ACTE DEUXIÈME


DEUXIÈME TABLEAU


Un élégant fumoir chez Baccarat.


Scène PREMIÈRE

FANNY, BAPTISTE, puis WILLIAM.
FANNY, étendue sur un divan et se regardant dans une glace.

Rangez bien le fumoir, Baptiste ; madame aura du monde ce soir.

BAPTISTE.

C’est drôle ! un fumoir chez une dame seule. (Regardant à la pendule.) Les courses finissent tard aujourd’hui.

FANNY.

Madame aura dîné à la Marche… (Bruit de cloche.) Ah ! le suisse a sonné.

BAPTISTE.

C’est du monde qui arrive.

FANNY, se levant.

Déjà ! Allez vite allumer le salon.

WILLIAM, entrant.

C’est inutile… Je serai très-bien ici pour attendre votre maîtresse et un ami que je dois lui présenter ce soir.

BAPTISTE, bas.

C’est le baronnet que le prince russe nous a amené l’autre semaine.

WILLIAM, à Baptiste.

Mon garçon, tu peux aller à ton service.

BAPTISTE, à part.

Je gêne milord.

WILLIAM, à Fanny.

Reste, petite.

BAPTISTE, à part.

C’est ça, il veut courtiser madame et il va gagner Fanny… En voila une qui fait sa pelote ici. (Il sort.)


Scène II

FANNY, WILLIAM.
WILLIAM, s’étendant dans un fauteuil.

Donne-moi du feu, mon enfant.

FANNY.

Voilà, milord.

WILLIAM.

Merci ! Sais-tu que tu es gentille !… jolis cheveux qui frisent mal. Tiens, voilà qui est excellent pour faire une papillote.

FANNY.

Un billet de banque ?

WILLIAM.

C’est très-doux ! Je ne t’avais pas payé ma bienvenue ici, petite… Veux-tu m’être bien dévouée ? veux-tu me promettre de ne me rien refuser de ce que je te demanderai ?

FANNY.

Ah ! milord…

WILLIAM.

Tu portes là deux boucles qui te vont très-bien ; mais décidément tes cheveux frisent mal. Tu as de quoi faire une papillote et il t’en faut deux.

FANNY.

Encore un billet !

WILLIAM.

Je puis compter sur toi à présent ?

FANNY.

Sans doute ; pourtant je ne voudrais pas vous tromper. Je devine que vous avez des idées sur madame. Vous perdez votre temps. Depuis que je suis à son service, elle reçoit ce qu’il y a de mieux à Paris ; mais elle n’écoute personne. Elle aime M. Armand ; je comprends cela, car il est très-bien, mais elle ne veut aimer que lui.

WILLIAM.

Et tu ne comprends plus. Enfin te voilà tout à ma dévotion tu me diras ce que j’aurai intérêt à savoir, et, si j’ai besoin de lui…

FANNY.

Je ne serai pas ingrate, milord.

WILLIAM.

Puis je payerai toujours d avance.

BAPTISTE, rentrant.

Monsieur, il y a la un jeune étranger qui demande sir William.

WILLIAM.

C’est l’ami que j’attendais. Faites entrer ce jeune homme. (Fanny et Baptiste sortent.)


Scène III

WILLIAM, ROCAMBOLE, en tenue élégante.
WILLIAM.

Approche. (Il le regarde.) Bien ; la tenue est à peu près irréprochable. Tu as été exact.

ROCAMBOLE.

Trop exact, car mademoiselle Baccarat n’est pas encore rentrée.

WILLIAM.

Tant mieux, nous avons à causer. C’est Venture qui l’a amené ?

ROCAMBOLE.

Oui.

WILLIAM.

Tu dois beaucoup à ce garçon-là.

ROCAMBOLE.

Oui ; il y a six mois, il est arrivé bien à propos au moment où vous alliez me… (Il fait le geste de poignarder.)

WILLIAM.

Ma foi, sans lui… tu étais mort.

ROCAMBOLE.

Ma vie ne valait pas grand’chose sans doute… pourtant, à vingt-sept ans, il était permis de la regretter…

WILLIAM.

Oh ! tu dois à ce digne Venture plus que tu ne le supposes ; tu ne sais pas encore pourquoi je t’ai laissé vivre.

ROCAMBOLE.

Vous m’aviez fait promettre de vous obéir aveuglément, de ne pas vous adresser là-bas une seule question. Mais, à présent que nous voilà revenus à Paris, à présent que vous m’avez appris tant de choses, ne m’apprendrez-vous pas ce que vous voulez faire de moi ?

WILLIAM.

Si.

ROCAMBOLE.

Ah !

WILLIAM.

Assieds-toi là ! prends un cigare et écoute. Oh ! ça va t’intéresser.

ROCAMBOLE, allumant.

Je suis ému d’avance.

WILLIAM.

Oh ! oh ! tu railles déjà ?

ROCAMBOLE.

Il ne faut pas m’en vouloir, j’ai toujours été un peu blagueur… Pardon ! c’est encore un écho de mon passé qui résonne… Sérieusement, je vous écoute.

WILLIAM.

Tu me demandais ce que je voulais faire de toi ?

ROCAMBOLE.

Oui.

WILLIAM.

Un millionnaire d’abord, puis un comte dont la noblesse remonte au temps des croisades ; enfin l’époux de la fille d’un grand d’Espagne.

ROCAMBOLE.

Ah ! bah !… Oh ! je rêve !

WILLIAM.

Non ! non ! tu es bien éveillé…

ROCAMBOLE.

