Roberte n° 10.530/Texte entier

  Table des Matières  
Éditions du Livre moderne (p. couv-).
ROBERTE no 10.530

Pour paraître :

LES POISONS DE LA RIVIERA
Roman
par GEORGES NORMANDY
Illustrations de EMMANUEL POIRIER

LUCIE DELARUE-MARDRUS
ROBERTE no 10.530
ROMAN
Illustrations de A.-M. LE PETIT
LE LIVRE MODERNE ILLUSTRÉ
ÉDITIONS DU LIVRE MODERNE
9, rue Antoine-Chantin, Paris (XVIe)

MCM XLII

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous les pays.

PREMIÈRE PARTIE

I

Il est cru volontiers dans le monde saugrenu qu’on appelle tourisme que, la Normandie, c’est Deauville ou bien les contes de Maupassant.

Chez nous, heureusement, loin des brutalités de l’autocar, s’enfoncent les impraticables chemins creux et les vieilles routes qui n’aboutissent à rien ; car c’est juste de ce côté-là que se trouve un point particulièrement sensible du mystère campagnard.

Je veux dire de ces gentilhommières écartées où se continue une existence que le souffle moderne ne parvient pas à faire broncher.

Quand nous serons plus avancés encore dans la voie du lotissement, cet hallali du passé, on découvrira (du reste dans toute la France) que les derniers vestiges d’une époque disparue se seront maintenus plus longtemps que partout ailleurs au sein de repaires à hobereaux plus résistants, dans leur petit orgueil un peu ridicule, que les plus grandes familles au fond des plus grands châteaux.

Cependant certaines circonstances peuvent désagréger aussi vite, même plus vite que les authentiques, ces minces mais tenaces noblesses provinciales.

Nul exemple plus saisissant que Hautevue, dans le Calvados.

Au-dessus de vallées bleuissantes, on eût jadis appelé « ferté » cette construction qui ne doit son aristocratie qu’au fait d’être séparée de tout voisinage par son parc moutonnant, de ne se laisser aborder qu’au bout d’une longue cour d’honneur, avenue symétriquement plantée de magnifiques hêtres.

Au fond de cette seigneuriale perspective, Hautevue impressionne encore. Son toit d’ardoises, la couleur de sa pierre, la draperie de lierre qui frissonne à l’un de ses côtés, font de ce manoir d’assez petite taille, et qui n’a pas cent cinquante ans, quelque chose qui garde fort grand air.

Ne pas s’approcher trop près. Car alors les marches du perron se révèlent croulantes, les murs ridés de fines lézardes, les ardoises du toit par places arrachées, quelques fenêtres aveuglées par des planches, et même l’un des vitraux de la porte honteusement remplacé par un vieux journal. Et, parallèlement, le parc, en proie à l’abandon, menace déjà de fort près la bâtisse, de par des branches sournoisement allongées, une herbe avancée bientôt jusque dans l’intérieur.

Au crépuscule, une grande gamine se hâtait dans la cour d’honneur. Elle courait presque sous l’ombre des hêtres d’octobre : Roberte elle-même, dernière descendante de la famille de Bienfaite.

« Vais-je retrouver maman à la maison ? »

Non seulement ses cheveux noirs coupés « aux enfants d’Édouard » mais encore le galbe et la pâleur de son long visage fendu par des yeux étroits, évoquaient quelque jeune prince historique, en dépit d’une robe poussiéreuse, de bas sales, de souliers éculés.

Ce fut d’un seul bond qu’elle franchit les quatre marches du perron. Elle avait, cet après-midi, monstrueusement abandonné sa mère dans la grande bruyère, sous prétexte d’aller lui en cueillir un bouquet.

Ce n’était plus possible de continuer à faire l’âne et de tirer la voiture sur les routes, surtout quand, du côté de la sapinière, l’attendaient, comme chaque jour, ses petites amies du village.

Lorsqu’on a la hanche cassée et qu’on est infirme pour toujours, on reste chez soi. Maman s’est entêtée à se faire traîner par sa fille, voulant aller jusqu’à la villa de Mme Tavernier. Pourquoi cette visite ? En outre, il est comique de faire voir aux passants quatre roues adaptées à une ancienne caisse d’emballage, et maman installée dedans. Tirer cela dans le parc, soit ! Maman ne peut pas marcher, Mais en dehors de Hautevue, ce n’est pas à faire. Et puis, quand on a bien envie de jouer avec les autres, on se dépêche de planter là tout, et de s’en aller.

Pas l’ombre d’un remords. Mais l’inquiétude de trouver la maison vide. Très embêtant ! Il faudra donc aller rechercher maman ! Non ! Quelqu’un de hasard l’aura ramenée. Tout le monde la connaît.

Il ressort de tout cela que la mort de tante Marie, le mois passé, c’est, pour finir, une catastrophe. Tant qu’ils vivent, on ne sait pas à quel point les gens sont utiles. Une fois disparus, on découvre que, sans eux, tout est perdu. « Dieu sait pourtant si je la détestais, tante Marie ! »

Avec cette réflexion, Roberte de Bienfaite ouvrit d’un coup de pied la porte d’entrée. L’intérieur de la maison était noir. Silence.

— Maman ?… cria-t-elle d’une voix de tout petit qui a peur.

Un gémissement connu lui ayant répondu du fond des vestibules :

« Ouf ! Elle est rentrée ! Tout va bien ! »

Il faut en effet convenir que, quatre semaines plus tôt, le glas du village annonçant le décès de Mlle Marie de Hautevue avait du même coup tinté pour la mort du domaine.

Ceux qui suivirent le convoi jusqu’au caveau de famille, châtelains, paysans et quelques personnalités de la ville, s’en étaient bien rendu compte.

— La malheureuse ! Qu’est-ce qu’elle va devenir sans sa sœur ?

— Et sa terrible petite fille que personne ne surveillera plus !

D’autres disaient, informés :

— La rente viagère de Mlle Marie finit avec elle. Elle croyait vivre bien plus vieille que sa sœur. Ça va être la misère noire. Et le mari ? Depuis des années personne ne sait où il est.

Les paysans :

— Qui qui va rarriver dans leur château tremblant, à c’t’heure ?

Pas un ricanement. On se souvenait encore trop bien du temps où Hautevue était assez riche pour donner des réceptions et employer du monde. Une brave maison, née accueillante à tous, pas fière pour les subalternes, généreuse pour les malheureux.

Le grand-père et la grand’mère de Roberte menaient un train élégant. On les voyait dans leur voiture à deux chevaux, plus tard dans leur auto, Marie et Solange, encore adolescentes, assises en face de leurs parents, belles fillettes aux yeux retroussés qui passaient pour de grandes artistes. Marie au piano, Solange au violon jouaient volontiers dans les salons de l’alentour et les fêtes patronales. Solange disait des vers avec la voix de Sarah Bernhardt à laquelle on trouvait qu’elle ressemblait. Élie en écrivait même. Les deux sœurs faisaient l’étonnement un peu inquiet de la contrée.

Après l’éclipse de la guerre, le mariage de Solange, à la fin de 1919, avec le comte Robert de Bienfaite, croix de guerre, blessé soigné par elle dans l’hôpital militaire de la ville avait été le dernier éclat jeté par cette famille de choix.

Les plus anciens du pays savaient très bien que la noblesse des Hautevue ne comportait nulle armoirie. On ajoute un jour le nom de sa propriété à celui, roturier, qu’on portait ; les successeurs négligent peu à peu le patronyme, ne font montre que de la particule, et le tour est joué.

L’opération, pour les ancêtres de Marie et de Solange, s’était faite quelque cent ans auparavant, et d’autant plus facilement qu’acquéreurs de Hautevue au débarquer de leur Martinique natale, ils avaient moins de scrupules que d’autres à troquer leur nom créole contre celui de la propriété.

Peu après le mariage de Solange, les parents étaient morts. Juste à temps ! Car leur gendre, descendant (comme on se plaisait à le répéter) d’un favori de Robert-courte-cuisse, tenait peut-être de son tapageur ancêtre sa brutalité médiévale.

« Revenus de leur voyage de noces en Italie, au plus ardent d’une folle lune de miel, les jeunes mariés retrouvaient à Hautevue Mlle Marie hautainement consternée d’avoir englouti dans une mauvaise spéculation le tiers de la fortune familiale, déjà bien écornée par les banqueroutes de l’après-guerre.

Robert de Bienfaite, jeune homme sans argent et sans parents, n’avait épousé Solange que par coup de cœur, mais n’en demanda pas moins des comptes, et sévèrement.

Le manoir, à cette époque, laissait transpirer quelque chose de ses orages. On crut que tout se remettait au beau quand Solange annonça qu’elle attendait un enfant. Le mari promenait partout son ivresse d’avoir un héritier de son titre et de son nom. Car, il n’en doutait pas, ce serait un garçon.

Ce fut une fille, et la misère commença là.

De baptiser Roberte sa déception n’empêchait ni la déconvenue ni le coûteux souci d’avoir à tenter de nouveau la chance. L’homme, comme cela se doit, reprocha l’impair à sa femme, Mlle Marie s’en mêla. Les choses allèrent si loin qu’une nuit des cris épouvantèrent la maison. Robert, pour la première fois, levait la main sur sa compagne, Il le fit avec tant de rage que, l’ayant traînée par les cheveux et piétinée, il la laissa pour morte dans la chambre.

Après ce coup, on s’aperçut qu’il avait disparu de la maison et même du pays. D’ailleurs on ne devait jamais plus le revoir. Roberte avait deux ans.

« Ces deux femmes la gâtent jusqu’à la pourrir ! » était le mot de Mme veuve Tavernier qui, vieille amie de la famille, donnait en vain de bons conseils.

Solange, irrémédiablement atteinte lors de la nuit sinistre, n’était plus qu’une impotente. À peine pouvait-elle se traîner pendant quelques pas. De plus, le reste de l’argent fondait en même temps que toutes les fortunes de la France. Le domaine hypothéqué, les bijoux au mont-de-piété, les meilleurs meubles vendus aux antiquaires, ce fut la fin définitive du luxe de cette maison.

Outre son infirmité, Solange gardait de ses malheurs une humeur de plus en plus bizarre. Elle avait toujours été considérée comme assez étrange. On la disait maintenant un peu folle.

Originale aussi mais bien trempée, Mlle Marie faisait comme elle pouvait pour gouverner la barque en perdition. Cette vieille fille héroïque tournait doucement à la caricature. Maigre et coiffée d’une perruque frisottée, ses moyens de lutte prenaient des aspects drolatiques.

Des yeux ébahis virent peu à peu la charrette à âne dans laquelle elle promenait sa sœur et sa nièce changer de forme, et, raccommodée avec de vieilles planches par les soins de la pauvre demoiselle, devenir cet équipage derrière lequel couraient en riant les enfants du pays.

On se racontait des aventures. L’âne, ayant pris en grippe Mlle Marie, la serrait contre le mur de l’écurie quand elle l’attelait, cherchait à la mordre, à lui donner des coups de pied et lui jouait des tours dont le plus ironique était de la laisser installer la mère et l’enfant dans le véhicule et de détaler juste quand elle allait elle-même y monter. De sorte qu’on la voyait s’époumoner sur les routes à la poursuite de la guimbarde sans conducteur, poussant des cris et perdant sa perruque.

Cependant, un reste de sympathie persistait autour des déchéances de Hautevue. Le charme de Solange opérait encore. On continuait à l’inviter quelquefois avec sa sœur dans les « réunions ».

Sans se rendre compte de l’état de délabrement où tombait son intérieur, elle exigeait de Mlle Marie que ces réceptions fussent rendues une à une. Marie achetait alors des biscuits secs, et, disparates, réunissait sur la table les belles tasses ébréchées qu’elle n’avait pu vendre. Les invités n’entraient qu’avec un sourire de curiosité triste, ou, parfois, des fous rires. Car le vieux chat et le vieux chien de la maison, faméliques, se jetaient sur eux pour leur arracher leur biscuit des mains, et Mme Tavernier affirmait avoir surpris le chat, dans un coin des cabinets, buvant avidement, l’huile de la veilleuse éteinte.

Du reste l’âne fut trouvé mort, un matin, dans son écurie, et l’on disait partout que c’était de faim.

C’est alors qu’apparut la nouvelle invention de Mlle Marie, la voiture, caisse d’emballage montée sur quatre vieilles roues, et qu’on devait tirer avec une corde.

Roberte grandissait parmi cette débâcle, la trouvant naturelle puisqu’elle ne connaissait pas autre chose. Faute d’argent, elle s’instruisait à l’école laïque du village. Tante Marie s’obstinait à lui enseigner le piano. C’était, dans le salon mangé aux mites, sur le vieil Érard désaccordé, cher souvenir qu’elle n’avait pu se résoudre à vendre. Elle serinait aussi des leçons de solfège, de littérature et d’art héraldique ; et, quand elle se permettait de gronder ou d’allonger une gifle, Mme de Bienfaite prenait passionnément le parti de sa fille et déclarait que l’autre en faisait une enfant martyre.

Rien de plus sûr pour mener Roberte où elle en était arrivée. Jouant des querelles des deux sœurs, jouant aussi du désordre inouï de la grande demeure sans domesticité, cette enfant anarchisée trouvait son compte dans la misère de son foyer, répondait à tout par des gros mots, manquait l’école, disparaissait des journées entières, narguait sa tante, considérait sa mère comme une sorte d’irresponsable dont il n’y avait pas à tenir compte.

Loqueteuse et mal lavée, il lui était indifférent d’attraper des poux avec ses camarades, les morveuses les plus sales du village, dont la compagnie seule lui plaisait.

Rien, pourtant, n’altérait la distinction de sa petite figure, la fierté de son port de tête. Et, les jours où la musique la tentait, elle pouvait, pourvu que tante Marie fût sortie, passer plus d’une heure au piano, perdue dans des improvisations où se révélait l’étonnante petite musicienne qu’elle eût pu devenir.

— Roberte !… criait tout à coup maman dans les profondeurs de la maison. Oh ! continue, Roberte ! Si seulement je pouvais reprendre mon violon !

