Robinson Crusoé (Borel)/98

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 353-360).

Combat à la Poix.



la vue de cette multitude, la position vraiment n’était pas tenable, nos hommes commencèrent à s’effrayer, et se mirent à nous crier qu’ils ne savaient que faire. Je commandai aussitôt à ceux qui travaillaient sur les échafaudages de descendre, de rentrer dans le bâtiment, et à ceux qui montaient les chaloupes de revenir. Quant à nous, qui étions à bord, nous employâmes toutes nos forces pour redresser le bâtiment. Ni ceux de l’échafaudage cependant, ni ceux des embarcations, ne purent exécuter ces ordres avant d’avoir sur les bras les Cochinchinois qui, avec deux de leurs barques, se jetaient déjà sur notre chaloupe pour faire nos hommes prisonniers.

Le premier dont ils se saisirent était un matelot anglais, un hardi et solide compagnon. Il tenait un mousquet à la main ; mais, au lieu de faire feu, il le déposa dans la chaloupe : je le crus fou. Le drôle entendait mieux que moi son affaire ; car il agrippa un payen, le tira violemment de sa barque dans la nôtre, puis, le prenant par les deux oreilles, lui cogna la tête si rudement contre le plat-bord, que le camarade lui resta dans les mains. Sur l’entrefaite un Hollandais qui se trouvait à côté ramassa le mousquet, et avec la crosse manœuvra si bien autour de lui, qu’il terrassa cinq barbares au moment où ils tentaient d’entrer dans la chaloupe. Mais qu’était tout cela pour résister à quarante ou cinquante hommes qui, intrépidement, ne se méfiant pas du danger, commençaient à se précipiter dans la chaloupe, défendue par cinq matelots seulement ! Toutefois un incident qui nous apprêta surtout à rire, procura à nos gens une victoire complète. Voici ce que c’est :

Notre charpentier, en train de donner un suif à l’extérieur du navire et de brayer les coutures qu’il avait calfatées pour boucher les voies, venait justement de faire descendre dans la chaloupe deux chaudières, l’une pleine de poix bouillante, l’autre de résine, de suif, d’huile et d’autres matières dont on fait usage pour ces opérations, et le garçon qui servait notre charpentier avait justement à la main une grande cuillère de fer avec laquelle il passait aux travailleurs la matière en fusion, quand, par les écoutes d’avant, à l’endroit même où se trouvait ce garçon, deux de nos ennemis entrèrent dans la chaloupe. Le drille aussitôt les salua d’une cuillerée de poix bouillante qui les grilla et les échauda si bien, d’autant qu’ils étaient à moitié nus, qu’exaspérés par leurs brûlures, ils sautèrent à la mer beuglant comme deux taureaux. À ce coup le charpentier s’écria : — « Bien joué, Jack ! bravo, va toujours. » — Puis s’avançant lui-même il prend un guipon, et le plongeant dans la chaudière à la poix, lui et son aide en envoient une telle profusion, que, bref, dans trois barques, il n’y eut pas un assaillant qui ne fût roussi et brûlé d’une manière piteuse, d’une manière effroyable, et ne poussât des cris et des hurlements tels que de ma vie je n’avais ouï un plus horrible vacarme, voire même rien de semblable ; car bien que la douleur, et c’est une chose digne de remarque, fasse naturellement jeter des cris à touts les êtres, cependant chaque nation a un mode particulier d’exclamation et ses vociférations à elle comme elle a son langage à elle. Je ne saurais, aux clameurs de ces créatures, donner un nom ni plus juste ni plus exact que celui de hurlement. Je n’ai vraiment jamais rien ouï qui en approchât plus que les rumeurs des loups que j’entendis hurler, comme on sait, dans la forêt, sur les frontières du Languedoc.

