Robinson Crusoé (Borel)/115

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. xvi-xxviii).


DISSERTATION RELIGIEUSE.


obinson Crusoé a toujours été pour moi un livre de prédilection ; je l’ai lu avec délice dans mon extrême jeunesse, quoique la traduction de St.-Hyacinthe soit dépourvue d’élégance ; je viens de le relire avec le même plaisir dans la maturité de l’âge, plus exactement et plus élégamment traduit. C’est qu’on y remarque une si profonde connaissance du cœur humain, une peinture si naturelle des événements de la vie, que touts les âges s’y reconnaissent, que toutes les positions peuvent y puiser des leçons ; c’est qu’il s’en exhale un parfum de religion si suave et si doux, qu’il doit paraître agréable à toutes les âmes sensibles et pénétrées de respect pour la révélation.

Cependant, par cela même que Robinson est écrit d’un bout à l’autre dans des sentiments religieux, il importe de relever, pour l’utilité des lecteurs, ce qu’il présente de conforme aux principes fondamentaux du Christianisme. Comme d’un autre côté il est arrivé à Daniel de Foë, zélé protestant, de manifester parfois les préjugés de sa communion contre l’Église catholique, il n’importe pas moins de signaler ses erreurs ; voilà ce qui nous a déterminé à composer une Dissertation religieuse, dans laquelle se trouveraient tout à la fois et la proclamation des véritables croyances, et la courte rectification des méprises qui ont pu lui échapper. Loin de nous la pensée d’entreprendre une polémique contre des Chrétiens d’une communion étrangère, dans un livre de pur agrément : nous choisirions trop mal le lieu. Tout ce que nous nous proposons de faire, c’est de recueillir les nobles inspirations dont il abonde, et de les proposer à l’imitation des jeunes gens, comme aussi de marquer quelques endroits qui sentent l’esprit de secte et d’en dire modestement notre avis.

Il est donc vrai que si la prospérité entraîne la plupart des hommes dans l’oubli de la religion, l’adversité les y ramène ; il n’est pas permis d’en douter, la parole de Dieu est expresse. Couvre leur face de confusion, et les peuples rendront hommage à ton nom, ô Jéhova. Telle est la prière du roi-prophète (psaume 82, verset 17), si souvent accompagné de l’effet, comme nous l’apprenons des livres bibliques et de l’histoire.

C’est la tribulation qui a porté Robinson à réfléchir dans son île sur la perversité de ses mœurs jusqu’à son dernier naufrage, et à revenir à Dieu. Quelle admirable relation il nous fait lui-même de son repentir ! Quelle vive peinture de ses terreurs et ses angoisses, dans le songe salutaire que lui envoie la Providence ! Quel regret d’avoir perdu toute connaissance de Dieu ; d’avoir effacé, par huit années consécutives d’une jeunesse licencieuse, les bonnes instructions de son père ! Il faut lire cet intéressant récit, depuis la page 134 du tome Ier, jusqu’à la page 149. Qu’on nous permette cependant de rapporter ici le dénoûment : « Maintenant, les paroles de mon cher pète sont accomplies, la justice de Dieu m’a atteint, et je n’ai personne pour me secourir ou m’entendre ; j’ai méconnu la voix de la Providence, qui m’avait généreusement placé dans un état et dans un rang où j’aurais pu vivre dans l’aisance et dans le bonheur ; mais je n’ai point voulu concevoir cela, ni apprendre de mes parents à connaître les biens attachés à cette condition ; je les ai délaissés pleurant sur ma folie, et maintenant, abandonné je pleure sur les conséquences de cette folie ; j’ai refusé leur aide et leur appui, qui aurait pu me produire dans le monde et m’y rendre toute chose facile. Maintenant, j’ai des difficultés à combattre, contre lesquelles la nature même ne prévaudrait pas, et je n’ai ni assistance, ni aide, ni conseil, ni réconfort. Je m’écriai alors. » — « Seigneur, viens à mon aide, car je suis dans une grande détresse. » — « Ce fut ma première prière, si je puis l’appeler ainsi, que j’eusse faite depuis plusieurs années. »

Nous pardonnerait-on si nous osions mettre en parallèle un roman et une histoire véritable, si nous hasardions de citer quelquefois, à côté de Robinson Crusoé, l’ouvrage de Silvio Pellico, qui jouit à juste titre d’une si vaste renommée, parce qu’il est impossible de n’être pas frappé de la parfaite ressemblance qui s’offre dans leur retour à la religion, et dans les principes fondamentaux sur lesquels ils se sont appuyés l’un et l’autre.

C’est aussi par cet instinct du malheur qui court aux consolations naturelles que l’illustre Italien est revenu au Christianisme, autant que par cette infaillible logique d’un esprit élevé qui, forcé de renoncer au monde, regarde au-delà, et juge de plus haut. (Mes Prisons, tome Ier, page 28. Paris, 1834. 2 vol. in-8o, 4e édition, avec le texte en regard.)

Depuis que Robinson est convaincu que c’est une plus grande bénédiction d’être délivré du poids d’un crime que d’une affliction, tout se lie tout s’enchaîne dans le cours de son existence. Voyez quel est son respect pour la Bible et surtout pour le Nouveau-Testament, qui n’a besoin que d’être médité pour porter dans touts les cœurs l’amour de son auteur, et dont on ne quitte pas la lecture sans se sentir meilleur qu’auparavant ! « Je lisais chaque jour la parole de Dieu, et j’en appliquais toutes les consolations à mon état présent. Un matin que j’étais fort triste, j’ouvris la Bible à ce passage : Jamais, jamais je ne te délaisserai ; je ne t’abandonnerai jamais. Immédiatement il me semble que ces mots s’adressaient à moi ; pourquoi autrement m’auraient-ils été envoyés juste au moment où je me désolais sur ma situation, comme un être abandonné de Dieu et des hommes ? Eh bien, me dis-je, si Dieu ne me délaisse point, que m’importe que tout le monde me délaisse ! puisque, au contraire, si j’avais le monde entier, et que je perdisse la faveur et la bénédiction de Dieu, rien ne pourrait contrebalancer cette perte… Je n’ouvrais jamais la Bible ni ne la fermais sans qu’intérieurement mon âme ne bénit Dieu d’avoir inspiré la pensée à mon amie d’Angleterre d’emballer, sans aucun avis de moi, ce saint livre parmi mes marchandises, et d’avoir permis que plus tard je le sauvasse des débris du navire. » (Tome Ier, pages 175, 176.)