Saisie, la petite inspirée s’arrêtait aussitôt, pleine de gêne. Elle avait cru sa mère endormie. Apparue à la porte du taudis où gisait celle-ci :

— Quoi, maman ?…

— Viens, mon ange ! Tu es ma seule consolation. Tu veux que je te dise des vers ?

Un souffle :

— Oui, maman…

Mlle Marie ignorait tout de ces très rares instants où la mère et la fille se comprenaient jusqu’à l’âme. Solange de Bienfaite ne les lui racontait jamais, ou peut-être qu’elle les oubliait. Ayant le cerveau malade, elle pouvait dormir des heures comme les bêtes et se réveiller le regard vide, presque une imbécile.

Une nuit de fin de septembre, cette année, Mlle Marie est morte dans son lit. On n’a rien entendu, rien soupçonné. Au matin, on la croyait dehors pour les commissions, comme chaque jour.

Sortie de l’école ou Dieu sait d’où, ramenée chez elle par la faim de midi, Roberte a trouvé sa mère agitée dans son lit-bateau, sous le fouillis des couvertures crasseuses.

— Je ne sais pas ce que fait ta tante, aujourd’hui ! Elle n’en finit pas de servir le déjeuner. Va voir !

Roberte est revenue ayant vu, si blême !

C’est la bonne Mme Tavernier qui s’est chargée de tout, et le dernier versement de la rente viagère a payé les funérailles.

Et maintenant la mère Rigaud, vieille mendiante à laquelle, jadis, on donnait cinq francs tous les dimanches, se charge, pour quelques sous ou même pour rien, de faire tous les matins les commissions. Il ne s’agit plus de cuisiner. Solange et sa fille, depuis quatre semaines, mangent des atignolles dans le papier qui les enveloppait, et, le soir, dînent de quelques croûtes et d’un bout de vieux fromage. Elles sont parvenues à la sordidité complète. Personne ne veut plus les voir. Mme veuve Tavernier, invisible, ne donne plus aucun conseil.

— Qu’est-ce qui t’a ramenée, maman ?

— Je ne sais pas. Quelqu’un qui passait.

La comtesse Solange, dans la pénombre du salon où on l’a laissée, promène sur son front une main maigre et belle.

— Où donc étais-tu ?… Où donc était tante Marie ?

Car, souvent, elle ne sait plus que sa sœur est morte.

La petite a haussé les épaules. Elle va chercher dans l’entrée les allumettes et la bougie qu’elle sait là. C’est pour faire cesser la tristesse lugubre de cette obscurité dans laquelle sa mère dormait, jetée sur le canapé crevé. Comme les jours deviennent courts ! Le salon s’éclaire faiblement.

— Je vais t’aider à retourner dans ta chambre, maman !…

C’est pénible et long. Pourtant la chambre est au rez-de-chaussée. Sa mère rendormie tout de suite sur son lit-bateau, Mlle de Bienfaite, pour passer le temps avant de manger le pain et le fromage du dîner, s’accoude sur la table à la lueur de son bougeoir, et, sombrement, le cœur enfin serré par la tragédie d’une telle misère, continue le livre dépenaillé pris hier au hasard dans la seule bibliothèque qui reste : Les Caractères, de La Bruyère.

II

Quand on a treize ans, dès qu’il fait jour, en même temps que les spectres nocturnes, toutes les tristesses disparaissent.

Levée d’entre les bras de sa mère contre laquelle elle avait passé sa nuit (somme toute sans bien savoir pourquoi), Roberte, qui s’était couchée tout habillée, se secoua d’un geste vif, et, sans réveiller la dormeuse, se mit en demeure de vivre.

Son va-et-vient dans la maison ne lui fit découvrir qu’un reste de pain qu’elle mordit de bon appétit. En sautant d’un pied sur l’autre elle descendit le perron, la poitrine gonflée par la satisfaction de respirer.

C’était beau, dans le soleil de sept heures et demie, cette longue automne de la cour d’honneur ! Une charmante émotion lui vint d’avoir à traverser tout cet or. La couleur d’un ciel sans nuages passait entre les branches, y figurait de larges feuilles d’azur ; et les vraies feuilles semblaient plus jaunes au contact de tout ce bleu. Tout doux se retiraient, à droite, et à gauche, les dernières brumes de la nuit, longs rideaux de mousseline écartés sur le commencement d’une belle journée.

Le bonheur de Roberte devint tout à coup grand comme le monde. Elle bénit la mort de tante Marie qui, depuis un mois, lui permettait d’abandonner définitivement l’école et de rentrer en retard sans risquer aucune criaillerie.

Libre ! Sans qu’elle put s’en rendre compte elle goûta, pendant tout le parcours de l’avenue, le long des routes, aussi, qui la menaient vers ses camarades d’école buissonnière, l’ivresse de se sentir si droite sur ses reins, si bien équilibrée dans sa marche ; surtout l’ivresse d’être seule au-dessus des vallées, légère créature d’avant la féminité, corps sans poids, rêverie sans sexe.

Les petites drôlesses, quand elle apparut dans la sapinière, la saluèrent du sobriquet qu’elles lui donnaient.

— Bonjour, Bienfichue !

Cette caricature de son nom ne la froissait pas. Mais elle fronça tout de suite ses sourcils déliés :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Parmi les fillettes gambadantes elle venait d’apercevoir ce galopin qu’elle ne savait pas le frère de l’une d’elles. La farandole ricana peureusement sur toute la ligne. On savait que Roberte n’admettait aucun garçon dans les jeux et les promenades, loi acceptée avec : « C’est sa fantaisie, faut croire ! » et qui n’avait jamais été jusqu’à présent enfreinte.

— Les enfants les plus réfractaires s’inclinent d’emblée sans explication devant les ordres venus d’un autre enfant, pourvu que l’autorité y soit. Nul pacte signé ne pouvait avoir plus de rigueur que l’accord informulé selon lequel Roberte était le dictateur de sa petite troupe de filles. Nonobstant sa mise, son langage et ses allures, c’était la demoiselle du château, la fille d’une autre caste qui, par un miracle incompréhensible et presque scandaleux, descendait de son rang pour se mettre à celui des manants.

Car la Normandie, même enfantine, est monarchique jusque dans ses fibres.

— Qu’il f… le camp ! ordonna la petite, verte de colère.

Les autres ne pouvaient deviner que depuis le plus bas âge, Roberte entendait ressasser sa mère et sa tante, savait que les maris sont des infâmes qui estropient leurs femmes et disparaissent, abandonnant leurs enfants, laissant derrière eux désespoir et misère.

« Ton père !… » Quel dégoût quel mépris dans ce mot ! Dès quatre ans elle le haïssait.

Chez elle on dit aussi : « les hommes » ; en levant les yeux au ciel, et : « les garçons, avec une bouche tordue. L’enfance est-simpliste. Tout ce qui porte culotte est donc un objet d’horreur, un ennemi. Pas de garçons parmi les filles.

— C’est mon frère !… dit, suppliante, la jeune Ernestine.

— Peut bien s’amuser avec nous !… protestèrent d’autres voix.

Mais il ne fut obtenu que ceci : « J’ai dit : qu’il f… le camp ! »

Le petit gars, lui, se planta sans attendre devant le despote qui ne lui faisait pas peur.

— Dis donc, toi ? Si je veux rester là, moi ?… Je t’ai t’y nui, que tu me tournes ces yeux de vipère ?

Il était presque aussi grand qu’elle, et solide dans ses galoches, son pantalon de velours et son tricot, une mèche blonde sur ses yeux bleus, le regard mauvais.

Roberte, redressée, la tête en arrière, eut l’impression de devenir plus haute que nature. Glaciale, elle ne dit plus un mot, mais sa belle petite main aux ongles noirs, déclic inattendu, vola si vite, aller et retour, que le cri unanime de la troupe partit en même temps que la paire de gifles.

Il y eut à l’instant mêlée générale. Le garçon s’était précipité pour rendre ce qu’il venait de recevoir ; mais, effrayées, plusieurs filles, en le retenant, l’entravaient. D’autres l’encourageaient par des vociférations. Sa sœur cherchait à taper avec lui.

Adroitement, Roberte esquivait les coups. Son cœur battait fort. Prête à gifler de nouveau, pâle d’insolence, elle souriait. Une exaltation inconnue la soulevait. Elle voulait bien être seule contre tous. Elle aimait cela, même.

Le poignet gauche tordu brusquement par les doigts du petit mâle, elle se mordit les lèvres sans un cri, sans une larme. Seulement :

— Tiens ! Voilà pour ta gueule.

Son poing droit alla, d’une détente, Frapper en plein la face du garçon, lui tuméfiant un œil. Et, la figure dans les mains, ce fut lui qui se mit à pleurer.

Les filles, avec des hurlements, l’entourèrent, épouvantées.

— Vit-en, Jean !… dit Ernestine. J’allons rentrer cheux nous te mettre un cataplasme. Ah ! la malva du château, qu’est-ce qu’elle t’a posé sur le portrait !

Là-dessus, menaçants, étincelants, tous les regards allèrent à Roberte. « T’as pas honte, vilain masque, de l’avoir

installé comme ça ?… »

Et le chœur tout entier, d’une seule voix : — Ah ! la malva ! la malva !

Mais aucune des minces Erinnyes ne se risquait à l’attaquer.

Elle, prête à s’évanouir de douleur, gardait son sourire dédaigneux. Personne n’avait besoin de savoir que son poignet gauche était luxé.

L’escorte hoquetante s’éloignait, encadrant la victime et commentant son œil au beurre noir. Seule sous les sapins traversés d’horizons mauves, la descendante des comtes de Bienfaite resta maîtresse du champ de bataille.

L’unique chose à faire était de rentrer à la maison. Maman saurait très bien bander le poignet blessé. C’était elle qui coupait les cheveux de sa petite, tous les vingt jours, avec une habileté de coiffeur. Roberte raconterait n’importe quoi pour expliquer sa foulure. Elle souffrait. Il était temps de soigner son bras.

Pourtant elle ne se dirigea pas vers Hautevue, simplement par orgueil, pour ne pas s’avouer à elle-même qu’un garçon l’avait brutalisée. Le plus allégrement qu’elle put, sifflant un petit air, elle tourna la sapinière et descendit le raidillon qui mène vers des routes plus basses. Depuis longtemps elle avait envie d’explorer par là, région peu fréquentée par elle-même et sa troupe.

C’est curieux qu’un bras immobilisé puisse rendre la marche si maladroite. La côte n’était pas commode ; rocailleuse, avec des cailloux qui roulaient sous les talons. Mais une lumière dépolie par un reste de brouillard vivait entre les arbres, dans le grand creux de la vallée, et toutes les variétés de l’automne y composaient une vaste tapisserie au petit point. Il n’y manquait qu’une chasse à courre avec ses personnages blasonnés, sa meute, son cerf, pour fuir plus vite, portant ses bois couchés.

Roberte, toute petite, avait vu cette chasse sur les murs de la bibliothèque. On avait dû vendre cela comme beaucoup d’autres choses.

Sa pensée flottante tournoyait. « J’aime mieux mon poignet que son œil, après tout ! Zut ! Heureusement que je ne suis pas tombée. C’est cette sale pierre-là ! Ah ! voilà la route ! »

Elle regardait tout, amusée d’avoir changé de décor. Des haies épaisses la séparaient des herbages et l’empêchaient de voir les fermes tapies dans le fond, derrière leurs rangs de beaux pommiers.

Une ronce chargée de mûres l’arrêta net, De sa main valide elle cueillait, puis mangeait gloutonnement, ayant déjà faim après son pauvre croûton du réveil. « Oh ! les belles, là-haut ! Quel dommage !… »

Dans la haie une poule se sauva, caquetante, si proche ; que la petite sursauta. « Je lui ai fait peur, on dirait ! » L’œil curieux scrute à travers la broussaille serrée. « Ah ! par exemple ! »

Désespoir des fermiers, c’est le rêve de certaines poules révolutionnaires de pondre puis de couver loin des corbeilles préparées pour elles dans les poulaillers. Roberte se mit à rire, « Elle se paye bien leur bobine, à ceux-là ! »

Et, sans avoir elle-même prévu son geste, sa main droite s’abattit sur le nid à portée. Elle ne riait plus, « Cinq œufs pour maman et pour moi ! »

Un coup d’œil en éclair tout autour d’elle, son cœur qui cognait, et, gênée de n’avoir qu’une main, elle les prit un à un, les trois premiers glissés dans la longue poche de la robe, les deux autres gardés dans sa paume. Ceux-là, pas moyen de les dissimuler. Si ! sous des feuilles ! Avoir l’air de porter un bouquet d’automne.

Quelle nervosité quand il faut aller si vite ! Et ce maudit bras gauche !…

La montée rocailleuse n’était pas plus facile que la descente, à cause de ces cinq œufs à préserver. En repassant par la sapinière, Roberte craignit d’y retrouver les enfants. Elle n’en pouvait plus d’émotions. Quelques paysans croisés çà et là en bas l’avaient-ils ou non dévisagée ?

Les élancements de son poignet arrachaient à ses lèvres des sifflements de douleur. Encore tout ce parcours à faire avant d’être rentrée ! Courageuse, elle reprit la route de Hautevue, les yeux fixes, le menton haut.

La pauvre Solange de Bienfaite savait, tout au fond de sa cervelle indécise, pourquoi, la veille, elle avait formé le projet d’aller chez Mme Tavernier.

Elle ne laissa pas à sa fille le temps d’un mot, d’un geste.|

— Oh ! ma chérie, te voilà enfin ! Ça y est ! Nous allons mourir de faim !

Allongée sur son lit, elle pleurait. Sa bouche dramatique, ses pommettes délicates et hautes, le mouvement de ses longs cheveux noirs attachés à la nuque par un ruban, ses larmes, même, dégageaient une telle séduction que Roberte, bien que saisie en entrant dans la chambre par la mauvaise odeur qui s’y concentrait, ne pouvait plus quitter des yeux sa mère,

— Qu’est-ce qu’il y a encore, maman ?

