Robinson Crusoé (Borel)/83

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 233-240).

Mariages.



’ecclésiastique sourit lorsque je lui rendis leur réponse ; mais il garda long-temps le silence. À la fin pourtant, secouant la tête : — Nous qui sommes serviteurs du Christ, dit-il, nous ne pouvons qu’exhorter et instruire ; quand les hommes se soumettent et se conforment à nos censures, et promettent ce que nous demandons, notre pouvoir s’arrête là ; nous sommes tenus d’accepter leurs bonnes paroles. Mais croyez-moi, sir, continua-t-il, quoi que vous ayez pu apprendre de la vie de cet homme que vous nommez William Atkins, j’ai la conviction qu’il est parmi eux le seul sincèrement converti. Je le regarde comme un vrai pénitent. Non que je désespère des autres. Mais cet homme-ci est profondément frappé des égarements de sa vie passée, et je ne doute pas que lorsqu’il viendra à parler de religion à sa femme, il ne s’en pénètre lui-même efficacement ; car s’efforcer d’instruire les autres est souvent le meilleur moyen de s’instruire soi-même. J’ai connu un homme qui, ajouta-t-il, n’ayant de la religion que des notions sommaires, et menant une vie au plus haut point coupable et perdue de débauches, en vint à une complète résipiscence en s’appliquant à convertir un Juif. Si donc le pauvre Atkins se met une fois à parler sérieusement de Jésus-Christ à sa femme, ma vie à parier qu’il entre par-là lui-même dans la voie d’une entière conversion et d’une sincère pénitence. Et qui sait ce qui peut s’ensuivre ? »

D’après cette conversation cependant, et les susdites promesses de s’efforcer à persuader aux femmes d’embrasser le Christianisme, le prêtre maria les trois couples présents. Will Atkins et sa femme n’étaient pas encore rentrés. Les épousailles faites, après avoir attendu quelque temps, mon ecclésiastique fut curieux de savoir où était allé Atkins ; et, se tournant vers moi, il me dit : — « Sir, je vous en supplie, sortons de votre labyrinthe, et allons voir. J’ose avancer que nous trouverons par là ce pauvre homme causant sérieusement avec sa femme, et lui enseignant déjà quelque chose de la religion. » — Je commençais à être de même avis. Nous sortîmes donc ensemble, et je le menai par un chemin qui n’était connu que de moi, et où les arbres s’élevaient si épais qu’il n’était pas facile de voir à travers les touffes de feuillage, qui permettaient encore moins d’être vu qu’elles ne laissaient voir. Quand nous fûmes arrivés à la rive du bois, j’apperçus Atkins et sa sauvage épouse au teint basané assis à l’ombre d’un buisson et engagés dans une conversation animée. Je restai coi jusqu’à ce que mon ecclésiastique m’eût rejoint ; et alors, lui ayant montré où ils étaient, nous fîmes halte et les examinâmes long-temps avec la plus grande attention.

Nous remarquâmes qu’il la sollicitait vivement en lui montrant du doigt là-haut le soleil et toutes les régions des cieux ; puis en bas la terre, puis au loin la mer, puis lui-même, puis elle, puis les bois et les arbres. — « Or, me dit mon ecclésiastique, vous le voyez, voici que mes paroles se vérifient : il la prêche. Observez-le ; maintenant il lui enseigne que notre Dieu les a faits, elle et lui, de même que le firmament, la terre, la mer, les bois et les arbres. » — « Je le crois aussi, lui répondis-je. » — Aussitôt nous vîmes Atkins se lever, puis se jeter à genoux en élevant ses deux mains vers le ciel. Nous supposâmes qu’il proférait quelque chose, mais nous ne pûmes l’entendre : nous étions trop éloignés pour cela. Il resta à peine une demi-minute agenouillé, revint s’asseoir près de sa femme et lui parla derechef. Nous remarquâmes alors combien elle était attentive ; mais gardait-elle le silence ou parlait-elle, c’est ce que nous n’aurions su dire. Tandis que ce pauvre homme était agenouillé, j’avais vu des larmes couler en abondance sur les joues de mon ecclésiastique, et j’avais eu peine moi-même à me retenir. Mais c’était un grand chagrin pour nous que de ne pas être assez près pour entendre quelque chose de ce qui s’agitait entre eux.

