séjour s’était endormi lui-même sur une partie de domino, où, dans son ivresse, il avait cru long-temps jouer vis-à-vis un partenaire.

Ce repos, qui supposait une grande résignation de la part de Rose, était d’un bon augure pour les intérêts de la Primerose ; mais elle se rappelait qu’elle avait vu sortir deux hommes, et que ni l’un ni l’autre n’avait reparu au souper : cette circonstance lui causait quelque inquiétude. Cette enfant est si jeune, pensait-elle, si délicate ! Et puis elle se rappelait que Laorens semblait fort peu dangereux en sortant de la salle, et elle craignait que son état d’ivresse ne causât du dégoût à sa fille, et ne gâtât pour l’avenir l’effet des bonnes résolutions où elle l’avait enfin trouvée ce jour-là. Elle allait se décider à frapper à la porte du pavillon, lorsqu’elle entendit marcher derrière elle ; et, en se retournant, elle vit Horace Cazalès, calme, froid, grave, et dans une des situations d’esprit où on le trouvait le moins souvent. Cet aspect, si différent de celui qu’elle lui avait vu la veille, la frappa de surprise et d’une sorte de crainte.

« — Il n’y en a donc qu’un avec ma fille ? dit-elle avec une voix mal assurée.

« — Soyez tranquille, madame ; celui-là paiera pour deux ; et en trois mots, d’un ton d’autorité, son portefeuille ouvert à la main, il expliqua ou plutôt il signifia à l’actrice le parti que venait de prendre sa fille, de se séparer d’elle pour jamais. Il calma ses cris, son désespoir et sa colère, en lui mettant plusieurs billets de banque dans la main. Le contact soyeux de ce fin papier rendit le calme à la tendresse de mademoiselle Primerose ; cependant elle versa quelques larmes sincères à l’idée de quitter tout à fait sa fille car l’amour maternel ne s’éteint jamais entièrement, même dans les âmes les plus viles. Enfin, il fut décidé qu’elle irait à l’hôtel de France lui faire ses adieux ; mais que l’entrevue aurait lieu en présence d’Horace, qui redoutait l’influence qu’exerçait cette femme sur la pauvre Rose. Sûr de ses droits, il reprit le chemin de l’auberge, après avoir vainement cherché Laorens dans tous les coins de la maison de plaisance du galant perruquier.