Même respect pour la Bible dans Silvio Pellico, même avidité pour la lire. « Ce livre divin, que j’avais toujours beaucoup aimé, même quand je me croyais incrédule, je l’étudiais alors avec plus de respect que jamais ; mais très-souvent encore, en dépit de ma bonne volonté, je le lisais ayant l’esprit ailleurs et ne comprenais plus. Insensiblement, je devins capable de le méditer plus profondément et de le goûter chaque jour davantage. Cette lecture ne me donna jamais la moindre disposition à la bigoterie, ou, si l’on veut, à cette dévotion mal entendue qui rend pusillanime ou fanatique. Elle m’enseignait au contraire à aimer Dieu et les hommes, à désigner toujours plus ardemment le règne de la justice, à abhorrer l’iniquité, en pardonnant à ceux qui la commettent. Le Christianisme, au lieu de détruire en moi ce que la philosophie y avait fait de bon, confirmait et étayait mes convictions de raisons plus hautes et plus puissantes. » (Mes Prisons, tome 1er, page 65.)

Il est impossible que la lecture assidue de la parole de Dieu n’augmente pas l’amour de la prière ; c’est son effet ordinaire, c’est celui qu’elle produisit sur Robinson Crusoé. Outre les passages que nous avons déjà transcrits, nous pourrions en transcrire une multitude d’autres qui respirent le même goût pour la prière ; nous nous bornerons à ceux-ci : « Ces réflexions pénétrèrent mon cœur ; je me jetai à genoux, et je remerciai Dieu à haute voix de m’avoir sauvé de cette maladie… Je laissai choir le livre, et, élevant mon cœur et mes mains vers le Ciel, dans une sorte d’extase de joie, je m’écriai. — « Jésus, fils de David ; Jésus, toi sublime prince et sauveur, donne-moi repentance. — » « Ce fut là réellement la première fois de ma vie que je fis une prière ; car je priai alors avec le sentiment de ma misère, et avec une espérance toute biblique fondée sur la parole consolante de Dieu, et dès lors je conçus l’espoir qu’il m’exaucerait… Je puis affirmer par ma propre expérience qu’un cœur rempli de paix, de reconnaissance, d’amour et d’affection, est beaucoup plus propre à la prière qu’un cœur plein de terreur et de confusion ; et que ; sous la crainte d’un malheur prochain, un homme n’est pas plus capable d’accomplir ses devoirs envers Dieu qu’il n’est capable de repentance sur le lit de mort… Je n’oubliai pas de me recommander avec ferveur à la protection divine, et de supplier Dieu de me délivrer des mains des barbares. » (Tome Ier, pages 148, 149, 252, 278.)

Venons maintenant à Silvio Pellico. « Un jour, ayant lu qu’il faut prier sans cesse et que la véritable prière ne consiste pas à marmotter beaucoup de paroles à la façon des payens, mais à adorer Dieu avec simplicité, tant en paroles qu’en actions, et à faire que les unes et les autres soient l’accomplissement de sa sainte volonté, je me proposai de commencer sérieusement cette incessante prière de toutes les heures, à savoir de ne plus me permettre même une seule pensée qui ne fût inspirée par le désir de me conformer aux décrets de Dieu… Je me prosternai à terre, et avec une ferveur que je ne m’étais jamais sentie j’adressai à Dieu cette courte prière : mon Dieu, j’accepte tout de ta main ; mais prodigue ta force aux cœurs à qui j’étais nécessaire, que je cesse de leur être tel, et que la vie d’aucun d’eux ne s’abrège pour cela d’un seul jour. Ô bienfait de la prière ! je restai plusieurs heures l’âme élevée à Dieu, et ma confiance croissait à mesure que je méditais sur la bonté divine, à mesure que je méditais sur la grandeur de l’âme humaine quand elle échappe à l’égoïsme et s’interdit toute autre Sagesse. » (Mes Prisons, tome I, pag. 67 et 123.)

Ce serait un phénomène inexplicable qu’une âme pénétrée de respect et d’amour pour le Christianisme n’en parlât pas avec le transport qu’elle éprouve. Ah ! c’est alors que la bouche parle de l’abondance du cœur, et que les convictions se manifestent de la manière la moins équivoque. Robinson Crusoé en est la preuve la plus sensible. Soyons attentifs à cet éloge court et substantiel des bienfaits du christianisme. « Preuve nouvelle de ce que j’ai souvent observé, que la religion chrétienne, partout où elle est reçue, civilise toujours les hommes et réforme leurs mœurs, qu’elle opère ou non leur sanctification. » (Tome II, page 358.)

Silvio Pellico ne demeure point en reste à cet égard. « Le Christianisme est philosophique au plus haut degré, et les hommes se débattent en vain pour sortir de son cercle magique, de son cercle divin… Le Christianisme fut et sera toujours la doctrine du bienfait, appuyée sur les principes les plus rationnels, et unie à un culte simple et sage. Le christianisme, source de toute vertu dans la Judée, où il est né, dans le monde payen, où il s’est établi, et dans la barbarie du moyen-âge, qu’il a traversée, ne sera pas moins fécond dans des temps plus éclairés et mieux en harmonie avec lui… Je le louai de cette franchise dont il disait faire profession ; je lui protestai qu’en cela je l’égalerais, et j’ajoutai que, pour lui en donner une preuve, je me faisais fort de me constituer le champion du Christianisme, bien convaincu, disais-je, que si je suis toujours prêt à écouter amicalement toutes vos opinions, vous aurez de votre côté la générosité d’écouter tranquillement les miennes. Cette apologie, je me proposais de la faire peu à peu, et je commençais, en attendant, par une analyse fidèle de l’essence du Christianisme : — Culte de Dieu dépouillé de toute superstition. — Fraternité entre les hommes. — Aspiration perpétuelle à la vertu. — Humilité sans bassesse. — Dignité sans orgueil. — Et pour type un Homme-Dieu ! Quoi de plus philosophique et de plus grand ! » (Mes Prisons, tome 1er, pages 29 et 263.)