Cependant nous ne pouvions approcher davantage, de peur de les troubler. Nous résolûmes donc d’attendre la fin de cette conversation silencieuse, qui d’ailleurs nous parlait assez haut sans le secours de la voix. Atkins, comme je l’ai dit, s’était assis de nouveau tout auprès de sa femme, et lui parlait derechef avec chaleur. Deux ou trois fois nous pûmes voir qu’il l’embrassait passionnément. Une autre fois nous le vîmes prendre son mouchoir, lui essuyer les yeux, puis l’embrasser encore avec des transports d’une nature vraiment singulière. Enfin, après plusieurs choses semblables, nous le vîmes se relever tout-à-coup, lui tendre la main pour l’aider à faire de même, puis, la tenant ainsi, la conduire aussitôt à quelques pas de là, où touts deux s’agenouillèrent et restèrent dans cette attitude deux minutes environ.

Mon ami ne se possédait plus. Il s’écria : — « Saint Paul ! saint Paul ! voyez, il prie ! » — Je craignis qu’Atkins ne l’entendit : je le conjurai de se modérer pendant quelques instants, afin que nous pussions voir la fin de cette scène, qui, pour moi, je dois le confesser, fut bien tout à la fois la plus touchante et la plus agréable que j’aie jamais vue de ma vie. Il chercha en effet à se rendre maître de lui ; mais il était dans de tels ravissements de penser que cette pauvre femme payenne était devenue chrétienne, qu’il lui fut impossible de se contenir, et qu’il versa des larmes à plusieurs reprises. Levant les mains vers le ciel et se signant la poitrine, il faisait des oraisons jaculatoires pour rendre grâce à Dieu d’une preuve si miraculeuse du succès de nos efforts ; tantôt il parlait tout bas et je pouvais à peine entendre, tantôt à voix haute, tantôt en latin, tantôt en français ; deux ou trois fois des larmes de joie l’interrompirent et étouffèrent ses paroles tout-à-fait. Je le conjurai de nouveau de se calmer, afin que nous pussions observer de plus près et plus complètement ce qui se passait sous nos yeux, ce qu’il fit pour quelque temps. La scène n’était pas finie ; car, après qu’ils se furent relevés, nous vîmes encore le pauvre homme parler avec ardeur à sa femme, et nous reconnûmes à ses gestes qu’elle était vivement touchée de ce qu’il disait : elle levait fréquemment les mains au ciel, elle posait une main sur sa poitrine, ou prenait telles autres attitudes qui décèlent d’ordinaire une componction profonde et une sérieuse attention. Ceci dura un demi-quart d’heure environ. Puis ils s’éloignèrent trop pour que nous pussions les épier plus long-temps.

Je saisis cet instant pour adresser la parole à mon religieux, et je lui dis d’abord que j’étais charmé d’avoir vu dans ses détails ce dont nous venions d’être témoins ; que, malgré que je fusse assez incrédule en pareils cas, je me laissais cependant aller à croire qu’ici tout était fort sincère, tant de la part du mari que de celle de la femme, quelle que pût être d’ailleurs leur ignorance, et que j’espérais, qu’un tel commencement aurait encore une fin plus heureuse. — « Et qui sait, ajoutai-je, si ces deux-là ne pourront pas avec le temps, par la voie de l’enseignement et de l’exemple, opérer sur quelques autres ? » — « Quelques autres, reprit-il en se tournant brusquement vers moi, voire même sur touts les autres. Faites fond là-dessus : si ces deux Sauvages, — car lui, à votre propre dire, n’a guère, laissé voir qu’il valût mieux, — s’adonnent à Jésus-Christ, ils n’auront pas de cesse qu’ils n’aient converti touts les autres ; car la vraie religion est naturellement communicative, et celui qui une bonne fois s’est fait Chrétien ne laissera jamais un payen derrière lui s’il peut le sauver. » — J’avouai que penser ainsi était un principe vraiment chrétien, et la preuve d’un zèle véritable et d’un cœur généreux en soi. — « Mais, mon ami, poursuivis-je, voulez-vous me permettre de soulever ici une difficulté ? Je n’ai pas la moindre chose à objecter contre le fervent intérêt que vous déployez pour convertir ces pauvres gens du paganisme à la religion chrétienne ; mais quelle consolation en pouvez-vous tirer, puisque, à votre sens, ils sont hors du giron de l’Église catholique, hors de laquelle vous croyez qu’il n’y a point de salut ? Ce ne sont toujours à vos yeux que des hérétiques, et, pour cent raisons, aussi effectivement damnés que les payens eux-mêmes. »

