Robinson Crusoé (Borel)/23

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 177-184).

Le Gibet.



e fut dans cette disposition d’esprit que je commençai ma troisième année ; et, quoique je ne veuille point fatiguer le lecteur d’une relation aussi circonstanciée de mes travaux de cette année que de ceux de la première, cependant il est bon qu’il soit en général remarqué que je demeurais très-rarement oisif. Je répartissais régulièrement mon temps entre toutes les occupations quotidiennes que je m’étais imposées. Tels étaient premièrement mes devoirs envers Dieu et la lecture des Saintes-Écritures, auxquels je vaquais sans faute, trois fois par jour ; deuxièmement ma promenade avec mon mousquet à la recherche de ma nourriture, ce qui me prenait généralement trois heures de la matinée quand il ne pleuvait pas ; troisièmement l’arrangement, l’apprêt, la conservation et la cuisson de ce que j’avais tué ou pris pour ma subsistance. Tout ceci employait en grande partie ma journée. En outre, il doit être considéré que dans le milieu du jour, lorsque le soleil était à son zénith, la chaleur était trop accablante pour agir ; en sorte qu’on doit supposer que dans l’après-midi tout mon temps de travail n’était que de quatre heures environ, avec cette variante que parfois je changeais mes heures de travail et de chasse, c’est-à-dire que je travaillais dans la matinée et sortais avec mon mousquet sur le soir.

À cette brièveté du temps fixé pour le travail, veuillez ajouter l’excessive difficulté de ma besogne, et toutes les heures que, par manque d’outils, par manque d’aide et par manque d’habileté, chaque chose que j’entreprenais me faisait perdre. Par exemple je fus quarante-deux jours entiers à me façonner une planche de tablette dont j’avais besoin dans ma grotte, tandis que deux scieurs avec leurs outils et leurs tréteaux, en une demi-journée en auraient tiré six d’un seul arbre.

Voici comment je m’y pris : j’abattis un gros arbre de la largeur que ma planche devait avoir. Il me fallut trois jours pour le couper et deux pour l’ébrancher et en faire une pièce de charpente. À force de hacher et de tailler je réduisis les deux côtés en copeaux, jusqu’à ce qu’elle fût assez légère pour être remuée. Alors je la tournai et je corroyai une de ses faces, comme une planche, d’un bout à l’autre ; puis je tournai ce côté dessous et je la bûchai sur l’autre face jusqu’à ce qu’elle fût réduite à un madrier de trois pouces d’épaisseur environ. Il n’y a personne qui ne puisse juger quelle rude besogne c’était pour mes mains ; mais le travail et la patience m’en faisaient venir à bout comme de bien d’autres choses ; j’ai seulement cité cette particularité pour montrer comment une si grande portion de mon temps s’écoulait à faire si peu d’ouvrage ; c’est-à-dire que telle besogne, qui pourrait n’être rien quand on a de l’aide et des outils, devient un énorme travail, et demande un temps prodigieux pour l’exécuter seulement avec ses mains.

Mais, nonobstant, avec de la persévérance et de la peine, j’achevai bien des choses, et, de fait, toutes les choses que ma position exigeait que je fisse, comme il apparaîtra par ce qui suit.

J’étais alors dans les mois de novembre et de décembre, attendant ma récolte d’orge et de riz. Le terrain que j’avais labouré ou bêché n’était pas grand ; car, ainsi que je l’ai fait observer, mes semailles de chaque espèce n’équivalaient pas à un demi-picotin, parce que j’avais perdu toute une moisson pour avoir ensemencé dans la saison sèche. Toutefois, la moisson promettait d’être belle, quand je m’aperçus tout à coup que j’étais en danger de la voir détruite entièrement par divers ennemis dont il était à peine possible de se garder : d’abord par les boucs, et ces animaux sauvages que j’ai nommés lièvres, qui, ayant tâté du goût exquis du blé, s’y tapissaient nuit et jour, et le broutaient à mesure qu’il poussait, et si près du pied qu’il n’aurait pas eu le temps de monter en épis.

