Robinson Crusoé (Borel)/74

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 161-168).

Défense des Deux Anglais.



outefois ils lui signifièrent de s’asseoir près de là au pied d’un arbre, et un des Anglais, avec une corde qu’il avait dans sa poche par le plus grand hasard, l’attacha fortement, et lui lia les mains par-derrière ; puis on l’abandonna. Ils se mirent alors en toute hâte à la poursuite des deux autres qui étaient allés en avant, craignant que ceux-ci ou un plus grand nombre ne vînt à découvrir le chemin de leur retraite dans le bois, où étaient leurs femmes et le peu d’objets qu’ils y avaient déposés. Ils apperçurent enfin les deux Indiens, mais ils étaient fort éloignés ; néanmoins ils les virent, à leur grande satisfaction, traverser une vallée proche de la mer, chemin directement opposé à celui qui conduisait à leur retraite pour laquelle ils étaient en de si vives craintes. Tranquillisés sur ce point, ils retournèrent à l’arbre où ils avaient laissé leur prisonnier, qui, à ce qu’ils supposèrent, avait été délivré par ses camarades, car les deux bouts de corde qui avaient servi à l’attacher étaient encore au pied de l’arbre.

Se trouvant alors dans un aussi grand embarras que précédemment ; ne sachant de quel côté se diriger, ni à quelle distance était l’ennemi, ni quelles étaient ses forces, ils prirent la résolution d’aller à la grotte où leurs femmes avaient été conduites, afin de voir si tout s’y passait bien, et pour les délivrer de l’effroi où sûrement elles étaient, car, bien que les Sauvages fussent leurs compatriotes, elles en avaient une peur horrible, et d’autant plus peut-être qu’elles savaient tout ce qu’ils valaient.

Les Anglais à leur arrivée virent que les Sauvages avaient passé dans le bois, et même très-près du lieu de leur retraite, sans toutefois l’avoir découvert ; car l’épais fourré qui l’entourait en rendait l’abord inaccessible pour quiconque n’eût pas été guidé par quelque affilié, et nos barbares ne l’étaient point. Ils trouvèrent donc toutes choses en bon ordre, seulement les femmes étaient glacées d’effroi. Tandis qu’ils étaient là, à leur grande joie, sept des Espagnols arrivèrent à leur secours. Les dix autres avec leurs serviteurs, et le vieux Vendredi, je veux dire le père de Vendredi, étaient partis en masse pour protéger leur tonnelle et le blé et le bétail qui s’y trouvaient, dans le cas où les Indiens eussent rôdé vers cette partie de l’île ; mais ils ne se répandirent pas jusque là. Avec les sept Espagnols se trouvait l’un des trois Sauvages qu’ils avaient autrefois faits prisonniers, et aussi celui que, pieds et poings liés, les Anglais avaient laissés près de l’arbre, car, à ce qu’il paraît, les Espagnols étaient venus par le chemin où avaient été massacrés les sept Indiens, et avaient délié le huitième pour l’emmener avec eux. Là, toutefois ils furent obligés de le garrotter de nouveau, comme l’étaient les deux autres, restés après le départ du fugitif.

Leurs prisonniers commençaient à leur devenir fort à charge, et ils craignaient tellement qu’ils ne leur échappassent, qu’ils s’imaginèrent être, pour leur propre conservation, dans l’absolue nécessité de les tuer touts. Mais le gouverneur n’y voulut pas consentir ; il ordonna de les envoyer à ma vieille caverne de la vallée, avec deux Espagnols pour les garder et pourvoir à leur nourriture. Ce qui fut exécuté ; et là, ils passèrent la nuit pieds et mains liés.