Alors, vous faites des prodiges comme ce diable boiteux dont vous m’avez fait lire la curieuse histoire…

WILLIAM.

J’ai été un pauvre diable, en effet, et j’ai voulu être riche ; j’ai voulu l’être tout de suite. Le jeu seul pouvait me donner une fortune rapide ; j’ai joué, j’ai perdu J’ai tenté de forcer le sort à m’être favorable ; j’y avais réussi lorsque, dans un jour de malheur ou plutôt de maladresse, j’ai laissé tomber une des cartes que je cachais dans mes manchettes… et devant tout un cercle, un homme me souffleta avec cette carte.

ROCAMBOLE.

Vous l’avez lue ?

WILLIAM.

Il avait le droit de refuser de se battre. Cette carte, je l’avais gardée… c’était un valet de cœur… On la retrouva, six mois plus tard, clouée par la lame d’un poignard dans la poitrine de mon adversaire… Cette carte, on la retrouvait partout où un vol, un meurtre avaient été commis ; car j’étais devenu le chef redoutable d’une bande de vauriens déterminés que tout Paris désigne encore en tremblant, sous le nom de Club des valets de cœur. Mais on se lasse de tout, même de faire le mal ; j’étais fatigué de cette lutte… Je voulais me retirer en Amérique, lorsque le hasard me mit sur la trace d’une merveilleuse affaire… Je l’ai raconté l’histoire de ce fils de M. de Chamery qui languit, paraît-il, misérablement dans les Indes ?

ROCAMBOLE.

Oui.

WILLIAM.

Je voulais d’abord aller chercher ce jeune homme, et lui rendre, moyennant partage, l’immense fortune qu’il ne sait pas posséder. Mais je l’ai trouvé à Paris… par hasard ; j’ai même failli le tuer au moment où il se volait lui-même.

ROCAMBOLE.

Je ne comprends plus.

WILLIAM.

Tu vas comprendre.. Il me plaît de ne pas aller aux Indes et de faire de Joseph Fippart, qui est a moi, tout à moi… le fils du comte de Chamery. Quand tu seras entré en possession de ton titre et de ton immense héritage, quand tu seras le gendre du duc de Sallandrera et grand d’Espagne, nous ferons nos comptes.

ROCAMBOLE.

Moi ! noble, riche, grand d’Espagne !

WILLIAM.

Oui ! mais tu n’en seras pas moins Rocambole, quand je le voudrai. Te souviens-tu de ce vieux conte arabe que je t’ai fait lire là-bas ? Pour rappeler éternellement à un pauvre garçon passé comme toi d’un lit de fange dans un lit d’or, pour lui rappeler, dis-je, qu’il n’était rien que ce que l’avait fait son protecteur, celui-ci planta un clou dans la plus somptueuse salle de son palais, avec défense de faire disparaître ce clou ; tu te souviens de cela ?

ROCAMBOLE.

Oui !… mais est-ce qu’Abou-Hamed, devenu riche, n’arracha pas ce clou ?

WILLIAM.

Si ; mais il s’y déchira la main, et, le soir même, il était mort, car le clou était empoisonné… Prends donc un cigare, tu as laissé éteindre le tien !

ROCAMBOLE.

C’est vrai !… (À part.) Ah ! voilà un homme fort et qui sera très-gênant !

WILLIAM.

Nous disons que tu arrives des Indes, où je suis allé te chercher, muni du testament de M. de Chamery, ton noble père, et d’autres pièces qui prouvent ta noble origine… Ce soir, tu fais ton entrée dans le demi-monde ; à ton âge et avec la fortune, c’est par celui-là qu’on commencent, dans quelques jours, je te présenterai à M. le duc de Sallendrera, qui t’attend pour te donner sa fille.

ROCAMBOLE.

Quoi que vous me demandiez, monsieur, je ne payerai jamais assez…

WILLIAM.

Si ! si ! tu payeras, et très-bien. (Bruit de grelots.) Ce bruit nous annonce le retour de la reine de céans… À propos… on va jouer ici… Venture a-t-il pensé à garnir ton portefeuille ?

ROCAMBOLE.

Oui !… j’ai là… quinze cents francs, je crois.

WILLIAM.

Venture est un sot… C’est quinze mille francs qu’il te fallait. Veux-tu avoir une idée des parties qu’on engage ici ? Le prince Artoff, qui m’a présenté, jouait un soir au baccarat, il y a de cela trois ans, je crois, avec la maîtresse de la maison ; il lui proposa d’établir ainsi les enjeux : un voyage en Italie contre cent mille francs… Si la petite dame perdait, elle s’engageait à suivre le prince, à lui être fidèle pendant trois mois. Si le prince perdait au contraire, la petite dame avait les cent mille francs. Le prince perdit, demanda sa revanche, perdit encore. Bref, la petite dame gagna cette nuit-là six cent mille francs et son surnom de Baccarat ; mais elle fut bonne joueuse et accorda gracieusement le voyage d’Italie, qu’elle ne devait pas… Tu vois, mon cher, que les quinze cents francs feraient assez piteuse mine ici. Ton coupé est là, voici ma clef, cours à l’hôtel et prends dans mon secrétaire quinze ou vingt mille francs.

ROCAMBOLE, à part.

Je verrai s’il y a autre chose dans ce secrétaire…

WILLIAM.

Reviens vite.


Scène IV

WILLIAM, BACCARAT, FANNY.
BACCARAT.

