B. Renault, éditeur (Tome Ip. 109-137).


CHAPITRE IV.

Histoire de deux Soprani.


« Sachez, mes amis, que je suis le fils d’un des meilleurs soprani de Florence. Mon grand père était aussi un soprano distingué : car, dans ma famille, nous sommes tous soprani de père en fils.

« — Je vous en fais bien mon compliment, dit la vieille comédienne.

« — Vous comprenez bien, reprit Firenzuola, qu’en dépit de cette qualification, nous sommes tous privés d’un des avantages importans qui constituent le soprano véritable : nous ne sommes que des soprani frelatés ; mais si nos maîtresses y gagnent quelque chose, les oreilles des amateurs n’y perdent rien. Une conformation particulière de la glotte nous rend dignes de rivaliser avec les soprani parfaits, et nous pouvons hardiment leur disputer l’éminente supériorité dont ils se targuent dans le monde. Mon oncle, c’est-à-dire mon père (car vous comprenez encore que le soin de conserver notre réputation et notre état nous force à user, dans notre intérieur, des mêmes supercheries de parenté que les prêtres), mon père, dis-je, était parvenu, à force de chanter dans les rues les opéras de M. Cimarosa et de M. Mercadante, à captiver la faveur du public et à se faire engager, par le directeur du théâtre royal de Florence, comme premier sujet. Il y avait deux ans qu’il avait fait ses débuts avec éclat ; personne ne s’était avisé de soupçonner qu’il manquât quelque chose à son mérite, lorsque la fille d’un aubergiste de Florence s’avisa de porter plainte contre lui, à cause de deux enfans dont il l’avait rendue mère, et qu’il refusait de reconnaître. Ce fut un effroyable scandale dans la ville. Un cardinal, qui probablement était de complicité dans la faute de mon père, poussa les poursuites contre lui avec animosité. Les tribunaux le condamnèrent à payer des dommages et intérêts à la fille pour s’être rendu coupable envers elle d’abus de confiance. Les Florentins, furieux d’avoir applaudi pendant deux ans un homme qui se portait aussi bien, l’accueillirent sur la scène à grand renfort de pommes cuites, et le directeur du théâtre royal profita de la circonstance pour le chasser sans lui payer le prix de son engagement, disant qu’il avait été indignement trompé sur le prix de son marché. Mon père voulut alléguer que le directeur avait fait, grâce à lui, des recettes considérables, et que, malgré les inconvéniens de son organisation physique, il avait rapporté autant d’argent au théâtre qu’un soprano pur et sans mélange, qu’enfin il avait traité la caisse de l’administration comme la fille de l’aubergiste ; la haine de ses concitoyens ne lui permit pas d’avoir raison de cette perfidie : les maris surtout prétendirent qu’il n’y avait plus de repos possible pour eux, si tous les soprani de la ville se mêlaient de devenir dangereux pour leurs femmes, et les femmes s’effrayèrent des conséquences de leurs intimités particulières, en apprenant qu’un soprano était capable de s’oublier à ce point. On dressait déjà un gibet pour pendre mon malheureux père, lorsqu’il s’enfuit un matin, pauvre et honteux, suivi de ma mère et de moi, qui, depuis plusieurs années, passions pour sa sœur et son neveu.

« Chemin faisant, je me rappelle qu’il nous arriva de faire halte sur la lisière d’un bois, où mon père, fondant en pleurs, mit en délibération s’il ne s’imposerait point sur-le-champ toutes les conditions nécessaires pour remplir sa profession avec probité. Il représenta à ma mère que tant qu’il resterait dans une position aussi équivoque à l’égard du public, il serait en butte à mille persécutions de la part des hommes, qui n’auraient jamais de confiance en lui, et de celle des soprani, qui porteraient envie à son genre d’infortune. Mais ma mère s’opposa à cette résolution courageuse, en lui disant que les femmes d’un autre pays seraient peut-être disposées à montrer plus d’indulgence pour l’imperfection qu’on lui reprochait en Toscane.

