Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/Rose


ROSE


Χαιρε σύ. — Καὶ σύ γε χαῖρε
Philodème, Épigr., 3 (Analecta de Brunck)


Entre les orangers, oh ! qu’il fait beau, le soir,
Se promener au frais, respirer et s’asseoir,
Voir passer cent beautés dont le regard enivre,
Et celles au long voile, et celles qu’on peut suivre !
Mais, assise à deux pas, avec son œil châtain
Et ses cheveux cendrés sur un cou de satin,
Plus blanche que jamais bergère au pied d’un hêtre
Son mouchoir à la main, j’ai cru la reconnaître,
C’est Rose. « Bonjour, Rose. » — « Ah ! c’est vous que je vois,
Méchant ; et n’être pas venu de tout un mois ! »
Et je m’assieds, pressant déjà sa main charmante ;
Rose aime à pardonner presque autant qu’une amante ;
Rose est bonne ; elle est faible, et son souris changeant
Vers les ingrats toujours revient plus indulgent.
Et d’abord, aux doux mots mêlés de gronderie,
Aux mille questions sur sa santé chérie,
Sur ses yeux plus éteints, son front plus pâle ; et puis
À mes soins empressés quand je la reconduis ;
À nous voir, si légers, descendre la terrasse,
Moi cherchant sous le schall sa taille que j’embrasse ;
Et, dès qu’à l’entresol sont tirés les verrous,
À nos baisers encore, à nos combats si doux,
Au fichu repoussé qu’enfle une gorge ardente,
Aux cheveux débouclés sous ma lèvre mordante,
Au sofa gémissant que voile un demi-jour,
Aux soupirs de l’alcôve, on dirait de l’amour.
Mais, hélas ! quand parmi ces fureurs de jeunesse

Tarit la jouissance,… avant qu’elle renaisse,…
Même aux bras l’un de l’autre, oh ! que l’amour est loin !
Car de quoi se parler, bien qu’on soit sans témoin ?
Et quels pleurs essuyer, et quels serments se faire
De vivre et de mourir pour l’être qu’on préfère ?
Quel souci de se voir en dépit des jaloux,
De régler longuement le prochain rendez-vous ?
Si ce sera demain, dans le parc, à la brune,
Ou sous la jalousie, au coucher de la lune ?
Et comment éviter les endroits hasardeux ?
Délicieux tourments ! nous en ririons tous deux.
Pourtant il faut causer, se dire quelque chose :
Je te demande alors, te voyant triste, ô Rose,
Ton pays, ta famille, et tes secrets ennuis,
Et l’emploi de tes jours ; je connais trop les nuits !
Comme ta jeune sœur que la pudeur décore,
Dis-moi, sage à quinze ans, voudrais-tu l’être encore ?
Rêves-tu quelquefois à l’avenir… longtemps ?
On n’aura pas toujours ces blonds cheveux flottants,
Ni sous les grains de nacre une épaule nacrée ;
On n’aura pas toujours, courtisane adorée,
Billets et bracelets, et doigts chargés d’anneaux,
Au bal autour de soi de galants dominos,
Des jeunes gens oisifs, sous la croisée ouverte,
À travers le rideau de soie à frange verte,
Épiant le regard qui doit les secourir,
Des cœurs désespérés s’obstinant à mourir,
Et, sans parler des vieux, entre les jeunes même,
Quelque beau préféré que tendrement l’on aime !
L’âge vient, la fraîcheur se fane, et l’abandon
Succède à tout ce bruit… Pardon, Rose, pardon !
Je vois à ta paupière une larme qui brille…
Ne m’en veux pas du moins et reste bonne fille.