Fanny, débarrasse-moi. (Elle quitte son chapeau, qu’elle donne à Fanny.) Mille pardons, monsieur, de n’avoir pas été chez moi pour vous recevoir… Oh ! l’ennuyeuse chose que les courses ! j’ai cru qu’elles ne finiraient pas.

WILLIAM.

Vous avez parié ?

BACCARAT.

Je crois que oui.

WILLIAM.

Vous avez gagné ?

BACCARAT.

Je ne sais plus !… Avez-vous vu Armand ? viendra-t-il ce soir ?

WILLIAM.

Je l’ai vu et il viendra.

FANNY, rentrant.

Madame, Messieurs de Château Mailly, et Van Hope, Monsieur le prince Artoff viennent d’entrer au salon.

BACCARAT.

Déjà !

WILLIAM.

Pauvre Artoff ! il est donc tout à fait sacrifié ? vous n’avez pas gardé le moindre souvenir du passé ?

BACCARAT, froidement.

Le passé est mort, monsieur.

WILLIAM.

Je vois que j’ai une maladresse à me faire pardonner ; je vais trouver ces messieurs, je leur dirai que vous êtes à votre toilette. Ainsi, vous pourrez recevoir seule ici celui que vous attendez.

BACCARAT, souriant.

C’est cela.

WILLIAM.

Vous ne m’en voulez plus ?

BACCARAT, lui tendant la main.

Non, je vous remercie. (William lui baise la main et sort à droite.)

BACCARAT.

Vite… vite, Fanny, rajuste un peu ma coiffure… Je n’ai pas les traits trop fatigués… je ne suis pas trop laide… hein ?

FANNY, la coiffant.

Madame est charmante.

BACCARAT.

Oh ! je voudrais être belle pour lui. Il va venir, Fanny… il y a un siècle que je ne l’ai vu.

FANNY.

Une semaine tout au plus.

BACCARAT.

Toute une semaine sans venir… ne fût-ce qu’une heure… Oh ! je vais bien le gronder… Non… je lui ferais peur… et il ne reviendrait peut-être plus.

LE VALET, annonçant.

Monsieur Armand.

BACCARAT.

Lui !… c’est lui !… Qu’on ne laisse entrer personne ici. (Fanny sort.)


Scène V

BACCARAT, ARMAND.
BACCARAT.

Vous voilà donc, monsieur ! Il faut aller jusqu’à Belleville pour vous chercher, et encore ne vous trouve-t-on pas chez vous. Où étiez-vous, monsieur ?

ARMAND.

Je donnais mes leçons.

BACCARAT.

Des leçons ! et à qui ? Ah ! je vous préviens que je suis jalouse de vos élèves, jalouse de vos modèles.

ARMAND.

Baccarat !

BACCARAT.

Allons ! allons ! c’est fini. Vous n’aurez pas de scène d’Hermione ce soir… Non ! je suis si heureuse de te revoir ! Qu’as-tu donc ? Ta main est brûlante… et je te trouve bien pâle, mon ami… Tu travailles trop.

ARMAND.

J’avais un tableau à livrer à Durand-Ruel.

BACCARAT.

Encore un chef-d’œuvre… Oui, monsieur, un chef-d’œuvre qu’on vous aura mal payé, comme toujours. Je veux que vous ne vendiez plus vos tableaux qu’à moi.

ARMAND.

Vous savez, ma chère, que je ne puis rien vous vendre.

BACCARAT.

Oui, j’oublie qu’avec toi seul je n’ai pas le droit d’être riche. Oh ! tiens, cette fortune, c’est elle qui nous sépare. Si je maudis parfois les scrupules.. oh ! je les respecte, va ! mon cœur peut encore comprendre toutes les délicatesses du tien… Ô mon Armand ! si je t’avais connu plus tôt !… Vois-tu ce passé, cet abominable passé, je voudrais pouvoir l’effacer au prix de tout ce que je possède. Ô mon Armand ! si tu m’aimais comme je l’aime, nous pourrions être heureux encore, oui, bien heureux. Dis un mot, et il n’y aura plus entre nous un souvenir, une trace du passé… je vendrai tout ce que j’ai… oui, tout ce qui ne me vient pas de toi… et cette fortune, car c’est une fortune, je la donnerai tout entière aux pauvres ! Armand, comme la prière, comme le repentir… la charité purifie ! Alors, je redeviendrai ce que j’étais, une bonne ouvrière ; nous irons loin, bien loin, pour que pas un écho de Paris ne puisse arriver jusqu’à toi… Alors, plus rien… rien que le travail et l’amour !

ARMAND.

Pauvre Baccarat !

BACCARAT.

Pourquoi pleures-tu en m’écoutant ?

ARMAND.

Oh ! tu m’aimes bien, toi, et je viens…

WILLIAM, entrant.

Pardon ! c’est moi… Je vous annonce qu’il y a émeute au salon, et j’ai promis de vous ramener.

BACCARAT.

Ah ! j’ai du monde, c’est vrai !… Allez dire à tous ces indifférents que je suis malade, mourante, morte si vous voulez ! (À Armand.) Je ne veux plus vivre que pour toi.

WILLIAM.

Ce n’est pas sérieusement que vous me donnez cette commission-là !

ARMAND.

Sans doute ! Baccarat se doit à ses hôtes, et, moi, j’ai quelques mots à dire à sir William… à propos du tableau qu’il m’a commandé.

WILLIAM.

Je suis à vos ordres.

BACCARAT.

Ne me le gardez pas longtemps et surtout ne revenez pas sans lui.

ARMAND, lui tendant la main.

Adieu, Baccarat.