« Mon père suivit ce conseil, et s’en trouva bien. Il passa en France, et consacrant le peu qu’il possédait à louer une salle et une douzaine de quinquets, il donna aux habitans de Tarascon une soirée musicale qui releva sa fortune. Il s’était annoncé sur l’affiche pour un vrai soprano, arrivant de Naples en droite ligne, avec son neveu, jeune sopranino qui montrait les plus rares dispositions. En effet, à peine âgé de sept ans, je commençais à glapir, d’une voix plus flûtée que celle d’un enfant de chœur, la canzonetta et la barcarole. Ces promesses avaient vivement excité la curiosité des habitans de Tarascon ; et les femmes, n’ayant jamais compris les avantages dont un soprano pouvait jouir dans la société, témoignèrent, devant la bonne mine de mon père, un intérêt plein de compassion. Peu à peu cet intérêt devint si vif, que ma mère en fut alarmée pour son propre compte. C’était à qui voudrait entendre et voir le prodigieux soprano : le goût de la musique était devenu passion chez la moitié de la population tarasquaise. Nous faisions des recettes immenses, et les femmes disaient qu’un soprano n’était pas un être si disgracié qu’on le leur avait peint jusqu’alors : il y eut plusieurs grandes dames qui l’invitèrent à chanter en particulier dans leurs appartemens. Mais la fatalité attachée à notre race destinait mon père à un nouveau genre de réprobation. À force de faire de la musique avec les belles virtuoses de Tarascon, ses facultés morales baissèrent sensiblement, sa poitrine se fatigua, sa voix s’affaiblit. Bref, à la fin d’un souper où l’avait admis en tête-à-tête la veuve d’un fournisseur très-riche, il eut la douleur de rester beaucoup au-dessous de sa réputation. Alors la dame déclara dans la ville que le soprano napolitain était un talent usé, que sa voix avait perdu plusieurs notes. Plusieurs de ses amies, personnes d’un goût éclairé, parlèrent de lui avec la même défaveur. Dès qu’il fut abandonné des femmes, sa fortune croûla. Les hommes, qui l’avaient beaucoup moins goûté, se prirent à dire assez haut qu’il ferait bien, pour son honneur, d’abandonner la partie du chant. Les recettes baissèrent, et les dettes grossirent : car mon père, un peu trop enorgueilli de ses succès à Tarascon, s’était montré beaucoup moins réglé dans sa conduite. Il fallut partir incognito par une belle nuit de décembre, ruiné encore une fois, et cette fois pour des torts tout opposés à ceux que les Florentins nous avaient reprochés.

Alors nos affaires marchèrent en déclinant. La voix et la santé de mon père s’affaiblissant de plus en plus, il prit le parti désespéré qu’en une autre circonstance de sa vie il avait proposé à ma mère pour obvier aux désagrémens éprouvés à Florence. Il espérait du moins retrouver par cet essai un des moyens d’existence qu’il avait long-temps fait valoir. Un chirurgien, qui avait le goût passionné des expériences, et qui composait un traité sur les avantages hygiéniques du baptême des juifs, persuada à mon père qu’il recouvrerait toute la fraîcheur de son organe, et ma mère, pensant que désormais la résolution de son époux avait peu d’inconvéniens pour elle, acquiesça à cette tentative. Mon pauvre père en mourut, emportant le regret de n’avoir jamais pu s’installer dans aucune des positions où les préjugés des hommes et les intérêts des femmes l’avaient alternativement poursuivi.

« Vous voyez, poursuivit Firenzuola, qu’une destinée bizarre et fatale s’est appesantie sur ma maison. Ma mère et moi, nous traînâmes durant quelques années une existence misérable. La vente du corps de mon père, que les médecins avaient voulu examiner comme un phénomène, lui avait rapporté une cinquantaine de francs au moyen desquels nous nous procurâmes un orgue de Barbarie. C’était une pièce de rencontre, assez bonne, et que nous traînions sur un petit brancard où ma pauvre mère me faisait monter, quand nous étions trop fatigués de la marche. Nous parcourûmes ainsi la Savoie, l’Auvergne, la Bourgogne, le Limousin, le Poitou, le Périgord, la Touraine et l’Orléanais. Nous vécûmes deux ans dans les rues de Paris, gagnant notre pain au jour le jour, et n’ayant pas souvent de quoi coucher à l’abri.

« Ma destinée devint plus affreuse encore par la mort de ma mère. Je me trouvai seul au monde avec une voix de soprano, un orgue de Barbarie, et seize ans. Je conçus le projet de quitter la France et de retourner dans ma patrie, me flattant de tirer parti de l’organisation de mon larynx. Je partis donc avec mon orgue et traversai de nouveau toutes les provinces que j’avais déjà explorées.

