Robinson Crusoé (opéra-comique)

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OPÉRA COMIQUE


Représenté pour la première fois à Paris sur le Théâtre de l’Opéra-Comique, le 23 Novembre 1867




PERSONNAGES
ROBINSON MM. Montaubry.
SIR WILLIAM CRUSOÉ Crosti.
TOBY Ponchard.
JIM-COCKS Sainte-Foy.
ATKINS Bernard.
VENDREDI Mmes Galli-Marié.
EDWIGE Cico.
SUZANNE Girard.
DEBORAH Révilly.


La scène se passe au premier acte, à Bristol, dans la maison de Sir William Crusoé au deuxième et au troisième actes, dans l’île de Robinson, à l’embouchure de l’Orénoque, Amérique du Sud.




ACTE PREMIER

Un petit salon ouvrant sur un jardin. Portes latérales. À droite, une fenêtre.



Scène PREMIÈRE

SIR WILLIAM, DEBORAH, EDWIGE, SUZANNE.

Sir William, assis à gauche, lisant la Bible. Deborah, à côté de lui, un fuseau à la main. Edwige à droite, faisant des tartines à côté de la table où est préparé le repas. Suzanne allant et venant.

INTRODUCTION.
SIR WILLIAM, lisant.
« Et la maison était calme et prospère,
» Car le Seigneur bénissait son destin.
» Mais un jour vint ou le fils dit au père :
» Je veux partir pour un pays lointain ! »
DEBORAH, filant.
Dans ta main légère,
Bonne ménagère,
Tu fais sans repos
Tourner tes fuseaux.
Le lin qui s’effile
Sous ton doigt habile,
Prépare aux enfants
De beaux vêtements !
EDWIGE, chansonnette à deux voix.
Bob disait à sa cousine :
Pas de bon thé sans tartine !
SUZANNE.
Mais sachez comment se fait
La tartine la meilleure.
EDWIGE.
Ce n’est pas celle où l’on met
Sur le pain le plus de beurre.
EDWIGE et SUZANNE.
Jane ! c’est celle que je vois
Préparer par tes jolis doigts !
DEBORAH, se levant et prenant Suzanne à part.
Suzanne, où donc est Robinson ?
EDWIGE, s’approchant de l’autre côté.
Suzanne, où donc est Robinson ?
SUZANNE, à Edwige.
Je n’en sais rien, mademoiselle

A Deborah.

Depuis une heure je l’appelle.
SUZANNE et DEBORAH.
Ah ! le méchant garçon,
Il n’est jamais à la maison !
SIR WILLIAM, avec humeur et en se levant.
Les bavardes !… Se taira-t-on !
Que diantre avez-vous à vous dire ?
En vérité, l’on ne s’entend pas lire !

Edwige, Deborah et Suzanne se hâtent de retourner à leurs placer. Sir William continue sa lecture.

« Bientôt l’enfant tomba dans la misère
» Alors il dit, en souffrant de la faim :
» Combien de gens aux gages de mon père
» Vivent heureux quand je manque de pain !

Fermant le livre et sa levant.

Suzanne !… où donc est Robinson ?
SUZANNE.
Où l’aura conduit son caprice.
SIR WILLIAM.
Cet enfant me met au supplice
Ah ! le maudit garçon !

A Deborah.

Madame, voilà votre ouvrage !
DEBORAH.
Monsieur, c’est bien le vôtre aussi.
SIR WILLIAM.
Un beau cadeau fait au ménage.
DEBORAH.
Eh bien ! dites-vous donc merci !
SIR WILLIAM.
Un garçon qui ne veut rien faire.
DEBORAH.
Qui n’écoute père ni mère !
EDWIGE.
Ni sa cousine assurément !
SUZANNE.
Ni la servante aucunement !
ENSEMBLE.
Ah ! le vilain garçon !

On entend Robinson qui chante dans le jardin.

L’entendez-vous qui chante ?
Circonstance aggravante !
Il faut à monsieur Robinson
Donner une bonne leçon !

Sir William fait cacher Deborah et Suzanne dans la chambre de gauche, Suzanne se réfugie dans sa cuisine et tous reparaissent vers la fin de l’air de Robinson.


Scène II

Les Mêmes, ROBINSON.
ROBINSON.
AIR
« Voir
C’est avoir,
Allons courir !
Vie errante
Est chose enivrante.
Voir
C’est avoir,
Allons courir !
Car tout voir, c’est tout conquérir ! »[1]
Là !… dans le port, un superbe navire
Balance ses mâts gracieux,
Sur le pont tout vit, tout respire,
La joie éclate en tous les yeux.
Vers de lointains rivages
Ses hardis matelots,
Vont braver les orages
Et la fureur des flots !
Ils vont enfin voir des terres nouvelles,
Admirer des cieux inconnus,
Entendre d’autres voix, cueillir des fleurs plus belles,
S’enrichir de trésors par l’audace obtenus !
Ames avides
De dangers, de plaisirs,
Cœurs intrépides,
Je comprends vos désirs.
« Voir
C’est avoir,
Allez courir !
Vie errante
Est chose enivrante !
Voir
C’est avoir,
Allez courir !
Car tout voir, c’est tout conquérir ! »
SIR WILLIAM, s’avançant d’un air furieux.
Or çà, monsieur…
ROBINSON.
Or çà, monsieur… Ah ! mon bon père,
Vous m’avez attendu, pardon !
J’abuse un peu, mais vous êtes si bon !
SIR WILLIAM.
Ah ! s’il demande pardon !
DEBORAH, s’approchant à son tour.
C’est possible… mais, moi, sa mère…
ROBINSON.
Oh ! vous, c’est un baiser qu’il vous faut, le voilà
En faut-il deux ? trois ? vingt ?
DEBORAH.
En faut-il deux ? trois ? vingt ? Que répondre à cela ?
EDWIGE.
Moi, je vous attendais aussi…
ROBINSON.
Moi, je vous attendais aussi… Chère cousine,
Tiens, vois-tu ce collier ! Il arrive de Chine,
Je l’ai pris au passage et le place à ton cou.
EDWIGE.
Que c’est aimable ! ah ! le joli bijou !
SUZANNE.
Mais mon thé refroidit et pour vous on me gronde.
ROBINSON.
Il n’est pas de servante au monde
Qui possède un minois plus gentil que le tien.
Une taille… des yeux…
SUZANNE, à part.
Une taille… des yeux… Ah ! Seigneur ! quel vaurien !
SIR WILLIAM.
A table donc ! on te fait grâce !
DERORAH et EDWIGE.
On voulait le quereller…
SUZANNE.
On se laisse ensorceler…
ENSEMBLE.
TOUS.
Ah ! quel charmant garçon,
Il parle, il vous embrasse
Et la colère passe.
C’est lui, c’est monsieur Robinson
Qui nous fait ici la leçon !
ROBINSON.
Un baiser sur le front,
Tout s’oublie et s’efface,
Et la colère passe.
Vous souriez… Plus de sermon…
Je lis dans vos yeux mon pardon !

Robinson conduit sa mère à la table, il donne une chaise à Edwige on se place, Suzanne sert.

SIR WILLIAM.

Allons, Suzanne, dépêchez-vous donc ! vous êtes toujours en retard.

DEBORAH.

Et le jambon ?… Le jambon pour les tartines ?

SUZANNE.
C’est M. Toby qui devait l’apporter. Il l’aura oublié.

Scène III

Les Mêmes, TOBY.
TOBY, entrant.

Voilà le jambon !

SUZANNE, le lui arrachant

Il y a une heure que l’on se querelle ici, et c’est votre faute.

TOBY, surpris.

Ma faute ?

TOUS.

Oui, oui, c’est votre faute.

ROBINSON.

Si tu n’étais pas allé sur le port, regarder les navires…

TOBY.

Moi ?… je…

SUZANNE.

Au lieu de travailler dans la boutique de votre père et de servir ses pratiques.

TOBY.

Mais je…

SIR WILLIAM.

C’est comme cela que les jeunes gens se perdent.

DEBORAH.

Qu’ils deviennent paresseux.

EDWIGE.

Et qu’ils négligent tous leurs devoirs.

SUZANNE.

Vous entendez, mauvais sujet.

TOBY, à part.

Je regrette d’être sorti sans parapluie. Il y a de l’orage dans l’air.

SIR WILLIAM.
Je profiterai même de cette circonstance, cher monsieur Toby, pour vous prévenir que, désormais, Robinson ne pourra plus voir aussi souvent ses amis, ses camarades de pension.
TOBY.

Ah !

SUZANNE, bas à l’oreille de Toby.

Ce qui ne vous empêchera pas de m’apporter, tous les soirs, les provisions du lendemain,

ROBINSON.

Oui, mon bon Toby, j’ai promis à mon père d’entrer, demain, chez le procureur du district, pour me livrer tout entier à l’étude des lois.

DEBORAH.

Robinson a bien eu, comme tous les garçons de son âge, ses petits rêves, ses petites chimères mais la raison a pris le dessus, n’est-ce pas, cher enfant ?

ROBINSON.

Oui, bonne mère.

Il l’embrasse.

SIR WILLIAM.

le profiterai même de cette circonstance, cher monsieur Toby, pour vous engager à prendre exemple sur Robinson.

TOBY.

Cela me sera d’autant plus facile que, dès qu’il a une idée, on peut être sûr qu’elle m’était déjà venue.

SIR WILLIAM.

Eh bien ! donc, jeune homme, pensez à l’avenir.

ROBINSON.

Le sort t’a fait naître dans les comestibles, tu peux y mordre et t’y distinguer.

TOBY.

C’est ce que je me disais il n’y a pas cinq minutes.

SIR WILLIAM.

Vous succéderez à votre père, comme mon fils à son patron vous serez considéré par vos semblables.

DEBORAH.

Vous ferez un choix selon votre cœur.

SIR WILLIAM.
Et père, à votre tour, vous goûterez en paix les joies de la famille.
ROBINSON.

Le dimanche, tu promèneras ton épouse et tes enfants sur la route bordée d’acacias en fleurs.

SIR WILLIAM.

Le soir vous aurez le coin du feu, le thé et les tartines au jambon d’York.

DEBORAH.

Les mamans travaillent.

EDWIGE.

Les filles chantent.

SUZANNE.

Et les garçons font chorus en dansant avec elles.

EDWIGE.

C’est si bon de chanter, c’est si gentil la danse quand on a le cœur content !

ROBINSON.

Quand on a quitté sa robe de procureur ou fermé sa boutique.

TOBY.

J’allais le dire, mon ami, j’allais le dire !

DEBORAH.

Chantez… dansez… belle jeunesse.

SIR WILLIAM.

L’âge mûr fera la basse !

RONDE, avec refrain dansé.
EDWIGE.
Premier couplet.
Debout ! c’est aujourd’hui dimanche,
Nous avons assez sommeillé.
TOUS.
Nous avons assez sommeillé.
EDWIGE.
Jeannie a mis sa robe blanche,
Robert est de neuf habillé !
TOUS.
Robert est de neuf habillé !
EDWIGE.
Chacun va se rendre à l’église,
Les yeux baissés dévotement.
Les grands-papas prennent leur prise
Et réforment le Parlement.
TOUS.
Ils réforment le Parlement !
Tra la la la !…

Air de gigue.

EDWIGE.
Deuxième couplet.
Autour de la table on se range.
Le wisky, le thé coule à flot !
TOUS.
Le wisky, le thé coule à flot !
EDWIGE.
Les sandwichs sont bons, on les mange,
En préservant bien son jabot !
TOUS.
En préservant bien son jabot !
EDWIGE.
Le soir vient, c’est l’heure où l’on danse,
Le bras à la taille est uni,
Le cœur bat, la fillette pense…
Minuit sonne et tout est fini !
TOUS.
Minuit sonne et tout est fini !
Tra la la la !

On danse : Robinson avec Edwige, Toby avec Suzanne, Deborah avec sir William qui finit par tomber, tout essoufflé dans un fauteuil.

TOBY.

Hurray !… hurray !… pour sir William !

TOUS.

Hurray !

DEBORAH.
Allons, assez de folies pour ce soir. Chacun va rentrer chez soi et s’occuper jusqu’à l’heure du repos. Au revoir, Toby.
TOBY.

Salut, mesdames.

ROBINSON, bas.

Reste un peu. J’ai à te parler.

SUZANNE, à part, en débarrassant la table.

Hein ! qu’est-ce qu’ils se disent ?

SIR WILLIAM, à Robinson.

Travaille, mon garçon étudie, approfondis les lois et actes de l’autorité.

EDWIGE.

Et n’allez pas vous endormir sur votre livre.

ROBINSON, en lui envoyant un baiser.

Je penserai à vous !

Deborah sort par la droite avec sir William.

SUZANNE, à part, en montrant Robinson et Toby qui remontent.

Il y a du mystère entre eux !

DEBORAH.

Viens-tu, Edwige ?

EDWIGE.

Me voilà.

On sort. Suzanne rentre dans sa cuisine dont elle entr’ouvre la porte pendant la scène suivante.


Scène IV

ROBINSON, TOBY.
TOBY.

Eh bien, oui ! décidément, la vie de famille a du bon !

ROBINSON.

N’est-ce pas ?

TOBY.

On mange, on boit, on dort…

ROBINSON.

On engraisse…

TOBY.

Du reste, tu as dû remarquer que j’ai toujours eu des goûts calmes et bourgeois. Aussi, désormais, toi dans ton étude, moi dans ma boutique, nous vivrons tranquillement, grassement, contents du jour et sûrs du lendemain.

ROBINSON.

Ah ! ah !… tu me fais bien rire avec tes instincts de petit marchand et tes goûts de bonheur domestique. Es-tu assez simple dans ce rôle-là !

TOBY.

Permets, permets…

ROBINSON.

Tu n’as donc pas vu que je me moquais de toi tout à l’heure ?

TOBY.

Ah ! mais, entendons-nous.

ROBINSON.

Tu n’as donc pas compris que je tenais, avant tout, à ne pas heurter les idées de mon père.

TOBY.

Tu parlais sérieusement… et j’ai cru…

ROBINSON.

Tu as cru qu’après avoir formé avec toi tant de plans de voyages, tant de projets magnifiques, je me résignerais tout à coup à passer ma vie dans un petit port de mer, avec un bonnet d’avocat sur la tête et mettant toute ma gloire à débiter des paroles, comme toi à débiter du sucre, de la canelle et des jambons fumés !… Imbécile !

TOBY.

Imbécile… imbécile… tu as des expressions…

ROBINSON.