BACCARAT.

À tout à l’heure (bas), et pour ne plus nous quitter, si tu le veux ! (Elle sort.)


Scène VI

WILLIAM, ARMAND.
WILLIAM.

Nous voilà seuls, mon jeune ami, et je gage que ce n’est pas de peinture que vous avez à me parler.

ARMAND.

Monsieur, je voulais vous prier de remettre à Baccarat ce billet que je viens d’écrire.

WILLIAM.

Ce billet contient donc quelque chose de bien grave ?

ARMAND.

C’est un éternel adieu ; j’étais venu ici…

WILLIAM.

Pour rompre avec Baccarat, que vous n’aimez plus, et le courage vous a manqué.

ARMAND.

Oui !

WILLIAM.

Ce que vous n’avez pas osé lui dire, vous le lui écrivez.

ARMAND.

Je lui annonce mon départ de Paris.

WILLIAM.

Mensonge bien usé et qui ne la trompera pas.

ARMAND.

C’est la vérité… Je pars demain pour Marseille.

WILLIAM.

Pour fuir Baccarat, vous ne retournez pas aux Indes, je suppose ?

ARMAND.

Non ! depuis votre visite à Belleville, un grand événement est survenu.

WILLIAM.

Ah !

ARMAND.

Quand on a longtemps souffert, quand tout à coup un bonheur inespéré arrive, on a besoin de conter ce bonheur à quelqu’un ; puis vous m’avez témoigné tant d’intérêt… Je vais à Marseille trouver une personne qui doit enfin me faire connaître ma famille.

WILLIAM.

Hein ?…

ARMAND.

Nom illustre, fortune princière, voilà ce que cette personne doit me rendre, si je lui fournis la preuve qu’elle sait être au pouvoir de l’héritier de ce nom, de cette fortune.

WILLIAM.

Mais vous n’aviez, me disiez-vous, aucune preuve, aucun indice.

ARMAND.

La bonne femme qui m’a élevé avait reçu de ma mère, lorsque j’en fus violemment séparé, un médaillon.

WILLIAM.

Et ce médaillon ?

ARMAND.

Renfermait un portrait de ma mère, et cette preuve, la seule que je possède, cette preuve est celle que me demande le major Gordon, qui arrive des Indes, et qui m’attend l’hôtel des Ambassadeurs.

WILLIAM, à part.

Le major Gordon, hôtel des Ambassadeurs. (Haut.) Ce major Gordon vous connaît donc ?

ARMAND.

De nom seulement. Il habitait avec son frère, le docteur Gordon, la même province que moi.

WILLIAM.

Mais pourquoi voulez-vous rompre avec cette chère Baccarat ?

ARMAND.

Parce que je ne puis pas la tromper plus longtemps… parce que j’aime une autre femme, une femme dont je désespérais d’être jamais digne. Il faut être bien noble et bien riche pour prétendre à la main de mademoiselle de Sallendrera.

WILLIAM.

C’est mademoiselle de Sallendrera que vous aimez ?

ARMAND.

Sir William, voici ma lettre pour Baccarat.

WILLIAM.

Je la lui remettrai tout à l’heure.

ARMAND.

Merci ; à mon retour de Marseille, ma première visite sera pour vous.

WILLIAM.

Vous quittez Paris ?

ARMAND.

Demain matin, à six heures. Adieu et merci !


Scène VII

WILLIAM, ROCAMBOLE, qui soulève doucement une portière.
ROCAMBOLE.

Dites donc, ça va mal…

WILLIAM.

Tu étais là, tu as tout entendu ?

ROCAMBOLE.

J’arrivais… j’allais entrer au salon, mais, en traversant la bibliothèque qui n’est séparée de cette pièce que par une portière… j’ai reconnu votre voix… et, comme ce qui se disait ici m’intéressait fort, je ne suis pas allé plus loin.

WILLIAM.

Eh ! eh ! voilà la noblesse et tes millions un peu compromis.

ROCAMBOLE.

Oui ! ça se complique…

WILLIAM.

Et tu crois tout perdu, n’est-ce pas ?

ROCAMBOLE.

Non !

WILLIAM.

Selon toi, que faut-il faire pour se tirer de là ?

ROCAMBOLE.

Un coup hardi et un voyage : se défaire ici de M. Armand, et aller à sa place à Marseille, montrer au major Gordon le portrait qu’on aura pris.

WILLIAM.

Hum ! pas mal ! Mais comment se défaire de cet homme qui peut tout te prendre, jusqu’à ta fiancée ?

ROCAMBOLE.

Mademoiselle Baccarat aime M. Armand ; vous allez vous servir d’elle pour tendre un piège au jeune homme.

WILLIAM.

Bien, cela.

ROCAMBOLE.

Savez-vous où l’attirer ?

WILLIAM.

Pas encore.

ROCAMBOLE.

Je le sais, moi.

WILLIAM.

Bravo !

ROCAMBOLE.

Je connais à Bougival une auberge écartée de toute habitation et qu’on appelle l’auberge Rouge… Une porte de derrière ouvre sur le chemin de hallage… un petit bateau y est toujours à la disposition des habitués qui ont quelque raison pour aller chercher, la nuit, un refuge dans l’île de Croissy… Attirez là M. Armand.

WILLIAM.

Dans un cabaret, ce serait impossible ; mais… je me souviens… oui, c’est bien à l’île de Croissy qu’ont commencé les amours d’Armand et de Baccarat. Le piège peut être tendu dans l’île de Croissy… Armand y viendra. Il faut qu’il croie y trouver Baccarat, Baccarat décidée à se tuer.

