Robinson Crusoé (Borel)/72

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 145-152).

Loterie.



lors les Anglais demandèrent aux Espagnols s’ils avaient l’intention de prendre quelqu’une de ces Sauvages. Mais touts répondirent : « — Non. — » Les uns dirent qu’ils avaient leurs femmes en Espagne, les autres qu’ils ne voulaient pas de femmes qui n’étaient pas chrétiennes ; et touts déclarèrent qu’ils les respecteraient, ce qui est un exemple de vertu que je n’ai jamais rencontré dans touts mes voyages. Pour couper court, de leur côté, les cinq Anglais prirent chacun une femme, c’est-à-dire une femme temporaire ; et depuis ils menèrent un nouveau genre de vie. Les Espagnols et le père de Vendredi demeuraient dans ma vieille habitation, qu’ils avaient beaucoup élargie à l’intérieur ; ayant avec eux les trois serviteurs qu’ils s’étaient acquis lors de la dernière bataille des Sauvages. C’étaient les principaux de la colonie ; ils pourvoyaient de vivres touts les autres, ils leur prêtaient toute l’assistance possible, et selon que la nécessité le requérait.

Le prodigieux de cette histoire est que cinq individus insociables et mal assortis se soient accordés au sujet de ces femmes, et que deux d’entre eux n’aient pas choisi la même, d’autant plus qu’il y en avait deux ou trois parmi elles qui étaient sans comparaison plus agréables que les autres. Mais ils trouvèrent un assez bon expédient pour éviter les querelles : ils mirent les cinq femmes à part dans l’une des huttes et allèrent touts dans l’autre, puis tirèrent au sort à qui choisirait le premier.

Celui désigné pour choisir le premier alla seul à la hutte où se trouvaient les pauvres créatures toutes nues, et emmena l’objet de son choix. Il est digne d’observation que celui qui choisit le premier prit celle qu’on regardait comme la moins bien et qui était la plus âgée des cinq, ce qui mit en belle humeur ses compagnons : les Espagnols même en sourirent. Mais le gaillard, plus clairvoyant qu’aucun d’eux, considérait que c’est autant de l’application et du travail que de toute autre chose qu’il faut attendre le bien-être ; et, en effet, cette femme fut la meilleure de toutes.

Quand les pauvres captives se virent ainsi rangées sur une file puis emmenées une à une, les terreurs de leur situation les assaillirent de nouveau, et elles crurent fermement qu’elles étaient sur le point d’être dévorées. Aussi, lorsque le matelot anglais entra et en emmena une, les autres poussèrent un cri lamentable, se pendirent après elle et lui dirent adieu avec tant de douleur et d’affection que le cœur le plus dur du monde en aurait été déchiré. Il fut impossible aux Anglais de leur faire comprendre qu’elles ne seraient pas égorgées avant qu’ils eussent fait venir le vieux père de Vendredi, qui, sur-le-champ, leur apprit que les cinq hommes qui étaient allés les chercher l’une après l’autre les avaient choisies pour femmes.

Après que cela fut fait, et que l’effroi des femmes fut un peu dissipé, les hommes se mirent à l’ouvrage. Les Espagnols vinrent les aider, et en peu d’heures on leur eut élevé à chacun une hutte ou tente pour se loger à part ; car celles qu’ils avaient déjà étaient encombrées d’outils, d’ustensiles de ménage et de provisions.

Les trois coquins s’étaient établis un peu plus loin que les deux honnêtes gens, mais les uns et les autres sur le rivage septentrional de l’île ; de sorte qu’ils continuèrent à vivre séparément. Mon île fut donc peuplée en trois endroits, et pour ainsi dire on venait d’y jeter les fondements de trois villes.

Ici il est bon d’observer que, ainsi que cela arrive souvent dans le monde, — la Providence, dans la sagesse de ses fins, en dispose-t-elle ainsi ? c’est ce que j’ignore —, les deux honnêtes gens eurent les plus mauvaises femmes en partage, et les trois réprouvés, qui étaient à peine dignes de la potence, qui n’étaient bons à rien, et qui semblaient nés pour ne faire du bien ni à eux-mêmes ni à autrui, eurent trois femmes adroites, diligentes, soigneuses et intelligentes : non que les deux premières fussent de mauvaises femmes sous le rapport de l’humeur et du caractère ; car toutes les cinq étaient des créatures très-prévenantes, très-douces et très-soumises, passives plutôt comme des esclaves que comme des épouses ; je veux dire seulement qu’elles n’étaient pas également adroites, intelligentes ou industrieuses, ni également épargnantes et soigneuses.