Monsieur s’imagine que je me contenterai de voir partir ceux qui vont chercher la fortune et de saluer le retour de ceux qui l’ont trouvée, sans me dire : Toi aussi, tu partiras et tu reviendras un jour, riche comme un roi des Indes !

TOBY.

Eh bien, à la bonne heure ! Tu m’as compris ! Un instant j’avais cru… mais non !… car enfin, des esprits entreprenants, comme les nôtres, ne peuvent pas s’enterrer…

ROBINSON.
Écoute ! tu te rappelles notre voisin Jim Coks, parti il y a trois ans pour le Brésil ?
TOBY.

Jim Coks, un grand maigre, qui était maître-d’hôtel chez Lord gouverneur, après avoir été peintre, comédien, avocat et dentiste. Un garçon d’esprit.

ROBINSON.

On a eu de ses nouvelles… il paraît qu’il a découvert des mines d’or et de diamants et fait une fortune considérable.

TOBY.

Quelle chance !

ROBINSON.

Dis plutôt, quel courage ! quelle énergie ! Il a compris que l’homme n’est pas sur terre pour s’endormir dans les bras de la routine.

TOBY.

C’est évident !

ROBINSON.

Le succès a répondu à son audace ! Et il n’est pas le seul. Ce matin encore, j’ai vu débarquer des richesses fabuleuses, j’ai entendu des récits capables de donner le vertige.

TOBY.

Il me semble que je l’ai déjà !

ROBINSON.

Eh bien, aujourd’hui même, un navire met à la voile pour ces terres privilégiées le capitaine m’offre de nous prendre à son bord mais il lui faut une réponse immédiate. Es-tu prêt ?

TOBY.

Tout prêt ! c’est toi qui m’avais découragé parce que moi, j’ai toujours dit que ma vocation… les dangers, les aventures…

ROBINSON.

C’est bien ! Je vais faire inscrire deux passagers.

TOBY.

Moi et toi, c’est dit ! – Ah ! un mot seulement. Est-ce que tu ne parleras à personne ?…

ROBINSON.

À personne ! surtout à mon père ! Après avoir fait tant de sacrifices pour mon éducation, sais-tu ce qu’il voulait faire encore pour m’établir ? Vendre sa petite ferme de Saint-Patrick, la seule qui lui reste.

TOBY.

Brave homme !

ROBINSON.

Mais je ne le souffrirai pas, et, au lieu de lui voir amoindrir son patrimoine, je veux l’agrandir, je veux lui assurer une riche existence, ainsi qu’à ma bonne mère et à ma chère Edwige. Voilà, mon bon Toby, voilà pourquoi je pars !

TOBY.

Mon ami, compte sur moi, à la vie, à la mort ! On est homme, on a une volonté… et quand une fois j’ai dit : Je pars !…

ROBINSON.

C’est bien ! va faire tes préparatifs et ce soir…

TOBY.

Ce soir… au diable la boutique et les jambons de papa !… ce soir, nous nous lançons sur l’onde amère !

ROBINSON.

Surtout du silence.

Il sort par le fond.

TOBY.

Sois donc tranquille ! (Il va pour sortir mais Suzanne qui a paru à la porte de gauche pendant les derniers mots, s’avance et se place tout à coup devant lui.) Suzanne !


Scène V

SUZANNE, TOBY.
SUZANNE.

Alors, mon cher monsieur Toby, vous cachiez votre jeu et le petit boutiquier n’était autre qu’un grand navigateur… en herbe !

TOBY, à part.

Elle nous écoutait.

SUZANNE.

Et vous partez faire le tour du monde comme on va visiter York ou Yarmouth ?

TOBY.
O mon Dieu, oui, ce n’est pas plus malin.
SUZANNE.

Ah ? c’est bien malheureux qu’on ait découvert le Pérou !

TOBY.

Pourquoi ?

SUZANNE.

Parce que vous auriez pu en faire la conquête, en passant par là.

TOBY, à part.

Elle se moque de moi.

SUZANNE.

Et c’est ce soir que vous mettez à la voile, capitaine ?

TOBY.

Oui, ma pauvre amie des raisons que je vous dirai… Du reste, ne vous chagrinez pas, nous nous marierons à mon retour.

SUZANNE.

Oh ! pour cela… faudra voir !

TOBY.

Suzanne… compteriez-vous être infidèle !

SUZANNE.

Oh !… monsieur Toby ?… non, je dis seulement que ça me fait de la peine et que ça me fait rire en même temps, parce que je vois bien qu’il en sera de vous comme des autres.

TOBY.

Quels autres ?

SUZANNE.

Tom, Tomy et Thomas.

TOBY.

Qu’est-ce que ces trois bonshommes ?

SUZANNE.

Et que la bohémienne aura dit vrai jusqu’au bout.

TOBY.

Quelle bohémienne ?

SUZANNE.

Une pauvre vieille à qui j’avais fait l’aumône jadis… Je ne vous ai pas conté cette histoire ?

TOBY.
Non !
SUZANNE.

Eh bien, écoutez !

RONDO.
Tom était un danseur ingambe,
J’eus tort de croire à son amour !
Son cœur léger comme sa jambe
Se met à sauter un beau jour.
Il s’éprend d’une fade blonde
Et s’en vient danser une ronde
Avec elle, devant mes yeux !…
Il manque un entrechat… et le voilà boiteux !
Enfant, m’avait dit la vieille,
Sur votre petit cœur veille
Un esprit des plus malins.
Vos amoureux infidèles
Et vos fiancés rebelles
Auront de bien fâcheux destins !…
Tomy, lui, n’aimait que la chasse,
Lièvre, lapin, perdrix, bécasse,
Sous ses coups tombaient à la fois…
Monsieur n’était heureux qu’au bois.
Quand vient le matin de la noce
Il me fait monter en carrosse
Et s’en va courir un chevreuil !
Sa carabine éclate !… il reste avec un œil !
Quant à sir Thomas, le troisième,
Son avarice était extrême,
Il eût vendu pour un schelling
L’âme et la peau de son voisin.
Sa promise n’étant que sage
Une veuve à gros héritage
Lui parut un meilleur parti !…
Je ne vous dirai pas ce qu’il est aujourd’hui
Elle avait raison, la vieille,
Elle parlait à merveille
Car chacun d’eux fut puni.
Partez donc, ne vous déplaise,
Et choisissez à votre aise
Entre Thomas, Tom et Tomy.
TOBY, qui est devenu très-pensif.

Boiteux ?… borgne !… et…

SUZANNE.

Choisissez !

TOBY.
Merci bien.
SUZANNE.

Du resté, ce n’est pas pour vous inquiéter… Après tout, ce ne sont que des hasards.

TOBY.

Trois fois de suite !… Ça promet pour la quatrième ! (A part.) Si j’allais faire rayer un passager.

SUZANNE, à part.

Toi, je te tiens par la peur ! ça vaut bien l’amour.


Scène VI

Les Mêmes, EDWIGE, puis DEBORAH, puis Sir WILLIAM.
EDWIGE, entrant, bas à Suzanne.

Eh bien, Suzanne, as-tu appris quelque chose ?

SUZANNE.

Oui, Miss, et de belles choses, vraiment !… Ah ! les jeunes gens… s’ils n’étaient pas jeunes !

EDWIGE.

Mais parle donc… tu m’effrayes !

SUZANNE.

Apprenez qu’ils veulent partir pour le Brésil.

EDWIGE.

Ah ! mon Dieu !… que me dis-tu là !

SUZANNE.

Eh bien, miss, qu’avez-vous donc ?…

EDWIGE.

Ah !… Suzanne… Suzanne… je meurs !

Elle tombe défaillante sur une chaise.

SUZANNE, la secourant.

Voilà une faiblesse que je n’aurais pas, moi ! Miss, soyez raisonnable… Miss !… Elle ne m’entend pas ! Toby !… Toby ! appelez madame.

TOBY, appelant.

Holà !… mistress Crusoé.

SUZANNE.
C’est votre faute !… Si vous n’aviez pas engagé M. Robinson à partir…
DEBORAH, qui a entendu les derniers mots.

Partir… Robinson !… ah ! qu’est-ce que j’entends là !…

Elle tombe sur une autre chaise.

TOBY.

Bon ! la mère à présent !…

SUZANNE.

Vite !… appelez le mari !

TOBY.

Sir William !… mister Crusoé !… Ah ! quelle affaire !

SIR WILLIAM, entrant.

Eh bien ?… qu’est-ce qu’il y a ?… Un incendie, un tremblement de terre ?

TOBY, secourant Deborah.

Vite, vite, monsieur, aidez-moi à délasser madame !

SIR WILLIAM, le tirant par le bras.

Veux-tu bien laisser ma femme !

DEBORAH.

Ah ! mon fils… je ne le verrai plus !…

SIR WILLIAM.

Comment !

EDWIGE, de l’autre côté.

Il va partir !…

SIR WILLIAM.

Partir !… lui… Rob… ah !…

Il tombe dans les bras de Toby qui se cramponne pour le soutenir.

DEBORAH.

Après tous les serments qu’il nous avait faits !

SIR WILLIAM.

Après tant de sacrifices !

EDWIGE.

Il aura été entraîné.

SIR WILLIAM, saisissant Toby au collet.

Par toi ! misérable coureur d’aventures…

TOBY, se débattant.

Permettez… permettez, sir Crusoé.

DEBORAH.
Il ne faut pas chercher ailleurs… c’est lui !
EDWIGE.

C’est lui !

SUZANNE.

Ils avaient tout comploté ensemble.

TOBY.

Mais… non !… non !… je proteste…

SIR WILLIAM.

Infâme débaucheur d’enfants.

DEBORAH.

Trouble famille !

SIR WILLIAM.

Ma canne… où est ma canne ?

TOBY.

Mais monsieur !… monsieur !… je vous assure… Madame !… Miss !…

SIR WILLIAM.

Sauve-toi ou je t’assomme !… scélérat !…

Il poursuit Toby qui se sauve en renversant la table et les chaises, pendant qu’Edwige se jette dans les bras de sa tante.

SUZANNE, riant, à part.

Attrape, mon bon Toby !… Si celui-là n’est pas guéri des voyages !


Scène VII

Les Mêmes, moins TOBY.
DEBORAH.

Et Robinson, notre fils, où est-il maintenant !

SUZANNE, à la fenêtre.

Oh ! mademoiselle !… madame !…

QUATUOR.
SUZANNE.
Ne le voyez-vous pas ?
EDWIGE, regardant.
Oui je le vois, là-bas !
DEBORAH et SIR WILLIAM.
Où donc ?
SUZANNE.
Où donc ? Là, sur le port avec tous ses amis.
SIR WILLIAM.
Seigneur, est-ce donc là ce qu’il m’avait promis !
DEBORAH.
Il poursuit sans regrets
Ses coupables projets !
ENSEMBLE.
Il ne faut plus compter sur lui.
Tout est fini !

Pleurant à chaudes larmes.

Ah ! ah ! ah ! c’est bien mal !
Quel coup fatal !
Ah ! c’est horrible !
Ah ! ah ! ah ! quel jour fatal !
SIR WILLIAM.
Malgré sa promesse,
Malgré notre amour,
Il part et délaisse
Notre doux séjour !
Cruelle surprise !
Se peut-il, hélas !
Que Dieu favorise
Les enfants ingrats !
TOUS.
Ah ! ah ! ah ! c’est bien mal !
Quel jour fatal !

Sir William cesse tout à coup de pleurer et semble pris d’un véritable accès de rire.

EDWIGE et DEBORAH, le regardant avec surprise.
Qu’avez-vous donc ?
SUZANNE.
Qu’avez-vous donc ? Perd-il la tête ?
DEBORAH.
Vous pouvez rire !
SIR WILLIAM.
Vous pouvez rire ! Est-ce assez bête
De s’affliger comme cela,
Quand le salut est là !
DEBORAH.
Le salut.
SIR WILLIAM.
Le salut. Nous l’avons sous la main.
TOUS.
Sous la main ?
SIR WILLIAM.
C’est certain !
TOUS.
Expliquez-vous plus clairement.
Nous cherchons vainement !
SIR WILLIAM, à Edwige et d’un ton solennel.
O jeune fille ! écoute et réponds-moi
Avec franchise et sans effroi !
Aimes-tu Robinson ?
EDWIGE.
Aimes-tu Robinson ? Qui ?… moi ? moi ? si je l’aime !
ROMANCE.
S’il fallait qu’aujourd’hui
Quelqu’un mourût pour lui,
En cet instant suprême
Je vous embrasserais
Et j’irais sans regrets
J’irais m’offrir moi-même !
Si c’est aimer… Eh bien !… je l’aime !
II.
Je sais que s’il partait
Mon cœur éprouverait
Une douleur extrême,
Et je sens qu’avec lui
S’envolerait aussi
La moitié de moi-même !
Si c’est aimer… Eh bien… je l’aime !
SIR WILLIAM.
Voilà
Ce qui nous sauvera !
DEBORAH.
Je te comprends.
SIR WILLIAM.
Je te comprends. C’est cet aveu, ma chère,
Qu’à Robinson lui-même à l’instant il faut faire !
EDWIGE.
Quoi !… vous voulez !
DEBORAH.
Quoi !… vous voulez ! Quand il saura
Quel doux trésor ton cœur lui garde… il restera !
EDWIGE.
Il restera !
DEBORAH.
Courage, enfant !
SIR WILLIAM.
Courage, enfant ! C’est un devoir !
Sois notre force !
DEBORAH.
Sois notre force ! Et notre espoir !
SIR WILLIAM.
Tu m’as compris ?
EDWIGE, très-émue.
Oui, j’ai compris.
SUZANNE.
Le voilà pris !
ENSEMBLE.
O bonheur !
Plus de douleur,
Plus de tristesse !
Le moyen est trouvé.
Que le calme renaisse
Dans mon cœur éprouvé !
leur
SIR WILLIAM.
C’est le ciel en ce jour
Qui t’a fait révéler ton amour !
DEBORAH.
Et c’est à ses accents
Que notre fils doit céder je le sens !
SUZANNE, qui regarde au fond.
Il revient !…
EDWIGE.
Il revient !… Ciel !… que lui dire ?…
DEBORAH.

Que ton cœur t’inspire !

REPRISE ENSEMBLE.
O bonheur !
Plus de douleur,
Plus de tristesses !
Le moyen est trouvé.
Que le calme renaisse
Dans mon cœur éprouvé !
leur

Sir William entraîne Deborah d’un côté Suzanne sort de l’autre ; Edwige, troublée, émue, s’appuie contre un meuble. Robinson entre sans la voir.