L’arrivée des Espagnols releva tellement le courage des deux Anglais, qu’ils n’entendirent pas s’arrêter plus long-temps. Ayant pris avec eux cinq Espagnols, et réunissant à eux touts quatre mousquets, un pistolet et deux gros bâtons à deux bouts, ils partirent à la recherche des Sauvages. Et d’abord, quand ils furent arrivés à l’arbre où gisaient ceux qui avaient été tués, il leur fut aisé de voir que quelques autres Indiens y étaient venus ; car ils avaient essayé d’emporter leurs morts, et avaient traîné deux cadavres à une bonne distance, puis les avaient abandonnés. De là ils gagnèrent le premier tertre où ils s’étaient arrêtés et d’où ils avaient vu incendier leurs huttes, et ils eurent la douleur de voir s’en élever un reste de fumée ; mais ils ne purent y découvrir aucun Sauvage Ils résolurent alors d’aller, avec toute la prudence possible, vers les ruines de leur plantation. Un peu avant d’y arriver, s’étant trouvés en vue de la côte, ils apperçurent distinctement touts les Sauvages qui se rembarquaient dans leurs canots pour courir au large.

Il semblait qu’ils fussent fâchés d’abord qu’il n’y eût pas de chemin pour aller jusqu’à eux, afin de leur envoyer à leur départ une salve de mousqueterie ; mais, après tout, ils s’estimèrent fort heureux d’en être débarrassés.

Les pauvres Anglais étant alors ruinés pour la seconde fois, leurs cultures étant détruites, touts les autres convinrent de les aider à relever leurs constructions, et de les pourvoir de toutes choses nécessaires. Leurs trois compatriotes même, chez lesquels jusque là on n’avait pas remarqué la moindre tendance à faire le bien, dès qu’ils apprirent leur désastre, — car, vivant éloignés, ils n’avaient rien su qu’après l’affaire finie —, vinrent offrir leur aide et leur assistance, et travaillèrent de grand cœur pendant plusieurs jours à rétablir leurs habitations et à leur fabriquer des objets de nécessité.

Environ deux jours après ils eurent la satisfaction de voir trois pirogues des Sauvages venir se jeter à peu de distance sur la grève, ainsi que deux hommes noyés ; ce qui leur fit croire avec raison qu’une tempête, qu’ils avaient dû essuyer en mer, avait submergé quelques-unes de leurs embarcations. Le vent en effet avait soufflé avec violence durant la nuit qui suivit leur départ.

Si quelques-uns d’entre eux s’étaient perdus, toutefois il s’en était sauvé un assez grand nombre, pour informer leurs compatriotes de ce qu’ils avaient fait et de ce qui leur était advenu, et les exciter à une autre entreprise de la même nature, qu’ils résolurent effectivement de tenter, avec des forces suffisantes pour que rien ne pût leur résister. Mais, à l’exception de ce que le fugitif leur avait dit des habitants de l’île, ils n’en savaient par eux-mêmes que fort peu de chose ; jamais ils n’avaient vu ombre humaine en ce lieu, et celui qui leur avait raconté le fait ayant été tué, tout autre témoin manquait qui pût le leur confirmer.

Cinq ou six mois s’étaient écoulés, et l’on n’avait point entendu parler des Sauvages ; déjà nos gens se flattaient de l’espoir qu’ils n’avaient point oublié leur premier échec, et qu’ils avaient laissé là toute idée de réparer leur défaite, quand tout-à-coup l’île fut envahie par une redoutable flotte de vingt-huit canots remplis de Sauvages armés d’arcs et de flèches, d’énormes casse-têtes, de sabres de bois et d’autres instruments de guerre. Bref, cette multitude était si formidable, que nos gens tombèrent dans la plus profonde consternation.

Comme le débarquement s’était effectué le soir et à l’extrémité orientale de l’île, nos hommes eurent toute la nuit pour se consulter et aviser à ce qu’il fallait faire. Et d’abord, sachant que se tenir totalement cachés avait été jusque-là leur seule planche de salut, et devait l’être d’autant plus encore en cette conjoncture, que le nombre de leurs ennemis était fort grand, ils résolurent de faire disparaître les huttes qu’ils avaient bâties pour les deux Anglais, et de conduire leurs chèvres à l’ancienne grotte, parce qu’ils supposaient que les Sauvages se porteraient directement sur ce point sitôt qu’il ferait jour pour recommencer la même échauffourée, quoiqu’ils eussent pris terre cette fois à plus de deux lieues de là.