On ne peut se défendre d’admirer la solidité avec laquelle Robinson Crusoé établit ce dogme sacré de la Providence, les fins qu’elle se propose et l’ordre avec lequel elle régit les événements de ce monde (tome II, page 110). Rien ne se dérobe à ses regards vigilants, qui sondent les abymes ; rien ne peut arrêter son incessante activité ; elle ordonne toutes choses pour le mieux, elle gouverne le monde avec le même pouvoir et la même sagesse par lesquels il a été créé. C’est le mot de Montesquieu : Les lois selon lesquelles Dieu a fait toutes choses, sont celles selon lesquelles il les gouverne.

Quand l’homme s’efforce de s’écarter des voies de la Providence, il est contraint d’y rentrer presque aussitôt qu’il en est sorti, ou plutôt, dans son éloignement même, il concourt à l’accomplissement des décrets éternels. « Soit bénie la Providence ! s’écrie à ce sujet Silvio Pellico (Mes Prisons, tome II, page 279). Les hommes et les choses, qu’ils le veuillent ou ne le veuillent pas, ne sont entre ses mains que d’admirables instruments qu’elle sait mettre en œuvre pour des fins dignes d’elle. »

Il est bien rare que l’homme qui ne consulte pas les desseins de la Providence n’en soit sévèrement puni : malheureux lorsqu’il échoue, plus malheureux encore lorsqu’il réussit. C’est ce qui faisait dire à Robinson Crusoé : « La Providence se montre clairement, nous rassasie de nos propres désirs et fait que le plus ardent de nos souhaits soit notre affliction ; elle nous punit sévèrement dans les choses même où nous pensions rencontrer le suprême bonheur. » (Tome Ier, page 203.)

Après une amère réflexion sur els maux dont il était accablé et sur son affreux isolement dans l’île, il finit par dire : « Il faut considérer dans les maux le bon qui peut faire compensation et ce qu’ils auraient pu amener de pire. » (Tome Ier, page 94.)

Quelle confusion d’avoir fermé l’oreille à la voix de la Providence, qui ne lui avait pas ménagé les avertissements de toute espèce au milieu de ses écarts, et d’être demeuré insensible aux marques frappantes de sa protection spéciale, dans le temps qu’il courait à sa perte !

Quelles actions de grâces de ce que la Providence avait merveilleusement ordonné que le navire sur lequel il voguait échouât près du rivage de l’île, d’où non-seulement il avait pu l’atteindre, mais où il avait pu transporter tout ce qu’il en avait tiré pour son soulagement et son bien-être, et de ce que sa main divine lui avait dressé, contre son attente, une table dans le désert ! (Tome Ier, page 203.)

Quelle religieuse considérations, que celle qui le porte à reconnaître que c’était la Providence de Dieu qui l’avait condamné à cet état de vie ; qu’incapable de pénétrer les desseins de la sagesse divine à son égard, il ne pouvait pas décliner la souveraineté d’un Être qui, comme créateur, avait le droit incontestable et absolu de disposer de lui à son bon plaisir, et qui pareillement avait le pouvoir judiciaire de le condamner, à cause de ses offenses, au châtiment qu’il jugeait convenable, et qu’il devait se résigner à supporter sa colère, puisqu’il avait péché contre lui ! (Tome Ier, page 243.)

Quelle ferme confiance dans la Providence, qui lui inspire une si noble profession de foi, que notre sublime Créateur peut traiter miséricordieusement ses créatures, même dans ces conditions où elles semblent être plongées dans la désolation ; qu’il sait adoucir nos plus grandes amertumes, et nous donner occasion de le glorifier au fond de nos cachots ! (Tome Ier, page 229 et 230.)

Tout dans sa longue carrière le porte à chanter sans cesse les louanges de la Providence, et à lui témoigner sa vive gratitude pour les biens innombrables qu’il en a reçus ; son livre tout entier est un hymne perpétuel. Tantôt il se rappelle qu’il a été sauvé seul du naufrage, sans l’avoir mérité. Tantôt il la remercie d’avoir posé des bornes étroites à la vue et à la science de l’homme ; quoiqu’il marche environné de mille dangers dont le spectacle, s’ils se découvraient à lui, troublerait son âme et terrasserait son courage, il garde son calme et sa sérénité, parce que l’issue des événements est cachée à ses regards, parce qu’il ne sait rien des périls imminents qui le menacent. (Tome Ier, page 299.) Tantôt il proclame sa conviction intime que, comme la prudence humaine est justifiée par l’autorité de la Providence, c’est la Providence qui la met en œuvre ; et que si nous écoutons religieusement sa voix, nous éviterions un grand nombre d’adversités, auxquelles par notre négligence notre vie est exposée. (Tome II, page 126.) Tantôt aussi, quand il faisait réflexion que peut-être, par arrêt de la plus triste manière, dans u lieu d’exil et de désolation, des larmes coulaient en abondance sur son visage, et quelquefois il se plaignait en lui-même de ce que la Providence pouvait ruiner ainsi complétement ses créatures, les rendre absolument misérables, et les accabler à tel point qu’à peine serait-il raisonnable qu’elles lui sussent gré de leur existence. (Tome Ier, page 93.)

Qu’on ne croie pas néanmoins que Robinson Crusoé professe la doctrine nouvelle que Dieu bénit constamment ici-bas les actions de l’homme juste, et qu’il rejette sans cesse les efforts des méchants ; qu’il n’y ait de prospérité sur la terre que pour celui qui accomplit la loi dans sa plénitude, et de tribulation que pour celui qui se complait dans sa malice. Non certes, et ses paroles sont bien expresses : « Les justes ne reçoivent pas leur récompense ni les méchants leur châtiment en ce monde. » (Tome II, page 230.)

Et bien qu’il dise ailleurs que la bénédiction de Dieu ne suit pas ordinairement une présomptueuse transgression de sa loi (tome I, page 208), si nous n’accordons pas que des crimes visibles sont poursuivis de châtiments visibles, comment concilierons-nous les événements avec la justice divine (tome II, page 134) ? Il n’en reste pas moins démontré, comme preuve évidente d’un Dieu et d’une vie future, que l’ordre ne semble pas régner invariablement dans la dispensation des biens temporels, et qu’il ne sera véritablement rétabli que par la distribution des récompenses éternelles, qui seront accordées à chacun selon ses œuvres.