Scène VIII

ROBINSON, EDWIGE.
ROBINSON, jetant son chapeau sur la table et se laissant tomber sur la chaise.

Tout est convenu, tout est prêt… et, maintenant, j’hésite, je tremble !

EDWIGE, à part.

S’il pouvait, de lui-même, renoncer…

ROBINSON.

Quel chagrin pour mes pauvres parents

EDWIGE.

Il pense à eux !

ROBINSON.

Et pour Edwige !

EDWIGE, à part.

Ah ! j’avais peur qu’il ne m’oubliât !

ROBINSON.

Mais quelle joie au retour ! (Se levant et avec enthousiasme.) Allons, point de faiblesse ! je partirai…

EDWIGE.

Ah !…

Elle s’avance rapidement vers Robinson.

ROBINSON, se retournant.

Edwige !… Je vous croyais rentrée dans votre chambre.

EDWIGE.
Non… j’étais venue pour… pour vous dire…
ROBINSON, lui prenant la main.

Qu’avez-vous donc, Edwige ?… Vous êtes toute pâle… toute tremblante.

EDWIGE.

On le serait à moins.

ROBINSON.

Vous aviez quelque-chose à me confier ?… un secret peut-être ?…

EDWIGE.

Un grand secret !… et on ne sait pas ce qu’il en coûte quelquefois…

ROBINSON.

Je vous avoue qu’en ce moment je suis moi-même très-ému… et vous voir ainsi… Parlez, Edwige, parlez vite.

EDWIGE.

D’abord, cousin, apprenez que votre cher et digne père est sur le point de vendre sa ferme pour vous acheter une charge d’avocat.

ROBINSON.

Je le savais, cousine.

EDWIGE.

Mais vous ignorez peut-être qu’il pense à vous marier. Il dit que cela met du poids dans la tête des jeunes gens… et pour vous établir, il s’est encore décidé…

ROBINSON.

À vendre le quartier de terre dont le petit revenu apportait ici le bien-être et l’aisance… Je le savais, cousine, je le savais !

EDWIGE.

Alors, je vois bien qu’il n’y a plus à balancer. Mon cousin, je vais vous dire une chose qui vous surprendra beaucoup… une chose… une chose terrible, enfin !

ROBINSON.

Ah !… mon Dieu !… qu’est-ce que cela peut bien être !

EDWIGE.
Eh bien !… puisqu’il faut tout vous dire… apprenez que… je vous aime ?
DUO.
ROBINSON.
Tu m’aimes !… chère enfant !
Et le dis en tremblant…
Eh ! bien !… je le savais !…
EDWIGE.
Eh ! bien !… je le savais !… Tu le savais !… Comment ?…
Qui donc t’a révélé le secret de mon âme
Et ses élans mystérieux ?
Où donc les as-tu vus, ces éclairs de ma flamme ?…
Sur mes lèvres ou dans mes yeux ?
ROBINSON.
Le cœur est clairvoyant, Edwige, quand il aime,
Les plus forts ne lui cachent rien.
Celui qui m’a tout dit, c’est mon amour lui-même
Quand il a deviné le tien !
EDWIGE.
Si tu m’aimes, alors tu ne partiras pas !
ROBINSON.
Tu sais tout, chère Edwige, ah ! crois à ma tendresse
Elle cède à regret au destin qui me presse…
Edwige, il faut m’arracher de tes bras !
EDWIGE.
Puis-je croire à l’amour d’un cœur qui me délaisse ?
Hélas ! l’ingrat ne m’aime pas !
ROBINSON.
Loin de blâmer le transport qui m’anime,
Sèche tes pleurs, unis tes vœux aux miens !
EDWIGE.
Jamais !… jamais !…
ROBINSON.
Jamais !… jamais !… Rester serait un crime,
Quand la fortune est là !… quand elle me dit : Viens !
L’avenir se dévoile,
Il m’apparaît soudain !
Une brillante étoile
Me montre le chemin.
Rêves de ma jeunesse,
Vous ne pouvez mentir,
Honneurs, gloire, richesse
Je vais vous conquérir !
EDWIGE.
Ah ! réfléchis et pense
A la douce existence
Qui tous deux nous attend !
Pense à ce cher asile,
À ce bonheur facile
Que tu perds en partant !
CHŒUR, dans le lointain.
Voir
C’est avoir,
Allons courir !
Vie errante
Est chose enivrante !
ROBINSON.
Entends
Ces chants
me montrent la route !
EDWIGE.
Ah ! plus de doute !
Et je comprends !…
Mais nos parents…
ROBINSON.
Je veux adoucir leur vieillesse,
Je veux embellir ta jeunesse.
EDWIGE, à part.
Quel trouble il jette dans mon âme !
En l’écoutant elle s’enflamme
Comme la sienne, hélas !
ROBINSON.
C’est à toi de choisir.
Dois-je rester ? dois-je partir ?
EDWIGE, entraînée.
Pars ! je n’arrête plus ta généreuse envie
C’est au bonheur de tous que je me sacrifie !
Pars, le plus doux trésor que j’attende au retour…
Cher Robinson, c’est ton amour !
L’avenir se dévoile
Et m’apparaît soudain !
Une brillante étoile
Te montre le chemin !
Tes rêves de jeunesse
Ne te sauraient trahir
Honneurs, gloire, richesse,
Va, va, tout conquérir
ROBINSON, avec EDWIGE.
L’avenir se dévoile
Et m’apparaît soudain !
Une brillante étoile
Me montre le chemin.
Rêves de ma jeunesse
Vous ne pouvez mentir.
Honneurs, gloire, richesse,
Je vais tout conquérir !

La nuit est venue par degrés pendant l’ensemble final du duo.


Scène IX

Les Mêmes, TOBY, SUZANNE, paraissant au fond.
ROBINSON, parlé.

Eh ! bien ? es-tu prêt ?

TOBY, s’approchant et très-embarrassé.
Mon bon ami,
J’ai réfléchi
Que tout à l’heure, ici,
Comme un jeune étourdi
J’avais pris un parti
Trop hardi.
D’abord, mon cher,
J’ai découvert
Que le grand air,
En mer,
Pour mon tempérament
Aurait probablement
Peu d’agrément !
Bref, tu comprends,
Un long voyage,
Avec roulis, avec tangage…
Et sans compter les sentiments
Car je me dois à ma famille
Dont je suis le soutien…
J’ai le cœur d’une jeune fille,
Qui compte sur le mien !…
Puis, cet esquif
Est bien chétif…
Un vent trop vif…
Quelque récif…
C’est un motif
Fort décisif,
Qui rend pensif
Et très-craintif
Voilà comment,
Dans ce triste moment,
Je crois vraiment
Bien faire… en te lâchant !
Cela dit, tu peux nonobstant,
Compter sur tout mon dévoûment.
ROBINSON.
Eh bien, donc, à moi seul les dangers et la gloire !
Adieu tout ce que j’aime !

Il se tourne vers l’appartement de ses parents.

EDWIGE.
Adieu tout ce que j’aime ! Ils ne voudront pas croire
Que, sans les embrasser, que, sans leur dire adieu,
Leur enfant soit parti !
ROBINSON.
Leur enfant soit parti ! Mon Dieu !
SUZANNE, entr’ouvrant la porte.
Les voyez-vous, tous deux, là, près du livre saint…
Et priant…
ROBINSON.
Et priant… De quel trouble, hélas, je suis atteint !…
O mon père !
O ma mère !
SIR WILLIAM et DEBORAH, dans la coulisse.
Seigneur, que ses jours soient bénis !
Garde-nous sa tendresse,
Protége sa jeunesse,
Conserve-nous un fils !
EDWIGE, SUZANNE, TORY.
Seigneur, que ses jours soient bénis !
Protégez sa jeunesse !
Vous voyez leur tendresse,
Conservez-leur un fils !
CHŒUR DES MATELOTS, dans l’éloignement.
Voir
C’est avoir,
Allons courir !
Vie errante
Est chose enivrante !
Voir
C’est avoir,
Allons courir,
Car tout voir, c’est tout conquérir !
ROBINSON, entraîné par le chant des matelots.
Edwige ! adieu ! c’est leur voix qui m’appelle.
A nos serments reste fidèle ;
Pour toi tout mon cœur, mon amour…
Mes amis, votre main et pensez au retour.

Il donne un dernier baiser à Edwige et s’élance au dehors. Toby et Suzanne courent à la fenêtre pour le voir encore. Sir William et Dehorah rentrent d’un air joyeux. Edwige se jette dans leurs bras en pleurant, Ils comprennent que leur fils est parti. Le rideau tombe.




ACTE DEUXIÈME

Deuxième Tableau

Le théâtre représente la partie de l’île que Robinson appelait sa métairie. Dans le fond est une colline boisée dont la pente douce, dirigée vers la gauche, s’étend jusqu’à la mer que l’on aperçoit au loin entre les arbres. – A droite, adossée à un rocher, est la grotte dont Robinson s’est fait une demeure et dont l’entrée est en partie masquée par un grand arbre praticable. – A gauche, sur le devant, est l’enclos qui forme la métairie. À terre, un gros cèdre coupé, dont la moitié est déjà travaillée dans la forme d’un canot.

Les rayons du soleil pénètrent à travers les palmiers, les cocotiers, les bananiers en fleurs qui forment autour de la clairière une sorte de défense naturelle.

Une symphonie douce exprime le calme de cette nature vierge. – Tout à coup, le chant des oiseaux cesse. On en voit quelques-uns fuir entre les arbres et Robinson paraît au fond. Il s’arrête et suit en souriant les oiseaux que son approche a fait fuir.

Scène PREMIÈRE

ROBINSON, costume traditionnel, le fusil sur l’épaule et le parasol à la main.
RÉCIT ET AIR.
Au seul bruit de mes pas tout mon peuple en déroute !
Redoutable monarque ! imposant souverain !
A peine j’apparais au versant de la route
Et voilà mes sujets qui s’envolent soudain !

Il pose son parasol, son fusil près de son habitation et s’arrête devant l’entrée.

Salut chaumière,
Toit solitaire,
Où je croyais bientôt mourir !
Terre isolée,
Qui s’est peuplée
Des ombres de mon souvenir !
Toi que j’ai dédaignée
En mes jours de douleur,
Viens, ma rude cognée,
Espoir libérateur !
Mettons-nous à l’ouvrage !
Que par toi, la gaieté
Ranime le courage
Du fier déshérité !
Le travail est béni !
Et bénie aussi
La prière !
C’est en travaillant,
En priant
Qu’on espère !

S’approchant du canot.

Ébauche informe encore,
Réponds-moi, je t’implore !
Pourras-tu quelque jour
Protéger mon retour ?
Et me conduiras-tu
Vers le bonheur perdu ?
Ah ! ce bonheur si doux que j’ai pu méconnaître
Le ciel à tout jamais m’en a privé peut-être !
O sagesse tardive ! ô regrets superflus !
Edwige me croit mort !… Elle ne m’aime plus !
Et ces deux autres cœurs, dont j’étais l’espérance,
Ont-il cessé de battre, éteints par la souffrance ?
Ah ! s’il en est ainsi,
Je n’ai plus de patrie !
Et la fin de ma vie
Doit s’écouler ici !
O ma chaumière,
Toit solitaire,
C’est là qu’il faut vivre et mourir.
Terre isolée,
Reste peuplée
Des ombres de mon souvenir !

Il se met à l’ouvrage, puis il pose sa cognée sur le tronc d’arbre et s’appuyant dessus.

Comme ils riraient de M. Robinson, ceux qui l’ont connu jadis, si pimpant et toujours à la dernière mode ! C’était moi qui riais d’eux, alors, quand ils me parlaient raison et travail. Le travail… ah ! ah !… nous n’étions guère amis, lui et moi ; Je ne me doutais pas de quels bienfaits je lui serais un jour redevable ! Cette retraite si douce et si agréable, l’enclos qui la protége, les récoltes qui me nourrissent et jusqu’aux vêtements qui me couvrent, c’est le travail qui m’a tout donné ! sans lui je serais mort de misère à côté de ces trésors que j’arrachai naguère aux débris de mon navire… de ces richesses qui sont là et sur lesquelles je marche aujourd’hui ! en riant de ceux qui se donnent tant de peine pour les acquérir ! Résigné, maintenant, les jours me semblent moins longs, moins tristes ! (Il s’arrête devant un poteau placé près de l’enclos.) Chaque cran de ce poteau m’aide à les compter. Déjà six ans d’exil !… cinq de solitude absolue. Non !… un ami m’était resté… le chien du bord, sauvé comme moi, par miracle, pendant cette nuit terrible qui nous jeta tous deux dans un désert ! Depuis lors, mon pauvre Fidèle, toi seul avais salué le réveil du proscrit. (À ce moment un perroquet se met à crier : Bonjour, Robinson !) Ah ! tu réclames, toi ! et tu as raison, je suis un ingrat. C’est toi qui as rendu à mon oreille le son de cette voix humaine que je croyais ne plus entendre ! Puis, un jour est venu où je vous ai un peu négligés, mes bons amis ; le jour où j’ai arraché Vendredi à ces cannibales, descendus dans mon île pour y-célébrer leur horrible festin. Ah ! ce jour-là, j’ai compris que Dieu ne m’avait pas abandonné !

La voix de Vendredi qui chante se fait entendre dans les arbres. Robinson va se reposer près de son habitation, et écoute avec attendrissement la voix de Vendredi.


Scène II

VENDREDI, ROBINSON.

Vendredi entre en sautant et en jouant avec une corbeille pleine de fleurs et de fruits qu’il porte sur sa tête.

VENDREDI.
Tamoyo, mon frère,
Tu frappes l’écho
De ton chant de guerre…
Le mien est plus beau !
Ce que ma voix chante
C’est le grand esprit
Dont la main puissante
Protége et bénit.
Le Dieu que le maître
Adore à genoux,
Qui nous a fait naître,
Qui veille sur nous !
Tamoyo, mon frère,
Tu frappes l’écho,
De ton chant de guerre…
Le mien est plus beau !
Sous le vert ombrage
Chante un colibri,
Son joyeux ramage,
Céleste langage,
Berce Vendredi !
Quand le soleil dore
Les fleurs à midi,
Tout ce qu’il colore
Ce qu’il fait éclore
Est pour Vendredi !
O main généreuse,
Ton pouvoir est grand !
Mon âme est heureuse
En le célébrant !
Tamoyo, mon frère,
Tu frappes l’écho
De ton chant de guerre,
Le mien est plus beau,
Et Dieu le préfère,
Frère Tamoyo !