— La mère Rigaud n’est pas venue aujourd’hui. Je suis à jeun. Je vais m’évanouir. Nous n’avons rien à manger. Elle m’avait dit hier qu’on ne voulait plus nous faire crédit nulle part. C’est pour cela que je voulais voir Mme Tavernier.

Son regard obliqua, tragiquement.

— Je ne sais plus pourquoi je n’ai pas pu y aller nier…

Égarée, elle fit un effort pour se souvenir, y renonça, reprit son gémissement.

— On avait trouvé cent quatre francs dans les affaires de tante Marie. C’est donc déjà dépensé ?

Roberte baissa la tête. Dans le secrétaire de sa mère, après l’enterrement, elle avait pris joyeusement vingt-cinq francs sur les cent quatre, unique occasion de régaler sa troupe, pain d’épice, sucre d’orge et bonbons. Pouvait-elle comprendre, à ce moment-là, que la vie était changée et qu’il n’y avait plus d’autre argent à la maison ?

Elle fit un pas en avant.

— Tiens, maman, voilà cinq œufs ! Ces deux-là d’abord, et trois autres dans ma poche ! Ce n’est pas difficile de les faire durcir. Il y a du bois plein le parc, et je sais où sont les casseroles.

— Des œufs ?… Oh ! quel bonheur ! Moi qui adore ça !

Un peu essoufflée par son bonheur d’avoir tant fait plaisir, Roberte ne parlait même pas de son poignet. « On arrangera ça tout à l’heure ! »

Du reste, maman, candide, innocente, ne demandait aucune explication.

Trois œufs durs dévorés à deux, sans pain, les deux autres gardés pour le soir, c’est maigre. Cela vaut tout de même mieux que rien.

Son poignet bien serré dans de vieux mouchoirs — « Je suis tombée sur le perron en rentrant. Heureusement, je n’ai pas fait d’omelette ! » — la petite de Bienfaite décidait de rester aujourd’hui chez elle. Elle boudait ses amies, elle avait mal. Si ses jambes fourmillaient trop, le parc était là.

Dormir un peu lui ferait du bien. Ensuite, visiter tous les recoins de la maison, il y avait longtemps que cette idée la préoccupait, voyage de découvertes depuis la cave jusqu’au grenier.

Il y avait peut-être des bouteilles-de vin quelque part, peut-être des biscuits, du sucre, peut-être encore de l’argent caché par tante Marie ?

— Roberte, dit maman, je vais te charger d’une course. J’ai écrit ce matin une lettre à Mme Tavernier. Tu iras la porter jusqu’à sa villa.

— Une lettre ?

— Je vais te la lire, tiens ! C’est écrit au crayon, et bien mal, et le papier est sale. Mais c’est tout ce que j’avais près de mon lit. Assieds-toi.

La jolie voix chanta sur tous les mots :

« Chère grande amie,

« C’est vous, si bonne, qui allez me tirer de ma détresse. Je n’ai pas toujours écouté vos conseils, c’est sans doute pourquoi je ne vous vois plus.

« On ne veut plus me faire crédit au village, et je vais mourir de faim avec ma fille, puisque nous n’avons plus rien.

« Vous ne voulez pas cela, n’est-ce pas ?

« Je vous attends, de toute mon amitié que vous n’avez jamais déçue.

« Votre pauvre,

« Hautevue, comtesse de Bienfaite. »

« Oh ! » gronda la petite. Mais elle ravala ce qu’elle allait dire…

— Bien, maman ! Je vais la porter tout de suite !

— C’est ça, ma bien-aimée. Moi, je vais essayer de dormir en t’attendant.

Ce fut dans le parc qu’elle s’en alla.

Assise près de la grosse source qui sort du pied d’un chêne, dans l’ombre imbibée où brunissaient déjà les feuilles tombées de tous les arbres, elle regardait comment, à chaque brise qui passait, les fragments de la lettre s’éparpillaient, autres feuilles mortes.

Cette lettre, si elle l’avait déchirée avec ses dents, ce n’était pas par rage, mais simplement parce qu’une seule de ses mains était disponible. Rager ? Inutile. Mais il y a les choses qu’on peut admettre et les choses qu’on ne peut pas admettre.

Le coude sur un genou, le menton dans les doigts, attitude de grande personne, elle s’absorbait dans ses réflexions.

Demander de l’argent à Mme Tavernier, c’est mendier. Mendier, c’est dire « s’il vous plaît ! » et c’est dire « merci ! », — comme la mère Rigaud.

Dire s’il vous plaît et merci ?… Non. Se servir. On allonge la main, et les œufs sont là. Derrière les haies, il y a aussi des poulets qui s’égarent, des pommes, et, dans les champs, il y a des légumes. Et puis, plus près des habitations, il y a des lapins dans des cages…

Elle s’était levée. À travers le beau désordre du parc à l’agonie, sans plus rien voir des sortilèges de l’automne, elle se mit à marcher, lente et le front bas. Puisqu’il fallait nourrir elle-même et sa mère, elle trouverait bien moyen, comme aujourd’hui, en rôdant autour des fermes, de voler à manger pour toutes les deux.

III

— Déjà revenue, mon ange ?

— C’est que je me suis dépêchée, maman !

— Tu l’as vue ?

Mme Tavernier.

— Non. Elle était sortie. J’ai donné la lettre au jardinier.

— Tu es sûre qu’il la lui remettra ?

— Il me l’a promis.

Solange se mit à frissonner.

— Pourvu qu’elle vienne demain matin !

Les lèvres serrées, Roberte, cette fois-ci, ne répondit rien.

— Cette bonne Mme Tavernier ! chanta la voix pleureuse. Si elle n’était pas là, nous…

— Écoute, maman ! Je vais revenir tout à l’heure. J’ai quelque chose à voir dans la maison !

Il lui déplaisait de continuer cette conversation. Il lui était pénible aussi de rester plus qu’il ne fallait dans cette chambre de malade non soignée. Des relents se manifestaient, inavouables, du côté de la toilette dont les eaux stagnaient au fond d’un seau suspect.

L’idée ne lui était pas encore venue d’épurer cette chambre déshonorée. Elle ne savait pas faire le ménage. Habituée au service de tante Marie et le trouvant tout naturel, elle avait jusque-là vécu, malgré la pauvreté, malgré le désordre, sans rien connaître que son bon plaisir de petite fille gâtée.

D’un pas traînant, elle se dirigea vers la cuisine. Elle commençait à s’affaiblir, gagnée par la molle fatigue des mal nourris. Ce poignet blessé semblait abattre tout à coup la force qu’elle gardait encore, bien que ne mangeant plus à sa faim depuis un mois déjà.

« Tant pis ! il faut que je m’y mette ! »

Il faisait encore grand jour. Plusieurs heures lui restaient pour investiguer.

Cette cuisine, elle ne l’avait encore jamais fouillée à fond, non plus que l’office et la buanderie, antres au fond desquels fourgonnait si souvent tante Marie sans que personne songeât à se demander ce qu’elle pouvait y faire.

Placards ouverts, tiroirs examinés, mains qui cherchent au fond des recoins obscurs, espoirs palpitants si vite déçus : « Quelle chance ! Voilà des confitures !… Non ! C’est un reste de moutarde !… Ce paquet-là ?… Rien. C’est du sel… »

À mesure que passaient les minutes, la déception s’aggravait. Son estomac la tiraillait au point qu’elle était tentée de manger tout de suite son œuf de ce soir, et même celui de maman. Elle aima mieux ne pas les regarder en passant devant la table où ils étaient posés. Allait-elle se mettre à pleurer ?

— Il reste la buanderie. Mais il n’y a pas grand’chance d’y trouver quelque chose…

Cependant ce fut là.

Ce vieux sac de toile, si grand, qui pendait à son clou, naturellement c’était du linge sale, et rien d’autre.

Elle y porta la main, amèrement.

— Quoi ?… Du charbon ? des cailloux ?…

Pour une manchote ce n’était pas facile de décrocher cela, puis de défaire les nœuds de la corde. Tant d’efforts pour être encore désappointée !

Les doigts enfoncés dans le sac, il en remonta ce prodige : une poignée de pommes de terre. Oh !… oh !… bonne tante Marie, chère tante Marie !…

— Lâchant tout, effrénée, elle était déjà sortie de la buanderie, criant d’avance dans le couloir :

— Maman’!… Maman ! J’ai trouvé des pommes de terre !…

Elles ont tout de même gardé les deux œufs pour ce soir, Les pommes de terre mises avec entrain dans la casserole où l’eau chauffe sur le bois enfoncé dans le fourneau (sans les peler, a dit maman), elles ont fait un joyeux goûter.

— Un peu de sel, maman ?…

— Ce qu’elles sont bonnes, mon ange ! Tu vas devenir cordon bleu, bientôt.

— Tu sais, maman ? Je crois que, ce soir, je les ferai cuire un peu plus !

Mâchant encore, la voilà de nouveau partie à l’aventure. Cette fois la perquisition a lieu là-haut, au premier étage. Il s’agit de découvrir de l’argent. Est-ce impossible ? Rien n’est impossible, maintenant.

Au bout de deux heures, des petites montagnes de choses disparates s’entassaient au centre de chaque pièce. Si l’on se mêle d’inventorier tout ce que contient une maison, les inutilités qu’on y trouve font bien voir avec quelle constante absurdité, tous, nous encombrons notre existence. De tant de chiffons, cartons, bibelots cassés, paquets d’incompréhensibles raffuts, Roberte ne tira qu’un seul objet capable de l’intéresser. Un rire solitaire lui fit du bien lorsque, entre deux doigts, elle ramena du fond de cette boîte à chaussures déjà visitée par les vers, la plus vieille perruque de tante Marie.

Elle entrevit dans un éclair toutes les farces qu’elle pourrait organiser avec cette chevelure fantomatique, sitôt qu’elle aurait décidé de retourner vers ses amies de la sapinière.

Devant la glace ternie et fendue laissée aux murs par les brocanteurs, elle se regarda coiffée de son trophée, prit des poses et se fit des grimaces, jusqu’à ce que, revenue au sentiment des réalités, elle se remit en soupirant au travail.

Travail vain. Nulle trace de billets de banque dans tout cela. Sans se laisser abattre, elle se hâta de monter au second, n’y trouva, parfaitement vides, que les anciennes chambres du personnel, grimpa jusqu’au grenier, si décourageant avec ses toiles d’araignée et son enchevêtrement d’ordures ; et, se frappant le front :

— La bibliothèque ! Je l’ai oubliée, en bas !

Les livres sont des portefeuilles tout trouvés pour quelqu’un qui veut cacher de l’argent. Roberte dégringola comme elle put l’échelle du grenier, puis le grand escalier avec un visage de gosse illuminée.

Ayant poussé les volets clos, elle commença sa nouvelle tâche. Heureusement qu’il ne restait plus que quelques rayons occupés, livres en mauvais état dont aucun marchand n’avait voulu.

Méthodique, intelligente, la petite, d’un coup d’œil, s’organisa.

Un nuage bondissait de chaque livre, poussière accumulée. Elle posait sur la table, puis feuilletait de sa seule droite, page par page. C’étaient des billets qu’elle cherchait ; mais, parfois, elle ne pouvait s’empêcher, au passage, de regarder les titres, de parcourir quelques lignes.

Fénelon… Lamartine… Paul et Virginie… Le Magasin pittoresque… « Oui, tante Marie me faisait lire tout ça… »

Bientôt, le soir s’annonça sournoisement derrière les vitres sans rideaux. Dépêchons !… Dépêchons !…

Plus que cinq livres. Hélas ! Chasse infructueuse, décidément. Rien dans celui-ci, rien dans celui-là, Rien nulle part. Voyons ce dernier-là, Fables de La Fontaine. Petit format, pages déchirées… Rien.

Les paupières baissées s’immobilisent. Roberte lit. Les fables de La Fontaine sont pour elle un souvenir d’ennuyeuses récitations à l’école.

« Le Chêne et le Roseau. Il me semble que j’ai appris ça… »

Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.

Un frisson singulier lui passa dans le dos. Le rythme de l’alexandrin final et sa grandeur venaient de la troubler jusqu’au fond d’une ténébreuse sensibilité. Sans savoir déterminer si c’était un beau vers ou non, de tout son instinct, ignorante et soumise, elle subit l’emprise inattendue ; et ce fut avec une telle montée d’exaltation qu’elle ne put s’empêcher de fermer les yeux un instant.

Elle sentit alors qu’il fallait répondre par quelque chose à cette surprise de l’esprit. Quoi ? Le livre refermé brusquement, elle fit quelques pas égarés, les narines ouvertes, le front renversé. Vite au piano ! Vite improviser pour se délivrer de son tourment impérieux…

« Ma main !… »

— Elle ne pouvait pas jouer. Véhémente, elle sortit en hâte de la maison et prit sa course dans le parc. À cette allure de fuite, traverser dans le couchant les premières ombres et les dernières clartés, cela seulement pouvait la satisfaire un peu.

Des feuilles jaunes descendirent sur son front, celles qui jonchaient les anciennes allées volèrent sous ses pieds. Une musique sans forme roulait dans sa tête magnifique, avec ces tourbillons d’or de l’automne.

Haletante encore, une petite feuille restée dans ses cheveux, elle s’approcha du lit-bateau.

— Tu permets que j’ouvre la fenêtre, maman ? Il ne fait pas froid, et ça sent si mauvais dans la chambre !

Sans attendre la permission demandée, elle ouvrit brutalement.

— D’abord, continua-t-elle, nous pourrions passer dans ma chambre à moi, le temps d’aérer la tienne. Viens ! Je vais te donner le bras !

Elle était légère à soutenir, la pauvre Solange. Sa vie semblait n’être plus qu’un souffle. Dans sa longue robe démodée, toute chiffonnée d’être portée nuit ou jour au lit, pleine de taches, elle claudiquait avec effort, incapable de faire plus de quatre pas sans tomber. Ses mains décharnées s’accrochaient à sa fille qui, privée de l’usage de son bras gauche, trébuchait avec elle dans l’ombre du couloir.