Ainsi donc il est constant, selon la doctrine de saint Augustin, que la Providence dispense les biens et les maux de la vie, indistinctement et sans avoir égard à la vertu et aux vices, parce que si elle ne donnait des richesses qu’aux hommes vertueux, ils recevraient dès ici-bas la récompense future ; si elle leur refusait sans exception, on croirait qu’elle n’est point indépendante dans ses déterminations ; si elle plaçait touts les méchants dans un état d’opulence et de prospérité, il en naitrait une erreur cent fois plus dangereuse encore : le crime serait honoré comme le chemin de la fortune et les penchants de l’homme criminel acheveraient de se pervertir. Il n’en est pas ainsi. Dieu répand des ténèbres sur les voies de l’homme. Le juste languit souvent dans l’oppression, tandis que l’injuste est exalté.

Telle est la doctrine des Saintes Lettres, et lorsque dans le livre de Job, Sophar de Naamath a déroulé en ces termes ses astucieuses théories, chapitre xx :

Tout l’atteste : depuis que, commençant d’éclore,
Cet univers sourit à la première aurore ;
Le bonheur du pervers ne fut jamais constant,
Son triomphe est un point, et sa joie un instant ;
De sa tête superbe il toucherait aux nues,
Il atteindrait des cieux les hauteurs inconnues,
Que d’un souffle bientôt il serait renversé,
Et ceux qui l’admiraient diront : il a passé !
Méprisable poussière, imperceptible atôme,
Il se dissipera comme un léger fantôme ;
D’un éclat imposteur naguère enorgueilli,
Son nom s’effacera dans l’éternel oubli.
Ceux qu’opprimaient ses mains fécondes en ruines
Formeront ses enfants à rendre ses rapines…

Job répond aux sarcasmes amers de son ami Sophar de Naamath, à ses odieuses imputations, chap. xxi, par ces versets, étincelants de la plus brillante poésie dans la langue originale :

J’ai dit : pourquoi l’impie au sein de l’abondance,
Toujours favorisé des cieux,
Prolonge-t-il des jours qu’embellit l’opulance ?
Ses fils grandissent sous ses yeux,

Et sa postérité fleurit en sa présence.
De son toit le malheur semble s’être écarté.
Instrument de terreur pour le reste du monde,
La verge du Très-Haut, la verge d’équité,
Respecte son repos et sa sécurité.
Il jouit d’une paix profonde :
De ses taureaux de fierté,
La vigueur est toujours féconde,
Et la génisse qu’il nourrit
Jusqu’au terme porte son fruit…
Ah ! combien des mortels les destins sont divers !
L’un achève une vie exempte de revers ;
Du suc toujours nouveau, plus doux que la rosée,
La moelle de ses os sans cesse arrosée ;
L’autre dans l’amertume, expirant de douleur,
Passe et n’a pas vu luire un rayon de bonheur ;
Une même demeure aujourd’hui les rassemble,
Et, pâture des vers, ils pourrissent ensemble….
Seul, debout, au milieu d’une immense ruine,
Le méchant a bravé la colère divine.
Qui donc lui reprocha sa honte et ses forfaits ?
Et quel bras l’a puni pour les maux qu’il a faits ?
Conduit en pompe en mausolée,
Il semble encore y voir le jour ;
Tranquillement dans la vallée
Il repose, il paraît le roi de ce séjour ;
Et, lui servant d’escorte, une foule sans nombre
Le précède et le suit dans le royaume sombre.

(Traduction de B. M. Levavasseur, Paris, 1826, in-8o.)

L’Arabe Job, comme on le voit, est formel sur ce point, que le juste et l’injuste prospèrent également sur la terre, et qu’il serait impossible de discerner l’état de leur conscience par leur position dans le monde. David ne l’est pas moins. Tout le monde connaît les beaux vers de Racine, qui expriment si bien le verset 36 du psaume xxxv :

J’ai vu l’impie adoré sur la terre ;
Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux
son front audacieux ;
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,
Foulait aux pieds ses ennemis vaincus.
Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.

(Esther, acte iii, scène ix.)

Le roi-prophète dit aussi, psaume 72, traduction de Jean-Baptiste Rousseau, ode vii, tome Ier, page 31, édition de Paris, 1743, volume in-12 :

Pardonne, Dieu puissant, pardonne à ma faiblesse,
À l’aspect des méchants, confus, épouvanté,
Le trouble m’a saisi, mes pas ont hésité ;
Mon zèle m’a trahi, seigneur, je le confesse,
En voyant leur prospérité.
Cette mer d’abondance où leur âme se noie
Ne craint ni les étoiles ni les écueils ni les vents rigoureux ;
Ils ne partagent point nos fléaux douloureux,
Ils marchent sur les fleurs, ils nagent dans la joie,
Le sort n’ose changer pour eux.

. . . . . . . . . . . . . . .

De là, je l’avouerai, naissait ma défiance :
Si sur touts les mortels Dieu tient les yeux ouverts,
Comment sans les punir voit-il ces cœurs pervers ?
Et s’il ne les voit pas, comment peut sa science
Embrasser tout cet univers ?

. . . . . . . . . . . . . . .

Je croyais pénétrer les jugements augustes ;
Mais, grand Dieu, mes efforts ont toujours été vains,
Jusqu’à ce qu’éclairé du flambeau de tes saints,
J’ai reconnu la fin qu’à ces hommes injustes
Réservent tes puissantes mains.
J’ai vu que leurs honneurs, leur gloire, leur richesse,
ne sont que des filets tendus à leur orgueil ;
Que le port n’est pour eux qu’un véritable écueil ;
Et que ces lits pompeux où s’endort leur mollesse,
Ne couvrent qu’un affreux cercueil.
Comment tant de grandeur s’est-elle évanouie ?
Qu’est devenu l’éclat de ce vaste appareil ?
Quoi ! leur clarté s’éteint aux clartés du soleil ?
Dans un sommeil profond ils ont passé leur vie,
Et la mort a fait leur réveil.

Salomon, auteur de l’Ecclésiaste, conserve religieusement les traditions de David, son père, sur le mélange des biens et des maux qui sont, dans ce monde, le partage de l’impie et du juste.

« — J’ai vu sous le soleil, dit-il chapitre 3, versets 16 et 17, l’impiété dans le lieu du jugement, et l’iniquité dans le siége de la justice, et j’ai dit en mon cœur : Dieu jugera le juste et l’impie, et alors ce sera le temps de toute chose. »

« J’ai vu les impies ensevelis. Ils étaient pendant leur vie dans le lieu saint, on les louait dans la ville comme s’ils avaient fait le bien ; mais cela même est vanité. » (viii, 10.)