Il aperçoit Robinson, qui le regarde et l’écoute.

Oh ! maître… bon maître !

Il court à lui, se jette à ses genoux et baise la terre.

ROBINSON, le forçant à se relever.

Cher enfant ! relève-toi. L’homme ne doit se prosterner qu’aux pieds de Dieu !

VENDREDI.

Oui, mais Vendredi a deux dieux !

ROBINSON, souriant.

C’est beaucoup.

VENDREDI.

Un, là haut, qui l’a créé un, ici, qui le protége.

ROBINSON.

Crois-moi, celui-ci n’est pas un Dieu ! c’est un ami ta place est dans ses bras et non pas à ses genoux. Le jour où je t’ai sauvé la vie, c’est le vrai Dieu qui t’envoyait à moi pour apaiser mes douleurs et me rendre la joie ! C’est moi qui dois le remercier chaque jour du présent qu’il m’a fait.

VENDREDI.

Alors, quand le maître a sauvé Vendredi, que les ennemis voulaient manger, c’est Vendredi qui a rendu service au maître ?… Ça qui est drôle !

ROBINSON.

Espiègle, va ! La logique des enfants ! Mettons la table et prenons ensemble le repas du soir.

VENDREDI, prenant la corbeille.
Tiens, regarde, maître, belle récolte !… beaux fruits… Oh ! yo !… yo !… Ça qui est bon !
ROBINSON.

Gourmand !

VENDREDI, préparant la table, servant Robinson et mangeant pendant ce qui suit.

Oh ! maître, ce matin, Vendredi a eu bien peur encore d’être mangé.

ROBINSON.

Comment cela ?

VENDREDI.

Vendredi a vu dans l’herbe des traces de pas.

ROBINSON.

Dans l’herbe ?

VENDREDI.

Et puis, sur le sable ! Alors, bien effrayé, Vendredi a cherché et regardé partout, pour voir si la tribu ennemie n’était pas venue… mais… rien… rien !…

ROBINSON.

Tu auras vu les traces de mes pas ou des tiens…

VENDREDI.

Oh ! non… les miens… tout petits… petits… mais les pas des sauvages, grands… grands… vilains !

ROBINSON.

C’est la frayeur qui t’aura troublé la vue.

VENDREDI.

Peut-être… parce que… le maître absent… Vendredi serait sans défense… Vendredi prisonnier… et vite.., vite… scalpé… Ça, qui est mauvais !

ROBINSON, prenant son fusil.

Mais ces armes dont je t’ai montré l’usage ?

VENDREDI, reculant avec effroi.

Les tonnerres ?

ROBINSON.

Oui… les tonnerres… Ne saurais-tu pas les faire gronder, comme je le fais moi-même ?

VENDREDI.

Oh ! non !… jamais !… trop peur !… Tonnerre tuerait Vendredi, si Vendredi le touchait.

ROBINSON.

Mais, en supposant que tu fusses menacé par tes propres armes, et en même temps par tes ennemis… entre deux morts, laquelle choisirais-tu donc ?

VENDREDI, réfléchissant.

Entre deux morts !… choisirais la vie et m’enfuirais vite… vite… vite !…

ROBINSON.

Et s’il s’agissait, un jour, de sauver un de tes semblables ?… de me défendre, moi, ton maître !

VENDREDI.

Pour sauver le maître !… Vendredi serait brave !… Plus peur de rien !

ROBINSON.

À la bonne heure !

VENDREDI, à mi-voix.

Excepté des tonnerres, parce que les tonnerres… plus fort que moi !…

ROBINSON, riant.

Allons, tu es un petit poltron ! (Se levant, et voyant le jour qui baisse peu à peu). Mais voici le soir, le soleil se cache derrière la colline.

VENDREDI.

Oui, et Vendredi n’est pas content le maître devient triste quand le soleil disparaît.

ROBINSON.

C’est à l’heure où le jour tombait que j’ai quitté la patrie… la famille…

VENDREDI.

Et la belle jeune fille aussi, celle dont le maître parle toujours.

ROBINSON.

Edwige !… ma chère Edwige !…

VENDREDI.

Joli nom… bien doux… Edwige !

ROBINSON.

Son image est là… vivante dans mon cœur !… Je te vois… Je t’appelle… ô mon amie ! et mes cris ne vont jusqu’à toi !… Les tiens, hélas ! ne m’ont pas retenu !… J’étais fou quand je me suis arraché de tes bras !

Il tombe accablé.
VENDREDI.

Maître !… tu souffres ?… tu pleures ?

ROBINSON.

Je regrette !…

VENDREDI.

Qui donc ?… la jeune fille ?… Edwige !…

ROBINSON.

Ah ! ce nom chéri !… Tu ne peux pas comprendre tout que maintenant il éveille en moi de tendresse, de joie et le douleur !

VENDREDI.

Pas comprendre ?… Pourquoi ?

ROBINSON.

Parce que condamné, si jeune, à vivre dans un désert, tu ne sauras jamais ce que c’est qu’aimer et être aimé !

VENDREDI.

Oh !… Vendredi voudrait bien savoir ! Dis-le-moi.

DUO.
ROBINSON.
Mon âme à ses regrets ne veut plus se rouvrir !
VENDREDI.
Laisse parler ton souvenir.
ROBINSON.
Tu le veux ?
VENDREDI.
Tu le veux ? Parle, maître !
ROBINSON.
Tu ne comprendras pas !
VENDREDI.
Tu ne comprendras pas ! Peut-être !
ROBINSON.
Il vient un jour où l’on voit un sourire
Doux comme celui d’une fleur.
VENDREDI.
Doux comme celui d’une fleur.
ROBINSON.
Il nous enchante et nous attire,
Il s’empare de notre cœur !
VENDREDI.
Il s’empare de notre cœur !
ROBINSON.
Alors, tout s’anime et tout change ;
La nature d’un charme étrange
Tout à coup se pare à nos yeux,
Le ciel semble plus radieux !
VENDREDI.
Le ciel semble plus radieux !
ROBINSON.
Dans l’air lui-même
On respire un parfum nouveau.
VENDREDI.
Un parfum nouveau.
ROBINSON.
Tout nous plaît !… tout est beau !…
On aime !…
VENDREDI.
On aime !
ENSEMBLE.
Amour ! Divine extase,
Qui nous ravit, qui nous embrase !
VENDREDI, parlé.
Encore !… encore, maître !…
ROBINSON.
Au souvenir, au seul nom de la femme
Qui possède notre âme
Nous tremblons de plaisir !
VENDREDI.
On tremble de plaisir !
ROBINSON.
En songe on la voit, on l’appelle !
Pour obtenir un baiser d’elle
On serait heureux de mourir !
VENDREDI.
Pour un baise d’elle
On serait heureux de mourir !
ROBINSON.
Bonheur suprême !
On aime !
VENDREDI, avec exaltation.
On aime !
Ah ! quel mot charmant !…
Je le comprend !…

Parlé.

Parle… parle encore !

ROBINSON.
Le concert des oiseaux, sous la verte ramée,
Est moins doux que la voix de notre bien-aimée.
VENDREDI.
Est moins doux que sa voix !
ROBINSON.
Les plus belles des fleurs
Pâliraient devant ses couleurs !
VENDREDI.
Les plus belles des fleurs !
ROBINSON.
Et quand la nuit descend de la voûte azurée,
Les étoiles des cieux
Brillent moins que ses yeux !
VENDREDI.
Moins que ses yeux !
ROBINSON.
L’amour éveille en nous les vertus qu’on renomme !
C’est un regard aimé qui fait de nous un homme !
Une larme, deux mots,
Font de l’homme un héros !
Et lorsque d’une lèvre
S’échappe, dans la fièvre,
Un murmure… un aveu…
Le héros se fait Dieu !
VENDREDI.
Le héros se fait Dieu !
ENSEMBLE.
Amour ! Divine extase,
Qui nous ravit, qui nous embrase !
VENDREDI, répétant à lui-même.

Amour !… amour !… Un baiser !… un sourire !… des beaux yeux !… Oh !… Vendredi comprend !… Vendredi pas bête !

ROBINSON, allant s’asseoir aux pieds d’une touffe d’arbre. – La musique continue.
Le soleil fuit… l’ombre s’avance,
Va, fais rentrer les brebis dans l’enclos.
VENDREDI.
Oui… maître, et puis, à terre écouter le silence…
ROBINSON, souriant.
Le sauvage est prudent !
VENDREDI.
Le sauvage est prudent ! Ensuite, bon repos.

Il se dirige vers l’enclos et disparaît en répétant :

Il vient un jour où l’on voit un sourire,
Doux comme celui d’une fleur…
ROBINSON.
Edwige et vous tous que j’aimais…
Faudra-t-il que j’expire
Sans vous revoir jamais ?

Il s’endort l’orchestre rappelle les mélodies du premier acte, la prière, le chant des matelots.

Toby !… es-tu prêt ?… Regarde, le vent s’élève, les voiles s’enflent… il faut partir ! (Silence.) Edwige !… ne pleure pas !… Je reviendrai riche !… riche !… (Silence.) Ah ! ma mère… c’est elle !… Oui… je la vois… elle prie pour son fils… Ma voilà !… Pardonne à ton enfant… Oui… oui… c’est vous !… Vous tous que j’aimais et que j’ai quittés !… Vous me tendez les bras… Je vous presse sur mon cœur !… (Un coup de canon éloigné se fait entendre. La musique cesse. Robinson s’éveille brusquement. Il regarde autour de lui.) Ma mère !… Edwige !… hélas !… ce n’était qu’un rêve !… Pourtant, ce bruit qui m’a réveillé… ce n’était pas une illusion, je l’ai bien entendu.

VENDREDI, accourant.

Maître !… maître !…

ROBINSON.

Eh bien ! qu’y a-t-il ?

VENDREDI.
Maître !… gros tonnerre ! et puis, là bas, sur la mer… grand vaisseau !
ROBINSON.

Ah ! c’était donc vrai !… ce bruit… le canon… C’était le canon.

VENDREDI.

Boum !… ça qui fait peur.

ROBINSON.

Vite un signal… un bout de voile…

VENDREDI, courant à l’habitation.

Attends… attends, maître…

Il reparaît avec un morceau de voile et il grimpe lestement sur l’arbre.

ROBINSON.

Un vaisseau… peut-être le salut… la délivrance. Eh bien le vois-tu encore ?

VENDREDI, agitant sa voile.

Oui, maître… oui… là bas…

ROBINSON.

Seigneur !… Seigneur !… avez-vous donc pitié de moi !

Vendredi laisse retomber la voile et redescend lentement.

VENDREDI.

Disparu ! bien loin… derrière les rochers…

ROBINSON.

Le courant l’aura entraîné vers le sud de l’île. Viens alors courons sur la plage… allumons des feux… Viens… suis-moi… par ici !

VENDREDI.

Oui, mais si le vaisseau revient… par là !… pendant que nous… de ce côté.

ROBINSON.

Tu as raison !

VENDREDI.

Vendredi va gravir la colline et bien regarder.

ROBINSON.

Moi, je traverse l’île, et si le vaisseau a suivi sa route, il est impossible que je n’arrive pas avant lui.

Il s’apprête à partir, prend des armes.

VENDREDI, inquiet.
Oui, mais l’île est bien grande… le maître ne reviendra pas avant le jour… Vendredi sera seul…
ROBINSON.

Prends donc des armes !

VENDREDI.

Vendredi a des jambes… bonnes armes pour se sauver !

ROBINSON, lui présentant une paire de pistolets.

Prouve-moi que tu es homme.

VENDREDI, prenant les pistolets en tremblant.

Oui, maître, oui… un homme ! (A part.) Pas bien sûr encore d’être un homme ! Si Vendredi rencontre les sauvages… il se cachera bien vite avec les tonnerres. Oh ! yo ! yo !… ça qui est plus sûr !

ROBINSON.

Maintenant, embrassons-nous, et que Dieu nous protége !

VENDREDI.

Adieu !… adieu, maître !

Robinson sort rapidement par la gauche, Vendredi par la droite.




Troisième Tableau
LES SAUVAGES

Un coin de l’île, au milieu des rochers. Au fond, un ruisseau coulant vers la mer qui est cachée par de hautes falaises. Il est nuit. Les sauvages ont allumé des feux autour desquels ils sont groupés, tandis que quelques-uns d’entre eux, debout et appuyés sur leurs armes, semblent faire le guet.

Après le lever du rideau, une pirogue vient s’amarrer au fond. On en fait descendre deux prisonniers, Toby et Suzanne. On les conduit sur le devant de la scène. Des guerriers et des femmes viennent s’asseoir autour d’eux et les examinent en silence.



Scène III

TOBY, SUZANNE, Guerriers et Femmes Sauvages.
TOBY, se rapprochant peu à peu de Suzanne.

Suzanne !… ma pauvre petite femme.

SUZANNE, même jeu.
Hélas ! mon cher mari !
TOBY.

En voilà des aventures !…

SUZANNE.

Pourquoi ces sauvages nous ont-ils conduits ici ?

TOBY.

Le paysage manque de gaieté.

SUZANNE.

Ces grands feux me font une peur !…

TOBY.

Après ça, c’est peut-être une attention de ces messieurs… La nuit est froide !

SUZANNE.

Le fait est que ces sauvages n’ont pas l’air trop farouches.

TOBY.

Les femmes, surtout ! Je leur trouve un bon petit air.

SUZANNE.

Prends garde ! Ils semblent comprendre ce que nous disons.

TOBY.

Tu crois ?… quelle chance !… On pourrait essayer de les attendrir…

SUZANNE.

Et de les prendre par les sentiments !

Elle se rapproche peu à peu d’un sauvage en baissant les yeux. Toby s’approche d’une femme et la regarde d’en air sentimental. Le jour commence.

TOBY, baissant la voix.

Madame ! je vous en prie, expliquez-moi ce qu’on veut faire de nous. Jolie comme vous êtes, vous devez être sensible ! Faut-il vous dire que je vous aime !… Je ne reculerai devant rien ! (La femme se lève et s’éloigne.) Pas coquette ! c’est à refaire !…

Il cherche s’il voit une autre femme à laquelle il puisse parler ; toutes s’éloignent.

SUZANNE, s’adressant au sauvage qui la regarde sans bouger.
Monsieur… ayez pitié d’une faible femme… Si vous consentez à favoriser ma fuite, je me sens capable… des plus grands sacrifices… (Le sauvage lui tourne le dos.) Manant ! pas la moindre intelligence de la situation !
TOBY, revenant découragé.