La chambre de Roberte, ancien débarras, était contiguë, ce qui simplifiait leur vie rétrécie. Elles entrèrent cahin-caha dans ce petit galetas, et Mme de Bienfaite se laissa glisser sur le lit de camp que Roberte ne faisait jamais.

— Attends ! Je vais allumer la bougie !

Constatation : il n’en restait plus qu’un bout. La boîte d’allumettes s’épuisait. Alors, demain, ce serait l’obscurité dans la maison quand la nuit tomberait.

Les sourcils rapprochés, Roberte enfonça ses dents solides dans sa lèvre inférieure. Si, demain, la cave et le grenier ne donnaient rien, si tante Marie n’y avait pas enfoui le trésor espéré, qu’allait-il arriver, et comment se tirer de l’épouvante dans laquelle entrait le manoir de Hautevue ?

— Tu es installée, maman ?… Bon. Je reprends la bougie pour aller faire notre dîner.

Tout de même, c’était si bon, ces œufs et ces pommes de terre, que rien ne semblait plus être perdu pour elles.

— Maintenant, tu vas te recoucher chez toi. Tiens-toi bien à mes épaules. Il faut que je porte la bougie, et je n’ai qu’une main, pour le moment.

Tant que dura leur marche cahotante d’une chambre à l’autre, elle pensa : « Dieu merci, ce petit salaud, lui, pendant ce temps-là, il soigne son œil ! Moi je sais ce que je lui ai fait, mais lui ne sait pas ce qu’il m’a fait. Il serait bien trop enchanté de le savoir ! »

Comme elle refermait la fenêtre après avoir recouché sa mère, elle se cogna la main, et sous le coup de la douleur aiguë, elle se mit à jurer comme un charretier.

— Oh ! Roberte ! Qu’est-ce que tu as dit !

La petite se retourna vers le lit, la figure crispée.

— Qu’est-ce que tu veux, maman ! C’est cette vache de poignet qui me fait mal !

De scandale, Solange de Bienfaite se redressa sur son oreiller sans taie.

— Tu oublies qui tu es, Roberte ! Je t’ai toujours dit qu’il ne fallait pas parler comme ça. Ta mère est d’assez bonne famille, je crois, et ton père porte un des plus vieux noms de France. Quand on a l’honneur de s’appeler Mlle de Bienfaite, il faut se respecter un peu mieux. Tu sais pourtant que ton blason…

— Mon blason ?… gronda la petite avec un mauvais rire Ses yeux d’insurgée dévorèrent le visage effrayé de sa mère.

— Qu’est-ce que j’ai à voir avec mon blason, moi ! Je m’en f… bien de mon blason ! Je suis une clocharde, et pas autre chose. Je ne m’appelle pas Mlle de Bienfaite. Je ne veux pas porter le nom d’un cochon. Je m’appelle Roberte tout court, ou la Bienfichue, ou la Malva. Je ne serai jamais de ce monde-là. Je ferai ce que font les autres clochardes. Je gagnerai ma vie comme je pourrai ; et tant pis pour ceux qui voudront m’enquiquiner !

La bougie, arrivée à sa fin, s’éteignait avec des battements d’agonie. Roberte se tut. Comme le silence lui répondait seul, elle s’approcha du lit aux dernières lueurs de la flamme palpitante ; mais elle ne sut pas si son discours d’apache avait été vraiment entendu, car sa mère dormait d’un sommeil profond, à moins qu’elle ne se fût évanouie d’horreur et de tristesse.

IV

Même avec l’âme tourmentée, un enfant dort sa nuit complète. Roberte se réveilla dispose. Elle fit rapidement sa toilette à l’eau froide, sans savon, et s’habilla. Elle était pressée de courir à la cuisine où l’attendait la bienheureuse provision de pommes de terre, et d’y préparer son petit déjeuner et celui de sa mère.

« Si seulement nous avions du pain ! »

Il ne fallait pas s’attarder à ce rêve. Mieux valait établir le programme de la journée. « Vais-je commencer par la cave, ou par le grenier ? »

Une idée de génie passe. Dans la haie d’hier, la poule a dû refaire un œuf, peut-être deux. Y aller voir avant tout. Par la même occasion, rapporter des pommes, peut-être, ou quelque autre denrée à chiper adroitement. Mais ne pas prendre par la sapinière, car l’important est, tant que le poignet ne sera pas guéri, d’éviter de se faire voir.

Un peu plus de chemin à faire ? Le temps est au beau, ce matin, exactement comme hier.

Ses décisions sont ainsi bien arrêtées quand elle entre chez sa mère, la casserole fumante à la main.

— Bonjour, maman, (ironique :) voilà ton café au lait !

— Oh ! du café au lait !

Devant l’expression ravie qui l’accueille, Roberte regrette sa plaisanterie.

— Je blaguais, ma pauvre petite maman ! Ce ne sont que des pommes de terre à l’eau, comme hier !

Mais Solange a des yeux qui ne savent plus rien d’hier. Elle est dans ses heures d’anémie cérébrale.

Avec ce détour qu’elle avait voulu prendre, la route était longue sous les pieds de Roberte. Que de fatigue pour aller chercher un malheureux œuf ou deux. Mais elle espérait beaucoup de sa maraude de ce matin. Bien resserré par les soins de maman, son poignet lui faisait moins mal. Le soleil jouait avec les feuilles mortes. Autour de la jeune rôdeuse en marche, les horizons avaient d’énormes nuages blancs, beauté géante, immense carte de géographie où des continents, avec lenteur, se faisaient et se défaisaient dans l’océan du bleu céleste.

— Enfin ! Voilà le dernier tournant ! La haie n’est plus qu’à quelques pas !

Haleine courte, main qui se prépare… Malheur ! Il s’agit ; bien de ramasser les œufs ! Une fille de ferme, accompagnée de deux moutards, s’agite et jacasse de l’autre côté de la haie.

— Est pourtant là qu’elle se muchait, la mâdite ! Tiens, petit Jean ! Prends les deux œufs pendant que je démolis son nid !

Une voix d’argent lui répond aussitôt :

— J’allons l’enfermer dans le poulier. Comme ça, y aura plus de contrariété !

Médusée sur place, Roberte écoute et regarde. Affaire manquée, course inutile. Faut-il aller plus loin et chercher si quelque autre aubaine ne se présente pas ailleurs ?

Son courage débandé laisse l’éreintement envahir son corps. Rentrer bredouille, pourtant, ce serait trop affreux.

Elle alla plus loin et plus loin encore, fut obligée de se rendre compte que le matin n’était pas l’heure propice pour chaparder. Du monde circulait autour des fermes. Les chiens au tonneau jappaient. À la sinistre pensée qu’il faudrait plutôt opérer de nuit, elle frémit.

Comme dix heures sonnaient très loin à quelque petite église, un beau champ solitaire l’attira. « Ce sont peut-être des Haricots, là-bas… »

Pour commencer, elle ramassait une pomme à cidre sous un pommier, disposée à continuer la récolte autant que sa poche garderait de place.

— Qui que tu fais là, toi ?… l’interpella le paysan qui la voyait et qu’elle ne voyait pas.

Un coup d’œil vers les buissons dangereux d’où partait la voix et, sans répondre, elle s’en alla d’un air de flâner, le vent de la poursuite déjà dans son dos. Mais l’homme, occupé, jugea sans doute inutile de se déranger pour si peu.

Une unique petite pomme sure au fond de sa poche ! Roberte décida quand même de rentrer avec ce butin ridicule. Son cœur tombait. Ce n’était pas si facile que ça de trouver à manger pour elle et sa mère. « J’apprendrai !… » se dit-elle bravement. Mais des larmes montaient à ses yeux étroits, vite essuyées d’un revers de manche.

N’en pouvant plus, elle s’était assise pour quelques minutes sur une borne, au bord de la route qui rejoint Hautevue. Affamée, elle avait le hoquet avec violence. Une pensée tendre pour les pommes de terre du grand sac l’occupait. Elle vit venir de loin la mère Rigaud et se releva vite pour n’être pas surprise dans sa fatigue.

— Tiens ! mam’zelle Roberte !

— Bonjour, mère Rigaud !

— Je salue bien Mademoiselle !

Déguenillée, la bonne femme était malingre et tordue. Un de ses yeux louchait en dehors. Son bonnet de linge à brides lui serrait le crâne par-dessus quelques vieilles mèches et sa bouche sans dents se relevait aux coins, sous un petit nez pointu, tout noir de poudre à priser.

— Et où allez-vous comme ça, mère Rigaud ?

— J’vas au village, tout à l’heure.

— Nous suivons la même route, alors !

— Mam’zelle Roberte ne va pas cheminer côte-côte avec moi, bien sûr !

— Et pourquoi pas, la mère Rigaud ?

La petite sorcière parut formalisée. Ce fut en hésitant qu’elle trottina près de Roberte. Pour faire cesser sa gêne.

— Beau temps, aujourd’hui, hein, mère Rigaud ?

— Mam’zelle, moi qui couche dehors, je peux dire que le bon Dieu me fait des grâces. V’là bien quatre nuits presque tièdes, et je ronfle comme un capitaine.

Roberte, la main sur la bouche :

— Vous couchez dehors ?

— Mais bien sûr, Mam’zelle dans le fossé qu’est à la care de la route Beaulieu. Par exemple, je me lève aussitôt la pointe du jour car j’aurais honte que les gas qui vont au travail me voient.

Coucher dehors ! Roberte se vit dans son lit de camp et se sentit riche.

— Et pourquoi couchez-vous dehors, à votre âge ?

— Mamzelle, j’ai-z-eu neuf enfants et je les ai bien élevés. Mais est ingrat quand ça grandit. Y m’en veulent pour des choses.

Elle dirigea vers le sol son œil en dehors, détourna la tête et garda son secret.

— Et puis, pour dire tout au plus juste, est moi qui ne veux pas de l’hospice.

— Une seconde, elle s’arrêta dans sa marche, et Roberte avec elle.

— Moi, je suis une vieuille hirondelle. Faut pas m’enfermer. Je tiens à rester libre.

Avec chaleur, Roberte s’écria :

— Comme je vous comprends !

Elles se remettaient en route. La mère Rigaud remonta le gros paquet qu’elle portait.

— Des croûtes de pain !… répondit-elle au regard de Roberte. Est une petite douceur qu’on vient de me faire, heureusement. Car j’avais pas encore goûté depuis hier.

La petite de Bienfaite n’eut pas le temps de laisser monter jusqu’à sa conscience cette pensée atroce : « Elle a de la chance ! » La vieille continuait aussitôt :

— Est chez Mme Tavernier qu’on m’a donné ça.

— Chez Mme Tavernier ? Ah !…

— Oui, j’y suis été tout à l’heure porter la lettre à Mme la comtesse.

— Vous voulez dire maman ?

— Mais oui, Mam’zelle ! J’étais passée ce matin voir à votre château si Mme la comtesse avait besoin de quelque chose. « Mère Rigaud, qu’elle m’a dit, vous allez porter ça chez Mme Tavernier. »

Le souffle court, Roberte interrogea :

— Et vous l’avez vue, Mme Tavernier ?

— Oui, Mam’zelle ! Même qu’elle a dit qu’elle allait tout de suite au château.

— Au revoir, mère Rigaud !

Roberte n’était plus lasse ni affamée. À toutes jambes elle courait sur la route, les dents serrées par une colère qui la décomposait.

Elle n’était pas à la porte de Hautevue que l’auto de Mme Tavernier parut au bout de la cour d’honneur.

Les poings fermés, elle attendit. La voiture tourna, s’arrêta, la portière s’ouvrit. Avec des yeux de haine, Roberte. regarda descendre la dame en noir, un peu forte, assez haute en couleur et grisonnante, qu’elle avait toujours fuie sans même se demander pourquoi.

Celle-ci, voyant que la petite ne la saluait pas, essaya de pincer sa bouche fort épaisse, roula ses yeux bleus encore jolis, et, très haut, avec ostentation, s’écria :

— Bonjour, Roberte !

Sans répondre, Roberte se plaça devant la porte, et les deux se considérèrent un instant. Puis :

— Vous venez voir maman ?

— Si tu le permets !… dit l’autre, ironiquement.

D’un coup de tête, Roberte rejeta ses cheveux de page.

— Et si je ne permets pas ?

— Allons !… dit Mme Tavernier avec un petit rire de mépris.

Elle poussa l’enfant à l’épaule, et passa. Derrière elle, les mâchoires crispées, Roberte pénétra dans la maison.

— Elle vit, sur le seuil de la chambre, Mme Tavernier faire un pas de recul. Il faut d’abord habituer ses narines. Mais le cri de Solange de Bienfaite, ce grand cri délivré, fit que la dame entra d’une vive enjambée.

— Vous ! C’est vous, enfin !

Roberte se laissa tomber sur une chaise, le poing enfoncé dans la joue. Elle le découvrait en cet instant, sa mère n’était qu’à elle ! Une passion la transporta, qui décomposa plus encore sa petite figure livide. Ne rien pouvoir pour justifier une si furibonde jalousie, n’avoir rien à donner que son impuissance de petit chef terrassé !

— Ma pauvre amie… murmurait Mme Tavernier.

Le gémissement de Solange monta, musical.

— Il a fallu que je vous écrive deux jours de suite pour que vous veniez ! Si vous saviez !… Si vous saviez !…

— Deux jours de suite ? Mais pardon ? Je n’ai reçu qu’une lettre : celle de tout à l’heure !

— Ça ne fait rien, poursuivit sur le même ton Solange avec son air incohérent. Vous voilà ! C’est tout ce que je demande !

Et la visiteuse put penser, sans en être autrement étonnée, que cette malade divaguait quelque peu.

« Et dire qu’au lieu de la surveiller ce matin, je me suis esquintée comme une idiote à courir chercher cet œuf que je n’ai pas rapporté ! » À cette pensée une autre succéda dans l’esprit de Roberte. « Pourvu qu’elle ne lui donne pas d’argent ! » Mais il s’agissait d’autre chose,

— Écoutez, Solange ! Vous ne pouvez pas rester comme ça !