ROCAMBOLE.

Si vous attirez cette femme à Croissy, elle nous gênera.

WILLIAM.

Laisse-moi faire. Prends ma voiture, cours à Bougival, dispose tout et attends moi.

ROCAMBOLE.

À tout à l’heure, sir William.

WILLIAM.

À tout à l’heure, mon cher comte.

ROCAMBOLE, à part.

Tu m’as fait comte, mon bon ; mais, fusses-tu le diable en personne, tu ne me referas pas Rocambole. (Il sort à gauche, Fanny entre à droite.)

FANNY, à William.

Le thé est servi.

WILLIAM.

Tu arrives bien, toi !… Écoute, le moment est venu de me prouver ta reconnaissance. Quand je quitterai la maîtresse, tu me suivras jusqu’au petit jardin d’hiver. Apporte avec lui le burnous de Baccarat.

FANNY.

Pourquoi ?

WILLIAM.

Tu le sauras… Dis au cocher qui vient d’amener Baccarat de ne pas dételer. Nous aurons besoin de sa voiture.

FANNY.

J’ai promis de ne rien vous refuser.

WILLIAM, à part.

Allons ! j’ai bien placé mon argent. (Baccarat arrive par la droite.)


Scène VIII

WILLIAM, BACCARAT.
BACCARAT.

Seul ! vous êtes seul !…

WILLIAM.

Vous m’aviez donné à garder ce cher M. Armand, c’est vrai ; mais il a forcé la consigne… il est parti…

BACCARAT.

Parti… sans me dire adieu ?

WILLIAM.

En me laissant pour vous ce billet.

BACCARAT.

Armand m’écrire, à moi… quand il me savait là ?… C’est étrange !… Allons, donnez-moi cette lettre.

WILLIAM.

Votre main tremble.

BACCARAT.

Donnez donc ! (Elle lit.) Il part… Oh ! vous devez savoir pourquoi il part… Vous vous taisez… Il aime une autre femme, n’est-ce pas ?

WILLIAM.

Il va se marier.

BACCARAT.

Se marier !… lui… Armand… qui tout à l’heure pleurait à mes genoux ? Non, c’est impossible !

WILLIAM.

Cela est.

BACCARAT.

Ah ! j’empêcherai ce mariage à tout prix.

WILLIAM.

Je vais bien vous étonner… J’ai peut-être intérêt à me faire votre allié.

BACCARAT.

Vous ?

WILLIAM.

Supposez, si vous le voulez, que je sois le rival de M. Armand.

BACCARAT.

Jaloux ! vous êtes jaloux ?… Nous allons nous entendre, alors.

WILLIAM.

Je l’espère… M. Armand doit quitter Paris cette nuit même… et son voyage a pour unique but d’assurer son union.

BACCARAT.

Il aime une autre femme, et c’est pour la rejoindre qu’il me quitte ? Mais il n’a donc pas compris qu’il allait me rendre folle ! (Elle veut sortir.)

WILLIAM.

Où allez-vous ?

BACCARAT.

Chez lui !

WILLIAM.

Vous ne l’y trouverez plus.

BACCARAT.

Je ne veux pas qu’il parte, et, si je le revois, il ne partira pas.

WILLIAM.

J’en suis sûr ; mais, pour que vous puissiez vous trouver en présence l’un de l’autre, il faut faire ce que je vous conseillerai.

BACCARAT.

Oh ! je ferai tout ! entendez-vous bien… tout ! pour revoir Armand.

WILLIAM.

Très-bien ! Écrivez alors ce que je vais vous dicter.

BACCARAT, se plaçant pour écrire.

Je suis prête, dites vite.

WILLIAM, dictant.

« Je sais que vous me trompez… Je ne survivrai pas à votre abandon… C’est dans l’île de Croissy que je vous ai vu pour la première fois… c’est là que pour la première fois vous m’avez dit que vous m’aimiez… »

BACCARAT.

C’est vrai !

WILLIAM, continuant.

« C’est là que je veux mourir… Demain, on trouvera sur la berge le cadavre de celle que vous appeliez votre Baccarat »

BACCARAT.

Ce que j’écris là, je le ferai…

WILLIAM.

Oui… Si Armand ne vient pas à l’île de Croissy… mais il y viendra… Dans deux heures seulement, cette lettre pourra être remise à Armand ; d’ici là, je viendrai vous prendre pour vous conduire à Bougival, et, si votre infidèle accourt vous retrouver à l’île de Croissy, à ce berceau de vos amours, eh bien, il n’ira pas plus loin.

BACCARAT, qui a écrit fiévreusement.

Tenez, voici la lettre.

WILLIAM.

Bien… Je serai ici dans deux heures, pas avant ; soyez patiente et calme. (À part.) Dans deux heures, tout doit être fini. (Il sort.)


Scène IX

BACCARAT, puis un Valet.
BACCARAT.

Calme ! il me dit d’être calme quand la fièvre me brûle… quand ma tête se perd… Oh ! si Armand résiste à mes prières, à mes larmes, sous ses yeux, dans ses bras, je me tuerai !… oui ! je me tuerai ! Oh ! mon Dieu ! et tout ce monde qui est encore là. (Sonnant.) Fanny, va dire que je ne puis reparaître au salon, que je suis souffrante, malade… Se marier… lui ! Armand… qui n’a ni famille ni fortune… Elle l’aime donc bien, cette femme ! Mais quelle est-elle ? Oh ! je veux la connaître ! je lui disputerai Armand ! Armand, c’est mon bien, c’est ma vie. (Sonnant encore.) Mais que fait donc Fanny ?