Le blanc ne leur dit rien ! (A Suzanne.) Ah ! quelle idée miss Edwige a-t-elle eue d’entreprendre un semblable voyage !

SUZANNE.

L’espoir de retrouver son fiancé… le pauvre Robinson.

TOBY.

C’était une bonne pensée mais partir au hasard sur je ne sais quels renseignements absurdes, courir les mers et nous entraîner à sa suite !…

SUZANNE.

Pouvions-nous l’abandonner !

TOBY.

Qu’est-elle devenue, depuis deux jours que les sauvages nous ont séparés d’elle ?

SUZANNE.

Oui, qu’est-elle devenue ! Oh ! ces misérables matelots ! se révolter ainsi contre nous, contre leurs chefs !

TOBY.

Nous abandonner tous les trois.

SUZANNE.

Nous jeter en proie aux Caraïbes.

TOBY.

Ce sont tes bavardages qui en sont cause ! Tu ne cessais pendant la traversée de leur parler des trésors que devait posséder Robinson.

SUZANNE.

Et toi ! tu n’en disais pas autant !

TOBY.

Moi, c’est différent, je voulais stimuler leur zèle.

SUZANNE.

Et tu leur as si bien monté la tête que la trahison est venue… et s’ils parviennent à découvrir notre pauvre Robinson… c’en est fait de lui.

TOBY, d’un ton larmoyant.
Et les trésors seront pour eux… tandis que nous… Dieu sait ce qui nous attend chez des gens qui ne parlent pas seulement notre langue.
SUZANNE.

Tu pleurniches maintenant ! Ah ! tous les hommes sont des lâches !

TOBY.

Pardon !… m’as-tu jamais vu avoir peur, moi ? (Poussant un cri de terreur.) Ah !

SUZANNE.

Quoi donc ?

TOBY.

Regarde… ce grand coquin de sauvage qui s’avance vers nous.

SUZANNE.

Ah ! quel air féroce !

TOBY.

Quel coutelas ?…

SUZANNE.

Et quelles dents !

Ce sauvage a paru au fond pendant les derniers mots de la scène ; il a fait signe à ses compagnons de s’éloigner, puis il s’approche de Toby et de Suzanne. Il est tatoué, il a des anneaux dans le nez, un énorme coutelas à sa ceinture.


Scène IV

TOBY, SUZANNE, JIM-COCKS.
TOBY.

Suzanne !… cet homme vous lance des regards étranges !

SUZANNE, à part.

Plût au ciel !…

TOBY.

Vous dites ?

SUZANNE.

Ce sauvage a faim… probablement…

TOBY, suppliant.

Monsieur…

SUZANNE, de même.

Jeune homme !… (A part.) Il semble ému !

TOBY.
Sa langue, mon Dieu, son idiome ?… Ah !… sauvagir… si vous nous sauvir… nous bien vous chérir !… (Le sauvage fait entendre une sorte de grognement.) Pas comprenir.
SUZANNE.

C’est ta prononciation qui l’a heurté !… (D’un ton caressant.) Sauvagik… soyez bien gentik… et laissez-nous rattraper notre brick… (Même grognement.) C’est un tic…

TOBY.

Ah ! c’est fini !… nous ne reverrons plus notre vieille Albion !…

SUZANNE.

Notre bonne ville de Bristol… et notre chère maison…

JIM-COCKS, s’avançant entre eux.

Le petit cottage aux volets verts !…

TOBY et SUZANNE.

Hein !

JIM-COCKS.

Entre la brasserie de Crokford et la rôtisserie de Jim-Cocks !

TOBY.

Il sait notre langue.

SUZANNE.

Et notre adresse !

JIM-COCKS, après avoir regardé si personne ne les observe, retire les

anneaux de son nez. Vous ne me reconnaissez pas ?

TOBY.

Jim-Cocks !

SUZANNE.

C’est lui !

JIM-COCKS.

Et, du reste, ça va bien ?

TOBY.

Pas mal, et vous ?

SUZANNE.

Notre petit voisin !… ici !…

JIM-COCKS.

Oui, mes amis, votre voisin. Le beau, le séduisant Jim-Cocks, naturalisé sauvage après avoir été pris, tour à tour, par les tribus les plus extravagantes, les Nez-Jaunes, les Mains-Rouges et les Pieds-Verts.

TOBY.

Toi que l’on disait si heureux ! si riche !

JIM-COCKS.

C’est comme cela qu’on écrit l’histoire ! Vous me regardez, hein ?… Vous vous rappelez mon teint de lis et de rose ?… Eh bien, mes enfants, voilà ce qu’en ont fait les dames du pays des Nez-Jaunes.

SUZANNE.

Comment ?

JIM-COCKS.

Je ne veux compromettre personne… mais j’ai eu quelques succès… et autant de nuances… autant de victimes… c’est une habitude de l’endroit. Enfin, un jour, dans une affaire commerciale, je fus échangé par ma dernière, la Rosée du Matin, contre une bouteille de rhum.

SUZANNE.

Oh ! l’ingrate !

JIM-COCKS.

Je passai ainsi des Nez-Jaunes aux Mains-Rouges. De ces mains-là je fus sauvé, non plus par ma beauté, mais par mes talents. Je remarquai que, dans leurs fêtes, dominait le côté musique et pantomine… J’avais été comédien !

TOBY.

Oui… oui… je sais.

JIM-COCKS.

J’entrepris d’initier ces sauvages aux douceurs de l’art dramatique. Je montai un opéra !…

SUZANNE et TOBY.

Un opéra !

JIM-COCKS.

Avec les airs et les instruments de la localité. L’opéra de l’avenir. Quelques chanteurs laissaient bien un peu à désirer… mais j’avais eu la chance de tomber sur un ténor… un ténor comme on n’en verra jamais à Londres… ni à Paris, du reste, et pour rien, un pantalon de coutil !

TOBY.

J’aurais voulu assister à la première.

JIM-COCKS.
Il eut un succès fou ! Des colliers de dents d’éléphants, des couronnes de noix de cocos !… tout cela pleuvait à ses pieds !… Je crus ma fortune faite ! Mais, le lendemain, au moment de frapper les trois coups, plus de ténor !…
TOBY et SUZANNE.

Ah !… pourquoi donc ?

JIM-COCKS.

Ses camarades l’avaient mangé.

SUZANNE.

Les jaloux !

JIM-COCKS.

Vous jugez de mon embarras. Ne sachant quelle annonce faire à ce public peu endurant, je me sauvai à toutes jambes… Mais je fus pris par les Pieds… les Pieds-Verts… ceux que vous avez autour de vous.

TOBY.

Ah ! nous sommes chez les ?…

JIM-COCKS.

Ah ! quel peuple celui-là, mes amis ! Et à la hauteur… et sur sa bouche !… Ici, pas de sentiments mesquins, pas de petitesses ! on voit grand ! Les gens vous déplaisent, on les scalpe ! Ils vous plaisent, on les mange !

SUZANNE et TOBY, reculant.

Ah !

JIM-COCKS.

J’avais été cuisinier !… quand on me présenta au chef de la tribu, – entre chef on se doit des égards, – je lui fis signe que j’avais des révélations à faire… des menus inédits à lui soumettre. Ce délicat… ce corrompu comprit mes intentions ; il m’attacha immédiatement à ses fourneaux et je lui fabriquai un mets… le triomphe de la cuisine française… un mets si succulent qu’il m’a donné aux yeux de la tribu un caractère presque divin.

TOBY.

Bah !

SUZANNE.

Et ce mets qui les a tant séduits quel est-il dont

JIM-COCKS.

En voici la recette.

RONDEAU.
Je prends un vase de terre
Au ventre bien arrondi,
J’y mets vingt litres d’eau claire
Et le morceau favori.
Puis je pose la marmite
Sur un feu très-modéré.
Si le feu marchait trop vite
Tout serait dénaturé.
J’ôte avec soin les écumes
Quand le sel les fait monter,
Je plonge alors mes légumes
Et je laisse mijoter.
Une odeur délicieuse
Vient se répandre à l’entour,
Et la tribu curieuse
Regarde et sent tour à tour.
Ils sont là, rangés en cercle,
Nez au vent, montrant la dent…
Je soulève le couvercle,
La vapeur monte en chantant !
Cris d’ivresse des sauvages,
Ils ont dégusté le mets…
C’étaient des anthropophages…
Et j’en ai fait des gourmets !
Pour cette tribu farouche
Aujourd’hui je suis un Dieu
Je les ai pris par la bouche
Au moyen d’un pot-au-feu !
TOBY et SUZANNE.
Au moyen d’un pot-au-feu !
ENSEMBLE.
Pour cette tribu farouche
Maintenant je suis un Dieu ;
il est
Il les a pris par la bouche
Je les ai
Au moyen du pot-au-feu !
TOBY et SUZANNE.

Ah ! ce bon Jim-Cocks !…

JIM-COCKS.
Oui, mes amis, un simple pot-au-feu… mais ils ne le connaissaient pas ! (Changement de ton.) Et c’est, hélas ! de cette façon que je dois vous accommoder tout à l’heure.
TOBY et SUZANNE.

Ciel !

JIM–COCKS.

À moins que vous ne préfériez un tour de broche. Les ordres de la Pluie-qui-Marche sont formels.

TOBY.

La Pluie-qui-Marche ?

JIM–COCKS.

C’est le nom du grand chef des Pieds-Verts. Il m’a fait appeler, vous faites partie de son menu, comme primeurs…

SUZANNE.

Mais ne pourriez-vous pas nous sauver ?

TOBY.

Nous remplacer par quelque autre chose ?…

JIM-COCKS.

Il y a bien la bosse de bison… mais le bison manque… On a l’œil sur moi, je suis surveillé… et si je ne vous accommode pas… c’est moi qu’on accommodera.

SUZANNE et TOBY.

Grâce, mon bon Jim !

JIM–COCKS.

Ça me fend l’âme !… mais je ne puis pourtant me mettre à votre place.

TOBY.

Pourquoi ?… Ce serait d’un grand cœur.

JIM-COCKS.

Attendez !… il y a là-bas, dans une pirogue abritée sous une voile, une jeune femme de notre connaissance.

TOBY.

Miss Edwige !

SUZANNE.

Ma pauvre maîtresse.

JIM-COCKS.
Je me suis fait connaître à elle… elle m’a tout dit et, pour gagner du temps, j’ai soufflé à ces messieurs l’idée de la fiancer au Dieu Saranha, un bonhomme en bois… ignoble… mais très-vénéré. Elle a bu le vin sacré, une drogue qui donne le délire et des rêves joyeux… À son réveil, il y aura fête, danse, et je profiterai du tumulte…
TOBY.

Pour nous faire évader !…

JIM-COCKS.

Non ! pour trancher la question par la moitié ! Je devais vous servir tous les deux, un seul fera l’affaire…

TOBY et SUZANNE.

Un seul !

JIM-COCKS.

Je comblerai le déficit avec de la réjouissance !

SUZANNE.

Horrible ! horrible !

TOBY.

Un seul !… mais alors…

JIM-COCKS.

Elle… ou toi… vous ou lui !… on m’attend. Vous avez cinq minutes pour vous décider, après quoi… je fais allumer la braise !

Il sort.


Scène V

TOBY, SUZANNE.
DUO.
SUZANNE.
O mon Toby,
Mon cher mari !
TOBY.
Ma Suzanne ! trésor chéri !

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

ENSEMBLE.
La mort approche,
Mais bravons-la !
La même broche
Nous unira !
SUZANNE.
Ose-t-il bien, le bon apôtre,
Nous proposer ce choix affreux !
Comme si l’un de nous pouvait vivre sans l’autre !
SUZANNE, l’embrassant.
Oui, comme si nous étions deux
ENSEMBLE.
La mort approche,
Mais bravons-la !
La même broche
Nous unira !
TOBY, réfléchissant.
Et si pourtant, dans sa clémence amère,
Ce cuisinier insidieux
Voulait absolument soustraire
Au supplice l’un de nous deux !
SUZANNE.
Alors, ô mon ami, renonçant à te suivre,
– La femme est ici-bas pour se sacrifier, –
Je me sens le courage affreux de te survivre
Pour passer tous mes jours à pleurer, à prier !
Car, on l’a dit, le sort funeste
Est de survivre à son malheur,
C’est pour celui qui reste
Qu’est toute la douleur !
TOBY.
O sublime folie !
Tu condamnerais ces beaux yeux
A me pleurer toute la vie !
Non, non ! jamais ! à moi ce sort affreux !
Je vivrai !… Je le veux !
Car, tu l’as dit, le sort funeste
Est de survivre à son malheur,
C’est pour celui qui reste
Qu’est toute la douleur !
SUZANNE.
A moi, le fardeau de la vie !
TOBY.
A moi, de pleurer mon amie !
SUZANNE.
A toi, les douceurs du trépas !
TOBY.
Toi, dans le ciel tu m’attendras.
ENSEMBLE.
Car tu l’as dit… le sort funeste
Est de survivre à son malheur.
C’est pour celui qui reste
Qu’est toute la douleur !
TOBY, changeant de ton tout à coup.
Vraiment votre insistance
Me peine infiniment.
SUZANNE.
Que faut-il que je pense
De votre entêtement ?
TOBY.
Je vous trouve la fibre
Bien sensible aujourd’hui.
SUZANNE.
Vous voulez être libre,
Mon aimable Toby !
TOBY.
Épouse scélérate !
SUZANNE.
Mauvais cœur ! âme ingrate !
TOBY.
Je vous comprends, morbleu !
SUZANNE.

Je lis dans votre jeu !

TOBY.
Pour une pauvre fois pourtant
Que d’elle on réclame un service,
Voilà comment la femme entend
Le sacrifice !
SUZANNE.
Quand on aime sa femme, au feu
L’on se jette pour elle,
Vous n’aurez jamais, sarpejeu,
D’occasion plus belle.
TOBY.
Pas si naïf, car j’y vois clair !
SUZANNE.
Ne comptez pas sur moi, mon cher !
ENSEMBLE, en se menaçant.
Eh ! bien !… trêve au reproche !
Et restons là !
La même broche
Tous deux nous unira !

Des sons de conque se font entendre au fond. Toby et Suzanne remontent en tremblant. Vendredi paraît à gauche sur un rocher, en passant sa tête avec précaution entre les plantes sauvages qui le cachent.


Scène VI

Les Mêmes, VENDREDI, caché.
VENDREDI.

Vendredi ne s’était pas trompé… il avait bien reconnu les pas dans les herbes… et sur le sable… Le maître n’a pas voulu croire…

TOBY, regardant au fond.