— Mais je le sais bien, Clémentine ! Je vais mourir. Nous ne mangeons plus…

Roberte, dans le fond de sa poche, remuait une petite pomme verte. Elle était bien vaincue, certes. Elle se vit en rêve rampant du côté de rapines nocturnes. Aujourd’hui même elle ferait cela, oui : voler quand les gens dormiraient.

— Vous n’avez jamais voulu m’écouter, Solange. Et voilà où cela vous a menée.

Mme veuve Tavernier, ayant laissé tomber un silence, prit une voix très douce pour continuer :

— Je dois avouer que j’ai attendu d’être convoquée pour revenir vous voir. Je ne tenais pas à me mêler de vos affaires. Mais, cette fois-ci, c’est bien vous qui m’appelez, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui !… oui !…

— Vous voyez, je n’ai pas attendu d’avoir déjeuné pour venir. Il est près de midi, maintenant, et j’ai faim.

— C’est vrai ?… dit faiblement Solange.

— Maintenant il va falloir m’écouter.

— Oh ! oui !… oui !…

— J’espère que vous vous rendrez compte que, depuis la mort de votre pauvre Marie, votre maison est devenue…

D’un regard éloquent elle embrassa la malheureuse chambre. De plus près, ses yeux bleus détaillèrent le lit indescriptible.

— Vous voilà dans la malpropreté, presque dans l’ordure (elle toisa Roberte) quand vous avez une fille déjà grande qui pourrait du moins nettoyer et vous tenir convenable ; qui pourrait aussi faire vos courses (sa voix enfla tout à coup) la place de cette Rigaud à qui personne ne veut plus faire l’aumône, même les sœurs de la ville, parce qu’elle gaspille tout ce qu’on lui donne à boire de l’alcool.

Roberte cria, stupéfiante :

— Et si c’est son seul plaisir, la pauvre bougresse ?

Les yeux bleus grossirent, mais ne daignèrent pas regarder l’interruptrice. Mme Tavernier ne fit que remuer un peu sa chaise, de façon à tourner le dos à l’impossible petite fille.

— Pourtant, c’est encore moi qui ai pitié d’elle, quelquefois. Je lui ai fait remettre ce matin même un gros paquet de croûtes de pain.

En écho, Solange murmura, mourante :

— Du pain…

— Mais Mme Tavernier ne pouvait pas comprendre.

— Tout cela va finir comment ?… reprit-elle en posant doucement son poing sur sa hanche.

— Je ne sais pas… fit tout bas Mme de Bienfaite. Et ses yeux se fermèrent.

— Ce n’est pas difficile à prévoir, ma pauvre amie ! Vous n’avez plus rien, même pas votre maison, qui est mangée par les hypothèques — hypothèques dont vous ne pouvez plus payer les intérêts, pas plus que vous ne pouvez payer vos impôts ni vos contributions. Vous me dites dans votre lettre qu’on ne veut plus vous faire crédit nulle part et que vous allez bientôt mourir de faim…

« Bientôt ?… » voulut prononcer Solange, Mais le sermon ne s’arrêtait pas.

— Tout cela veut dire que vous allez incessamment être saisie, et, comme il ne reste pas chez vous un objet ou un meuble qui ait une valeur quelconque, on va vous mettre d’office à l’hospice, malade comme vous l’êtes, et votre fille ira tout droit aux Enfants Assistés. Voilà !

Un ricanement diabolique la fit se retourner en sursaut sur sa chaise.

— Tu peux rire, petite malheureuse Tu vas voir ce qui va t’arriver !

Solange qui, depuis un moment, ne suivait plus très bien, leva gracieusement la main, sourit, et dit à tout hasard :

— N’interromps pas, mon ange !

Puis, sur le ton de la plus exquise courtoisie mondaine :

— Continuez, ma chère Clémentine ! C’est si intéressant !

Mme Tavernier, interloquée, contempla l’inconsciente créature, et vit. Solange, épuisée, était en train de s’endormir.

De commisération, elle haussa les épaules. Il n’y avait donc plus, dans cette maison, que la petite fille à qui parler.

Faisant un grand effort de magnanimité, doucement elle retourna sa chaise :

— Écoute, ma petite Roberte ! Tu auras bientôt quatorze ans, tu peux déjà comprendre bien des choses, Si je suis venue ici ce matin, c’est justement pour vous éviter le pire. Dans l’état où elle est, on va forcément, comme je viens de le dire, mettre ta mère à l’hospice, et…

— Ce n’est pas vrai ! On ne va pas à l’hospice quand on ne veut pas !

Armée de patience héroïque, Mme Tavernier demanda sans hausser la voix :

— Mais, ma pauvre petite, qu’est-ce qui t’a dit ça ?

— C’est la mère Rigaud !

Mme Tavernier retint son sourire de dégoût.

— Évidemment, dit-elle, tu as des amies qui t’informent bien !

Elle tâcha de se mettre au niveau de la petite dévoyée.

— Vois-tu, commença-t-elle avec le plus de bonté possible, ta mère et toi n’êtes que deux enfants, deux pauvres enfants abandonnées. Mais moi qui suis une très ancienne amie de ta famille, je ne veux pas, en souvenir de tes grands-parents, qu’on vous traite toutes les deux comme des indigentes.

Elle s’installa mieux sur sa chaise, ses jolis yeux regardèrent Roberte avec une subite indulgence.

— Tu sais que je suis dame patronnesse de beaucoup d’œuvres. Je peux faire placer ta mère dans une maison tenue par des sœurs, à Lisieux, où j’ai fondé un lit. Elle y sera très bien soignée, Voilà déjà de quoi te rassurer, n’est-ce-pas ?

Restée en suspens, devant le mutisme de l’enfant elle prit le parti de poursuivre :

— Quant à toi qui vas rester toute seule au monde, ma pauvre petite, voilà ! Par l’intermédiaire d’une amie j’ai la possibilité de te mettre dans un orphelinat, en Auvergne…

Au mouvement que fit Roberte, elle se dépêcha.

— Tu n’y seras pas malheureuse, je puis te l’assurer ! Complaisante, elle développa :

— Il paraît que c’est dirigé par des religieuses sécularisées. Les jeunes filles y reçoivent une certaine instruction, on les forme, on en fait des femmes sérieuses ; et puis, ce qui est particulièrement intéressant pour toi, on leur enseigne un métier, et on s’occupe même de les placer quand elles sortent de l’institution, à vingt et un ans.

Elle détourna les yeux avec élégance pour ajouter : « Naturellement, je paierai la petite pension exigée… », attendit quelques secondes, puis, dans un soupir gonflé de patience, termina :

— Je pense que tu es satisfaite de ces arrangements ?

« Mon Dieu, mon Dieu, pensa vertigineusement la petite, faites que je ne saute pas sur les pincettes pour l’assommer ! »

Une rage froide, pourtant, la fit demeurer à sa place. Candide, ignorante des raffinements de cruauté que l’existence réserve si souvent aux natures comme la sienne, elle écoutait bouillonner dans ses veines le sang violent qu’elle tenait de la race paternelle, alors qu’il eût fallu remercier chaleureusement pour le destin fort convenable offert à sa pauvre petite vie déjà brisée.

Mme Tavernier, à force d’attendre, dut penser que l’enfant, la gorge serrée, ne pouvait pas encore lui répondre. Émue elle-même par sa propre générosité, les larmes aux yeux, sans rancune, elle tendit les mains. Comme dans les romans, la petite de Bienfaite, soudain régénérée, allait se jeter à ses pieds et couvrir de baisers ses doigts.

Elle voulut aider ce grand mouvement du cœur.

— Va, parle, ma petite Roberte ! Qu’est-ce que tu as à me dire ?

Roberte, un instant, regarda celle qui dormait dans le lit, sa mère, son amour dont on voulait la séparer jusqu’à vingt et un ans. Puis, brutalement levée de sa chaise et s’avançant d’un pas plein de menace :

— Ce que j’ai à vous dire, madame Tavernier ? J’ai à vous dire merde !

V

Quand Mme Tavernier, horrifiée, fut sortie à toutes jambes de la maison, Roberte écouta pendant un long moment diminuer dans la cour d’honneur le bourdon de sa voiture. Elle grinçait encore des dents, elle regrettait de n’avoir pas frappé. Regardant autour d’elle, elle chercha quelque objet à casser pour soulager sa fureur. Seule, la peur de faire peur à sa mère endormie l’arrêta dans son impulsion. Alors elle se jeta sur sa chaise, haletante, et des larmes de rage montèrent à ses yeux.

Avoir envie de tuer, comme un homme, comme les mâles de sa lignée, et n’être qu’une fille, et n’avoir que treize ans !

Elle se releva d’un bond. Ne sachant plus que faire, se mordant la bouche pour ne pas sangloter, après avoir tourné sur place, elle grimpa sur le lit, geste enfantin, et, comme l’autre nuit, se coucha contre sa mère.

L’autre nuit, elle ne savait pas pourquoi. Maintenant elle savait pourquoi.

— Ils ne me la prendront pas !

Mme de Bienfaite gémit, remua, se rendormit. Roberte glissa son bras droit sous la taille maternelle et mit sa tête sur la maigre épaule. Les yeux grands ouverts, elle resta dans cette pose, farouche et le cœur battant.

Ainsi pelotonnée et pleine de tumulte, elle était obligée de s’avouer une chose : sa mère ne sentait pas bon.

Lui faire sa toilette ? Changer les draps du lit ? Nettoyer la chambre ? Trop tard. L’ennemie avait constaté. Le mal était fait. On aurait toutes les raisons d’arracher maman à ce lit où sa fille la laissait croupir, et, si malade, ne la nourrissait que de quelques pommes de terre — d’ailleurs bientôt épuisées.

Mais, contre toute logique, têtue, cabrée, la petite s’acharnait encore. Le grenier… la cave… l’argent caché par tante Marie…

En cette minute un flot de regret l’envahit brutalement. L’âme déchirée, elle rappelait la disparue, leur seule protection à toutes les deux. « Tante Marie !… tante Marie !… » Alors le mutisme de la mort se confronta dans sa pensée avec le grand inconnu de la vie. Elle se prit à trembler de froid.

Une heure, peut-être, venait de passer dans cette transe grelottante. Du bruit dans la maison ! On frappait à la porte d’entrée « Non ! non ! » Sautée du lit, elle courut dans le couloir. C’était maintenant qu’elle allait tuer.

Le chauffeur de Mme Tavernier se tenait sur le seuil, sa casquette à la main.

— Un paquet de la part de madame ! C’est assez fragile.

— Un paquet ?

Stupide Roberte prit cela des mains du chauffeur et le laissa repartir sans avoir dit merci. C’était lourd sur son seul bras possible. Encore tremblante, elle regagna la chambre, posa son fardeau sur la table, et d’une main frémissante, écarta le papier d’emballage.

Il y avait la moitié d’un grand pain, une bouteille de vin presque pleine, tout le côté d’un gigot encore tiède, le fond d’une boîte de gâteaux sucrés.

« Oh !… faisait la fillette, oh !… » mélange de surprise, d’appétit frénétique, de colère et de honte. Mme Tavernier, en sortant de table, avait eu cette pitié soudaine. Elle envoyait à Hautevue les restes de son déjeuner. Un peu plus qu’à la mère Rigaud, bien sûr !

Cette espèce de réplique méprisante à la morveuse qui l’avait insultée tout à l’heure, pourquoi, mon Dieu, pourquoi cela, tout de même, avait-il quelque chose de rassurant ?

« Si elle nous fait l’aumône, c’est donc qu’elle ne pense plus à mettre maman dans sa maison de Lisieux ? »

Perplexe, l’intraitable gamine restait à regarder ces victuailles. Elle calculait sombrement que toutes ses audaces nocturnes, que ses rapts les plus réussis n’auraient pas, après des heures de patience, de fatigue et de risque, rapporté le dixième de ce merveilleux ravitaillement.

La dormeuse se réveillait. Peut-être un flair d’animal l’avait-elle avertie. « J’ai faim !… » murmura-t-elle.

Roberte venait de tressaillir des pieds à la tête. C’était la première fois qu’elle l’entendait, ce cri, ce faible cri qui l’appelait au secours.

— Attends une minute, maman !… s’exclama-t-elle trop fort. C’est un bon déjeuner, aujourd’hui, tu vas voir !

Elle alla, saccadée et comme somnambule, chercher dans le placard de la cuisine une assiette, une fourchette, un couteau, un verre, décrocha même le torchon poussiéreux qui pendait.

— Assieds-toi, maman ! Là… je vais mettre le couvert sur tes genoux. Tiens ! Voilà du bon pain, du bon gigot… et tu vas boire un peu de vin.

Trop affaiblie pour raisonner, pour interroger : « Quel bonheur !… riait maman, quel bonheur !… »

Elle battit des mains. C’était bouleversant. La petite, les lèvres serrées, l’aida d’une seule main à rompre le pain, à couper une tranche de viande, lui versa du vin dans le verre, puis la regarda manger gloutonnement. « Pas si vite, maman ! Tu vas te faire mal ! »

Cependant elle détournait la tête, pâle d’envie, raidie dans sa volonté de ne pas succomber. Elle n’avait pas le droit de priver sa mère ; mais elle ne mangerait pas, elle, les restes de Mme Tavernier.

Quand, le rouge aux pommettes et les yeux trop brillants, maman, n’en pouvant plus, eut, d’un geste, refusé le second biscuit, Roberte remporta tout dans la cuisine. Le placard refermé, la petite rebelle, haineusement, orgueilleusement, se mit en demeure, avec l’une des dernières allumettes qui restaient, de rallumer le fourneau pour se faire cuire une poignée de pommes de terre.