Il est encore une autre observation que je dois faire, à l’honneur d’une diligente persévérance d’une part, et à la honte d’un caractère négligent et paresseux d’autre part ; c’est que, lorsque j’arrivai dans l’île, et que j’examinai les améliorations diverses, les cultures et la bonne direction des petites colonies, les deux Anglais avaient de si loin dépassé les trois autres, qu’il n’y avait pas de comparaison à établir entre eux. Ils n’avaient ensemencé, il est vrai, les uns et les autres, que l’étendue de terrain nécessaire à leurs besoins, et ils avaient eu raison à mon sens ; car la nature nous dit qu’il est inutile de semer plus qu’on ne consomme ; mais la différence dans la culture, les plantations, les clôtures et dans tout le reste se voyait de prime abord.

Les deux Anglais avaient planté autour de leur hutte un grand nombre de jeunes arbres, de manière qu’en approchant de la place vous n’apperceviez qu’un bois. Quoique leur plantation eût été ravagée deux fois, l’une par leurs compatriotes et l’autre par l’ennemi comme on le verra en son lieu, néanmoins ils avaient tout rétabli, et tout chez eux était florissant et prospère. Ils avaient des vignes parfaitement plantées, bien qu’eux-mêmes n’en eussent jamais vu ; et grâce aux soins qu’ils donnaient à cette culture, leurs raisins étaient déjà aussi bons que ceux des autres. Ils s’étaient aussi fait une retraite dans la partie la plus épaisse des bois. Ce n’était pas une caverne naturelle comme celle que j’avais trouvée, mais une grotte qu’ils avaient creusée à force de travail, où, lorsque arriva le malheur qui va suivre, ils mirent en sûreté leurs femmes et leurs enfants, si bien qu’on ne put les découvrir. Au moyen d’innombrables pieux de ce bois qui, comme je l’ai dit, croît si facilement, ils avaient élevé à l’entour un bocage impénétrable, excepté en un seul endroit où ils grimpaient pour gagner l’extérieur, et de là entraient dans des sentiers qu’ils s’étaient ménagés.

Quant aux trois réprouvés, comme je les appelle à juste titre, bien que leur nouvelle position les eût beaucoup civilisés, en comparaison de ce qu’ils étaient antérieurement, et qu’ils ne fussent pas à beaucoup près aussi querelleurs, parce qu’ils n’avaient plus les mêmes occasions de l’être, néanmoins l’un des compagnons d’un esprit déréglé, je veux dire la paresse, ne les avait point abandonnés. Ils semaient du blé il est vrai, et faisaient des enclos ; mais jamais les paroles de Salomon ne se vérifièrent mieux qu’à leur égard : — « J’ai passé par la vigne du paresseux, elle était couverte de ronces. » — Car, lorsque les Espagnols vinrent pour voir leur moisson, ils ne purent la découvrir en divers endroits, à cause des mauvaises herbes ; il y avait dans la haie plusieurs ouvertures par lesquelles les chèvres sauvages étaient entrées et avaient mangé le blé ; çà et là on avait bouché le trou comme provisoirement avec des broussailles mortes, mais c’était fermer la porte de l’écurie après que le cheval était déjà volé. Lorsqu’au contraire ils allèrent voir la plantation des deux autres, partout ils trouvèrent des marques d’une industrie prospère : il n’y avait pas une mauvaise herbe dans leurs blés, pas une ouverture dans leurs haies ; et eux aussi ils vérifiaient ces autres paroles de Salomon : — « La main diligente devient riche. » ; — car toutes choses croissaient et se bonifiaient chez eux, et l’abondance y régnait au-dedans et au-dehors : ils avaient plus de bétail que les autres, et dans leur intérieur plus d’ustensiles, plus de bien-être, plus aussi de plaisir et d’agrément.