Ah ! Dieu !… encore des pirogues.

SUZANNE.

Encore des sauvages !

VENDREDI.

Pauvres blancs !… bien malheureux !… Perdus, mangés… si le maître ne vient pas pour les sauver avec son tonnerre… Vendredi n’osera jamais… trop peur… trop peur !

TOBY et SUZANNE.

Ils viennent de ce côté… les voilà !…

VENDREDI.

Oh ! yo !… yo !…

Il disparaît rapidement. Toby et Suzanne se réfugient sous un enfoncement à gauche. Les sauvages arrivent de tous côtés. Les femmes et les enfants dansent devant les guerriers.

Scène VII

Les Mêmes, JIM-COCKS, Le Grand Chef, Guerriers, Femmes et Enfants Sauvages.
FINAL.
CHŒUR DES GUERRIERS.
Guerriers des plages désertes,
Après les combats,
Venez dans les îles vertes,
Enfants des pampas !
CHŒUR DES FEMMES.
Saranha, jour d’ivresse !
Gloire à toi, grand esprit !
Montre-nous la déesse
Dont l’amour te sourit !
CHŒUR GÉNÉRAL.
Écoutez ce murmure,
Tout dans la nature
Est riant.
Un époux digne d’elle
Près de lui l’appelle
En chantant !
BALLET.
CHŒUR, après le ballet.
Point de grâce aux races blanches,
Au vivant butin
Allumez un feu de branches
Pour le grand festin !

Pendant la fin du chœur, Jim-Cocks s’approche du chef et semble prendre ses ordres. Vendredi reparaît caché par les jungles. Il observe attentivement.

JIM-COCKS.
Femmes ! amenez la belle fiancée,
De Saranha le plus puissant des dieux !
Les femmes remontent, une pirogue s’approche.

Scène VIII

Les Mêmes, EDWIGE, voilée, amenée par les femmes. Une jeune sauvage vient à elle et lui ôte son voile. Tout le monde s’approche et la regarde avec surprise.
VENDREDI, frappé d’admiration.
Oh !… la femme blanche est bien belle !
Jour qui paraît et fleur nouvelle,
Rien n’est si beau, rien n’est si doux,
Je voudrais la servir, l’adorer à genoux.

Des femmes se sont approchées d’Edwige et lui ont donné leurs colliers, leurs bracelets. On lui met des fleurs sur la tête. Elle sourit et semble reconnaître des amis dans tous ceux qui l’entourent.

SUZANNE, parlé.
O ma pauvre maîtresse !
TOBY.

Jim-Cocks disait vrai ! ce breuvage !… la tête n’y est plus.

EDWIGE.
ROMANCE.
Joyeux matelots, voici le rivage,
Et le bien-aimé parait à mes yeux.
La brise fidèle ira sur la plage
Porter jusqu’à lui notre chant joyeux !
II
L’autel est paré, chacun vient sourire
A notre bonheur, à ce doux hymen ;
Mais un seul regard me charme et m’attire
Vers le bien-aimé qui me tend la main !
ENSEMBLE.
VENDREDI.
Toi, belle et pauvre femme,
Toi, mourir aujourd’hui !
O toi qui mis la flamme
Au cœur de Vendredi !
TOBY et SUZANNE.
Le bûcher la réclame
Comme nous aujourd’hui
Déjà brille la flamme
Hélas ! tout est fini.
LES SAUVAGES.
Saranha te réclame
Pour épouse aujourd’hui !
Viens, il faut dans la flamme
T’élever jusqu’à lui !
EDWIGE.
Conduisez-moi
Vers celui que j’adore !
Il a ma foi !
Je sais qu’il m’aime encore !
Donnez-moi mes bijoux
Il m’attend, il m’appelle,
Et je veux être belle
Pour lui, pour mon époux.
Du bal je suis la Reine.
Chacun le dit tout bas
Et la valse m’entraîne
Dans ses bras !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.

Pendant cette reprise, on entoure Edwige ; les femmes, en dansant, les hommes en agitant leurs armes. Un grand feu brille au fond. On entraîne Edwige, Toby et Suzanne.

VENDREDI, à part, et se montrant peu à peu.
Dans un instant… la pauvre blanche est morte !
Et Vendredi n’ose la secourir !
Là, vers la flamme, on l’entraîne… on l’emporte.
Sauve-la, bon tonnerre, ou bien… fais-moi mourir !

Vendredi saisit un pistolet et fait feu. Les sauvages s’arrêtent, saisis d’effroi. Vendredi, les voyant hésiter, décharge son second pistolet. Les sauvages se sauvent dans toutes les directions en abandonnant Edwige. Elle tombe évanouie dans les bras de Suzanne, qui vole à son secours.

VENDREDI, se tâtant.

Pas mort !… Oh ! yo ! yo !… ça qui est bon. Et la blanche !… sauvée !…

Il s’élance du rocher près d’Edwige.
TOBY, l’apercevant.

Un enfant !

JIM-COCKS.

Quel gaillard !

Le rideau tombe.




ACTE TROISIÈME

Quatrième Tableau

Le théâtre représente l’intérieur de la grotte de Robinson. La toiture est soutenue vers le milieu par un pilier grossièrement travaillé. À droite, l’entrée du souterrain qui communique avec la plage. Un peu au-dessus se trouve un enfoncement dans lequel est un lit en planches, et qui peut être masqué à volonté par un morceau de voile jeté sur une traverse en bois. – Au fond, un peu à gauche, l’entrée de la grotte, au delà de laquelle on aperçoit une palissade et, encore plus loin, des arbres et le ciel. Une échelle double est appliquée contre la palissade. À gauche, au deuxième plan, un petit caveau au premier plan est une porte faite d’une pierre plate adaptée dans le roc et tournant sur un pivot elle est ouverte au lever du rideau et laisse apercevoir l’extérieur de la grotte quand elle est fermée, rien ne fait soupçonner qu’elle existe.

La grotte est garnie de tous les meubles et ustensiles qui servent à Robinson. Une table, des siéges en bois, des coffres, des tonneaux, des vases d’argile, des bêches, des pioches, des haches et une natte en jonc jetée sur le lit.



Scène PREMIÈRE

VENDREDI, EDWIGE endormie, dans l’enfoncement de droits.
VENDREDI, assis près d’elle.
NOCTURNE.
Beauté qui viens des cieux,
Blanche merveille,
En paix sommeille !
L’ombre couvre tes yeux,
Vendredi veille
Sur tes jours précieux.
Je sens à ta vue
Mon âme émue.
Bonheur nouveau pour moi,
Ton souffle m’enivre
Je voudrais vivre
Et mourir près de toi !
Que sur des fleurs la brise de notre île
Pour te bercer traverse la forêt
Et que sa voix caressante et docile
A ton sommeil murmure mon secret !…
Et que, tout bas, le Grand-Esprit lui-même
Te dise que je t’aime !

Il reste plongé dans sa rêverie. – Toby, parait à gauche et Suzanne vient du fond.


Scène II

SUZANNE, TOBY, VENDREDI.
SUZANNE.

Eh bien ?

TOBY.

Eh bien ! je crois que, de ce côté, nous n’avons rien à craindre.

SUZANNE.

Par là non plus.

TOBY.

On dirait une forteresse.

SUZANNE.

Partout des palissades, des cachettes.

TOBY.

Des souterrains masqués par des jungles ou des pierres tournantes, comme celle-ci des moyens de défense, sans doute.

SUZANNE.

Mais chez qui sommes-nous ?

TOBY.

Et quelle étrange habitation !

SUZANNE.
Qu’importe, si elle nous offre un refuge contre une descente des matelots ou des sauvages.
TOBY.

Ce qui me rassure c’est qu’on a l’air d’y bien vivre. En furetant par là, sous les arbres, nous avons trouvé une espèce de basse-cour et des volailles grasses (Essuyant une larme.) qui m’ont rappelé la patrie. Nous en avons plumé trois ou quatre et Jim-Cockes s’est chargé de la broche.

SUZANNE.

Ne parle donc pas de broche !… quand je pense à celle qui nous menaçait.

TOBY, montrant Vendredi.

Le fait est que sans ce petit diable noir…

SUZANNE.

Mais vois donc comme il veille auprès de la pauvre Edwige ! Il a pris d’elle un soin !

TOBY.

Oui ! il nous l’a fait porter sur des branches d’arbres pendant plus d’une heure.

Vendredi fait retomber le rideau qui cache Edwige.

SUZANNE.

Cher petit homme !… Est-il gentil !

TOBY.

Gentil !… gentil !… c’est un brun, voilà tout !

SUZANNE.

Oui… mais quel brun !

RONDO.
Oui, c’est un brun !
Mais c’en est un
De la rive lointaine,
Où, sous les feux
D’un ciel heureux
L’on voit croître l’ébène !
Oui, c’est un brun !
Mais peu commun
Et, la chose est certaine,
Pour un beau brun
C’est un beau brun !
Puis les bruns ont, voyez-vous,
Un immense avantage !
Ils ne sont ni blonds, ni roux,
Et cela dédommage !
Oui, c’est un brun,
Mais peu commun,
Et la chose est certaine,
Pour un beau brun
C’est un beau brun !
TOBY.

Ah ! les femmes !… toujours de l’exagération.

VENDREDI, qui s’est levé et qui s’approche.

Remerciez tous deux le Grand-Esprit.

TOBY.

Notre reconnaissance lui est acquise.

VENDREDI.

Il aime les belles femmes.

TOBY, à part.

Pas dégoûté, le Grand-Esprit !

VENDREDI.

Il a sauvé Notre reine… elle repose.

TOBY.

Il paraît que c’est l’effet du breuvage après le délire, le calme.

SUZANNE.

Et dis-moi, petit brun, c’est donc ici la maison de ton maître ?

VENDREDI.

Oui, et de son serviteur Vendredi.

SUZANNNE.

Vendredi !… c’est ton nom ?

VENDREDI.

Oui !

TOBY.

Ce n’est pas un nom, ça c’est une date.

SUZANNE.

Et comment est-il fait, ce maître ?

VENDREDI.

C’est un grand chef.

TOBY.

Chef de qui !… chef de quoi ?…

SUZANNE.

Moi je n’ai encore vu qu’un chien et un perroquet.

Un son de conque se fait entendre.
VENDREDI, montrant la gauche au delà de la palissade.

Tenez, le voyez-vous, là-bas, descendre la colline… c’est le maître.

TOBY.

Ça doit être un Européen.

SUZANNE.

Je crois plutôt à un sauvage.

Ils regardent au fond.

TOBY et SUZANNE.

Ah ! la vilaine bête !

Ils se sauvent par la gauche et font retomber la pierre. Vendredi va voir si Edwige n’a pas été réveillée par les cris de Suzanne et de Toby. Robinson parait sur la palissade et s’y arrête un instant, en regardant au loin.


Scène III

ROBINSON, VENDREDI, puis EDWIGE.
ROBINSON.

Je l’ai revu, ce navire !… et déjà je me croyais entraîné par lui vers la patrie : Hélas !… cette douce illusion n’a duré qu’un instant ! (Il descend et vient s’asseoir dans la cabane.) La brume qui venait de terre aura dérobé mes signaux aux yeux de l’équipage, comme elle cachait aux miens ces voiles libératrices. Encore un espoir déçu !

VENDREDI, s’approchant.

Oh ! maître ! ne sois pas triste, Vendredi est si content… si joyeux !

ROBINSON.

D’où te vient cet accès de gaieté ?

VENDREDI.

Ah ! ah ! voilà !

Il montre à Robinson ses deux pistolets dont les chiens sont abattus.

ROBINSON.
Tu t’es servi de tes armes ?… des tonnerres ?… toi, si poltron !
VENDREDI.

Plus poltron ! Vendredi se moque des tonnerres. Pan !… pan !… Vendredi a fait bonne chasse.

ROBINSON.

Et pour ton début, voyons, qu’as-tu tué ?

VENDREDI.

Rien tué du tout.

ROBINSON.

Tu te seras contenté de faire peur au gibier.

VENDREDI.

C’est gibier qui est poltron. Et il courait… Seulement, gibier, c’était des hommes !

ROBINSON, se levant.

Des hommes !

VENDREDI.

Des sauvages de la méchante tribu.

ROBINSON.

Et, sans doute, ils avaient amené des prisonniers, des victimes.

VENDREDI.

Oui, des blancs.

ROBINSON.

O ciel !

VENDREDI.

Trahis, abandonnés par leurs frères, livrés aux Caraïbes.

ROBINSON.

Les malheureux !

VENDREDI.

Pauvres femmes… bien tremblantes.

ROBINSON.

Des femmes !

VENDREDI.

Oh ! maître… la plus grande, une reine, bien sûr !… Elle était belle… oh ! belle !… alors Vendredi n’a pas hésité. Il a pris les tonnerres, et pan ! pan !… plus de sauvages… moi qui est vainqueur !

ROBINSON.
Ah ! brave enfant !
VENDREDI.

Plus d’enfant, maintenant ! Vendredi est un homme.

VENDREDI, étonné.

Oui, un homme plein de courage et qui n’a pas craint d’exposer sa vie pour arracher des infortunés à une mort affreuse. !

VENDREDI.

Oh ! yo yo !… moi qui est content d’être un homme, à présent.

ROBINSON.

Viens, conduis-moi vers ces pauvres gens.

VENDREDI.

Vendredi les a amenés dans ta demeure.

ROBINSON.

Tu n’as pas craint de leur en livrer le secret ! Et si ces prisonniers étaient des ennemis, pourtant.

VENDREDI.

Alors, tuer les hommes et garder les femmes !

ROBINSON.

Il va bien !

VENDREDI, baissant la voix.

Maître !… la reine est là !

ROBINSON.

Là, dis-tu !

VENDREDI.

Elle a bu le breuvage qui endort… Prends garde !

ROBINSON.

Oui, je sais, un réveil trop brusque, la moindre émotion peuvent mettre la vie en danger.

VENDREDI, soulevant peu à peu la rideau qui cache Edwige.

Vois, et dis si la femme dont tu as gardé le souvenir était plus belle.

TRIO.
ROBINSON.
O ciel !… mes yeux ne me trompent-ils pas !
VENDREDI, l’arrêtant du geste.
Prends garde, ô maître, et parle bas !
ROBINSON.
Est-ce un rêve, un prestige !…
Non… non… c’est elle ! Edwige !…
VENDREDI, étonné.
Edwige !…
ROBINSON.
Edwige !… Celle que j’adorais !…
VENDREDI.
Celle que tu pleurais !…
ROBINSON.
C’est elle !…
Que je vois, que j’appelle !…
VENDREDI, montrant Edwige.
Oh ! maître ! attends !
Elle s’éveille !…
ROBINSON.
Elle s’éveille !… Oui… soyons prudents !