Jamais victoire ne me fit plus de plaisir, non-seulement parce qu’elle était pour moi inopinée et qu’elle nous tirait d’un péril imminent, mais encore parce que nous l’avions remportée sans avoir répandu d’autre sang que celui de ce pauvre diable qu’un de nos drilles avait dépêché de ses mains, à mon regret toutefois, car je souffrais de voir tuer de pareils misérables Sauvages, même en cas de personnelle défense, dans la persuasion où j’étais qu’ils croyaient ne faire rien que de juste, et n’en savaient pas plus long. Et, bien que ce meurtre pût être justifiable parce qu’il avait été nécessaire et qu’il n’y a point de crime nécessaire dans la nature, je n’en pensais pas moins que c’est là une triste vie que celle où il nous faut sans cesse tuer nos semblables pour notre propre conservation, et, de fait, je pense ainsi toujours ; même aujourd’hui j’aimerais mieux souffrir beaucoup que d’ôter la vie à l’être le plus vil qui m’outragerait. Tout homme judicieux, et qui connaît la valeur d’une vie, sera de mon sentiment, j’en ai l’assurance, s’il réfléchit sérieusement.

Mais pour en revenir à mon histoire, durant cette échauffourée mon partner et moi, qui dirigions le reste de l’équipage à bord, nous avions fort dextrement redressé le navire ou à peu près ; et, quand nous eûmes remis les canons en place, le canonner me pria d’ordonner à notre chaloupe de se retirer, parce qu’il voulait envoyer une bordée à l’ennemi. Je lui dis de s’en donner de garde, de ne point mettre en batterie, que sans lui le charpentier ferait la besogne ; je le chargeai seulement de faire chauffer une autre chaudière de poix, ce dont, prit soin notre cook qui se trouvait à bord. Mais nos assaillants étaient si atterrés de leur première rencontre, qu’ils ne se soucièrent pas de revenir. Quant à ceux de nos ennemis qui s’étaient trouvés hors d’atteinte, voyant le navire à flot, et pour ainsi dire debout, ils commencèrent, nous le supposâmes du moins, à s’appercevoir de leur bévue et à renoncer à l’entreprise, trouvant que ce n’était pas là du tout ce qu’ils s’étaient promis. — C’est ainsi que nous sortîmes de cette plaisante bataille ; et comme deux jours auparavant nous avions porté à bord du riz, des racines, du pain et une quinzaine de pourceaux gras, nous résolûmes de ne pas demeurer là plus long-temps, et de remettre en mer quoi qu’il en pût advenir ; car nous ne doutions pas d’être environnés, le jour suivant, d’un si grand nombre de ces marauds, que notre chaudière de poix n’y pourrait suffire.

En conséquence tout fut replacé à bord le soir même, et dès le matin nous étions prêts à partir. Dans ces entrefaites, comme nous avions mouillé l’ancre à quelque distance du rivage, nous fûmes bien moins inquiets : nous étions alors en position de combattre et de courir au large si quelque ennemi se fût présenté. Le lendemain, après avoir terminé à bord notre besogne, toutes les voies se trouvant parfaitement étanchées, nous mîmes à la voile. Nous aurions bien voulu aller dans la baie de Ton-Kin, désireux que nous étions d’obtenir quelques renseignements sur ces bâtiments hollandais qui y étaient entrés ; mais nous n’osâmes pas, à cause que nous avions vu peu auparavant plusieurs navires qui s’y rendaient, à ce que nous supposâmes. Nous cinglâmes donc au Nord-Est, à dessein de toucher à l’île Formose, ne redoutait pas moins d’être apperçu par un bâtiment marchand hollandais ou anglais qu’un navire hollandais ou anglais ne redoute de l’être dans la Méditerranée par un vaisseau de guerre algérien.

Quand nous eûmes gagné la haute mer nous tînmes toujours au Nord-Est comme si nous voulions aller aux Manilles ou îles Philippines, ce que nous fîmes pour ne pas tomber dans la route des vaisseaux européens ; puis nous gouvernâmes au Nord jusqu’à ce que nous fussions par 22 degrés 20 minutes de latitude, de sorte que nous arrivâmes directement à l’île Formose, où nous jetâmes l’ancre pour faire de l’eau et des provisions fraîches. Là les habitants, qui sont très-courtois et très-civils dans leurs manières, vinrent au-devant de nos besoins et en usèrent très-honnêtement et très-loyalement avec nous dans toutes leurs relations et touts leurs marchés, ce que nous n’avions pas trouvé dans l’autre peuple, ce qui peut-être est dû au reste du christianisme autrefois planté dans cette île par une mission de protestants hollandais : preuve nouvelle de ce que j’ai souvent observé, que la religion chrétienne partout où elle est reçue civilise toujours les hommes et réforme leurs mœurs, qu’elle opère ou non leur sanctification.