Je ne vis d’autre remède à ce mal que d’entourer mon blé d’une haie, qui me coûta beaucoup de peine, et d’autant plus que cela requérait célérité, car les animaux ne cessait point de faire du ravage. Néanmoins, comme ma terre en labour était petite en raison de ma semaille, en trois semaines environ je parvins à la clore totalement. Pendant le jour je faisais feu sur ces maraudeurs, et la nuit je leur opposais mon chien, que j’attachais dehors à un poteau, et qui ne cessait d’aboyer. En peu de temps les ennemis abandonnèrent donc la place, et ma moisson crût belle et bien, et commença bientôt à mûrir.

Mais si les bêtes avaient ravagé mon blé en herbe, les oiseaux me menacèrent d’une nouvelle ruine quand il fut monté en épis. Un jour que je longeais mon champ pour voir comment cela allait, j’aperçus une multitude d’oiseaux, je ne sais pas de combien de sortes, qui entouraient ma petite moisson, et qui semblaient épier l’instant où je partirais. Je fis aussitôt une décharge sur eux, — car je sortais toujours avec mon mousquet. — À peine eus-je tiré, qu’une nuée d’oiseaux que je n’avais point vus s’éleva du milieu même des blés.

Je fus profondément navré : je prévis qu’en peu de jours ils détruiraient toutes mes espérances, que je tomberais dans la disette, et que je ne pourrais jamais amener à bien une moisson. Et je ne savais que faire à cela ! Je résolus pourtant de sauver mon grain s’il était possible, quand bien même je devrais faire sentinelle jour et nuit. Avant tout, j’entrai dans la pièce pour reconnaître le dommage déjà existant, et je vis qu’ils en avaient gâté une bonne partie, mais que cependant, comme il était encore trop vert pour eux, la perte n’était pas extrême, et que le reste donnerait une bonne moisson, si je pouvais le préserver.

Je m’arrêtai un instant pour recharger mon mousquet, puis, m’avançant un peu, je pus voir aisément mes larrons branchés sur tous les arbres d’alentour, semblant attendre mon départ, ce que l’événement confirma ; car, m’écartant de quelques pas comme si je m’en allais, je ne fus pas plus tôt hors de leur vue qu’ils s’abattirent de nouveau un à un dans les blés. J’étais si vexé, que je n’eus pas la patience d’attendre qu’ils fussent tous descendus ; je sentais que chaque grain était pour ainsi dire une miche qu’ils me dévoraient. Je me rapprochai de la haie, je fis feu de nouveau et j’en tuai trois. C’était justement ce que je souhaitais ; je les ramassai, et je fis d’eux comme on fait des insignes voleurs en Angleterre, je les pendis à un gibet pour la terreur des autres. On n’imaginerait pas quel bon effet cela produisit : non seulement les oiseaux ne revinrent plus dans les blés, mais ils émigrèrent de toute cette partie de l’île, et je n’en vis jamais un seul aux environs tout le temps que pendirent mes épouvantails.

Je fus extrêmement content de cela, comme on peut en avoir l’assurance ; et sur la fin de décembre, qui est le temps de la seconde moisson de l’année, je fis la récolte de mon blé.

J’étais pitoyablement outillé pour cela ; je n’avais ni faux ni faucille pour le couper ; tout ce que je pus faire ce fut d’en fabriquer une de mon mieux avec un des braquemarts ou coutelas que j’avais sauvés du bâtiment parmi d’autres armes. Mais, comme ma moisson était petite je n’eus pas grande difficulté à la recueillir. Bref, je la fis à ma manière, car je sciai les épis, je les emportai dans une grande corbeille que j’avais tressée, et je les égrenai entre mes mains. À la fin de toute ma récolte, je trouvai que le demi-picotin que j’avais semé m’avait produit près de deux boisseaux de riz et environ deux boisseaux et demi d’orge, autant que je pus en juger, puisque je n’avais alors aucune mesure.

