Robinson Crusoé (Borel)/69

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 121-128).

Prise des Trois Fuyards.



a chose arriva comme ils l’avaient prévu : trois hommes de l’armée en déroute cherchèrent leur salut dans la fuite ; et, après avoir traversé la crique, ils coururent droit au bocage, ne soupçonnant pas le moins du monde où ils allaient, mais croyant se réfugier dans l’épaisseur d’un bois. La vedette postée pour faire le guet en donna avis à ceux de l’intérieur, en ajoutant, à la satisfaction de nos gens, que les vainqueurs ne poursuivaient pas les fuyards et n’avaient pas vu la direction qu’ils avaient prise. Sur quoi le gouverneur espagnol, qui était plein d’humanité, ne voulut pas permettre qu’on tuât les trois fugitifs ; mais, expédiant trois hommes par le haut de la colline, il leur ordonna de la tourner, de les prendre à revers et de les faire prisonniers ; ce qui fut exécuté. Les débris de l’armée vaincue se jetèrent dans les canots et gagnèrent la haute mer. Les vainqueurs se retirèrent et les poursuivirent peu ou point, mais, se réunissant touts en un seul groupe, ils poussèrent deux grands cris, qu’on supposa être des cris de triomphe : c’est ainsi que se termina le combat. Le même jour, sur les trois heures de l’après-midi, ils se rendirent à leurs canots. Et alors les Espagnols se retrouvèrent paisibles possesseurs de l’île, leur effroi se dissipa, et pendant plusieurs années ils ne revirent aucun Sauvage.

Lorsqu’ils furent touts partis, les Espagnols sortirent de leur grotte, et, parcourant le champ de bataille, trouvèrent environ trente-deux morts sur la place. Quelques-uns avaient été tués avec de grandes et longues flèches, et ils en virent plusieurs dans le corps desquels elles étaient restées plongées ; mais la plupart avaient été tués avec de grands sabres de bois, dont seize ou dix-sept furent trouvés sur le lieu du combat, avec un nombre égal d’arcs et une grande quantité de flèches. Ces sabres étaient de grosses et lourdes choses difficiles à manier, et les hommes qui s’en servaient devaient être extrêmement forts. La majeure partie de ceux qui étaient tués ainsi avaient la tête mise en pièces, ou, comme nous disons en Angleterre, brains knocked out, — la cervelle hors du crâne, — et en outre les jambes et les bras cassés ; ce qui attestait qu’ils avaient combattu avec une furie et une rage inexprimables. Touts les hommes qu’on trouva là gisants étaient tout-à-fait morts ; car ces barbares ne quittent leur ennemi qu’après l’avoir entièrement tué, ou emportent avec eux touts ceux qui tombés sous leurs coups ont encore un souffle de vie.

Le danger auquel on venait d’échapper apprivoisa pour long-temps les trois Anglais. Ce spectacle les avait remplis d’horreur, et ils ne pouvaient penser sans un sentiment d’effroi qu’un jour ou l’autre ils tomberaient peut-être entre les mains de ces barbares, qui les tueraient non-seulement comme ennemis, mais encore pour s’en nourrir comme nous faisons de nos bestiaux. Et ils m’ont avoué que cette idée d’être mangés comme du bœuf ou du mouton, bien que cela ne dût arriver qu’après leur mort, avait eu pour eux quelque chose de si horrible en soi qu’elle leur soulevait le cœur et les rendait malades, et qu’elle leur avait rempli l’esprit de terreurs si étranges qu’ils furent tout autres pendant quelques semaines.

Ceci, comme je le disais, eut pour effet même d’apprivoiser nos trois brutaux d’Anglais, dont je vous ai entretenu. Ils furent long-temps fort traitables, et prirent assez d’intérêt au bien commun de la société ; ils plantaient, semaient, récoltaient et commençaient à se faire au pays. Mais bientôt un nouvel attentat leur suscita une foule de peines.