De là nous continuâmes à faire route au Nord, nous tenant toujours à la même distance de la côte de Chine, jusqu’à ce que nous eussions passé touts les ports fréquentés par les navires européens, résolus que nous étions autant que possible à ne pas nous laisser prendre, surtout dans cette contrée, où, vu notre position, c’eût été fait de nous infailliblement. Pour ma part, j’avais une telle peur d’être capturé, que, je le crois fermement, j’eusse préféré de beaucoup tomber entre les mains de l’inquisition espagnole[1].

Étant alors parvenus à la latitude de 30 degrés, nous nous déterminâmes à entrer dans le premier port de commerce que nous trouverions. Tandis que nous rallions la terre, une barque vint nous joindre à deux lieues au large, ayant à bord un vieux pilote portugais, qui, nous ayant reconnu pour un bâtiment européen, venait nous offrir ses services. Nous fûmes ravis de sa proposition ; nous le prîmes à bord, et là-dessus, sans nous demander où nous voulions aller, il congédia la barque sur laquelle il était venu.

Bien persuadé qu’il nous était loisible alors de nous faire mener par ce vieux homme où bon nous semblerait, je lui parlai tout d’abord de nous conduire au golfe de Nanking, dans la partie la plus septentrionale de la côte de Chine. Le bon homme nous dit qu’il connaissait fort bien le golfe de Nanking ; mais, en souriant, il nous demanda ce que nous y comptions faire.

Je lui répondis que nous voulions y vendre notre cargaison, y acheter des porcelaines, des calicots, des soies écrues, du thé, des soies ouvrées, puis nous en retourner par la même route. — « En ce cas, nous dit-il, ce serait bien mieux votre affaire de relâcher à Macao, où vous ne pourriez manquer de vous défaire avantageusement de votre opium, et où, avec votre argent, vous pourriez acheter toute espèce de marchandises chinoises à aussi bon marché qu’à Nanking. »

Dans l’impossibilité de détourner le bon homme de ce sentiment dont il était fort entêté et fort engoué, je lui dis que nous étions gentlemen aussi bien que négociants, et que nous avions envie d’aller voir la grande cité de Péking et la fameuse Cour du monarque de la Chine. — « Alors, reprit-il, il faut aller à Ningpo, d’où, par le fleuve qui se jette là dans la mer, vous gagnerez, au bout de cinq lieues, le grand canal. Ce canal, partout navigable, traverse le cœur de tout le vaste empire chinois, coupe toutes les rivières, franchit plusieurs montagnes considérables au moyen d’écluses et de portes, et s’avance jusqu’à la ville de Péking, après un cours de deux cent soixante-dix lieues. »

— « Fort bien, senhor portuguez, répondis-je ; mais ce n’est pas là notre affaire maintenant : la grande question est de savoir s’il vous est possible de nous conduire à la ville de Nanking, d’où plus tard nous nous rendrions à Péking. » — Il me dit que Oui, que c’était pour lui chose facile, et qu’un gros navire hollandais venait justement de prendre la même route. Ceci me causa quelque trouble : un vaisseau hollandais était pour lors notre terreur, et nous eussions préféré rencontrer le diable pourvu qu’il ne fût pas venu sous une figure trop effroyable. Nous avions la persuasion qu’un bâtiment hollandais serait notre ruine ; nous n’étions pas de taille à nous mesurer : touts les vaisseaux qui trafiquent dans ces parages étant d’un port considérable et d’une beaucoup plus grande force que nous.

Le bon homme s’apperçut de mon trouble et de mon embarras quand il me parla du navire hollandais, et il me dit :

— « Sir, vous n’avez rien à redouter des Hollandais, je ne suppose pas qu’ils soient en guerre aujourd’hui avec votre nation. » — « Non, dis-je, il est vrai ; mais je ne sais quelles libertés les hommes se peuvent donner lorsqu’ils sont hors de la portée des lois de leurs pays. » — « Eh quoi ! reprit-il, vous n’êtes pas des pirates, que craignez-vous ? À coup sûr on ne s’attaquera pas à de paisibles négociants. »


  1. Dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de madame Tastu, où, soi-disant, on se borne au rôle de traducteur fidèle, toute la fin de ce paragraphe est supprimée et remplacée par ce non-sens : C’eût été notre perte, sans aucun espoir de salut. P. B.