« Il y a des justes à qui des maux adviennent, comme s’ils avaient fait les œuvres des impies ; et il y a des impies qui vivent dans la sécurité, comme s’ils avaient fait les œuvres des justes ; je dis donc que c’est là vanité. » (viii, 14.)

« Tout demeure incertain et se réserve pour l’avenir, parce que tout arrive également au juste et à l’impie, au bon et au méchant, au pur et à l’impur, à celui qui immole des victimes et à celui qui méprise les sacrifices. L’innocent et assimilé au pécheur, le parjure à celui qui respecte le serment. C’est là ce qu’il y a de plus mauvais dans ce qui se passe sous le soleil, que tout arrive de même à touts. De là vient que les cœurs des enfants des hommes sont remplis de malice et de dédain pendant leur vie, et qu’ils descendent ainsi dans le tombeau. » (ix, 2 et 3.)

Insistons sur ce point essentiel que quoique rien n’arrive dans le monde sans une disposition précise de la Providence, nous ignorons complétement si cette disposition est générale ou particulière, si c’est pour ce qu’on appelle vulgairement bonheur ou malheur de la vie.

Ô homme ! qui t’a donné le droit de déterminer les desseins de la Providence dans le gouvernement du monde ? Qui es-tu pour sonder ses secrets et pour pénétrer dans ses impénétrables conseils ? Lorsque Job est précipité du sein de l’opulence dans l’excès de la misère, on n’entend sortir de sa bouche que des paroles touchantes, dictées par la plus sublime philosophie tout aussi bien que par la plus admirable résignation :

Je sortis, ô mon Dieu, nu des flancs de ma mère,
Nu bientôt dans son sein me recevra la terre.
Ta main m’a tout donné, ta main m’a tout ôté ;
Que ton nom soit béni ! que, toujours respecté,
Le décret souverain qu’a dicté la justice
Soit reçu sans murmure et sur moi s’accomplisse !

Le Seigneur est le maître de la vie et de la mort. Il envoie sur les bords du tombeau et il en retire à son gré. Celui-ci est enlevé à la fleur de son âge ; est-ce un malheur pour lui ? L’esprit de Dieu répond dans le livre de la Sagesse (IV, ii) : « Il a été enlevé de peur que son entendement ne fût corrompu par la malice, et que les apparences trompeuses ne séduisissent son âme. »

Le terme de la course de celui-là est reculé jusqu’à la vieillesse la plus avancée ; faut-il l’en féliciter ? Oui. S’il fait usage des jours qui lui sont laissés pour réformer ses penchants dissolus : non, s’il ne se sert de cette prolongation que pour endurcir son cœur et aggraver son fardeau. Ce peuple remporte des victoires éclatantes ; qui osera décider que la Providence a voulu récompenser ses vertus ? Cet autre peuple a vu moissonner l’élite de ses guerriers sur le champ de bataille ; qui sera assez téméraire pour assurer la Providence a voulu le punir ? Ô homme ! rougis donc de ton ignorance et de ton aveuglement ! Tu es dans l’ivresse de la joie, quand tu devrais être dans la douleur ; tu pleures, quand il faudrait te réjouir. Tu confesses que tes pieds ont chancelé dans la foi à la vue de la paix des méchants, et bientôt tu prétends expliquer ce mystère ! Quelle inconcevable présomption !…

Les préjugés de la nation et de secte enfantent bien des erreurs, comme on va le voir. Robinson Crusoé, après avoir représenté un religieux bénédictin, qui joue un assez beau rôle dans la dernière partie du roman, comme papiste, comme prêtre papiste, et définitivement comme prêtre papiste français, reconnaît néanmoins (tome ii, page 203), que c’était un homme grave, sobre, pieux, plein de ferveur, d’une vie régulière, d’une ardente charité, et presque en toutes choses d’une conduite exemplaire. Si l’injure de papiste, de prêtre, de français, est grave, la réparation est complète. Quelques courtes réflexions sur tout cela, et sur la tolérance, comme l’entend Robinson.

Lorsque l’ouvrage de Daniel de Foë parut, les Anglais applaudirent sans doute à ces trois mots qui étaient alors des injures de la plus grande force. Actuellement les préventions se sont tellement dissipées que ces injures ne seraient plus de mise. Les Papistes ont été émancipés, le nom du pape a été prononcé avec respect par des populations nombreuses en présence de l’illustre agitateur O’Connell, son mannequin n’est point brûlé dans Londres, la nation anglaise est l’alliée de la nation française, sans cesser d’être son émule de gloire. Les prêtres sont accueillis dans les cités de l’empire britannique, et révérés à l’égale des ministres anglicans. Oserait-on aujourd’hui demander excuse de ce qu’on fait l’éloge d’un homme qui réunit en lui les titres de papiste, de prêtre, et de français ? Aurait-on à redouter d’être blâmé d’apprécier, nonobstant sa communion, la valeur d’un tel homme, quoiqu’on le croie dans l’erreur, et de lui donner son vrai caractère ? c’est peu vraisemblable. Le temps a marché, et la sociabilité avec lui.

Qu’on aime à retrouver la sage réserve du religieux bénédictin à précipiter dans l’abyme infernal ceux qui ne vivent pas dans le sein de l’Église catholique ! Oui, hors de l’Église point de salut, c’est un principe inébranlable, c’est le fondement de la foi ; mais il est aussi de foi que Dieu est riche en miséricordes, qu’il peut jusqu’au dernier soupir de l’homme dévoyé laisser parler sa clémence, et qu’il n’appartient qu’au juge suprême de discerner ceux qui paraissent devant son tribunal avec le signe sacré du salut, d’avec ceux qui sont marqués du caractère de la réprobation. Dans le catholicisme il n’y a pas de proscription que pour l’erreur, qu’anathème contre l’erreur, mais il y coule une source inépuisable de compassion, d’espérance et de charité pour les errants. Plus on se rapproche de la vérité, plus on lui devient cher ; plus on conserve des traces de l’enseignement du Verbe éternel, plus on est sûr de lui être agréable. Cependant il ne tolère jamais aucune espèce d’alliance entre Jésus-Christ et Bélial, aucune association avec la vérité et le mensonge ; il cesserait d’être ce qu’il est, le dépositaire et le gardien des moyens du salut.