Il s’approche doucement d’Edwige, Vendredi se prosterne à ses pieds.

ROBINSON.
Ame de mon âme,
O chère femme !
Reviens à toi ! le danger s’est enfui !…
Celui qui t’adore,
Qui t’implore,
C’est ton amant… c’est Robinson, c’est lui !
EDWIGE, qui s’éveille peu à peu.
La voix qui me disait : Je t’aime
La voix qui m’enivrait jadis
A retenti, c’est bien la même !…

Se levant.

Suis-je, Seigneur, dans votre paradis ?

Elle regarde autour d’elle comme une personne qui s’éveille, et cherche à rappeler ses souvenirs.

ROBINSON, retenu par Vendredi.
Je n’ose m’approcher…
EDWIGE, à elle-même.
Je n’ose m’approcher… Quelle est cette demeure ?
ROBINSON.
Edwige !
EDWIGE.
Edwige ! Ah ! cette voix… celle que tout à l’heure
Dans mon sommeil… c’est elle… encor !…
ROBINSON, s’approchant.
Edwige !… ô mon trésor !
EDWIGE, le voyant.
Ah !… j’ai peur !… mes amis… sauvez-moi !…
ROBINSON, la retenant,
Cher ange !… calme-toi !
Tous nos maux sont finis !…
Je te vois !… je te parle… et tu vis… et je vis !…
EDWIGE, le reconnaissant.
Robinson !…

Elle se jette dans ses bras.

ENSEMBLE.
ROBINSON, EDWIGE.
Mon âme ravie
Se rouvre à la vie,
Notre prière a touché le Seigneur !
Sa bonté suprême
A tout ce que j’aime
Me réunit en ce jour de bonheur.
VENDREDI, à part.
Leur âme ravie
Se rouvre à la vie
Leur prière a touché le Seigneur !
O bonheur suprême !
N’est-ce pas Dieu même
Qui m’a choisi pour être leur sauveur !
ROBINSON.
Mais tu n’étais pas seule ?
EDWIGE.
Mais tu n’étais pas seule ? Oh ! non ! Toby, Suzanne
Avaient suivi mes pas.
VENDREDI, montrant l’extérieur.
Avaient suivi mes pas. Là sous le grand platane
Les prisonniers tremblants…
EDWIGE.
Les prisonniers tremblants… Et Jim-Cocks avec eux !
ROBINSON.
Jim-Cocks…
VENDREDI.
Jim-Cocks… Ils viennent, maître !
ROBINSON, à Edwige.
Jim-Cocks… Ils viennent, maître ! Un instant à leurs yeux
Cache-toi !

Edwige se tient à l’écart.


Scène IV

Les Mêmes, JIM-COCKS, TOBY, SUZANNE, entrant et se jetant aux pieds de Robinson.
JIM-COCKS, TOBY, SUZANNE.
Terrible homme des bois,
J’implore ta clémence
A tes dures lois
Je me soumets d’avance ?
Nous sortons tous les trois
D’une tribu vorace ;
Ah ! pitié ! fais-nous grâce,
Terrible homme des bois !
ROBINSON.
Debout !… c’est aujourd’hui dimanche !
JIM-COCKS, TOBY, SUZANNE
, étonnés.
Debout !… c’est aujourd’hui dimanche.
ROBINSON.
Nous avons assez sommeillé !…
EDWIGE, s’approchant.
Jeanne a mis sa robe blanche.
ROBINSON.
Robert est de neuf habillé.
JIM-COCKS, TOBY, SUZANNE.
Grand Dieu ! cette chanson !…
ROBINSON et EDWIGE.
Amis !… c’est Robinson !…
TOUS.
Robinson !

Ils se prennent mutuellement dans les bras. Vendredi lui-même partage la joie de son maître et de ses amis.

ENSEMBLE.
O bonheur immense !
Le chagrin finit.
C’est la Providence
Qui nous réunit.
ROBINSON.

Edwige ! mes amis !… je vous revois… et toi-même, mon bon Jim-Cocks.

JIM-COCKS.

Hein ! dis donc, nous, les héros, les dandys de Bristol, nous vois-tu faisant ainsi notre rentrée à la taverne ou aux courses quel effet !

ROBINSON, à Edwige et très-ému.

Mais… nos parents… Oh ! parle ! vivent-ils encore et m’ont-ils pardonné ?

EDWIGE.

Ils t’attendent en priant pour toi !

ROBINSON.

Ah ! Dieu !

EDWIGE.

Des naufragés de ton bâtiment avaient été recueillis, ramenés en Angleterre, et, par eux, on savait que d’autres passagers avaient été jetés sur des rives désertes. Dès lors, tes parents et moi, nous n’eûmes plus qu’une seule pensée, réunir les ressources nécessaires pour voler à ta recherche.

ROBINSON.

Ah ! chère famille.

EDWIGE.
Suzanne et Toby, qui se reprochait un peu de t’avoir abandonné, s’étaient offerts à m’accompagner. Six mortelles années s’écoulèrent ainsi. Un jour, enfin, je me trouvai assez riche pour ne plus attendre et courant me jeter aux pieds de nos parents : « Il est temps, leur dis-je, je veux partir ! »
ROBINSON, pleurant et la pressant dans ses bras.

Oh ! mon Edwige !

On entoure Robinson qui pleure, on s’efforce de le consoler.

VENDREDI.

Oh ! yo !… yo !… moi pleurer aussi, mais pas comprendre… ça qui est bête.

ROBINSON.

Et c’est pour partager ma vie d’exil et de souffrance, que vous aurez couru tant de dangers… Car je sais tout, la trahison… l’abandon !…

TOBY.

Sans compter la dent de ces messieurs.

JIM-COCKS.

Pour ça, je me serais bien chargé de vous en tirer.

SUZANNE.

Vous ! vous n’auriez fait que la moitié de la besogne, et encore, ça pouvait être la mauvaise. Tandis que lui (Poussant Vendredi près d’Edwige.) le voilà notre vrai sauveur !

EDWIGE.

En effet… je me rappelle… ce bûcher, ces flammes sinistres… et puis un enfant qui me recevait mourante dans ses bras !

TOUS.

C’était lui !

ROBINSON.

Lui, mon compagnon d’exil, mon frère !… Un jour aussi je le sauvai… Ah ! comme il m’a bien payé sa dette en te rendant à moi.

EDWIGE.

Et comme je vais l’aimer pour tout le bonheur qu’il nous donne !

VENDREDI, à part.

Aimer !… Elle !… aimer Vendredi ! (Prenant Robinson à part, pendant que les autres personnages remontent et inspectent la grotte.) Oh maître !… maître !

ROBINSON, avec bonté.
Oui, cher enfant, tu me vois bien heureux ! Et ce bonheur que Dieu m’envoie, tu en auras ta part, comme tu l’as eue, déjà, dans tous les bienfaits dont il m’a comblé !
VENDREDI.

Oh ! le maître est bon, généreux, il partagera tout avec Vendredi, n’est-ce pas ?

ROBINSON.

Oui… tout !

VENDREDI.

Tout ! et la femme blanche aussi ?

ROBINSON, souriant.

Ah ! non… non !… Là s’arrêtera ma générosité.

VENDREDI, très–surpris.

Pourquoi ?…

ROBINSON.

Parce que l’amour d’une femme est le trésor le plus grand que l’homme puisse posséder en ce monde, et ce trésor, on ne le partage pas… on le garde pour soi, pour soi seul !

VENDREDI, à part et regardant Robinson qui va rejoindre Edwige.

Pour soi seul ! Ça qui est méchant… ça qui est injuste !

Il va d’un air sombre s’asseoir à l’écart.

JIM-COCKS, . Il s’est affublé d’un lambeau de voile en guise de tablier, il tient d’une main une marmite et de l’autre deux ou trois volailles plumées.

Ah çà, mes bons amis, l’âme et le cœur étant satisfaits, songeons à la nature, elle a ses exigences et il me semble qu’un bouillon réparateur.

SUZANNE.

On peut se fier à Jim-Cocks, il en a la recette.

TOBY.

Et rien ne creuse comme de retrouver des amis.

ROBINSON.

Moi, je vais parcourir la colline, car c’est maintenant, Edwige, que l’espoir de la délivrance me devient plus cher. La brume s’est dissipée, peut-être reverrai-je le navire.

EDWIGE.

Quel navire ?

ROBINSON.
Un brick au pavillon portugais, qui depuis hier semblait croiser en vue de l’île.
EDWIGE.

Ah ! Dieu veuille qu’il se soit éloigné pour toujours !

ROBINSON.

Que veux-tu dire ?

EDWIGE.

Ce navire… c’était le nôtre !

ROBINSON.

Celui qui vous avait abandonnés !

SUZANNE.

Oui, un équipage de bandits qui avaient juré notre perte.

TOBY.

Pour s’emparer des trésors que, sur nos folles espérances, ils pensaient trouver dans ta retraite.

Vendredi se lève et écoute.

JIM-COCKS.

Ah ! mais… ah !… mais… voilà qui gâterait le bouillon.

SUZANNE.

Si ces brigands venaient à nous découvrir, ils nous feraient regretter les sauvages.

ROBINSON.

Rassurez-vous ! Les Caraïbes ont vingt fois parcouru cette île sans découvrir ma demeure. Pourtant il faut prendre nos précautions. Toi, Vendredi, surveille les approches de la palissade et ce passage qui conduit à la mer. Moi, je cours éteindre les feux que j’avais allumés.

EDWIGE.

Ah ! je ne te quitte pas !

ROBINSON.

Viens donc ! Le ciel qui nous a réunis saura bien nous défendre.

TOUS.

Hâtez-vous ! hâtez-vous !

Il disparaît avec Edwige derrière la palissade.

Scène V

JIM-COCKS, TOBY, SUZANNE, VENDREDI.
VENDREDI, se relevant et se mettant à marcher avec agitation il tape sur la table, il renverse les escabeaux.

Ah !… ah !… danger maintenant… Allez !… allez !… Vendredi a sauvé tout le monde… Vendredi sauvera plus personne.

SUZANNE, effrayée.

Qu’est-ce qu’il a ?…

TOBY, de même.

Qu’est-ce qui lui prend ?…

VENDREDI.

Moi colère… moi furieux !…

JIM-COCKS.

Ah ! mes enfants… l’hydrophobie dans ces climats chauds… méfions-nous… Voyons, voyons… petit… qu’as-tu ?…

VENDREDI, grinçant des dents.

Ce que j’ai !…

Tout le monde recule et se gare.

COUPLETS.
Maître avait dit
A Vendredi :
Nous partagerons sur la terre
Toute joie et toute misère !
Tant que maître était malheureux,
Peine et douleur étaient à deux !…
Mais quand j’attends pour récompense
Ma part de joie et d’espérance,
Maître aujourd’hui
Veut tout pour lui !

Trépignant.

Oh ! yo ! yo !…
Ça qu’est pas beau !
Ça qu’est méchant
Et révoltant !
Maître est ingrat
Mais il verra
L’enfant se vengera !…
Il verra !…
JIM-COCKS.

Voilà l’affaire !…

TOBY.

Il rage !…

SUZANNE.

Mais il n’est pas enragé !

VENDREDI.
DEUXIÈME COUPLET.
Maître avait dit
À Vendredi :
Le plus grand bonheur de notre âme
Nous vient de l’amour d’une femme.
Ce bonheur qu’il n’osait rêver,
Vendredi croyait le trouver
Mais lorsque la reine elle-même,
Permet que son esclave l’aime,
Maître aujourd’hui
Veut tout pour lui !
Oh ! yo ! yo !
Ça qu’est pas beau !
Maître est ingrat !…
Mais il verra
L’enfant se vengera.
Il verra !…
TOBY.

A-t-on vu, ce petit…

JIM-COCKS.

De la jalousie.

SUZANNE.

Je ne hais pas ce sentiment chez un homme.

TOBY.

Et ça parle de se venger !

JIM-COCKS.

Je connais les sauvages, il en serait capable et nous sommes pas hors d’affaire !

TOBY.
Tâchons de le calmer… Suzanne, mets-y du tien.
SUZANNE.

Voyons, petite fleur d’ébène, pas de colère, de violence… Tu étais gentil tout à l’heure et tu te défigure… Hou !… qu’il est vilain.

Vendredi la regarde de côté, moitié colère, moitié riant.

TOBY.

Il a souri…

JIM–COCKS.

Laissez-moi faire maintenant !… J’ai été avocat… la larme est indiquée !

A Vendredi, en déclamant.

Te venger disais-tu !… te venger de ton maître !… Qu’as-tu donc fait pour lui… la cuisine peut-être ?…

TOBY, le poussant.

Pas en vers.

JIM-COCKS.

Pardon ! (Reprenant avec simplicité.) Et parce qu’aujourd’hui, monsieur votre cœur commence à s’éveiller… nous parlons d’ingratitude !… mais l’ingrat, c’est toi…

SUZANNE.

C’est toi, petit monstre.

JIM-COCKS.

Toi, qui oublies en un instant les bienfaits, l’affection de celui qui… enfin… est-ce clair ?

VENDREDI, ému.

Pourquoi le maître m’a-t-il dit que l’amour c’était un regard… un sourire… que l’on voyait un jour et qui s’emparait de tout notre cœur…

SUZANNE, à part.

Voilà un garçon qui saura aimer !

JIM-COCKS.

Ton maître t’a égaré… Mes enfants, il l’a égaré.

SUZANNE, vivement.

Ramenons-le.

TOBY.

Oui, mettons-nous-y tous !

SUZANNE, à part.
Ce n’est pas lui qui aurait offert à sa femme de lui survivre.
JIM-COCKS, prenant Vendredi par la main.

Mon ami, ton maître est un rêveur… la solitude… il est excusable. – Mais crois-en un peintre, – j’ai été peintre, – un artiste qui, avant de passer la ligne… l’avait beaucoup étudiée… Un regard, un sourire, de la poésie, fadaises !… amour vrai ne s’égare pas dans les détails.

VENDREDI.

Que veux-tu dire ?

JIM-COCKS.

Écoute. (Aux autres.) Soutenez-moi.