LE VALET, entrant.

Comment ! madame, vous êtes ici ?

BACCARAT.

Que voulez-vous dire ?

LE VALET.

J’aurais parié que je venais de voir sortir madame, dans son coupé avec un étranger. Oui ! oh ! c’était bien le burnous de madame.

BACCARAT.

Qu’est-ce que cela signifie ?

LE VALET, comme se souvenant.

Ah ! madame, M. le prince Artoff vient de partir ; il a écrit ces quelques mots au crayon et il m’a dit : « Pour ta maîtresse… vite. »

BACCARAT.

Peu m’importe ce que peut m’écrire Artoff… Montez à la chambre de Fanny… Qu’on me cherche cette fille… qu’on l’amène. (Le valet sort.)


Scène X

BACCARAT, seule.

Artoff ! je croyais qu’il avait renoncé à me rappeler les odieux souvenirs du passé. (Lisant.) « Un hasard, une rencontre au cabaret a fait découvrir à un de mes gens tout à l’heure qu’un guet-apens est tendu à M. Armand, cette nuit, à Bougival… S’il va au rendez vous donné, il est mort… Sauvez-le donc, puisque vous ne pouvez pas vivre sans lui. Artoff. » Mon Dieu ! ce guet-apens, c’est moi qui l’aurai préparé, et c’est moi… moi qui tuerai Armand… Oh ! non ! non !

LE VALET, rentre.

Madame !… Fanny n’est pas chez elle.

BACCARAT.

Plus de doute ! elle était dans le complot ! Oh ! l’infâme !… il faut que je parte pour Bougival à l’instant ; qu’on prépare ma voiture ! (Elle se couvre d’une mante, elle prend son petit poignard.) Oh ! je sauverai Armand, ou je me tuerai si j’arrive trop tard.





TROISIÈME TABLEAU


L’île de Croissy. — À droite, s’avançant jusqu’aux deux tiers du théâtre, l’auberge Rouge. Dans l’intérieur, praticable, une chambre meublée misérablement. Un placard fait face au public. Une fenêtre. — Au fond du théâtre, l’eau en perspective. — L’autre bord de la Seine garni de maisons joyeusement ornées d’oriflammes. Tout indique une fête.


Scène PREMIÈRE

JEAN, MADAME FIPPART, ALPHONSE, TULIPE, CERISE.
JEAN.

Eh bien, mamselle Cerise ! qu’est-ce que vous dites de Bougival ?

CERISE.

Je dis que c’est ravissant ; des arbres, des fleurs, qu’estce qu’il y a de plus joli que cela ?

ALPHONSE, à Tulipe.

Et ma charmante propriétaire s’amuse-t-elle ?

TULIPE.

Je m’amuse toujours à la campagne d’abord, et, si madame Fippart n’était pas si triste…

MADAME FIPPART.

Je ne voulais pas venir… vous avez insisté… et, vous le voyez, ma tristesse gâte votre joie.

JEAN.

Eh bien, quoi ! il reviendra, votre chenapan de fils ! Voyons, nous allons prendre quelque chose là.

TULIPE.

Ici ?… Oh ! ma foi, non ; c’est trop vilain !

JEAN.

Le cabaret ne paye pas de mine, c’est vrai ; mais il y en a d’autres !

TULIPE.

Nous nous rafraîchirons au restaurant où nous avons dîné. (On entend dans le lointain une musique de canotiers.)

JEAN.

Ah ! voilà des canotiers qui viennent par ici.

ALPHONSE.

Avec une équipe d’harmonie.

TULIPE.

C’est leur fête, aux canotiers… Cerise, vois donc !… c’est Agathe, Julie, nos camarades d’atelier, avec leurs frères ou leurs cousins… Quelle chance !… Par ici… par ici…

JEAN.

Ohé ! du canot ! ohé !

CRIS, en dehors.

Ohé ! ohé !

JEAN.

Par ici ! par ici ! il y a de amis !


Scène II

Les Mêmes, une avalanche de Canotiers et de Canotières.
Plusieurs barques arrivent et il en descend des canotiers, musique en tête. La musique se pince au fond. Tulipe et Cerise ont serré la main à plusieurs canotières. — Alphonse a dit bonjour de son côté à quelques hommes.
JEAN.

Messieurs les canotiers et mesdames les canotières ! je suis content de vous ! vous nagez très-gentiment ! et à seule fin de vous prouver mon contentement, j’ai l’honneur de vous proposer une ronde composée par un imprimeur du Tintamarre, et elle fait du bruit celle-là… au refrain, on casse tout.

TOUS.

Bravo !

JEAN.

C’est dit ? Alors, j’attaque… mais, au refrain, il faut que chacun casse quelque chose.

TOUS.

Mais nous n’avons rien !

JEAN.

Ah ! c’est vrai ! Eh bien, cassez-vous la voix et chantez fort !


RONDE.
Air nouveau de M. Alexis Artus.


I

Il était trois canotières
Et trois canotiers bien mis,
Qui quittèr’nt un jour Asnières
Pour aller voir du pays !
Un ancien de l’équipage
Embarquait leurs provisions.
Ça s’ composait de fromage.
Trois prun’s et dix cornichons.
Cric ! crac !


CHŒUR.

Cric, crac ! tintamarre !
Ohé ! du canot !
Tenez bien la barre
Et voguez sur l’eau.