Il est douteux qu’aucun prêtre catholique portât aussi loin la condescendance que le bénédictin de Robinson. Il baptise lestement, et il laisse les néophytes entre les mains des Protestants pour être perfectionnés dans la science de l’Évangile. Il a beau dire qu’il existe une grande différence entre un protestant et un payen, entre celui qui invoque Jésus-Christ, quoique dans un mode qu’il ne juge pas conforme à la véritable foi, et un Sauvage, un Barbare, qui ne connaît ni Dieu, ni Christ, ni Rédempteur. La maxime est vraie, mais la conduite n’est pas selon les règles ecclésiastiques. Le bénédictin va plus loin encore : il donne la bénédiction nuptiale à des personnes qui n’y croient point, sans aucune préparation antérieure, presque à leur insu, de sorte qu’on ne pouvait deviner par là de quelle religion il était (page 258). Qu’importe que les Anglais ne désapprouvent point un tel mariage, s’il encourt la désapprobation de l’Église catholique ? Un prêtre, dans ses fonctions, ne doit avoir en vue que la société dont il est le ministre. Il a tort dans sa conviction qu’il n’y a point d’hérésie dans un excès de charité (page 240). Il est bien enseigné dans l’Évangile que beaucoup de péchés sont remis à qui aime beaucoup, et que la charité couvre la multitude des péchés, mais non qu’un excès de charité empêche de tomber dans l’hérésie. Sans contredit, la charité est une garantie contre l’erreur, elle aide à sortir de l’erreur, mais elle ne préserve pas infailliblement de toute chute celui qui la possède.

On serait étonné de rencontrer dans un livre aussi modéré que Robinson Crusoé, quelques préjugés contre le catholicisme, si l’on ne savait que l’auteur était zélé protestant. On en voit percer des traces tome ii, pages 202 et 203 ; elles sont empreintes d’un peu de ridicule, même tome, page 220. Mais on lit, pages 257 et 258 : « Jamais pareil sermon n’a été prêché par un prêtre papiste dans ces derniers siècles du monde. Aussi lui dis-je que je lui trouvais tout le zèle, toute la sincérité d’un Chrétien, sans les erreurs d’un catholique romain, et que je croyais voir en lui un pasteur tel qu’avaient été les évêques de Rome avant que l’Église romaine se fut assurée la souveraineté spirituelle sur les consciences humaines. » Mais le sermon du Bénédictin n’offre rien de contraire à la foi de l’Église catholique, et par conséquent rien qui ne puisse être prêché par un prêtre papiste. Il serait bien à désirer que les yeux des Protestants se décillassent et qu’ils apperçussent enfin qu’on les a égarés sur l’enseignement du catholicisme. Ne cessera-t-on jamais de se tromper soi-même et de prendre pour la doctrine du corps les opinions de quelques membres sans crédit ? Ne reconnaîtra-t-on jamais les calomnies de coryphées de la réforme, qui ont donné, dans leur système d’intérêt, quelques vaines pratiques pour le culte solennel et avoué de l’Église ? Quel homme de bonne foi se refuserait d’entrer dans les bons sentiments de Silvio Pellico ? (Le Mie Prigioni, tome ii, page 101.) « Nos entretiens, d’Oroboni et de moi, ne roulaient plus que sur la philosophie chrétienne, et sur la comparaison que nous en faisions avec les pauvretés de la doctrine sensualiste. C’était un bonheur pour touts deux de trouver une si grande conformité entre le Christianisme et la raison. Touts deux, en confrontant les diverses communions évangéliques, nous reconnaissions que la catholique est la seule qui puisse réellement résister à la critique, et que la doctrine de cette communion se compose de dogmes très-purs et d’une morale très-élevée, et non de misérables conceptions de l’ignorance humaine. » Les sentiments qu’il exprime page 129 ne sont-ils pas ceux de tout prêtre catholique ? « Quel contentement de nous trouver d’accord en matière de religion, d’accord l’un et l’autre à haïr l’ignorance et la barbarie, mais aussi à ne haïr aucun homme, à prendre en pitié les ignorants et les méchants, et à prier pour eux ! » Que vient faire ici l’usurpation de la souveraineté spirituelle sur les consciences humaines par les évêques de Rome ? N’est-il pas constant que la primauté du pape est de droit divin, que l’usage qu’il en a fait, dès l’origine du Christianisme, est un fait reconnu par les Protestants les plus instruits et les plus distingués, qu’en général ceux qui ont occupé le siége apostolique semblent n’avoir eu de règle de conduite que la maxime de l’entre d’entre eux ; Ne plions pas les canons à notre volonté, mais que les canons nous trouvent soumis à leur empire ; qu’il serait de la plus horrible injustice d’attribuer à touts les pontifes romains les empiétements de quelques-uns d’entre eux ; que l’Église gallicane ne cesse pas de faire partie de l’Église universelle, et n’a jamais été condamnée, quoiqu’elle mette des bornes à l’exercice de quelques attributions du pape ? Sans doute, dans la lie des siècles, les évêques de Rome ont suivi le torrent de la corruption humaine ; mais dans les temps modernes, que de traits de ressemblance ne présentent-ils pas avec leurs devanciers de la primitive Église ? Ils se montrent aussi incontestablement les héritiers de leurs lumières et de leurs vertus, que de leurs augustes prérogatives.

Le roman ajoute (page 375) : « Ce que les Missionnaires appellent la conversion des Chinois au Christianisme est plus éloigné de la vraie conversion requise pour amener un peuple à la foi du Christ, et ne semble guère consister qu’à leur apprendre le nom de Jésus, à réciter quelques prières à la Vierge Marie et à son fils dans une langue qu’ils ne comprennent pas, à faire le signe de la croix et autres choses semblables. » Ceci est évidemment faux. Les Chinois sont instruits dans leur langue, prient dans leur langue, chantent à l’église des cantiques en leur langue, comme on peut s’en convaincre dans les Lettres édifiantes et ailleurs. Au reste, ce qui suit ce passage est un hommage rendu au zèle et au dévouement des missionnaires. « Il faut l’avouer, ces religieux ont une ferme croyance que ces gents seront sauvés et qu’ils sont l’instrument de leur salut ; dans cette persuasion, ils subissent non-seulement les fatigues du voyage, les dangers d’une pareille vie, mais souvent la mort même avec les tortures les plus violentes pour l’accomplissement de cette œuvre ; et ce serait de notre part un grand manque de charité, quelque opinion que nous ayons de leur besogne en elle-même et de leur manière de l’expédier, si nous n’avions pas une haute opinion du zèle qui la leur fait entreprendre à travers tant de dangers, sans avoir en vue pour eux-mêmes le moindre avantage temporel. »