Il est vrai que les femmes des trois étaient entendues et soigneuses ; elles avaient appris à préparer et à accommoder les mets de l’un des deux autres Anglais, qui, ainsi que je l’ai dit, avait été aide de cuisine à bord du navire, et elles apprêtaient fort bien les repas de leurs maris. Les autres, au contraire, n’y entendirent jamais rien ; mais celui qui, comme je disais, avait été aide de cuisine, faisait lui-même le service. Quant aux maris des trois femmes, ils parcouraient les alentours, allaient chercher des œufs de tortues, pêcher du poisson et attraper des oiseaux ; en un mot ils faisaient tout autre chose que de travailler : aussi leur ordinaire s’en ressentait-il. Le diligent vivait bien et confortablement ; le paresseux vivait d’une manière dure et misérable ; et je pense que généralement parlant, il en est de même en touts lieux.

Mais maintenant nous allons passer à une scène différente de tout ce qui était arrivé jusqu’alors soit à eux, soit à moi. Voici quelle en fut l’origine.

Un matin de bonne heure abordèrent au rivage cinq ou six canots d’Indiens ou Sauvages, appelez-les comme il vous plaira ; et nul doute qu’ils ne vinssent, comme d’habitude, pour manger leurs prisonniers ; mais cela était devenu si familier aux Espagnols, à touts nos gens, qu’ils ne s’en tourmentaient plus comme je le faisais. L’expérience leur ayant appris que leur seule affaire était de se tenir cachés, et que s’ils n’étaient point vus des Sauvages, ceux-ci, l’affaire une fois terminée, se retireraient paisiblement, ne se doutant pas plus alors qu’ils ne l’avaient fait précédemment qu’il y eût des habitants dans l’île ; sachant cela, dis-je, ils comprirent qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de donner avis aux trois plantations qu’on se tînt renfermé et que personne ne se montrât ; seulement ils placèrent une vedette dans un lieu convenable pour avertir lorsque les canots se seraient remis en mer.

Tant cela était sans doute fort raisonnable ; mais un accident funeste déconcerta toutes ces mesures et fit connaître aux Sauvages que l’île était habitée, ce qui faillit à causer la ruine de la colonie tout entière. Lorsque les canots des Sauvages se furent éloignés, les Espagnols jetèrent au dehors un regard furtif, et quelques-uns d’entre eux eurent la curiosité de s’approcher du lieu qu’ils venaient d’abandonner pour voir ce qu’ils y avaient fait. À leur grande surprise, ils trouvèrent trois Sauvages, restés là, étendus à terre, et endormis profondément. On supposa que, gorgés à leur festin inhumain, ils s’étaient assoupis comme des brutes, et n’avaient pas voulu bouger quand les autres étaient partis, ou qu’égarés dans les bois ils n’étaient pas revenus à temps pour s’embarquer.

À cette vue les Espagnols furent grandement surpris, et fort embarrassés sur ce qu’ils devaient faire. Le gouverneur espagnol se trouvait avec eux, on lui demanda son avis ; mais il déclara qu’il ne savait quel parti prendre. Pour des esclaves, ils en avaient assez déjà ; quant à les tuer, nul d’entre eux n’y était disposé. Le gouverneur me dit qu’ils n’avaient pu avoir l’idée de verser le sang innocent, car les pauvres créatures ne leur avaient fait aucun mal, n’avaient porté aucune atteinte à leur propriété ; et que touts pensaient qu’aucun motif ne pourrait légitimer cet assassinat.

Et ici je dois dire, à l’honneur de ces Espagnols, que, quoi qu’on puisse dire de la cruauté de ce peuple au Mexique et au Pérou, je n’ai jamais dans aucun pays étranger rencontré dix-sept hommes d’une nation quelconque qui fussent en toute occasion si modestes, si modérés, si vertueux, si courtois et d’une humeur si parfaite. Pour ce qui est de la cruauté, on n’en voyait pas l’ombre dans leur nature : on ne trouvait en eux ni inhumanité, ni barbarie, ni passions violentes ; et cependant touts étaient des hommes d’une grande ardeur et d’un grand courage.