II

Sans événement tragique
On voyag’ deux mois entiers ;
Mais v’la qu’on parl’ politique
Et ça brouill’ les canotiers.
On s’flanque les plats au visage,
Sur les dam’s on tape aussi ;
Ce qui prouv’ que les voyages
N’ form’nt pas autant qu’on le dit.


REPRISE DU CHŒUR.
III

Le plus triste de l’histoire,
C’est qu’on s’ perd sur l’ littoral.
Plus rien à manger, à boire,
Pas l’ moindre bouillon Duval.
Un’ des dam’s de l’équipage
Fut mangée pour le dîner :
Elle avait tant d’ maquillage,
Qu’ tout l’ monde fut empoisonné !


(On danse sur le refrain. La nuit vient.)
TOUS.

Bravo ! bravo !

ALPHONSE.

Je crois qu’il est temps de gagner notre souper.

JEAN.

En route ! et, pendant le chemin, reprise de la musique… ça fera plaisir aux poissons.

TOUS.

Aux barques ! (Tout le monde s’embarque ; on s’éloigne en reprenant le refrain de la ronde.)


Scène III

ROCAMBOLE, qui parait dans l’intérieur de l’auberge. Il est vêtu d’un costume de marinier.

La ! tout est prêt… et me voilà seul et chez moi… Celui à qui appartient cette cassine est allé voir, pour cent sous, ce qui se passe aux Batignolles… il ne reviendra que demain matin. (Tirant sa montre.) Dans dix minutes, ceux que j’attends doivent arriver ; ils peuvent venir, j’ai bien mis à profit l’heure que j’ai passée dans le bateau du père Mathurin… Je crois que j’ai eu une idée assez ingénieuse… Sir William ne s’attend pas à la petite surprise que je lui ai ménagée… Oh ! je vous ai bien compris, cher ami ! vous vouliez vous servir de moi pour tirer les marrons du feu… puis vous m’auriez supprimé ; mais on ne roule pas Rocambole… Il y avait autre chose que de l’argent dans le secrétaire. Pour arriver au but à présent, je sais ma route, et une fortune ne se partage pas. Venture sera aussi de la partie ; sir William doit l’amener avec cet Armand… Il m’ordonnera de les passer tous trois dans l’île ; je connais la rivière comme les goujons qui y sont nés… et je suis sûr de mon fait. (Bruit de voiture. Rocambole regarde à la fenêtre.) Voilà mes trois passagers, je crois… Non ! c’est sir William qui descend du coupé ; mais c’est une femme qu’il amène avec lui. Baccarat, sans doute.


Scène IV

ROCAMBOLE, WILLIAM, FANNY.
FANNY, avec le burnous de sa maîtresse. Elle regarde autour d’elle.

Oh ! la vilaine auberge ! j’ai peur ici !

ROCAMBOLE, bas, à William.

Je suis là !

FANNY.

Pourquoi m’y amenez-vous ?

WILLIAM.

Pour presque rien, ma chère : une promenade en bateau au clair de lune… Il s’agit d’attirer M. Armand dans l’île ; pour cela, il faut qu’il croie y suivre Baccarat… Voilà pourquoi je t’ai amenée ici, et fait prendre ce costume.

FANNY.

Tout cela pour gagner un pari !

WILLIAM.

Oui, un pari que tu me feras gagner et dont l’enjeu sera pour toi.

FANNY.

Allons, on ne peut pas vous résister !

WILLIAM, bas, à Rocambole.

Tiens-toi prêt à passer cette fille aussitôt que, de la route où je vais me poster, je t’annoncerai l’arrivée d’Armand, que Venture amène ici…

ROCAMBOLE.

Venture s’embarquera aussi ?

WILLIAM.

Sans doute !

ROCAMBOLE, à part.

Très-bien !

WILLIAM.

Toi, petite, repose toi… et compte un peu ce qu’il y a dans cette bourse ; je paye en or, cette fois. (À Rocambole.) Ton bateau est là… voyons-le d’abord. (Il sort du côté de la rivière.)

ROCAMBOLE, à part, le suivant.

Pas de risque… il ne verra rien : j’ai bien caché la soupape avec les filets de Mathurin. (Il sort.)


Scène V

FANNY, puis BACCARAT.
FANNY, vidant la bourse sur la table.

Oh ! les beaux louis d’or !… ils sont tout neufs, et il y en a beaucoup !… (Elle compte les pièces d’or. — Au même moment, la porte donnant sur la rue s’ouvre. Une femme haletante, les vêtements en désordre, entre dans la salle. C’est Baccarat.)

BACCARAT.

C’était bien mon coupé qui s’est arrêté là… Ils doivent être dans cette maison !… (Allant à Fanny, qui ne l’avait pas entendue.) C’est bien Fanny qui est là ! (Fanny se lève avec effroi, et veut crier ; mais Baccarat a brusquement fermé aux verrous les deux portes de la route et de la rivière. D’un bond, elle se jette sur Fanny, la renverse et fait briller à deux doigts de sa gorge la lame d’un petit poignard.) Il ne faut pas crier, il ne faut pas bouger… Un mot, un mouvement, je te tue.

FANNY.

Grâce, grâce, ma chère maîtresse !

BACCARAT.

Il n’y a pas de maîtresse ici, il n’y a que la fille du peuple, qui va tuer la drôlesse qui l’a vendue, si elle ne lui dit pas tout ce qu’elle sait du piège infâme tendu à l’homme qu’elle aime, et qu’à tout prix elle sauvera.

FANNY.

Je ne sais rien !