Le grand attachement de Robinson pour le Protestantisme ne l’empêcha pas de professer le catholicisme au Brésil, ainsi qu’il l’avoue, page 14, tome ii : « Je ne m’étais fait aucun scrupule de professer publiquement la religion du pays, tout le temps que j’y avais séjourné. » Et plus fortement encore, suivant une traduction littérale, communiqué par M. Borel : « Seulement, comme j’avais depuis peu réfléchi quelquefois sur ce sujet plus mûrement que jadis, quand je venais à songer qu’il était question d’aller vivre et mourir parmi ces peuples (les Brésiliens), je commençais à me repentir d’avoir professé le Papisme et à croire que ce pouvait bien ne pas être la meilleure religion pour y mourir. » Cet aveu est encore plus formel dans un passage que le traducteur a supprimé, et qui devait se trouver tome ii, page 39, le voici : « Comme j’avais nourri quelques doutes touchant la religion catholique romaine, du temps même que j’étais à l’étranger, surtout durant ma vie solitaire, je sentais qu’il ne m’appartenait pas d’aller au Brésil, encore moins de m’y établir, à moins que d’être déterminé à embrasser le Catholicisme sans réserve aucune, ou que d’être résolu à me sacrifier pour mes principes, à me faire martyriser pour ma religion, à mourir entre les mains de l’inquisition. » N’est-ce pas, en d’autres termes, les deux vers de Zaïre ?

J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, Musulmane en ces lieux.

Il est vrai que Robinson témoigne du regret d’avoir pu trahir sa conscience, et qu’il rappelle ses remords et ses doutes dans cet état de dissimulation, mais il n’en est pas moins coupable d’avoir professé en public une religion qu’il condamnait en secret et d’avoir été hypocrite malgré ses scrupules. C’est ici le cas d’invoquer l’autorité de Silvio Pellico. « Et si, par le plus incroyable des hasards, nous devrions rentrer dans la société, disait Oroboni, serions-nous assez lâches pour ne pas confesser l’Évangile, pour nous laisser aller au respect humain, si quelqu’un s’avisait de dire que la prison a affaibli notre intelligence, et que par faiblesse d’esprit nous sommes devenus plus fermes dans la foi ? — Cher Oroboni, lui dis-je, ta question me révèle ta réponse, et celle-ci est aussi la mienne. Le comble de la lâcheté est de se faire l’esclave des jugements d’autrui, lorsqu’on a la conviction de leur fausseté. Je ne crois pas que cette lâcheté, toi ou moi, nous l’eussions jamais. » (tome ii, page 103). C, est là parler en catholique, et en vrai catholique.

Invoquons une autorité plus respectable encore, celle de la Sorbonne dans la censure d’Émile. Page 282, édition in-8o, J. J. Rousseau avait dit : « Toutes les religions sont autant d’institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une manière uniforme d’honorer Dieu ; qu’elles sont toutes bonnes, quand on y sert Dieu convenablement : le culte essentiel étant celui du cœur ; qu’elles peuvent avoir toutes leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie du peuple ou dans quelque autre cause locale qui rend l’une préférable à l’autre, selon les temps et les lieux. » La Sorbonne déclare que ces paroles portent à une hypocrisie détestable. En effet, c’est une conséquence évidente de la doctrine qu’elles contiennent, qu’il est au moins permis à chacun de changer de religion en changeant de lieu, de climat, de gouvernement, et de professer ainsi l’une après l’autre toutes les différentes religions du monde. Elle met Rousseau en contradiction avec lui-même, en citant ce qu’il dit ailleurs : « Dans l’incertitude où nous sommes, c’est une inexcusable présomption de professer une autre religion que celle où l’on est né, et une fausseté de ne pas pratiquer sincèrement celle qu’on professe. »

Le lecteur n’oubliera pas que le Bénédictin ne peut être excusé de prévarication au sujet de sa religion, que le héros du roman a manifestement et sciemment trahi la sienne, qu’il a préconisé la tolérance, c’est-à-dire, d’après sa conduite, l’abandon de la Foi. Nous allons voir maintenant quelle sera sa tolérance à l’égard des Tartares idolâtres. L’idole Cham-Chi-Thaugu, adorée par des peuplades barbares, excite sa rage, et, dans son fanatisme, il pourfend avec son épée le bonnet qu’elle avait la tête. Son exemple encourage ses compagnons de voyage à insulter le monstre, et il y a grande apparence qu’ils l’auraient renversé et brisé, si les idolâtres ne s’étaient armés pour sa défense. Cependant Robinson jure de détruire l’idole, et en effet pendant la nuit, lorsque la population toute entière était plongée dans le sommeil, lorsque les ministres et les adorateurs de Cham-Chi-Thaungu seuls veillaient dans une maison voisine, il parvient à force de ruse à s’emparer d’eux, à les bâillonner, à les traîner près de l’idole et à l, incendier en leur présence avec des matières inflammables. Le jour qui suivit cette expédition nocturne aurait été funeste à toute la caravane sans les sages précautions du gouverneur moscovite. Il faut lire la consternation de Nertzinskoy à la vue du soulèvement dans touts les villages des environs et de la multitude de Tartares qui prirent les armes et se réunirent pour venger la destruction de leur dieu. Toute la feuille 28 est remplie des détails de la fureur des idolâtres, des craintes des soldats russes, des menaces de déclaration de guerre au Czar, des ruses de la caravane pour évier de tomber entre les mains des furieux, des marches et contre-marches pour échapper à leur coupe, des impostures des coupables pour n’être point découverts, et de mille autres inconvénients qu’ils s’étaient attirés et qu’ils faisaient partager à des voyageurs paisibles.

Comment se fait-il que Robinson n’ait pas prévu l’orage qui allait fondre sur lui et qu’il ait commis de gaîté de cœur un crime que la religion réprouve ? Comment peut-il ne pas condamner une action que les anciens conciles, révérés par les Protestants eux-mêmes, ont sévèrement défendue, et qui ne peut que rendre le Christianisme odieux ?

Si quelqu’un, dit le 60e canon du concile d’Elvire, tenu en 305, est mis à mort pour avoir détruit des idoles, il ne sera point admis au nombre des martyrs, parce que cela n’est point écrit dans l’Évangile et n’a pas été pratiqué par les Apôtres.