À ceci il répondit avec beaucoup de candeur et de charité chrétienne : — « Sir, je suis catholique de l’Église romaine et prêtre de l’ordre de Saint-Benoît, et je professe touts les principes de la Foi romaine ; mais cependant, croyez-moi, et ce n’est pas comme compliment que je vous dis cela, ni eu égard à ma position et à vos amitiés, je ne vous regarde pas, vous qui vous appelez vous-même réformés, sans quelque sentiment charitable. Je n’oserais dire, quoique je sache que c’est en général notre opinion, je n’oserais dire que vous ne pouvez être sauvés, je ne prétends en aucune manière limiter la miséricorde du Christ jusque-là de penser qu’il ne puisse vous recevoir dans le sein de son Église par des voies à nous impalpables, et qu’il nous est impossible de connaître, et j’espère que vous avez la même charité pour nous. Je prie chaque jour pour que vous soyez touts restitués à l’Église du Christ, de quelque manière qu’il plaise à Celui qui est infiniment sage de vous y ramener. En attendant vous reconnaîtrez sûrement qu’il m’appartient, comme catholique, d’établir une grande différence entre un Protestant et un payen ; entre celui qui invoque Jésus-Christ, quoique dans un mode que je ne juge pas conforme à la véritable Foi, et un Sauvage, un barbare, qui ne connaît ni Dieu, ni Christ, ni Rédempteur. Si vous n’êtes pas dans le giron de l’Église catholique, nous espérons que vous êtes plus près d’y entrer que ceux-là qui ne connaissent aucunement ni Dieu ni son Église. C’est pourquoi je me réjouis quand je vois ce pauvre homme, que vous me dites avoir été un débauché et presque un meurtrier, s’agenouiller et prier Jésus-Christ, comme nous supposons qu’il a fait, malgré qu’il ne soit pas pleinement éclairé, dans la persuasion où je suis que Dieu de qui toute œuvre semblable procède, touchera sensiblement son cœur, et le conduira, en son temps, à une connaissance plus profonde de la vérité. Et si Dieu inspire à ce pauvre homme de convertir et d’instruire l’ignorante Sauvage son épouse, je ne puis croire qu’il le repoussera lui-même. N’ai-je donc pas raison de me réjouir lorsque je vois quelqu’un amené à la connaissance du Christ, quoiqu’il ne puisse être apporté jusque dans le sein de l’Église catholique, juste à l’heure où je puis le désirer, tout en laissant à la bonté du Christ le soin de parfaire son œuvre en son temps et par ses propres voies ? Certes que je me réjouirais si touts les Sauvages de l’Amérique étaient amenés, comme cette pauvre femme, à prier Dieu, dussent-ils être touts protestants d’abord, plutôt que de les voir persister dans le paganisme et l’idolâtrie, fermement convaincu que je serais que Celui qui aurait épanché sur eux cette lumière daignerait plus tard les illuminer d’un rayon de sa céleste grâce ; et les recueillir dans le bercail de son Église, alors que bon lui semblerait. »

Je fus autant étonné de la sincérité et de la modération de ce Papiste véritablement pieux, que terrassé par la force de sa dialectique, et il me vint en ce moment à l’esprit que si une pareille modération était universelle, nous pourrions être touts chrétiens catholiques, quelle que fût l’Église ou la communion particulière à laquelle nous appartinssions ; que l’esprit de charité bientôt nous insinuerait touts dans de droits principes ; et, en un mot, comme il pensait qu’une semblable charité nous rendrait touts catholiques, je lui dis qu’à mon sens si touts les membres de son Église professaient la même tolérance ils seraient bientôt touts protestants. Et nous brisâmes là, car nous n’entrions jamais en controverse.

Cependant, changeant de langage, et lui prenant la main. — « Mon ami, lui dis-je, je souhaiterais que tout le clergé de l’Église romaine fût doué d’une telle modération, et d’une charité égale à la vôtre. Je suis entièrement de votre opinion ; mais je dois vous dire que si vous prêchiez une pareille doctrine en Espagne ou en Italie, on vous livrerait à l’Inquisition. »

— « Cela se peut, répondit-il. J’ignore ce que feraient les Espagnols ou les Italiens ; mais je ne dirai pas qu’ils en soient meilleurs Chrétiens pour cette rigueur : car ma conviction est qu’il n’y a point d’hérésie dans un excès de charité. »