Ils menèrent aussi dans ce lieu les troupeaux qu’ils avaient à l’ancienne tonnelle, comme je l’appelais, laquelle appartenait aux Espagnols ; en un mot, autant que possible, ils ne laissèrent nulle part de traces d’habitation, et le lendemain matin, de bonne heure, ils se posèrent avec toutes leurs forces près de la plantation des deux Anglais, pour y attendre l’arrivée des Sauvages. Tout confirma leurs prévisions : ces nouveaux agresseurs, laissant leurs canots à l’extrémité orientale de l’île, s’avancèrent au longeant le rivage droit à cette place, au nombre de deux cent cinquante, suivant que les nôtres purent en juger. Notre armée se trouvait bien faible ; mais le pire de l’affaire, c’était qu’il n’y avait pas d’armes pour tout le monde. Nos forces totales s’élevaient, je crois, ainsi : — D’abord, en hommes :

17 Espagnols.

5 Anglais.

1 Le vieux Vendredi, c’est-à-dire le père de Vendredi.

3 Esclaves acquis avec les femmes, lesquels avaient fait preuve de fidélité.

3 Autres esclaves qui vivaient avec les Espagnols.

29.


Pour armer ces gens, il y avait :

11 Mousquets.

5 Pistolets.

3 Fusils de chasse.

5 Mousquets ou arquebuses à giboyer pris aux matelots révoltés que j’avais soumis.

2 Sabres.

3 Vieilles hallebardes.

29.

On ne donna aux esclaves ni mousquets ni fusils ; mais chacun d’eux fut armé d’une hallebarde, ou d’un long bâton, semblable à un brindestoc, garni d’une longue pointe de fer à chaque extrémité ; ils avaient en outre une hachette au côté. Touts nos hommes portaient aussi une hache. Deux des femmes voulurent absolument prendre part au combat ; elles s’armèrent d’arcs et de flèches, que les Espagnols avaient pris aux Sauvages lors de la première affaire, dont j’ai parlé, et qui avait eu lieu entre les Indiens. Les femmes eurent aussi des haches.

Le gouverneur espagnol, dont j’ai si souvent fait mention, avait le commandement général ; et William Atkins, qui, bien que redoutable pour sa méchanceté, était un compagnon intrépide et résolu, commandait sous lui. — Les Sauvages s’avancèrent comme des lions ; et nos hommes, pour comble de malheur, n’avaient pas l’avantage du terrain. Seulement Will Atkins, qui rendit dans cette affaire d’importants services, comme une sentinelle perdue, était planté avec six hommes, derrière un petit hallier, avec ordre de laisser passer les premiers, et de faire feu ensuite au beau milieu des autres ; puis sur-le-champ de battre en retraite aussi vite que possible, en tournant une partie du bois pour venir prendre position derrière les Espagnols, qui se trouvaient couverts par un fourré d’arbres.

Quand les Sauvages arrivèrent, ils se mirent à courir çà et là en masse et sans aucun ordre. Will Atkins en laissa passer près de lui une cinquantaine ; puis, voyant venir les autres en foule, il ordonna à trois de ses hommes de décharger sur eux leurs mousquets chargés de six ou sept balles, aussi fortes que des balles de gros pistolets. Combien en tuèrent-ils ou en blessèrent-ils, c’est ce qu’ils ne surent pas ; mais la consternation et l’étonnement étaient inexprimables chez ces barbares, qui furent effrayés au plus haut degré d’entendre un bruit terrible, de voir tomber leurs hommes morts ou blessés, et sans comprendre d’où cela provenait. Alors, au milieu de leur effroi, William Atkins et ses trois hommes firent feu sur le plus épais de la tourbe, et en moins d’une minute les trois premiers, ayant rechargé leurs armes, leur envoyèrent une troisième volée.

Si Williams Atkins et ses hommes se fussent retirés immédiatement après avoir tiré, comme cela leur avait été ordonné, ou si le reste de la troupe eût été à portée de prolonger le feu, les Sauvages eussent été mis en pleine déroute ; car la terreur dont ils étaient saisis venait surtout de ce qu’ils ne voyaient personne qui les frappât et de ce qu’ils se croyaient tués par le tonnerre et les éclairs de leurs dieux. Mais William Atkins, en restant pour recharger, découvrit la ruse.