Sous l’empire de Julien, on força les Chrétiens de rebâtir les temples qu’ils avaient démolis, et on punit ceux qui s’y refusèrent.

En Perse, l’évêque Abdas abattit un temple du feu vers 420, et causa une grande persécution.

Le zèle immodéré des Chrétiens, qui les porte à briser les idoles, à insulter les objets du culte public, et une des causes les plus ordinaires des persécutions dans le vaste empire de la Chine.

Il y a bien encore dans Robinson Crusoé quelques autres points qui blessent les convenances ou les idées généralement reçues comme 1.o ce qu’il dit des Cannibales, tome ier, pages 262, 263, 264, 265, 266, et 303. « Quelle autorité, quelle mission avais-je pour me prétendre juge et bourreau de ces hommes criminels lorsque Dieu avait décrété convenable de les laisser impunis durant plusieurs siècles, pour qu’ils fussent en quelque sorte les exécuteurs réciproques de ses jugements ? Comment puis-je savoir ce que Dieu lui-même juge en ce cas tout particulier ? Il est certain que ces peuples ne considèrent pas ceci comme un crime ; ce n’est point réprouvé par leur conscience, leurs lumières ne le leur reprochent point. Ils ignorent que c’est mal, et ne le commettent point pour braver la justice divine, comme nous faisons dans presque touts les péchés dont nous nous rendons coupables. Ils ne pensent pas plus que ce soit un crime de tuer un prisonnier de guerre que nous de tuer un bœuf, et de manger de la chair humaine que nous de manger du mouton. » Ce plaidoyer était tout-puissant pour arrêter le bras de Robinson et l’empêcher de tuer ces Sauvages uniquement parce qu’ils étaient Cannibales ; mais il était insuffisant dans la considération de sa propre défense et de repousser la force par la force ; à plus forte raison devait-il paraître plus insuffisant encore quand il s’agissait de justifier un crime aussi horrible que celui de dévorer des prisonniers de guerre après les avoir immolés. À quoi sert d’alléguer le silence de la conscience, l’habitude invétérée des traditions de famille et de nation, la profondeur des ténèbres de l’esprit, lorsque le cœur se soulève d’horreur à la pensée d’un si détestable banquet ? Bien des raisons contribuent sans doute à atténuer la coutume des Cannibales ; mais il n’en est point qui fasse disparaître entièrement ce qu’elle a d’affreux ; elle demeure toujours exécrable au jugement de la morale et de la révélation. Que Robinson se refuse à renouveler les atrocités des Espagnols dans le Nouveau-Monde, rien de mieux ; mais n’y avait-il pas moyen d’anéantir les sacrifices sanglants des nations américaines autrement que par l’extermination ? Et parce que des Chrétiens mettent à mort des prisonniers après le combat, s’ensuit-il que les anthropophages ne soient pas plus des meurtriers dans le sens, qu’il les avait d’abord condamnés en esprit ? Un crime peut-il justifier un crime par assimilation ? Ne sont-ce pas là de purs sophismes, et rien de plus ? Au reste, il conclut assez bien. « Quant à leurs crimes, ils s’en rendaient coupables les uns envers les autres, je n’avais rien à y faire. Pour les offenses nationales il est des punitions nationales, et c’est à Dieu qu’il appartient d’infliger des châtiments publics à ceux qui l’ont publiquement offensé. »

2.o Ce qu’il dit du commerce des esprits. Il s’exprime ainsi tome ier, page 379 : « Que l’homme ne méprise pas les pressentiments et les avertissements secrets du danger qui parfois lui sont donnés quand il ne peut entrevoir la possibilité de son existence réelle. Que de tels pressentiments et avertissements nous soient donnés, je crois que peu de gens ayant fait quelque observation des choses puissent le nier ; qu’ils soient les manifestations certaines d’un monde invisible, et du commerce des esprits, on ne saurait non plus le mettre en doute. Et s’ils semblent tendre à nous avertir du danger, pourquoi ne supposerions nous pas qu’ils nous viennent de quelque agent propice, — soit suprême ou inférieur et subordonné, ce n’est pas là que gît la question, — et qu’ils nous sont donnés pour notre bien ? » Et tome ii, page 116 : « Je suis convaincu que nos âmes, dans leur enveloppe charnelle, communiquent avec des esprits incorporels, habitants du monde invisible, et en reçoivent des clartés. » Bien que ce commerce des esprits et ces pressentiments secrets ne soient point opposés au sentiment religieux, qu’ils la favorisent même, ils peuvent ouvrir la porte à l’illusion et au fanatisme, et c’est pour parer à cet inconvénient que nous en avons parlé. Toutefois la conviction de Robinson est généralement répandue, et nous en trouvons un exemple dans Mes Prisons de Silvio Pellico, tome ii, page 145 ; « Une voix semblait m’assurer dans l’âme qu’Oroboni n’était plus dans le lieu des expiations ; néanmoins, je ne cessai de prier pour lui. Plusieurs fois je crus le voir en songe prier aussi pour moi, et ces songes j’aimais à me persuader qu’ils n’étaient pas l’effet du hasard, mais bien de réelles manifestations de son image que Dieu permettait pour me consoler. Je ferais rire si j’essayais de peindre la vivacité de ces songes, et l’enchantement véritable qu’ils me laissaient pendant des journées entières. »

Si nous avons qualifié de nouvelle la doctrine qui veut que Dieu bénisse constamment ici-bas les bonnes actions de l’homme juste, et qu’il punisse sans cesse les mauvaises œuvres de l’impie, ce n’est pas que nous prétendions avancer qu’elle est professée par touts les modernes indistinctement. Loin de là, puisque nous avons cité Pellico parmi les partisans de la doctrine catholique. Mais dans quelle catégorie ranger l’illustre poète M. de Lamartine ? On en jugera par ces cinq vers de l’Épisode qui fait maintenant tant de bruit dans le monde :

L’innocent à ses yeux paie-t-il pour l’impie ?
Ou plutôt est-il donc dans ses sacrés desseins ?
Que ceux qu’il a choisis ici-bas pour ses saints,
Avant de brûler l’homme à ses bûchers sublimes,
Les premiers sur l’autel lui servent de victimes ?

Jocelyn, tom II, pag. 6


Ancien vicaire général d’Avignon