Il n’était pas question de sortir, aujourd’hui. Pendant son absence, on pouvait venir prendre maman. Il fallait, au contraire, s’installer près de son lit, et la garder comme un chien, sans même s’éloigner dans le parc. Une grande amertume passa. C’était grâce à l’envoi de Mme Tavernier que la fille pouvait rester près de sa mère. N’eût-il pas fallu, sans cela, se mettre en campagne pour lui trouver à manger ? Car les pommes de terre, ça ne suffit pas. Elle le savait trop bien. Frissonnante, elle ramassa l’une des écharpes qui traînaient, et s’en couvrit les épaules.

Solange de Bienfaite, animée par son bon repas, ne s’était pas allongée comme d’habitude. Appuyée sur un coude :

— Je me sens si bien, aujourd’hui, mon ange ! J’aimerais faire un petit tour dans le parc. Il y a bien longtemps que je ne suis sortie. Tu ne veux pas me mettre dans ma voiture ?

Elle ne se rendait pas compte que la petite n’avait pas déjeuné, elle. Tout s’était passé dans un rêve. « Je ne pourrais même pas la traîner. Le cœur me manque… »

— Maman, tu ne peux pas sortir. La voiture est un peu démolie. Je l’arrangerai quand j’aurai des clous.

On pouvait lui dire n’importe quoi. Jamais elle n’insistait. Son esprit était incapable de retenir longtemps la même idée.

— Écoute, maman ? Puisque je suis là… Je voudrais tant que tu me dises des vers !…

— Avec plaisir, ma bien-aimée ! Veux-tu Baudelaire ?… Alfred de Vigny ?… Aimes-tu mieux Victor Hugo ?…

Ce fut peu après avoir fini la Mort du loup qu’elle s’endormit, poétique, comme si cet abandon obéissait au dernier vers :

Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

Immobile à sa place, Roberte la contempla. Analyser ce que le long poème avait qui ressemblât à sa propre fierté, cette petite fille ne le pouvait pas encore, Mais elle se prit à méditer comme si, véritablement, sa pensée restait dans le sillage d’Alfred de Vigny.

Quand des volontés de grandes personnes avaient décidé qu’elle serait séparée de sa mère, toutes ses révoltes n’empêcheraient pas cela. Brisée d’avance dans une lutte impossible, le mieux était de se taire et de supporter.

Elle examina longtemps sa mère endormie. Un peu de rose restait sur les joues de la malade. Détendue, elle avait l’air de sourire. Manger à sa faim l’avait donc transformée à ce point ! Dans cette maison où Mme Tavernier voulait la placer, ce serait tous les jours qu’elle mangerait à sa faim. Elle serait couchée dans un lit bien propre, soignée par de douces religieuses. Elle serait — un spasme convulsa la poitrine de Roberte — plus heureuse, oui, plus heureuse.

Même ayant le pouvoir d’empêcher cela, la petite de Bienfaite ne devait pas empêcher cela, Du reste elle ne l’avait pas, ce pouvoir ! Elle n’était qu’une petite orpheline à la merci des étrangers, incapable de sauver sa mère — même de lui apporter un œuf. Mourir de faim avec elle dans leur maison démantibulée, c’était tout ce qu’elle avait à lui proposer.

On emporterait maman. Tant mieux pour maman ! L’état de son cerveau ferait qu’elle ne souffrirait même pas. Quand elle appellerait sa fille, on lui dirait : « Elle va venir !… » et tout irait bien.

C’est là que le sanglot éclata. Roberte eut encore la force de l’arrêter tout de suite. Rétractée, violente, elle accepta l’inacceptable. C’est fait. Maman peut partir. Mais vite elle rejeta sa pensée sur un autre objet : elle-même.

Là, plus d’obstacles, plus de scrupules. « Dès que maman sera sortie d’ici, moi je me sauverai ! » L’orphelinat de Mme Tavernier, elle n’en voulait pas. Être enfermée jusqu’à vingt et un ans en Auvergne, devenir une femme sérieuse, apprendre un métier ?… Ah ! ah !… Son ricanement sourd la réconforta. Clocharde ! Clocharde ! Elle serait une libre hirondelle comme la mère Rigaud. Elle coucherait dehors comme elle. Ça peut se faire quand on est vieille, à plus forte raison quand on n’a pas quatorze ans. Ce serait pour elle-même qu’elle volerait dans les fermes. Ou bien elle s’y louerait, comme disent les paysans, pour gagner un peu d’argent. Travailler la terre, garder des bêtes, n’importe quoi. Avec un peu d’argent elle irait à Lisieux un jour. « Je viens voir maman ! » Et pourquoi les sœurs ne l’emploieraient-elles pas ? « Je ferai toutes vos commissions, si vous voulez ! »

Le conte bleu se construisait dans sa tête. Un enfant a tant besoin d’espérer !

Fatiguée, presque à jeun depuis deux jours, elle vint se recoucher côte à côte avec sa mère. Le pansement de son poignet se défaisait. Peu lui importait. Pour rester allongée, on n’a pas besoin de pansement…

Le regard errant au plafond, elle continua son rêve de gosse. Il allait donc falloir quitter Hautevue pour toujours. Tant pis aussi pour cela ! Par quelle route se sauver ? Il faudra marcher toute la journée pour aller le plus loin possible et n’être pas retrouvée. Petit chemineau en jupons sur les chemins du hasard. À Dieu vat ! Ce sera si bon d’être toute seule, puisqu’elle n’aura plus personne sur la terre ! Et dire que Mme Tavernier a pu croire… « Moi dans un orphelinat ?… »

Un réflexe lui fit serrer ses bras contre sa poitrine comme pour y rassembler ses énergies. Livrée à elle-même depuis tant d’années, voire sous le règne de tante Marie, elle éprouva comme une sorte de griserie à se sentir si parfaitement abandonnée, responsable de sa vie, enfant vagabonde qui ne connaîtrait qu’une volonté : la sienne.

Comme les heures tournaient dans le parc aux prises avec l’automne, la clarté diminua lentement dans la chambre. Plus de bougie pour éclairer. Mme Tavernier ne savait pas cela quand elle avait fait son paquet.

D’abord, éclairer, pourquoi ? Ce n’est pas utile quand on ne fait rien que réfléchir. Mais comment servir à maman ce soir ce qui l’attendait dans le placard si, par hasard, elle avait encore faim ? Et comment chauffer les pommes de terre ? « J’allumerai du feu dans la cheminée. Il y est resté du bois. On y verra bien assez avec ça. Je mettrai ma casserole sur la flamme. Et puis ?… »

Les paupières commençaient à battre, Un instant plus tard elle cessa de penser, bébé qui s’est endormi dans les bras de sa mère.

Le commencement de l’aube fit de la fenêtre une nébuleuse, et ce soupçon de clarté réveilla la petite de Bienfaite, après tant d’heures dans la paix des ténèbres. Il lui fallut quelques secondes pour retrouver ce qu’en s’endormant elle avait laissé : l’angoisse d’abord ; ensuite être dans le lit de maman, et puis la faim.

Pour se glisser hors du lit, elle prit des précautions, afin de ne pas troubler le sommeil de sa mère. Sortie de son brûlant nid nocturne, elle claquait des dents, avec le besoin péremptoire de boire vite quelque chose de chaud, de vite calmer la crampe de son estomac torturé par l’inanition.

Dans la pénombre à peine effleurée par l’annonce du jour, elle tâtonna, cherchant à la cuisine sa casserole de pommes de terre. Sans courage pour les réchauffer, debout, hâtive et glacée, elle les dévora sans y voir, bouchées froides et trop grosses qui l’étouffaient à moitié.

Cette affreuse misère, pourtant, c’était encore du bonheur. Elle était encore chez elle ; maman était encore là. Prise de panique, elle retourna se coucher contre elle, heureuse de retrouver sa place restée chaude, de sentir respirer en même temps qu’elle son amour qu’on allait sans doute lui prendre.

Tout bas, tout bas : « Maman… ma petite maman… » Elle allongea la main, trouva le visage, chercha les longs cheveux. Elle les flattait doucement, pieusement même, à la façon dont on touche une morte. Veillée funèbre auprès d’une vivante, toute la tendresse et tout le regret de la terre concentrés dans un jeune cœur au désespoir.

À quel moment s’était-elle rendormie ? Le grand jour éclatait dans toute la chambre. Quelqu’un appelait dehors. Elle se redressa si brusquement que Solange de Bienfaite, réveillée en sursaut, fit un cri.

Une sueur dans les cheveux, la petite se rassura tout de suite. Encore ce chauffeur qui leur apportait des restes.

Puisqu’elle ne s’était pas déshabillée, elle pouvait le recevoir sans tarder. Elle apparut à la porte, au-dessus du perron, telle qu’elle était, décoiffée et la robe pleine de faux plis, mouchetée de duvets sortis de l’oreiller.

— Monsieur ?… bégaya-t-elle, le cœur changé en pierre.

Ce n’était pas du tout le chauffeur.

— Je suis le docteur Girodet, Mademoiselle. Je viens voir Madame votre mère.

— Vous venez voir…

Roberte ne put en dire plus long. Ça, c’était le commencement de l’horreur.

Curieux et courtois, le docteur, sans monter encore les marches du perron, la regardait de bas en haut avec un demi-sourire. Il était assez vieux, barbu, sympathique.

Du reste, elle se souvint l’avoir vu souvent. Mais lui n’avait pas remarqué cette fillette parmi les autres. Quelque chose l’amusait dans cette visite, cela se lisait dans ses yeux. Il n’était pas forcé de savoir qu’il tombait en plein drame. On lui avait dit d’aller à Hautevue ausculter la comtesse de Bienfaite, sans doute poitrinaire, dont on parlait tant et depuis si longtemps dans la région, afin de donner un certificat permettant de l’hospitaliser à Lisieux. Il était prévenu qu’il ne trouverait dans une maison abracadabrante, qu’une femme presque folle et une petite fille à l’état sauvage. Ce n’est pas tous les jours qu’un médecin de campagne a l’occasion de voir de tels échantillons. Et, certes, la petite fille, pour commencer, ressemblait singulièrement à ce qu’on lui en avait raconté.

— Vous permettez, Mademoiselle ?

Elle s’effaça, presque au garde à vous, pour le laisser passer. Elle se sentait devenir une espèce d’automate.

Le docteur, en entrant, jeta sur le décor un vif coup d’œil. Dès le vestibule, c’était l’image de la ruine, avec tous les vestiges d’une grandeur passée.

— Par ici, Monsieur !

La chambre dans laquelle il pénétrait dut l’intéresser plus encore que le vestibule, et, plus encore que la chambre, la malade étendue sur le lit.

— Madame…

Solange de Bienfaite tourna vers lui sa tête romanesque, pâle camée que la longue chevelure noire, allongée sur une épaule, dessinait avec un relief délicat. Elle voyait sans trop d’étonnement ce monsieur inconnu s’approcher d’elle, car sa pauvre vie n’était plus guère qu’un songe où les images se succédaient sans aucun lien entre elles.

— C’est le docteur, maman !… dit Roberte.

Elle venait d’affecter un ton gaillard qui fit se retourner, surpris, le docteur Girodet. Et c’était pour que sa mère ne prît pas peur.

— Madame, c’est Mme Tavernier, votre amie, qui me charge de venir vous voir (tout le corps de Roberte frémit) parce qu’elle vous trouve un peu fatiguée.

— Ah ! oui !… fit gentiment Solange.

— Me permettez-vous de vous examiner, Madame ?

— Oh ! je suis tellement malade !… gémit-elle tout à coup, tellement malade !… Si vous pouviez me guérir, docteur !

— C’est justement, madame ! Nous allons vous soigner… Peut-être même vous emmener quelque part où vous serez mieux qu’ici !

Roberte, dans ses dents, articula : « Ça y est ! » Et, de sa main droite, elle prit un point d’appui sur la table.

Profitant des bonnes dispositions de la patiente :

— Vous voulez bien, demanda le docteur, qu’on vous emmène ailleurs ?

— Oh ! oui, docteur !

Elle allait dire « oui » à tout, naturellement.

Le médecin s’était assis au bord du lit.

— Allongez-vous bien, madame. Nous avons une hanche qui ne va pas, n’est-ce pas ?…

La suppliciante séance se terminait. Presque pas de questions. Des « bon, je vois ». À Roberte si pâle et si droite : « Voulez-vous me donner une serviette, mademoiselle ? C’est pour écouter la respiration. Vous n’en avez pas ? Ça ne fait rien. Oui… un vieux mouchoir, ce sera très bien. »

Mais, comme elle le reconduisait jusqu’au perron :

— L’ambulance viendra la chercher cet après-midi, vers deux heures.

Un léger rire :

« Mme Tavernier fait bien les choses ! »

N’entendant pas un mot il s’arrêta sur la marche pour regarder la petite, et soupçonna peut-être qu’elle souffrait, en dépit de tout ce qu’on racontait de sa méchanceté.

— Votre maman n’est pas en danger… s’empressa-t-il. Seulement il est temps de la soigner. Car, en plus de sa hanche malade, elle est… enfin… très fragile.

Il ajouta pour achever de rassurer l’enfant singulière et si mal tenue qui le fixait avec ces yeux-là :

— Elle ne peut pas être mieux que dans l’hôpital où Mme Tavernier la met. Je le connais. C’est presque aussi bien qu’une maison de santé.

Pour quelques heures encore, on lui laissait sa mère. Hors d’elle-même, elle courut dans le vestibule, à dessein de se jeter à genoux au pied du lit et de crier enfin tous les cris qu’elle refoulait depuis la veille. Elle se sentait prête à serrer sa mère dans ses bras jusqu’à l’étouffer. Pourquoi pas ? Se suicider ensuite, et deux malheureuses sont débarrassées de la vie.

— Maman !…

L’appel déchirant était déjà dans sa gorge, les syllabes sur ses lèvres. À la porte de la chambre elle s’arrêta court. Solange de Bienfaite, redressée sur ses pauvres oreillers, souriait d’un air d’extase.

— Te voilà, mon ange ? Tu vas me donner à déjeuner !

Et ce simple mot tombé dans sa tempête calma du coup la petite forcenée.

— Oui !… répondit-elle. Tout de suite !