À Clermont, je fis la connaissance de M. Robolanti, homme universel, industriel encyclopédiste, voyageur européen, physicien, organiste, chef d’orchestre, instructeur de chiens, de serins et de lièvres, fabricant de thé suisse, d’eau de Cologne, de pommade, d’onguent odontalgique, de faux rateliers et de semelles imperméables. Il fut charmé de ma voix, émerveillé de mon merveilleux timbre, me prit pour un soprano, et m’engagea comme tel pour deux ans, moyennant six cents francs. Mon sort devint infiniment plus honorable : mon existence était assurée, mon repas arrivait assez régulièrement à la fin de chaque journée, et j’avais toujours un lit à couvert sur la paille, entre le cheval du brancard et le chien qui joue au domino. C’étaient mes seuls amis ; car, hélas ! en dépit des avantages de ma nouvelle position, je ne tardai pas à être plus misérable que jamais. Je n’eus pas plutôt aliéné ma liberté que je connus son prix et la regrettai amèrement : il me fallut supporter toutes les volontés d’un maître irascible et brutal, recevoir de lui des conseils sur mon art, que son cheval entendait mieux que lui, supporter les suites de sa mauvaise humeur, lorsque les recettes ne couvraient pas les déboursés, renoncer enfin au droit sacré que chaque homme possède et que j’avais si religieusement pratiqué jusque-là, de répondre à une injure par une injure, à un coup de poing par un coup de poing. Je fus aussi la victime des cruelles plaisanteries de mes camarades sur ma condition de soprano. Elles me furent si amères, que vingt fois je fus sur le point de déclarer qu’elle était usurpée : mais aussitôt je me rappelais les infortunes de mon père, et craignant d’être, comme lui, accusé de fraude et de mensonge, chassé, honni, poursuivi, banni, je me laissais humilier. Ce qu’il y avait de pire, c’était le mépris, le dégoût, l’espèce d’horreur que j’inspirais à madame Frasie Robolanti, grande brune fort impérieuse, fort coquette et fort bête. Elle était très-malheureuse avec son mari, qui la tenait en cage dans sa carriole, comme un enchanteur qui a volé une princesse par les chemins, et ne la laissait voir qu’aux gens capables d’apprécier cette rare faveur. Forcée d’accepter ses amans et battue quand elle voulait les choisir, elle me rendait victime de tous ses chagrins et passible de toutes ses fantaisies. Je n’eus d’autre moyen d’adoucir mon sort que de renoncer, auprès d’elle, au titre qui faisait tout mon crédit auprès de son mari. Je parvins ainsi à plaire à l’un et à l’autre. La confiance de Robolanti était sans bornes : sans bornes aussi l’intention que me témoignait sa femme de réparer ses injustices passées.

Nous passâmes ensemble en Piémont et en Lombardie. Là, ma voix prit de tels développemens, et le goût naturel que j’avais pour mon art, me conduisit à de si rapides progrès que j’acquis une véritable célébrité ; Bergame, Vérone et Mantoue se disputèrent la troupe musicale de Robolanti, à cause de l’inimitable soprano, et de tous côtés je reçus des offres avantageuses pour m’engager dans d’autres troupes que la sienne. Je manquai toutes les occasions de faire fortune, à cause de l’ascendant que madame Frasie avait pris sur moi ; je parvins bien à faire tripler mes appointemens ; car, grâce à moi, mon patron avait triplé ses bénéfices ; mais je fis la détestable sottise de ne point exiger le paiement régulier de mes honoraires, et de me laisser arracher au beau pays d’Italie, où sans aucun doute j’aurais été de plus en plus apprécié. Robolanti voulut exploiter la partie orientale de la France ; il se flattait que ma voix y ferait merveille encore plus qu’en Lombardie, où les soprani sont assez répandus. En effet, six mois après, nous étions aux bords de l’Océan, et nous chantions l’Italien de Venise aux riverains de la Garonne, lorsque tout-à-coup ma taille prit un soudain accroissement, mes forces musculaires se trahirent dans tous mes mouvemens, mon menton se couvrit de barbe, et dérogeant à toutes les prérogatives de ma lignée, je me vis dépouillé peu à peu de tout ce qui constitue les apparences de mon espèce. Alors, bien que ma voix n’eût encore rien perdu de sa fraîcheur, il ne fut plus possible d’en imposer davantage au public. Je ne pouvais plus paraître sur les planches sans être accueilli par des rires inextinguibles ; mes camarades, qui avaient toujours envié mon succès, mêlaient leur hilarité à celle du parterre, et jusqu’aux personnages muets de la troupe ne pouvaient se taire sur le ridicule de ma robuste complexion, qui jurait tellement avec les perfides insinuations de l’affiche. Soit que la nature se fît un jeu cruel de me priver de tout moyen d’existence, soit que la douleur dont m’abreuvaient tant de railleries influât sur ma santé, je tombai dans la plus grande des infortunes. Ma voix s’altéra ; je la sentis chaque jour grossir et s’enrouer d’une manière effrayante ; je fis de vains efforts pour la modifier ou la contenir, elle s’échappait rude et bruyante de ma poitrine oppressée. D’abord elle eut le timbre éclatant d’une trompette, puis le ronflement sonore d’une basse ; puis elle redevint toute de cuivre, et tonnante comme un buccin d’église. Elle me déchirait les oreilles ; elle faisait frissonner madame Frasie, et depuis long-temps une bande collée sur l’affiche annonçait au public M. Firenzuola, basse-taille, au lieu de Firenzuola, soprano.