BACCARAT.

Tu veux donc mourir ?

FANNY.

On m’a donné de l’argent pour prendre votre burnous et faire croire à Pierre le cocher que c’était vous qu’il conduisait à Bougival… L’Anglais est monté avec moi dans le coupé et…

BACCARAT.

Et cet Anglais, où est-il ?

FANNY.

Sur la route, où il attend M. Armand.

BACCARAT.

Pour le tuer, n’est-ce pas ?

FANNY.

Mais non, madame, il s’agit d’un pari. L’Anglais m’a emmenée, espérant que, dans l’obscurité et à l’aide de ce burnous, M. Armand me prendrait pour vous. Il y a là un bateau tout prêt ; quand on verra venir la voiture de M. Armand, on m’appellera, je monterai dans le bateau… M. Armand, qui croit courir après vous, vous voyant traverser la rivière, viendra vous retrouver à l’île de Croissy, et le pari sera gagné.

BACCARAT.

Allons, relève-toi ! on le trompe aussi, pauvre sotte : c’est pour l’assassiner qu’on attire ici M. Armand.

FANNY.

Miséricorde ! et qu’allez-vous faire ?

BACCARAT.

Prendre la place à mon tour. Allons ! vite mon burnous !

FANNY.

Le voilà ! Oh ! vous me pardonnerez ?

BACCARAT.

Oui. si je sauve Armand ; mais, en demandant grâce, tu songes à me trahir, peut-être ?

FANNY.

Moi ? Oh ! (On frappe à la porte du côté de la route.)

WILLIAM.

Voici notre homme, attention ! (Au même instant, on frappe à la porte du côté de la rivière.)

ROCAMBOLE.

Le bateau est prêt, venez vite !

BACCARAT.

Il ne faut pas qu’on voie ici cette fille… Ah ! cette porte… (Elle court au placard, qu’elle ouvre.) Ah !… là !… cache-lui là… je le veux. (Elle fait entrer Fanny dans le placard, puis elle éteint la lumière et va ouvrir à Rocambole.)

ROCAMBOLE.

Allons ! allons ! embarquons, et plus vivement que ça. (Baccarat suit Rocambole. — Le théâtre change.)





QUATRIÈME TABLEAU


À droite du théâtre, et élevée d’au moins quatre mètres, la berge de Chatou, garnie d’arbres et de saules. — À un tiers de la scène, en bas, et dans toute l’autre partie, l’eau et les tourbillons de Croissy. — Au fond, le pont de Chatou, et quelques maisons éclairées.


Scène PREMIÈRE

BACCARAT, sur la berge.

J’ai été amenée ici par le passeur, avec ordre de gagner rapidement Chatou, aussitôt qu’Armand se dirigerait par ici. (Regardant.) Je vois toujours la barque amarrée à l’autre bord. Armand est sur la berge… Ah ! il m’a vue !… il s’embarque, et deux hommes avec lui… Quels sont ces deux hommes ?… Ils prennent les rames et le passeur se met à la barre… Pourquoi se laissent-ils entraîner par le courant ? Ah ! Armand se lève et leur ordonne de venir droit à l’île… Les deux rameurs se lèvent à leur tour… Le passeur s’élance sur Armand… Ah ! un couteau… c’est un couteau que j’ai vu briller… Armand se débat… il lutte !… ils vont l’assassiner ! (Jetant un cri terrible.) Ah ! ils l’ont tué !… ils l’ont tué ! (Elle tombe évanouie derrière un saule. À ce moment, la barque entre en scène, contenant Rocambole, Venture et sir William.)


Scène II

ROCAMBOLE, WILLIAM, VENTURE.
WILLIAM.

Tout a réussi… Tu es sûr que le tourbillon garde bien ce qu’on lui confie ?

ROCAMBOLE.

J’en suis sûr.

WILLIAM.

Tu es blessé ?

ROCAMBOLE.

Dans la lutte avec Armand, je me suis déchiré la main… Ce n’est rien !

WILLIAM.

Il ne nous reste plus qu’à regagner Paris, et à nous mettre en route pour Marseille. Tu as le portrait ?

ROCAMBOLE.

Oui ! mais, toute réflexion faite, je crois que j’irai sans vous à Marseille.

VENTURE, qui est au gouvernail.

Hein ?

WILLIAM.

Misérable ! tu oserais !

ROCAMBOLE.

J’oserai ! (Il a tiré un pistolet de sa blouse et le décharge sur William. William porte la main à sa figure, où le coup a porté et reste sur le banc où il est renversé.)

VENTURE.

Ah ! la barque chavire !

ROCAMBOLE.

C’est la soupape qui joue, mon vieux ; nous allons prendre tous les deux un bain.

VENTURE.

Au secours ! au sec… !

ROCAMBOLE lui met la main sur la bouche.
Ils disparaissent ; puis on voit un homme nager : c’est Rocambole, qui gagne la berge et s’y cramponne, ruisselant d’eau.

Allons ! Venture reste au fond ! c’est fini ! je suis le seul Chamery et n’aurai à partager avec personne… Les comptes seront plus tôt faits ! Ah ! diable ! et cette femme que j’oubliais ; si par hasard cette Fanny était restée sur la rive et qu’elle eût vu quelque chose ! (Tirant un couteau, et gravissant la berge à l’aide de ses mains.) Oh ! oh ! je n’aime pas les curieuses, moi… En chasse, Rocambole !… en chasse ! (Il monte. Le rideau baisse, au moment où l’on entend au loin le chant des canotiers.)