Sans transition, ses gestes se firent mesurés, tranquilles. Pas de tragédie autour de maman. Elle ne devait s’apercevoir de rien.

Comme hier, elle mit le couvert sur le lit. Ah ! servir sa mère, c’était un charme ! Que ne l’avait-elle compris plus tôt ?

Elle entrevit tout ce qu’elle avait manqué par sa faute, avec ses perpétuelles écoles buissonnières. Au lieu de rester à la maison et d’y soigner maman, elle avait préféré courir les routes avec d’autres gamines, et faire le voyou loin de chez elle. Pouvait-elle alors deviner qu’elle l’aimait tant, sa mère ? Le mot « foyer », c’était aujourd’hui seulement qu’elle le comprenait — quand il n’était plus temps.

Solange se mit à manger et sa fille à la regarder, silencieuse et concentrée. Elle n’avait même plus envie de ces bonnes choses qui lui passaient devant le nez. On n’a pas faim quand l’adieu va sonner.

Quelle heure était-il ? Plus de pendules à Hautevue, Toutes vendues. Et les montres aussi.

Le repas dura plus de vingt minutes.

— C’est fini ? Tu ne veux plus rien, maman ?

— Rien. J’ai bien déjeuné, tu sais !

En revenant de la cuisine, son petit ménage fait :

— Dis, maman ? Tu n’as pas envie de sortir, aujourd’hui ?

— Oh ! si… Tu vas me mettre dans la voiture.

— Tantôt, tu sortiras dans une bien plus belle voiture !

— Ah oui ?…

La petite se tut. Elle ne voulait pas éclater en larmes.

Elle s’assit près du lit, prit la main de sa mère et posa dessus son front plein de battements. Elle aimait mieux ne plus bouger, ne plus parler, rester comme cela jusqu’au moment fatal.

Il fallait s’y attendre, Mme de Bienfaite, à la longue, finit par s’endormir. Immobilisées, au moment d’être arrachées l’une de l’autre la mère et la fille, pendant près de deux heures, ne firent rien que respirer ensemble, dans le silence absolu de la grande maison vide.

Cela se fit si vite que Roberte, plus tard, devait chercher en vain à recomposer cet instant vertigineux.

Juste le temps de redresser la tête au bruit du moteur… Un coup dans la porte. Ne pas crier. Les gens sont entrés déjà dans la chambre. Le docteur Girodet déclare joyeusement : « Nous venons vous chercher, madame ! » Un signe, et deux infirmiers ont soulevé la frêle forme étendue. « Qu’est-ce que c’est ? » dit tout de même maman, saisie. Quelque chose a passé dans ses yeux. Une peur. Impossible de supporter cela. « C’est la voiture, maman ! Tu vas aller te promener ! » Roberte l’a dit avec un rire, oui ! Posée sur la civière, maman ne l’a pas regardée une dernière fois. Elle semblait enchantée. Une enfant qui s’amuse.

Le médecin : « Vous n’embrassez pas votre mère… »

Un coup de tête sec, catégorique :

— Non !

Dans le vestibule elle a suivi le pas vif des porteurs, regardé la civière s’enfourner dans la voiture, le médecin et les gens y monter à leur tour. Au secours ! Cette voiture ne va pas se refermer, s’en aller ?…

« Maman !… »

Le hurlement n’est pas sorti. Refermée d’un coup bref, la voiture s’est mise en route. Vite, vite, fuir ! Tout est fini ! La vie commence, la vie maudite, la vie de petite clocharde famélique à travers un monde inconnu. Un dernier regard sur l’ambulance qui s’en va le long de la cour d’honneur, sous les hêtres solennels et jaunes…

Une main se pose sur l’épaule de Roberte. Il y avait quelqu’un de caché derrière la voiture, cette grande femme-là, dont les doigts serrent si fort, vigoureuse personne vêtue de bleu marine.

— Venez, mon enfant !

— Laissez-moi ! Qui êtes-vous ?

— Je viens vous chercher pour vous mener à la gare. Non ! n’essayez pas de m’échapper. Je vous tiens bien. Allons allons ma petite !…

« Et n’avoir qu’une main pour se défendre ! Ah ! ce sale garçon qui m’a tordu le bras ! »

— Ne vous débattez pas comme ça, ma pauvre petite ! Votre maman est partie, il faut partir aussi. Nous allons prendre l’autocar à la Croix-Saint-Jean, c’est loin. Dépêchons-nous !

Roberte peut maintenant crier à son aise, trépigner, écumer, chercher à mordre.

— Je ne veux pas ! je ne veux pas !… Lâchez-moi !

— Calmez-vous !… là… Vous voyez bien que vous n’êtes pas la plus forte !

— Je ne veux pas ! Je n’irai pas à l’orphelinat ! Je n’irai pas en Auvergne !

— Qui est-ce qui vous parle de ça ?

— Lâchez-moi ! Où voulez-vous me mener, à la fin ?

— Pauvre petite ! À Caen. Aux Enfants Assistés.

— À Caen ?… Ce n’est pas l’orphelinat de Mme Tavernier, en Auvergne ?

— Vous ne l’avez pas mérité, malheureuse ! Mme Tavernier ne veut plus s’occuper de vous.

La personne en bleu marine n’a jamais compris pourquoi cette petite fille enragée qu’elle avait tant de peine à maintenir se mettait si docilement en route, tout à coup, avec cet air délivré, cet air de marcher vers une fête.

SECONDE PARTIE

I

La mère Aubert avait expliqué : « Tu me rapporteras deux chandelles et une bobine de fil blanc pareil à c’ty-là », et comme Roberte ne connaissait pas encore les chemins, elle lui donnait son petit-fils pour l’accompagner jusqu’au bourg.

Quelle récréation inattendue ! Depuis deux jours elle sarclait dans le jardin potager sous l’œil soupçonneux de Ferdinand Aubert ; et, la nuit tombée, elle égrenait des haricots secs ou nettoyait des oignons, assise entre la grand’mère et le gosse.

— T’as compris ce que je t’ai commandé ?

— Oui !… répondit-elle, laconique.

On ne connaissait pas encore le son de sa voix. Ces gamines de l’Assistance, dont le nom et l’origine restent un secret, on dit que c’est sournois et souvent dangereux. La mère Aubert, non sans appréhension, s’était décidée à prendre celle-ci qui ne coûterait pas cher et la seconderait un peu dans son travail. Elle n’était plus assez jeune pour la fatigue que comportait la petite ferme dont elle avait repris la direction depuis la mort de sa belle-fille — un an bientôt.

À soixante-sept ans, avec des douleurs et la vue baissée, on aurait le droit de se reposer. Le malheur était venu l’arracher à sa petite existence tranquille, au fond de la masure où elle vivait seule, pas loin de la ferme.

Ferdinand, le lendemain de l’enterrement :

« La mère, faut que tu viennes à mes aides ! » Et elle était venue.

Cette ferme, après des détours pleins d’ornières, on la trouvait à la fin d’un chemin sans appellation, reculée et comme défiante dans son herbage dit « cour plantée ». Il fallait traverser des rangs de pommiers avant de la découvrir, une petite maison sans étages, cabossée, rapetassée, aux fenêtres de travers, au toit de chaume ici, d’ardoises là, certaines parties récemment refaites en fibro-ciment.

Le potager s’allongeait derrière, encastré dans un second herbage et le tout s’arrêtait au bord d’un bois communal, les autres limites de ce petit bien n’étant que haies mitoyennes qui le séparaient d’autres herbages. En tout un hectare et demi. De quoi nourrir une vache.

Des cages à lapins à droite, le poulailler à gauche, une mare verdâtre près de la barrière d’entrée, et, sous deux vieux et beaux noyers qui mettaient de la noblesse dans cet humble décor, un petit bâtiment vétuste et solide encore, rayé noir et blanc sous son bonnet de paille, et qui était « l’appartement du cochon ».

Ce porc tout jeune, encore rose, vaquait en liberté, de même que la volaille, dans la mélancolique et solitaire humidité dont se nourrit la terre normande.

La vache au loin promenait une tache ardente parmi le vert cru de l’herbe, sur le fond roux des bois de l’arrière-plan, et, devant deux des fenêtres de la ferme, quelques pots de géranium rouge éclataient comme des lumières.

Roberte en arrivant là-dedans l’avant-veille, en compagnie de l’agent de l’Assistance qui l’amenait chez ses nourriciers, avait vu d’un coup d’œil que, bien qu’à l’autre bout du département, ce paysage restait toujours son Calvados natal, encore une bonne chose à joindre à celles déjà collectionnées depuis qu’elle était en route pour l’inconnu.

Seule défense contre l’affreux destin qui devenait sien, tendancieuse, elle voulait, nouvelle forme de révolte, trouver agréable presque tout ce qui lui arrivait. Depuis peu commencée, une rengaine l’aidait dans ce raidissement contre le malheur : « Ce n’est toujours pas l’orphelinat de Mme Tavernier ! »

Le parcours en autocar et en chemin de fer avec la dame qu’elle avait si bien voulu mordre, intéressant voyage, importante conversation.

— Vous verrez, mon enfant que l’Assistance publique n’est pas le cauchemar qu’on imagine. Vous qui restez seule au monde, vous allez avoir un tuteur qui va s’occuper de vous jusqu’à votre majorité. C’est M. l’Inspecteur départemental. Il aura toujours l’œil sur vous, et vous pourrez toujours vous adresser à lui si vous avez à vous plaindre de quelque chose.

— Mais, où donc est-ce que je vais, madame ?

— D’abord à l’hôpital de Caen. Vous y resterez deux ou trois jours avec d’autres enfants dans votre cas. Vous serez examinée par un médecin, interrogée sur toutes sortes de choses. Ensuite vous serez envoyée probablement chez des cultivateurs qui seront vos nourriciers jusqu’à ce que vous ayez quatorze ans. À partir de quatorze ans vous serez à leurs gages. Si vous savez vous arranger (un sourire) pour n’avoir pas trop mauvais caractère, vous ne serez pas malheureuse. Et puis vous gagnerez un peu d’argent.

— Je gagnerai de l’argent ?

— Mais oui ! Du moment que vous travaillerez, vous serez payée !

— Je serai payée ?

— Parfaitement ! On vous mettra la moitié de ce que vous gagnerez à la Caisse d’épargne pour plus tard. L’autre moitié servira pour votre entretien, et vous aurez même un peu d’argent de poche.

Et voici, bien faible, mais qui brille quand même à l’horizon noir, une toute petite étoile qui se lève : « De l’argent ! Je pourrai donc aller voir maman un jour ! »

Somme toute, ses premiers projets ne sont guère changés. Ne voulait-elle pas se louer dans des fermes ?

Avec un peu d’espoir au cœur, on peut vivre. L’arrivée à l’hôpital de Caen n’est pas tellement affreuse. Deux ou trois jours, ce n’est pas long…

Le médecin lui a si bien arrangé son poignet qu’elle ne le sent plus. Évidemment l’interrogatoire, à mesure enregistré, sentirait la cour d’assises, n’était l’intérêt avec lequel le monsieur pose les questions.

— Le nom de tes parents ?

Ce tutoiement fait un drôle d’effet. Par simple réaction, Roberte éprouve une espèce de plaisir à répondre :

— Mon père est le comte Robert de Bienfaite ; ma mère est née Solange de Hautevue.

Et cela sonne d’une façon tellement étrange dans de pareilles circonstances que les yeux du monsieur ont un regard plein de choses.

Un peu plus tard :

— Il paraît que tu n’es guère commode, hein ?

Sa réputation est-elle si bien établie déjà ? Pas de réponse. Mais elle n’a pas baissé la tête.

Et le dialogue obligatoire continue sans la troubler, jusqu’à ces mots qu’elle entend tout à coup avec un frisson dans le dos :

— Ton numéro matricule est 10.530. Tu retiendras bien ce chiffre, n’est-ce pas ?

Ça, c’est quelque chose, oui, comme une condamnation. Un froncement de sourcils, une pâleur, et puis, tout de suite, le redressement de l’orgueil : « Puisque je ne veux pas m’appeler Mlle de Bienfaite, 10.530, c’est tout ce qu’il faut pour une clocharde ! » Mais il est moins facile de réagir à ceci :

— Aller voir ta mère ? Oh ! non, ma petite Dès que tu es entrée à l’Assistance, c’est fini. Tu es considérée comme n’ayant plus de parents et tu ne dois plus rien savoir d’eux ni eux rien savoir de toi. Quand tu auras vingt et un ans, ce sera différent.

Après ce coup-là, silence. On n’entendra plus la voix de Roberte, excepté quand elle répondra oui ou non.

La petite étoile s’est éteinte à peine née. Voilà la vengeance de Mme Tavernier.

Impossible de la faire jouer dans la cour avec les autres petites filles. Au réfectoire, elle n’a mangé qu’à peine, malgré sa longue faim. Sa nuit au dortoir n’a pas été dormie.

À l’aurore seulement elle entrevoit une possibilité de sortir de l’abîme. Dans huit ans, ce siècle, elle pourra revoir sa mère. En attendant elle va se nourrir de cette idée qui représente à son insu ce qu’on appelle sacrifice sublime : « Maman est heureuse, elle, et ne sait pas que je suis malheureuse. Alors, tout va bien. »

Elle se souvient du mot du docteur Girodet : « Mme Tavernier fait bien les choses ! » Partie dans une ambulance de luxe, Solange de Bienfaite est certainement soignée comme une reine. Mais ce sursaut de suprême jalousie : « C’est Mme Tavernier qui l’a, maintenant ! Ce n’est plus moi ! »

Les dents enfoncées dans le drap, les larmes derrière les yeux, tout cela n’y fera rien. Non, la petite clocharde, à l’heure du lever en commun, n’aura pas les paupières rouges. Personne n’a le droit de connaître son secret.