Ceci fut pour moi un grand sujet d’encouragement ; je pressentis qu’à l’avenir il plairait à Dieu que je ne manquasse pas de pain. Toutefois je n’étais pas encore hors d’embarras : je ne savais comment moudre ou comment faire de la farine de mon grain, comment le vanner et le bluter ; ni même, si je parvenais à le mettre en farine, comment je pourrais en faire du pain ; et enfin, si je parvenais à en faire du pain, comment je pourrais le faire cuire. Toutes ces difficultés, jointes au désir que j’avais d’avoir une grande quantité de provisions, et de m’assurer constamment ma subsistance, me firent prendre la résolution de ne point toucher à cette récolte, de la conserver tout entière pour les semailles de la saison prochaine, et, dans l’entre-temps, de consacrer toute mon application et toutes mes heures de travail à accomplir le grand œuvre de me pourvoir de blé et de pain.

C’est alors que je pouvais dire avec vérité que je travaillais pour mon pain. N’est-ce pas chose étonnante, et à laquelle peu de personnes réfléchissent, l’énorme multitude de petits objets nécessaires pour entreprendre, produire, soigner, préparer, faire et achever une parcelle de pain.

Moi, qui étais réduit à l’état de pure nature, je sentais que c’était là mon découragement de chaque jour, et d’heure en heure cela m’était devenu plus évident, dès lors même que j’eus recueilli la poignée de blé, qui comme je l’ai dit, avait crû d’une façon si inattendue et si émerveillante.

Premièrement je n’avais point de charrue pour labourer la terre, ni de bêche ou de pelle pour la fouir. Il est vrai que je suppléai à cela en fabriquant une pelle de bois dont j’ai parlé plus haut, mais elle faisait ma besogne grossièrement ; et, quoiqu’elle m’eût coûté un grand nombre de jours, comme la pellâtre n’était point garnie de fer, non-seulement elle s’usa plus tôt, mais elle rendait mon travail plus pénible et très-imparfait.

Mais, résigné à tout, je travaillais avec patience, et l’insuccès ne me rebutait point. Quand mon blé fut semé, je n’avais point de herse, je fus obligé de passer dessus moi-même et de traîner une grande et lourde branche derrière moi, avec laquelle, pour ainsi dire, j’égratignais la terre plutôt que je ne la hersais ou ratissais.

Quand il fut en herbe ou monté en épis, comme je l’ai déjà fait observer, de combien de choses n’eus-je pas besoin pour l’enclore, le préserver, le faucher, le moissonner, le transporter au logis, le battre, le vanner et le serrer. Ensuite il me fallut un moulin pour le moudre, des sacs pour bluter la farine, du levain et du sel pour pétrir ; et enfin un four pour faire cuire le pain, ainsi qu’on pourra le voir dans la suite. Je fus réduit à faire toutes ces choses sans aucun de ces instruments, et cependant mon blé fut pour moi une source de bien-être et de consolation. Ce manque d’instruments, je le répète, me rendait toute opération lente et pénible, mais il n’y avait à cela point de remède. D’ailleurs, mon temps étant divisé, je ne pouvais le perdre entièrement. Une portion de chaque jour était donc affectée à ces ouvrages ; et, comme j’avais résolu de ne point faire du pain de mon blé jusqu’à ce que j’en eusse une grande provision, j’avais les six mois prochains pour appliquer tout mon travail et toute mon industrie à me fournir d’ustensiles nécessaires à la manutention des grains que je recueillerais pour mon usage.

Il me fallut d’abord préparer un terrain plus grand ; j’avais déjà assez de grains pour ensemencer un acre de terre ; mais avant que d’entreprendre ceci, je passai au moins une semaine à me fabriquer une bêche, une triste bêche en vérité, et si pesante que mon ouvrage en était une fois plus pénible.