Robinson Crusoé (Saint-Hyacinthe)/Préface du traducteur (1)

Traduction par Thémiseul de Saint-Hyacinthe.
Texte établi par Charles-Georges-Thomas Garnier (1p. 11-16).


PRÉFACE
DU TRADUCTEUR.


Le livre dont on donne ici la traduction au public, a été extrêmement goûté en Angleterre, & il s’en est débité un nombre prodigieux d’exemplaires ; je ne m’en étonne pas. Jamais on n’a vu dans la vie d’un seul homme, un tissu si merveilleux d’aventures surprenantes ; jamais on n’a vu un assemblage d’événemens extraordinaires, relevé par une si grande variété ; & tous ceux qui on fait quelque réflexion sur l’esprit humain, savent jusqu’à quel point il s’attache à la variété jointe au merveilleux.

Il est vrai qu’il aime encore naturellement la vérité, & qu’il ne jouit jamais si pleinement des agréables impressions que le surprenant & le varié sont pour lui, que lorsqu’il croit avoir raison de se persuader que ces impressions, & les sentimens vifs & animés qui en sont les effets, sont produits par des objets véritables.

C’est conformément à ce principe, que ceux qui s’efforcent à nous amuser par des romans & par des fables, tâchent de nous dédommager de la vérité par une vraisemblance habilement ménagée. On sait qu’on va lire des fables ; mais on oublie qu’on en lit ; & l’imagination, qui dans la liaison des objets qu’on lui présente, ne trouve rien qui se choque & qui se heurte, s’y attache avec tant d’ardeur, qu’elle donne rarement à la raison le loisir de venir l’interrompre dans ses amusemens. Il arrive pourtant quelquefois, sur-tout à ceux dont le bons sens est cultivé, & qui se sont habitués à en faire usage, d’être assez maîtres de leur imagination, pour ne lui pas laisser long-tems la jouissance paisible d’un plaisir causé par l’arrangement artificieux d’une quantité d’images fausses.

Le roman est par conséquent de beaucoup inférieur à l’histoire, quand on ne les compareroit que du côté du plaisir qu’on tire de leur lecture.

Dans la dernière on goûte le merveilleux sans interruption & sans inquiétude, & l’on a la satisfaction de se divertir d’une manière que la raison avoue & qu’elle augmente, en nous assurant que nous ne sommes pas les dupes de celui qui nous amuse.

Il est aisé de voir par-là qu’il est de l’intérêt de l’éditeur de cette traduction, de persuader au public qu’il leur donne une histoire véritable ; mais il a trop d’intégrité pour décider positivement là dessus : tout ce qu’il peut dire, c’est qu’il trouve la chose très-probable ; en voici la principale raison.

L’ouvrage dont il s’agit ici n’est pas seulement un tableau des différentes aventures de Robinson Crusoé : c’est encore une histoire des différentes situations qui sont arrivées dans son cœur. Les unes & les autres répondent avec tant de justesse aux événemens qui les précèdent, qu’un lecteur capable de réflexions sent de la manière la plus forte, que dans les mêmes circonstances il est impossible de n’être pas agité par les mêmes mouvemens.

Il est difficile de décrire d’une manière naturelle & pathétique, les différentes situations du cœur, si on ne le copie d’après ses propres sentimens ; mais j’avoue que cela est possible, & que de ce côté-là, l’art & la force de l’imagination, peuvent mettre à-peu-près la fiction au niveau de la vérité. On auroit tort pourtant de soupçonner l’auteur de cette histoire d’une habileté & d’un génie propres à nous en imposer d’une manière si adroite. On n’y voit rien qui sente l’homme de lettres On y découvre plutôt un pauvre marinier, qui est bien embarrassé à faire passer ses idées dans l’esprit de ses lecteurs : son style est rempli de répétitions ; au lieu de réflexions, il nous donne souvent des sentimens tout cruds, qui deviennent pourtant des réflexions sensées & justes en passant dans un esprit cultivé. Le bon sens qu’on entrevoit dans ses expressions est, pour ainsi dire, brut & privé de cette politesse & de cette forme que l’étude & le commerce des honnêtes gens sont capables de prêter à une justesse d’esprit naturelle.

Je conviens qu’il paroît beaucoup d’industrie dans la description qu’on voit dans cette histoire, de tout ce que notre aventurier a fait pour sa conservation, & pour rendre sa solitude la moins désagréable qu’il étoit possible. Mais on auroit tort d’insérer de-là que l’auteur doit être un habile homme. On sait à quels efforts la nécessité porte l’esprit humain. On sait que les brutes mêmes sont d’excellens machinistes, quand il s’agit de leur conservation ou de leur commodité, & nous sommes souvent étonnées de la justesse des mesures qu’elles prennent pour se procurer le bien & pour éviter le mal.

Le défaut de génie & de lumières que je trouve dans cette histoire, n’en doit point dégoûter le lecteur ; la naïveté en fait le caractère essentiel ; & dans une pareille relation, elle vaut infiniment mieux que la finesse d’esprit.

Il y a pourtant des personnes qui y découvrent une grande finesse bien dangereuse. Ils s’imaginent que ce livre a été fait pour sapper la base de la religion ; mais il n’est pas possible de donner dans un rafinement plus bizarre. Il ne se peut rien trouver de plus orthodoxe que le pauvre Robinson Crusoé ; rien n’est plus édifiant que les réflexions continuelles qu’il fait, pour justifier la providence divine dans toute sa conduite avec les hommes ; rien de plus exemplaire que sa résignation dans tous les malheurs sous lesquels il est obligé de gémir.

Si son but avoit été de répandre un venin caché dans ses ouvrages, il en avoit une occasion très-naturelle, quand s’étant assujetti un sauvage du continent, il s’efforçoit à jeter dans l’ame de ce barbare les premiers fondemens de la religion chrétienne. Il étoit le maître de prêter à ce sauvage toutes les difficultés qu’il pouvoit croire embarrassantes. Mais bien loin de-là, il lui donne une raison très-souple, & lui fait recevoir les principes de nos dogmes avec une grande docilité.

Il est vrai qu’une seule fois ce sauvage lui fait une question sur la compatibilité de la puissance du démon avec la toute-puissance divine, & que son maître n’a pas l’esprit d’y répondre ; mais la seule raison en est, qu’il n’étoit pas grand clerc, & qu’il s’étoit mis dans l’esprit les idées les plus populaires des opérations du démon sur le cœur humain.

Voilà tout ce que j’ai à dire au lecteur sur l’ouvrage même ; je ne m’étendrai pas beaucoup sur la traduction ; elle n’est pas scrupuleusement littérale, & l’on a fait de son mieux pour y applanir un peu le style raboteux, qui dans l’original sent un peu trop le matelot, pour satisfaire à la délicatesse françoise. Cependant on n’a pas voulu le polir assez, pour lui faire perdre son caractère essentiel, qui doit être hors de la juridiction d’un traducteur fidèle. On a eu soin en récompense d’abréger les répétitions des mêmes pensées, ou de les déguiser par le changement des termes.