Romans et Contes de Théophile Gautier/Jettatura/13

Jettatura
Romans et ContesA. Lemerre (p. 270-277).


XIII


Pompeï, la ville morte, ne s’éveille pas le matin comme les cités vivantes, et quoiqu’elle ait rejeté à demi le drap de cendre qui la couvrait depuis tant de siècles, même quand la nuit s’efface, elle reste endormie sur sa couche funèbre.

Les touristes de toutes nations qui la visitent pendant le jour sont à cette heure encore étendus dans leur lit, tout moulus des fatigues de leurs excursions, et l’aurore, en se levant sur les décombres de la ville-momie, n’y éclaire pas un seul visage humain. Les lézards seuls, en frétillant de la queue, rampent le long des murs, filent sur les mosaïques disjointes, sans s’inquiéter du cave canem inscrit au seuil des maisons désertes, et saluent joyeusement les premiers rayons du soleil. Ce sont les habitants qui ont succédé aux citoyens antiques, et il semble que Pompeï n’ait été exhumée que pour eux.

C’est un spectacle étrange de voir à la lueur azurée et rose du matin ce cadavre de ville saisie au milieu de ses plaisirs, de ses travaux et de sa civilisation, et qui n’a pas subi la dissolution lente des ruines ordinaires ; on croit involontairement que les propriétaires de ces maisons conservées dans leurs moindres détails vont sortir de leurs demeures avec leurs habits grecs ou romains, — les chars, dont on aperçoit les ornières sur les dalles, se remettre à rouler, — les buveurs à entrer dans ces thermopoles où la marque des tasses est encore empreinte sur le marbre du comptoir. — On marche comme dans un rêve au milieu du passé ; on lit en lettres rouges, à l’angle des rues, l’affiche du spectacle du jour ! — seulement le jour est passé depuis plus de dix-sept siècles. — Aux clartés naissantes de l’aube, les danseuses peintes sur les murs semblent agiter leurs crotales et du bout de leur pied blanc soulever comme dans une écume rose le bord de leur draperie, croyant sans doute que les lampadaires se rallument pour les orgies du triclinium ; les Vénus, les satyres, les figures héroïques ou grotesques, animées d’un rayon, essayent de remplacer les habitants disparus et de faire à la cité morte une population peinte. Les ombres colorées tremblent le long des parois, et l’esprit peut quelques minutes se prêter à l’illusion d’une fantasmagorie antique. Mais ce jour-là, au grand effroi des lézards, la sérénité matinale de Pompeï fut troublée par un visiteur étrange : une voiture s’arrêta à l’entrée de la voie des Tombeaux ; Paul en descendit et se dirigea à pied vers le lieu du rendez-vous.

Il était en avance, et, bien qu’il dût être préoccupé d’autre chose que d’archéologie, il ne pouvait s’empêcher, tout en marchant, de remarquer mille petits détails qu’il n’eût peut-être pas aperçus dans une situation habituelle. Les sens que ne surveille plus l’âme, et qui s’exercent alors pour leur compte, ont quelquefois une lucidité singulière. Des condamnés à mort, en allant au supplice, distinguent une petite fleur entre les fentes du pavé, un numéro au bouton d’un uniforme, une faute d’orthographe sur une enseigne, ou toute autre circonstance puérile qui prend pour eux une importance énorme. — M. d’Aspremont passa devant la villa de Diomèdes, le sépulcre de Mammia, les hémicycles funéraires, la porte antique de la cité, les maisons et les boutiques qui bordent la voie Consulaire, presque sans y jeter les yeux, et pourtant des images colorées et vives de ces monuments arrivaient à son cerveau avec une netteté parfaite ; il voyait tout, et les colonnes cannelées enduites à mi-hauteur de stuc rouge ou jaune, et les peintures à fresque, et les inscriptions tracées sur les murailles ; une annonce de location à la rubrique s’était même écrite si profondément dans sa mémoire, que ses lèvres en répétaient machinalement les mots latins sans y attacher aucune espèce de sens.

Était-ce donc la pensée du combat qui absorbait Paul à ce point ? Nullement, il n’y songeait même pas ; son esprit était ailleurs : — dans le parloir de Richmond. Il tendait au commodore sa lettre de recommandation, et miss Ward le regardait à la dérobée ; elle avait une robe blanche, et des fleurs de jasmin étoilaient ses cheveux. Qu’elle était jeune, belle et vivace… alors !

Les bains antiques sont au bout de la voie Consulaire, près de la rue de la Fortune ; M. d’Aspremont n’eut pas de peine à les trouver. Il entra dans la salle voûtée qu’entoure une rangée de niches formées par des atlas de terre cuite, supportant une architrave ornée d’enfants et de feuillages. Les revêtements de marbre, les mosaïques, les trépieds de bronze ont disparu. Il ne reste plus de l’ancienne splendeur que les atlas d’argile et des murailles nues comme celles d’un tombeau ; un jour vague provenant d’une petite fenêtre ronde qui découpe en disque le bleu du ciel, glisse en tremblant sur les dalles rompues du pavé.