« Jugez quelle humiliation ! À mon entrée dans la troupe de Robolanti, imbu encore des préjugés de votre nation, j’avais souffert de m’entendre appeler castroncello, castrataccio, par mes camarades ; mais en Italie, ils avaient vu mes triomphes, ils avaient reconnu ma supériorité ; ils avaient envié ma gloire, et les préférences du directeur, et l’augmentation de mes appointemens. À peine avais-je goûté la vie enivrante de l’artiste, qu’il me fallut redescendre dans le rang des chanteurs de profession, et végéter sans applaudissemens, réduit à la condition d’homme.

« Cependant Robolanti, voyant que je ne lui offrais plus les mêmes ressources que par le passé, avisa aux moyens de me frustrer de mon paiement. Il essaya d’abord de me rebuter par ses brutalités : il avait, sans s’en douter, un puissant auxiliaire dans la personne de madame Frasie, dont les exigeances augmentant avec le volume de ma voix, commençaient à devenir très-fastidieuses. Je les supportais avec courage, n’ayant rien amassé, et voyant approcher le terme de mon engagement ; je me flattais de me retirer avec un bénéfice honnête, et de chercher fortune à Paris sur quelque théâtre lyrique. Mais Robolanti s’avisa d’un étrange moyen pour se dérober à la nécessité de payer. La bizarrerie de la fortune l’aida merveilleusement, comme vous allez voir…

« Il y a 15 mois, M. Robolanti, en faisant une démonstration expérimentale d’électricité sur la place des Quinconces à Bordeaux, laissa éclater, trop près de lui, une préparation de poudre fulminante qui faillit le tuer, et lui imprima des traces irréparables de son imprudence. Dernièrement, madame Frasie se trouva dans la position où mon père avait mis la fille de l’aubergiste, à Florence. M. Robolanti, qui n’eût pas dû s’en étonner, après les entreprises commerciales dont sa femme était pour lui l’objet, m’appela, et d’un ton brutal, me dit : Vous êtes soprano ou vous ne l’êtes pas.

« J’allais répondre : Écoutez, me dit-il ; il n’y a que vous et moi qui ayons accès auprès de madame Robolanti. Or, madame Robolanti se trouve dans une situation embarrassante à expliquer : c’est vous ou moi qui en sommes la cause, car je tiens pour sûr que ce ne peuvent pas être tous les deux.

« — Patron, lui répondis-je, en affectant une grande candeur, vous savez mieux que personne que ce ne peut être moi.

« — Eh bien ! me dit-il en me donnant un soufflet et un coup de pied dans le dos, vous en avez menti : car si ce n’est pas vous, c’est moi ; or, je suis soprano, donc vous ne l’êtes pas, donc vous avez séduit ma femme. Sauvez-vous, ou je vous arrache les oreilles.

« Le boucher l’aurait fait comme il le disait. Incapable de rétorquer un argument si spécieux, je fus forcé de fuir, et je vins prendre un engagement dans cette troupe, où je débute sous des auspices si défavorables.

« Voilà, mesdames et messieurs, le cas pitoyable où je me trouve, ayant perdu mon état, ma maîtresse, mon année de gages, ma profession de soprano et ma voix, pour m’être permis de porter, pendant près de deux ans, un titre que, grâce à moi, Mme Frasie Robolanti n’a jamais reproché à son époux. »