TERZETTO.
JIM-COCKS.
Veux-tu, mon bonhomme,
Veux-tu qu’à mon tour,
Je t’apprenne comme
Je comprends l’amour ?
TOBY ET SUZANNE.
Veux-tu, mon bonhomme,
Veux-tu qu’à son tour,
Il t’apprenne comme
Il faut voir l’amour ?
JIM-COCKS.
L’amour platonique
Certe est fort joli,
Mais l’amour plastique
A son charme aussi.
VENDREDI, répétant.
A son charme aussi !
JIM-COCKS.
Quand mon œil se lève
Sur une beauté,
Je préfère au rêve
La réalité.
VENDREDI.

La réalité !

JIM-COCKS.
Je dis, je l’avoue,
Qu’on est maladroit
Quand on a la joue
D’embrasser le doigt.
J’aime un doux sourire,
Mais je ne crois pas
Qu’un baiser soit pire
Et manque d’appas !
Le souverain maître
Qui fit tout au mieux
Nous créa pour être
Cent fois amoureux !
VENDREDI.
Cent fois amoureux !
JIM-COCKS.
Un jour c’est par l’âme,
Demain par les yeux…
Une seule femme…
Ça rend malheureux…
La nature même
Le dit au printemps
C’est l’amour qu’on aime
Quand on a quinze ans !
VENDREDI, regardant Suzanne.
C’est l’amour qu’on aime
Quand on a quinze ans !
SUZANNE.
Quand on a quinze ans !
ENSEMBLE.
Voilà, mon bonhomme,
Voilà sans détour
Et sans phrase comme
Il faut voir l’amour !
VENDREDI, prenant le bras de Suzanne.

Oui… oui… Vendredi comprend…

TOUS.

Il est ramené !

VENDREDI.

Amour, jolis doigts… jolie main !

Il baise la main de Suzanne.

JIM-COCKS, à Toby.

Hein ! vois-tu, le sauvage ! très-intelligent, le sauvage.

TOBY.

Très-fort !

VENDREDI.
La main, pas assez.
TOBY.

Comment, pas assez !

VENDREDI.

Non, la joue !

Il embrasse Suzanne.

TOBY.

Eh bien !… eh bien ! qu’est-ce qu’il fait donc ? Suzanne !

SUZANNE.

Mon ami, l’intérêt commun, tu sais ?… En présence d’un danger, le sacrifice ! Je me sacrifie !

TOBY.

Pardon !… pardon ! Je n’entends pas…

SUZANNE.

Ne vas-tu pas être jaloux !

JIM-COCKS.

Cet enfant suit une logique, on ne remonte pas les courants.

TOBY.

Non, mais on s’en gare !

Il entraîne Suzanne.

SUZANNE, à part.

Oh ! les bruns !

Vendredi va pour la suivre, Jim-Cocks le retient.

JIM-COCKS.

Vous verrez qu’il faudra l’arrêter. On te la rendra. (A part.) Il se civilise !

Jim-Cocks sort avec Toby et Suzanne par la droite.


Scène VI

VENDREDI, seul.

Petit blanc, bien gentil et pas méchant ! Vendredi partagera tout avec lui. (Il referme la porte.) Mais la reine… Edwige !… Oh ! la reine… Vendredi comprend à présent… Vendredi doit l’adorer à genoux… et demander pardon à maître… parce que maître est un Dieu pour Vendredi… mais la petite blanche… Oh ! yo ! yo !… ça qu’est l’amour !… (Musique à l’orchestre. Vendredi écoute.) Bruit de pas !… C’est le maître !… il accourt… qu’a-t-il donc ?


Scène VII

VENDREDI, ROBINSON, puis TOBY et JIM-COCKS.
ROBINSON.

Enfant !… nous sommes perdus ! Les bandits qui ont livré nos amis et juré ma perte ont débarqué dans l’île…

VENDREDI.

Ah ! pauvre maître.

ROBINSON.

Caché parmi les jungles, j’ai tout vu, tout entendu ! Ils ont découvert, pillé mon enclos du rivages et pendant que les uns boivent et s’enivrent, les autres se sont mis à la recherche de mes trésors…

VENDREDI.

Et la reine !… et maîtresse Edwige ?…

ROBINSON, montrant le fond.

Là… abritée encore sous un rocher avec Suzanne et, toutes deux, priant le ciel de ne pas nous abandonner ! mais, dans un instant peut-être les matelots auront trouvé ce passage… il faut fuir… gagner la forêt…

TOBY, entrant.

La forêt !… Ah ! mon ami !… En voici bien d’une autre… la forêt est pleine de sauvages. Jim-Cocks a vu leurs traces.

JIM-COCKS.

Hélas, oui !… J’ai vu les traces et les bonshommes… C’est une tribu qui m’est tout à fait inconnue.

VENDREDI, à part.

Si c’étaient les Tamayos !… la tribu de Vendredi !

ROBINSON, accablé.

Partout des dangers !… Partout des ennemis !

JIM-COCKS.

Au moins, s’ils pouvaient se dévorer entre eux !

TOBY.
Que devenir ?… que faire ?
ROBINSON.

Sauver, à tout prix… les êtres qui nous sont chers !

TOBY.

J’allais le dire, mon ami, j’allais le dire !

ROBINSON.

Un seul espoir nous reste ! Atteindre le navire, délivrer les matelots restés fidèles et enchaînés à bord par ces misérables ! Pour cela, il faut nous emparer de leur chaloupe !

TOBY.

C’est ça, emparons-nous de la chaloupe !

JIM-COCKS, à part.

Si nous pouvons !

ROBINSON, à Vendredi.

Surveille le souterrain et les matelots…

VENDREDI.

Oui, maître !

ROBINSON, à Jim-Coks.

Épie les mouvements des sauvages. (A Toby.) Toi, prends des armes… Ensuite, à la pointe de l’île !… C’est là qu’il nous faudra combattre… et mourir peut-être !…

VENDREDI, à part.

Lui… combattre… mais pas mourir !… (Indiquant le souterrain et le côté où l’on a signalé les matelots.) Eux plus forts que nous… moi plus malin qu’eux !…

Vendredi sort par le souterrain, Jim-Cocks par la pierre tournante Robinson et Toby par le fond.

Changement.
Cinquième Tableau

Le bord de la mer. Partout des rochers et des cèdres immenses dont les branches supérieures se réunissent en formant une voûte sombre, tandis que les branches basses s’inclinent et retombent dans la mer. Au fond, à gauche, un roc escarpé au sommet duquel on arrive par un sentier tortueux. Au pied de ce roc est une chaloupe gardée par quelques matelots. À droite, à l’avant-scène et presque entièrement cachée par les lianes, l’entrée du souterrain.



Scène VIII

ATKINS, JAMES, PETERS, Matelots, puis ROBINSON, TOBY, JIM-COCKS, et enfin EDWIGE et SUZANNE.

Au changement, Atkins et les matelots arrivent du fond et se réunissent aux matelots qui gardaient la chaloupe. Ils défoncent les barriques et se mettent à boire. Scène d’ivresse et de désordre.

ATKINS et le CHŒUR.
Buvons !… Buvons !…
Chers compagnons !
Quelle bonne affaire
Pour de pauvres gens qui, six mois durant,
On bu de l’eau claire !
Quelle bonne affaire
De boire ce rhum enivrant !
Noyons-nous dans l’ivresse
Et narguons l’avenir,
Oublions la richesse
Que nous pensions saisir.
Cette ingrate maîtresse
Ne vaut pas nos regrets.
Noyons-nous dans l’ivresse
Et nous verrons après !
Pendant le chœur, Robinson, Toby et Jim-Cocks paraissent au fond sur le rocher parmi les arbres et les branches basses qui les cachent. Les matelots se remettent à boire, les uns assis sur les rochers, les autres couchés dessous les arbres.
ROBINSON, les montrant à Toby et à Jim-Cocks.

Voyez ! l’ivresse commence à les gagner.

JIM-COCKS.

Si nous pouvions nous emparer de leurs armes.

TOBY.

Et Vendredi, qu’est-il devenu ?

JIM-COCKS.

Pourvu qu’il ne nous trahisse pas.

ROBINSON.

Gagnons du temps, cachez-vous et soyez attentifs.

Il s’avance.

JIM-COCKS, voulant le retenir.

Que fais-tu ?

ROBINSON.

Il leur faut une proie !

Il fait signe à ses amis de se cacher et s’avance sur la pente du rocher.

ATKINS, aux matelots.

Allons, amis, encore un verre à la santé de Robinson !

TOUS.

À la santé de Robinson !

ROBINSON, se montrant.

À la vôtre, camarades !

TOUS.

Hein !… qu’est cela ?

ROBINSON.

Ah ! ah !… Je vous ai fait peur, mes braves ! hein !… avouez que vous avez cru voir le diable en personne.

ATKINS, à part.

C’est notre homme.

TOUS.

C’est Robinson.

ROBINSON.

Lui-même, vous l’avez dit.

ATKINS, bas à un groupe de matelots.
Il se livre ! attention !
ROBINSON.

Vous avez vu les feux allumés par moi.

ATKINS.

Oui.

ROBINSON.

Et c’est le désir de sauver un malheureux qui vous a conduits sur cette plage ?

ATKINS.

Naturellement.

ROBINSON, leur prenant les mains.

Ah ! mes amis, mes libérateurs ! pardonnez-moi ! Je vous avais pris d’abord pour des corsaires, des bandits.

TOUS.

Hein !…

ROBINSON.

Et je m’étais caché de vous !… de vous qui ne songiez qu’à ma délivrance !… Eh bien, vous serez récompensés !

ATKINS.

Où veut-il en venir ?

ROBINSON.

Tous les plaisirs, toutes les joies de la vie, et de l’or, de l’or à pleines mains, voilà ce que Robinson va vous donner (Mouvement des matelots.) Oui, apprenez, que mon navire, quand il s’est brisé sur ces écueils, rapportait en Europe des richesses immenses.

ATKINS.

On nous l’avait dit.

ROBINSON.

Ces richesses, je les ai recueillies, conservées précieusement ! Ici, autour de vous, vous trouverez de l’or, des diamants, des pierres précieuses.

ATKINS.

Mais où donc ?…

LES MATELOTS.
Où donc ?
TOUS.

Parle… parle vite !

ROBINSON.

Là !… et je vais vous les livrer !

Il s’avance vers le rocher de gauche et d’un coup de hache, il brise la palissade et les jungles, derrière lesquels sont les trésors. Les matelots se précipitent vers le caveau et y pénètrent en désordre.

ROBINSON, remontant vers le fond.

Et maintenant !… à nous, leurs armes !

Toby et Jim-Cocks, qui l’ont suivi des yeux, se glissent vers les armes abandonnées, et, aidés par Robinson, les emportent sur le rocher du fond. Pendant ce temps, les matelots ont retiré de la grotte des coffres qu’ils apportent en scène et qu’ils ouvrent.

FINAL
CHŒUR DES MATELOTS
A nous cette richesse
Qui cherchait à nous fuir !
C’est au fond de l’ivresse
Qu’on devait la saisir !
Cette ingrate maîtresse
Nous lassait de refus,
Et sa main nous caresse
Quand nous n’y pensons plus !

Pendant ce chœur, Suzanne et Edwige rejoignent leurs amis sur le rocher du fond. Après le chœur des matelots, on entend au loin dans la forêt, le chant des Tamoyos, auquel répond sur la mer la voix de Vendredi. On s’arrête étonné, on écoute. Tableau.

EDWIGE, SUZANNE, ROBINSON, TOBY, JIM-COCKS.
Le chant des Tamoyos !
LES MATELOTS, à l’avant-scène.
Ce sont les Tamoyos
Dans la forêt… dans leurs canots !
Loin de ces rivages
Au plus vite, partons, amis !
Ils referment les coffres et vont pour gagner le fond, mais ils s’arrêtent à la vue de Robinson et de ses amis, qui les menacent de leurs propres armes.
ROBINSON.
Trop tard !…
LES MATELOTS.
Compagnons, nous sommes trahis !…
ROBINSON, et les AUTRES PERSONNAGES.
Voici des vengeurs, des amis !

Scène IX

Les Mêmes, VENDREDI, MATELOTS, Sauvages de la Tribu des Tamoyos.

Vendredi paraît au fond dans la barque montée par les matelots délivrés, les sauvages garnissent en même temps les rochers et de toutes parts on menace les matelots révoltés. Edwige accourt dans les bras de Robinson. Suzanne se réfugie près de Toby.

VENDREDI, sautant à terre.
Le maître est libre ! à lui le grand navire !
ROBINSON.
Ah ! cher enfant !… Je t’aime et je t’admire !
VENDREDI.
Vendredi nager jusqu’au vaisseau.
Plus peur du feu, plus peur de l’eau !
Et ceux de ma tribu, tous prêts à te défendre !

Il s’élance dans la grotte.

ROBINSON, aux matelots.
Allons, coquins, il faut vous rendre !
LES MATELOTS et ATKINS, à genoux.
Pitié ! pardonnez-nous !
ROBINSON.
J’ai vécu seul ici, vous y vivrez bien tous !
Je me suis défendu, par Dieu ! défendez-vous.
VENDREDI, rentrant.
Cassette… et parasol… et Jacquot et Fidèle !…
ROBINSON.
Tous nos trésors !
VENDREDI, montrant Edwige.
Tous nos trésors ! Maître, ils seront pour elle !
SUZANNE.
Ah ! comme le voilà chargé !
TOBY.
Enfant ! je suis ton obligé,
Fais-moi donc porter quelque chose.
JIM-COCKS.
Le petit gaillard, je suppose,
Ne demande pas mieux.

Vendredi donne tout à Toby, puis il prend le bras de Suzanne.

VENDREDI.
Oh ! yo ! yo !… les jolis yeux !
JIM-COCKS.
Quel instinct !… c’est merveilleux.
EDWIGE, à Robinson.
Lorsqu’à jamais la douleur cesse,
Pourquoi ces larmes dans tes yeux ?
ROBINSON, jetant un regard autour de lui.
Je ne puis sans tristesse
M’éloigner de ces lieux !

Remontant et étendant son bras vers la mer.

Partons, amis, la voilà !
Notre patrie adorée !
Vers la terre sacrée
Le ciel nous guidera.
CHŒUR.
Partons, amis, la voilà !
Notre patrie adorée !
Vers la terre sacrée,
Le ciel nous guidera !

Robinson a conduit Edwige dans la barque. Ses amis s’apprêtent à y prendre place avec lui. – Les matelots abandonnés font un mouvement vers la chaloupe, et sont arrêtés par les sauvages qui les menacent de leurs flèches.



FIN.
  1. Béranger, (les Bohémiens.)