Ils avaient fait trois prisonniers, ainsi que je l’ai consigné, et comme ils étaient touts trois jeunes, courageux et robustes, ils en firent des serviteurs, qui apprirent à travailler pour eux, et se montrèrent assez bons esclaves. Mais leurs maîtres n’agirent pas à leur égard comme j’avais fait envers Vendredi : ils ne crurent pas, après leur avoir sauvé la vie, qu’il fût de leur devoir de leur inculquer de sages principes de morale, de religion, de les civiliser et de se les acquérir par de bons traitements et des raisonnements affectueux. De même qu’ils leur donnaient leur nourriture chaque jour, chaque jour ils leur imposaient une besogne, et les occupaient totalement à de vils travaux : aussi manquèrent-ils en cela, car ils ne les eurent jamais pour les assister et pour combattre, comme j’avais eu mon serviteur Vendredi, qui m’était aussi attaché que ma chair à mes os.

Mais revenons à nos affaires domestiques. Étant alors touts bons amis, — car le danger commun, comme je l’ai dit plus haut, les avait parfaitement réconciliés, — ils se mirent à considérer leur situation en général. La première chose qu’ils firent ce fut d’examiner si, voyant que les Sauvages fréquentaient particulièrement le côté où ils étaient, et l’île leur offrant plus loin des lieux plus retirés, également propres à leur manière de vivre et évidemment plus avantageux, il ne serait pas convenable de transporter leur habitation et de se fixer dans quelque endroit où ils trouveraient plus de sécurité pour eux, et surtout plus de sûreté pour leurs troupeaux et leur grain.

Enfin, après une longue discussion, ils convinrent qu’ils n’iraient pas habiter ailleurs ; vu qu’un jour ou l’autre il pourrait leur arriver des nouvelles de leur gouverneur, c’est-à-dire de moi, et que si j’envoyais quelqu’un à leur recherche, ce serait certainement dans cette partie de l’île ; que là, trouvant la place rasée, on en conclurait que les habitants avaient touts été tués par les Sauvages, et qu’ils étaient partis pour l’autre monde, et qu’alors le secours partirait aussi.

Mais, quant à leur grain et à leur bétail, ils résolurent de les transporter dans la vallée où était ma caverne, le sol y étant dans une étendue suffisante, également propre à l’un et à l’autre. Toutefois, après une seconde réflexion, ils modifièrent cette résolution ; ils se décidèrent à ne parquer dans ce lieu qu’une partie de leurs bestiaux, et à n’y semer qu’une portion de leur grain, afin que si une partie était détruite l’autre pût être sauvée. Ils adoptèrent encore une autre mesure de prudence, et ils firent bien ; ce fut de ne point laisser connaître aux trois Sauvages leurs prisonniers qu’ils avaient des cultures et des bestiaux dans la vallée, et encore moins qu’il s’y trouvait une caverne qu’ils regardaient comme une retraite sûre en cas de nécessité. C’est là qu’ils transportèrent les deux barils de poudre que je leur avais abandonnés lors de mon départ.

Résolus de ne pas changer de demeure, et reconnaissant l’utilité des soins que j’avais pris à masquer mon habitation par une muraille ou fortification et par un bocage, bien convaincus de cette vérité que leur salut dépendait du secret de leur retraite, ils se mirent à l’ouvrage afin de fortifier et cacher ce lieu encore plus qu’auparavant. À cet effet j’avais planté des arbres — ou plutôt enfoncé des pieux qui avec le temps étaient devenus des arbres. — Dans un assez grand espace, devant l’entrée de mon logement, ils remplirent, suivant la même méthode, tout le reste du terrain depuis ces arbres jusqu’au bord de la crique, où, comme je l’ai dit, je prenais terre avec mes radeaux, et même jusqu’au sol vaseux que couvrait le flot de la marée, ne laissant aucun endroit où l’on pût débarquer ni rien qui indiquât qu’un débarquement fût possible aux alentours. Ces pieux, comme autrefois je le mentionnai, étaient d’un bois d’une prompte végétation ; ils eurent soin de les choisir généralement beaucoup plus forts et beaucoup plus grands que ceux que j’avais plantés, et de les placer si drus et si serrés, qu’au bout de trois ou quatre ans il était devenu impossible à l’œil de plonger très-avant dans la plantation. Quant aux arbres que j’avais plantés, ils étaient devenus gros comme la jambe d’un homme. Ils en placèrent dans les intervalles un grand nombre de plus petits si rapprochés qu’ils formaient comme une palissade épaisse d’un quart de mille, où l’on n’eût pu pénétrer qu’avec une petite armée pour les abattre touts ; car un petit chien aurait eu de la peine à passer entre les arbres, tant ils étaient serrés.