C’était là que les femmes de Pompeï venaient, après le bain, sécher leurs beaux corps humides, rajuster leurs coiffures, reprendre leurs tuniques et se sourire dans le cuivre bruni des miroirs. Une scène d’un genre bien différent allait s’y passer, et le sang devait couler sur le sol où ruisselaient jadis les parfums.

Quelques instants après, le comte Altavilla parut : il tenait à la main une boîte à pistolets et sous le bras deux épées, car il ne pouvait croire que les conditions proposées par M. Paul d’Aspremont fussent sérieuses ; il n’y avait vu qu’une raillerie méphistophélique, un sarcasme infernal.

« Pourquoi faire ces pistolets et ces épées, comte ? dit Paul en voyant cette panoplie ; n’étions-nous pas convenus d’un autre mode de combat ?

— Sans doute ; mais je pensais que vous changeriez peut-être d’avis ; on ne s’est jamais battu de cette façon.

— Notre adresse fût-elle égale, ma position me donne sur vous trop d’avantages, répondit Paul avec un sourire amer ; je n’en veux pas abuser. Voilà des stylets que j’ai apportés ; examinez-les ; ils sont parfaitement pareils ; voici des foulards pour nous bander les yeux. — Voyez, ils sont épais, et mon regard n’en pourra percer le tissu. »

Le comte Altavilla fit un signe d’acquiescement.

« Nous n’avons pas de témoins, dit Paul, et l’un de nous ne doit pas sortir vivant de cette cave. Écrivons chacun un billet attestant la loyauté du combat ; le vainqueur le placera sur la poitrine du mort.

— Bonne précaution ! » répondit avec un sourire le Napolitain en traçant quelques lignes sur une feuille du carnet de Paul, qui remplit à son tour la même formalité.

Cela fait, les adversaires mirent bas leurs habits, se bandèrent les yeux, s’armèrent de leurs stylets, et saisirent chacun par une extrémité le mouchoir, trait d’union terrible entre leurs haines.

« Êtes-vous prêt ? dit M. d’Aspremont au comte Altavilla.

— Oui, » répondit le Napolitain d’une voix parfaitement calme.

Don Felipe Altavilla était d’une bravoure éprouvée, il ne redoutait au monde que la jettature, et ce combat aveugle, qui eût fait frissonner tout autre d’épouvante, ne lui causait pas le moindre trouble ; il ne faisait ainsi que jouer sa vie à pile ou face, et n’avait pas le désagrément de voir l’œil fauve de son adversaire darder sur lui son regard jaune.

Les deux combattants brandirent leurs couteaux, et le mouchoir qui les reliait l’un à l’autre dans ces épaisses ténèbres se tendit fortement. Par un mouvement instinctif, Paul et le comte avaient rejeté leur torse en arrière, seule parade possible dans cet étrange duel ; leurs bras retombèrent sans avoir atteint autre chose que le vide.

Cette lutte obscure, où chacun pressentait la mort sans la voir venir, avait un caractère horrible. Farouches et silencieux, les deux adversaires reculaient, tournaient, sautaient, se heurtaient quelquefois, manquant ou dépassant le but ; on n’entendait que le trépignement de leurs pieds et le souffle haletant de leurs poitrines.

Une fois Altavilla sentit la pointe de son stylet rencontrer quelque chose ; il s’arrêta croyant avoir tué son rival, et attendit la chute du corps : — il n’avait frappé que la muraille !

« Pardieu ! je croyais bien vous avoir percé de part en part, dit-il en se remettant en garde.

— Ne parlez pas, dit Paul, votre voix me guide. »

Et le combat recommença.

Tout à coup les deux adversaires se sentirent détachés. — Un coup du stylet de Paul avait tranché le foulard.

« Trêve ! cria le Napolitain ; nous ne nous tenons plus, le mouchoir est coupé.

— Qu’importe ! continuons, » dit Paul.

Un silence morne s’établit.

En loyaux ennemis, ni M. d’Aspremont ni le comte ne voulaient profiter des indications données par leur échange de paroles. — Ils firent quelques pas pour se dérouter, et se remirent à se chercher dans l’ombre.

Le pied de M. d’Aspremont déplaça une petite pierre ; ce léger choc révéla au Napolitain, agitant son couteau au hasard, dans quel sens il devait marcher. Se ramassant sur ses jarrets pour avoir plus d’élan, Altavilla s’élança d’un bond de tigre et rencontra le stylet de M. d’Aspremont.

Paul toucha la pointe de son arme et la sentit mouillée… des pas incertains résonnèrent lourdement sur les dalles ; un soupir oppressé se fit entendre et un corps tomba tout d’une pièce à terre.

Pénétré d’horreur, Paul abattit le bandeau qui lui couvrait les yeux, et il vit le comte Altavilla pâle, immobile, étendu sur le dos et la chemise tachée à l’endroit du cœur d’une large plaque rouge.

Le beau Napolitain était mort !

M. d’Aspremont mit sur la poitrine d’Altavilla le billet qui attestait la loyauté du duel, et sortit des bains antiques plus pâle au grand jour qu’au clair de lune le criminel que Prud’hon fait poursuivre par les Érinnys vengeresses.