Mais ce n’est pas tout, ils en firent de même sur le terrain à droite et à gauche, et tout autour de la colline jusqu’à son sommet, sans laisser la moindre issue par laquelle ils pussent eux-mêmes sortir, si ce n’est au moyen de l’échelle qu’on appuyait contre le flanc de la colline, et qu’on replaçait ensuite pour gagner la cime ; une fois cette échelle enlevée, il aurait fallu avoir des ailes ou des sortilèges pour parvenir jusqu’à eux.

Cela était fort bien imaginé, et plus tard ils eurent occasion de s’en applaudir ; ce qui a servi à me convaincre que comme la prudence humaine est justifiée par l’autorité de la Providence, c’est la Providence qui la met à l’œuvre ; et si nous écoutions religieusement sa voix, je suis pleinement persuadé que nous éviterions un grand nombre d’adversités auxquelles, par notre propre négligence notre vie est exposée. Mais ceci soit dit en passant.

Je reprends le fil de mon histoire. Depuis cette époque ils vécurent deux années dans un calme parfait, sans recevoir de nouvelles visites des Sauvages. Il est vrai qu’un matin ils eurent une alerte qui les jeta dans une grande consternation. Quelques-uns des Espagnols étant allés au côté occidental, ou plutôt à l’extrémité de l’île, dans cette partie que, de peur d’être découvert, je ne hantais jamais, ils furent surpris de voir plus de vingt canots d’indiens qui se dirigeaient vers le rivage.

Épouvantés, ils revinrent à l’habitation en toute hâte donner l’alarme à leurs compagnons, qui se tinrent clos tout ce jour-là et le jour suivant, ne sortant que de nuit pour aller en observation. Ils eurent le bonheur de s’être trompés dans leur appréhension ; car, quel que fût le but des Sauvages, ils ne débarquèrent pas cette fois-là dans l’île, mais poursuivirent quelqu’autre projet.

Il s’éleva vers ce temps-là une nouvelle querelle avec les trois Anglais. Un de ces derniers, le plus turbulent, furieux contre un des trois esclaves qu’ils avaient faits prisonniers, parce qu’il n’exécutait pas exactement quelque chose qu’il lui avait ordonné et se montrait peu docile à ses instructions, tira de son ceinturon la hachette qu’il portait à son côté, et s’élança sur le pauvre Sauvage, non pour le corriger, mais pour le tuer. Un des Espagnols, qui était près de là, le voyant porter à ce malheureux, à dessein de lui fendre la tête, un rude coup de hachette qui entra fort avant dans l’épaule, crut que la pauvre créature avait le bras coupé, courut à lui, et, le suppliant de ne pas tuer ce malheureux, se jeta entre lui et le Sauvage pour prévenir le crime.

Ce coquin, devenu plus furieux encore, leva sa hachette contre l’Espagnol, et jura qu’il le traiterait comme il avait voulu traiter le Sauvage. L’Espagnol, voyant venir le coup, l’évita, et avec une pelle qu’il tenait à la main, — car il travaillait en ce moment au champ de blé, — étendit par terre ce forcené. Un autre Anglais, accourant au secours de son camarade, renversa d’un coup l’Espagnol ; puis, deux Espagnols vinrent à l’aide de leur compatriote, et le troisième Anglais tomba sur eux : aucun n’avait d’arme à feu ; ils n’avaient que des hachettes et d’autres outils, à l’exception du troisième Anglais. Celui-ci était armé de l’un de mes vieux coutelas rouillés, avec lequel il s’élança sur les Espagnols derniers arrivants et les blessa touts les deux. Cette bagarre mit toute la famille en rumeur ; du renfort survint, et les trois Anglais furent faits prisonniers. Il s’agit alors de voir ce que l’on ferait d’eux. Ils s’étaient montrés souvent si mutins, si terribles, si paresseux, qu’on ne savait trop quelle mesure prendre à leur égard ; car ces quelques hommes, dangereux au plus haut degré, ne valaient pas le mal qu’ils donnaient. En un mot, il n’y avait pas de sécurité à vivre avec eux.