« Ce n’est toujours pas l’orphelinat de Mme Tavernier ! » Alors son arrivée, chez les nourriciers, deux jours plus tard, lui a semblé le commencement d’une délivrance. Plus d’hôpital, plus d’autres orphelines, plus d’interrogatoires. Seule. Seule et muette, avec ses yeux dardés sur les nouveautés. Enfant anonyme qui n’a plus qu’un prénom — et ce numéro matricule…

Le fermier, sa mère et le petit garçon l’attendaient à la barrière. Sitôt l’employé qui l’accompagnait reparti, voici l’accueil.

— Paraîtrait, dit Ferdinand Aubert, que t’es une forte tête !

La mère Aubert aussitôt.

— Commence donc pas par l’éluger, toi, c’te fillette-là !

Et le petit garçon :

— Est-y vrai que tu va jouer avec moi ?

Roberte les a considérés sans répondre à personne. Son sourire intérieur les juge instantanément et sans appel : de misérables inférieurs.

Elle a suivi vers la maison la vieille à qui le petit garçon donne la main. Le fermier marche devant, portant le ballot où sont les effets donnés à la pupille par l’Assistance.

— Entre !… dit la vieille. Je vas te faire voir ta chambre.

C’est un réduit d’où l’on peut aisément la surveiller. Lit de camp. Connu ! Pauvreté. Connu ! Mais une propreté parfaite.

— J’allons ranger tes hardes dans ce ratire-là. T’as ta chandelle ici pour te coucher le soir.

Pas un mot. Antipathique, cette petite. Si elle ne plaît pas, on la changera. Bientôt Ferdinand Aubert appelle :

— Arrive là que je te montre à sarcler !

P’tit Louis voulait absolument engager conversation. Trottinant à côté de Roberte qui marchait d’un grand pas, il levait vers son profil glacial un petit museau criblé de taches de rousseur où se perdaient des yeux pâles aux cils blonds, entre deux oreilles décollées et comme indépendantes de sa tête. Il avait neuf ans mais en paraissait à peine sept, étant de nature malingre. Et pourtant il était l’exacte reproduction de son père, ce grand rouquin large d’épaules.

Essoufflé de marcher trop vite pour ses jambes, il bavardait, petite voix plus claire que celle d’une fille.

— Tu sais, ma grand’mère, elle habitait pas chez nous, y a un an. Elle est revenue quand ma maman est morte.

Silence.

— Oui, elle est morte, ma maman…

Il ajouta sur le ton le plus indifférent :

— C’est embêtant, ça !

Roberte lui jeta de côté le regard de ses yeux étroits, lueur d’un vert obscur dans sa figure longue.

L’enfant continua :

— J’avais un aîné-frère, quand que j’étais petit. Mais il est mort itou. Trois ans avant maman. Y s’appelait Ferdinand, comme papa.

Silence.

Ils arrivaient au bout du chemin qui sort de la ferme, et se trouvèrent sur une route déserte, entre de beaux arbres qui perdaient sans bruit leurs feuilles.

— Je prenons par là. Est le plus court pour aller à Brenneville. On peut y rarriver aussi par l’autre côté, mais est bien plus long.

Voyant qu’il n’obtenait rien, il se résigna pour un moment à se taire. L’attrait qu’un enfant exerce toujours sur un autre enfant le portait à tout essayer pour dérider cette Roberte, nouvelle présence à la ferme, qui, depuis deux jours, le surexcitait. Il devait sentir confusément quel gouffre le séparait de cette hautaine petite fille dont rien encore n’avait pu délier la langue.

Il étendit tout à coup son petit bras.

— Ça est le château de la Coudre, annonça-t-il.

Et Roberte ayant daigné tourner la tête pour regarder :

— Y a encore personne dedans, qu’on le répare depuis des jours pour les grandes gens de Paris qui l’ont acheté. Roberte, tout de même, ralentit un peu. C’était la même cour d’honneur que la sienne, avec, au bout, une maison différente, plus belle, plus vaste, plus ancienne, mais patinée à la manière de Hautevue.

Son cœur se serra comme sous l’emprise d’une main. Déchirée, elle se dépêcha de regarder ailleurs, et reprit ses grandes enjambées. Le petit dut presque courir. La route tournait. Une rivière apparut, profonde et noire sous un amas de végétation, et, sur l’étroit sentier qui la bordait, les deux enfants s’engagèrent en pleines feuilles mortes, P’tit Louis marchant devant pour montrer le chemin. Sans se retourner, il expliqua :

— Est la Grande-Eau, qu’on l’appelle. C’te maison que tu vois au bout du pont que j’allons prendre, c’est à M. Vascaride, un essculpteur qu’habite là. Doit être Anglais, à la façon qu’y prêche. On le connaît bien. Y prend son lait cheux nous, que grand’mère elle y porte tous les matins, car, moi, je suis à l’école à ces heures-là.

Vint le pont. Du bois assez tremblant. Le petit se remit au côté de Roberte, avec l’envie folle de la tenir par la main.

En passant près de la maison dont il venait de parler :

— Est Grosbois que ça s’appelle. M. Vascaride il y habite tout seul. Y a pas personne qui le sert. Y fait ses estatues là n’dans à sa mode. Est un monsieur bien convenable et pis bien aimable. Tiens, tu vois, nous v’là au bourg, tout à l’heure. Et, l’épicerie-mercerie, elle est là-bas, ou qu’tu vois c’te voiture arrêtée.

Elle remarqua tout de suite que les gens se retournaient pour la regarder. Elle n’était pas enfant de la localité. Dans les agglomérations campagnardes, on connaît chacun par son nom. La volaille est dénombrée. Toute apparition étrangère est un événement qui fait chuchoter le monde. Mais, de voir cette petite accompagnée de P’tit Louis, on devinait tout de suite. « La jeune fille que la mère Aubert a ramassée à l’Assistance ! »

Roberte n’entendait pas, mais la curiosité qui saluait son passage lui faisait mal. Elle entra dans la boutique avec son visage le plus sombre. Ce fut P’tit Louis qui parla :

— Bonjour, madame Leborgne ! Vous allez nous donner deux chandelles et une bobine de fil blanc (il prit sans cérémonie la vieille bobine dans la main de Roberte) pareille à c’t’y-là.

Tout en servant sans hâte :

— T’es donc pas à l’école, aujourd’hui, mon p’tit gas ? demanda l’épicière-mercière.

Mais c’était Roberte qu’elle regardait.

— Non, madame Leborgne. Fallait que je conduise la fille !

Il était tout fier de son rôle. Mme Leborgne sourit, engageante. Roberte regardait par terre. Elle reçut le paquet enfin ficelé. Là-dessus, de la poche de son pantalon, P’tit Louis tira pour payer quelques pièces de monnaie. Le compte était exact. La mère Aubert avait bien calculé.

Donner l’argent au petit, quelle défiance ! Quel affront ! Roberte passa la première le seuil de la boutique, sans saluer, sans ouvrir la bouche. Elle avait hâte de sortir du bourg. En passant le pont, elle exagéra son allure pressée. Le gamin ne pouvait plus la suivre. Mais, au milieu du sentier qui longeait la rivière, elle fut bien obligée de ralentir. Six ou sept écolières, leurs cartables sous le bras, étaient arrêtées à jouer avec un vieux yoyo qu’elles se repassaient en se disputant.

— Bonjour, P’tit Louis ! crièrent-elles, arrêtées net dans leur jeu, tous les yeux dirigés vers Roberte.

— Bonjour !

Le petit n’attendit pas d’être questionné :

— Est not’bonne, dit-il, qu’est arrivée de l’Assistance !

Roberte venait de reculer, blême, dangereuse.

— Comment que tu t’appelles ?… interrogèrent plusieurs voix.

La petite, de toute sa hautaine sensibilité, comprit qu’elle devait de suite prendre les devants, pour ne pas devenir le souffre-douleur des autres, l’enfant assistée regardée de travers par les réguliers.

— Comment je m’appelle ? Je m’appelle Roberte, Bienfichue, Bienfaite, Malva, Hautevue…

Elle lança la fin de son sarcasme avec un rire triomphant comme d’annoncer un titre de noblesse :

— Et tout ça, ça fait 10.530 ! Comprenez comme vous pourrez !

Un silence ébahi régna parmi la troupe des petites filles. Écrasées par un regard de chef, elles restaient la bouche ouverte devant l’insolite péronnelle qui les défiait, la tête rejetée en arrière.

Roberte fit un pas. Elles s’écartèrent pour la laisser passer, presque superstitieuses.

Le bout du chemin ; la route ; P’tit Louis suivant comme il pouvait. Au dernier tournant, la petite de Bienfaite s’arrêta, marcha sur lui, le prit aux épaules, et, se baissant pour le regarder dans le blanc des yeux :

— Je ne suis pas ta bonne, entends-tu ? Je suis la Malva ! Tu sais ce que c’est qu’une Malva ?… Bon. Alors prends garde à toi !

Terrifié, le petit, quand elle se remit en route, la suivit en tremblant. Et, jusqu’au retour à la ferme, il marcha derrière elle, la tête basse et sans plus prononcer un mot.

II

En soufflant sa chandelle avant de s’endormir, elle ne put s’empêcher, comme les deux soirs précédents, de s’imaginer dans l’obscurité de Hautevue, enfant au ventre creux réfugiée contre sa mère. Par comparaison, il fallait bien avouer que le misérable suif campagnard qui venait de l’éclairer et le frugal repas qu’elle venait de faire représentaient un luxe inespéré.

Et pourtant la démoralisation commençait à s’y mettre.

Ce dîner de tout à l’heure (les paysans disent « souper ») s’était passé dans un silence morne, interrompu seulement par le bruit vulgaire des mastications, Roberte, petite aristocrate volontairement sortie de sa lignée bien avant la catastrophe présente, conservait, sans même qu’elle s’en doutât, certains raffinements inhérents à son milieu, ces nuances impondérables dites éducation première qui sont la seule différence entre une caste et l’autre.

Ne fréquentant par goût que des petites camarades populacières, cultivant à plaisir le plus grossier langage, ayant dévoré des atignolles dans un papier et des pommes de terre à même la casserole elle s’apercevait néanmoins que la manière de manger des Aubert et leur tenue à table la froissaient dans des délicatesses qu’elle n’avait pas eu jusque-là l’occasion de se découvrir. Alors, droite sur sa chaise et fixant son assiette, hostile, elle dînait sans regarder personne, créant autour d’elle un malaise, jetant un froid. La ferme n’était déjà pas si gaie depuis la mort de la mère de famille !

La vieille et son fils échangeaient des regards d’intelligence. Cette assistée réfrigérante et coite, on l’essayerait pendant huit jours ; après quoi, son paquet fait, on la renverrait à Caen.

P’tit Louis même, depuis ce soir, ne disait plus un mot, lui qu’on devait toujours faire taire. Pouvaient-ils deviner que c’était par épouvante de la Malva ? Car Malva, pour les Normands, signifie tout ce qui tourne autour du maléfisme, tout ce qui sent le malheur et la malédiction.

Elle se réveille à l’appel de la mère Aubert, rallume sa chandelle, car le jour n’est pas encore suffisant, et verse en hâte l’eau du broc dans la terrine qu’on lui a donnée pour se laver. Habillée et sa lumière soufflée, la voici dans la cuisine où la vieille est en train de ranimer le feu, penchée vers cette cheminée qui, dans les fermes normandes, tient tant de place et représente tant de choses.

Pas plus que les autres matins, l’assistée ne dira bonjour à sa patronne. Si Ferdinand savait ça ! Sans la regarder, la mère Aubert donne ses ordres.

— Je te vas montrer à faire le boire du cochon. Atandis que j’irai tirer la vaque, tu surveilleras que ça cuise, et t’iras ensuite le porter à l’élève dans son appartement. Tu lui laisseras la porte ouverte pour qu’il puisse toute la journée faire sa fougue dans le pré. On ne le rentre qu’à la soirante.

Elle se retourne.

— Ah ! voilà P’tit Louis levé ! Mais, ma souris, ne me serre pas comme ça ! Vas-tu me casser la barre du cou, ce matin ?

Pendant qu’il embrasse sa grand’mère, les yeux pâlots du petit vont, pleins de peur, à Roberte impassible.

— Est bon ! À présent faut vous assire tous les deux, car v’là la soupe ! Où que s’est passé Ferdinand ?

Quand Ferdinand fut là, tous mangèrent moroses, Le fermier se leva le premier, retournant à quelque travail dehors. P’tit Louis prit d’avance son cartable et partit trop tôt, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il était question de s’amuser sur les chemins avec d’autres galopins, en attendant d’aller à l’école. Alors la mère Aubert desservit les bols et les cuillers, essuya la table, et dit :

— À nous deux, à preusent !

Ce n’est vraiment pas difficile de préparer le boire du cochon. L’eau de vaisselle y joue le principal rôle. Sitôt seule dans la cuisine, en face de la marmite qu’elle devait surveiller. Roberte respira profondément. Personne ne la gardait donc à vue, ce matin ? Forçat du sarclage, on ne l’envoyait donc pas au potager, sous l’œil de son garde-chiourme ?

S’enfuir ? Le département la rattraperait. Elle était condamnée aux travaux forcés jusqu’à vingt et un ans. Où donc aller, du reste ? Elle n’avait plus sa mère à nourrir. Alors il valait mieux rester là.

Quand vint le moment de la lui porter, la joie de l’élève cochon en voyant arriver sa pitance l’amusa, malgré tout, comme une enfant qu’elle était. Elle s’attardait à le regarder fouiller d’un groin véhément jusqu’au fond de l’auge dans laquelle il avait mis ses deux pattes de devant. Elle aperçut, par la porte laissée ouverte du petit bâtiment, la mère Aubert, revenant de traire sa vache, un bras étendu pour équilibrer le poids du seau de lait. Avec son mouchoir noir roulé proprement tout autour de la tête, sa figure jaune et ratatinée, sa courte carrure ployée par les fatigues, elle était l’exemple même de la paysanne courageuse vieillie à la tâche, et qui continue au delà de ses forces.

— T’es là, Roberte ? appela-t-elle de loin.

Depuis trois jours, chaque fois que la bonne femme disait son nom (c’était rare), la fillette tressaillait désagréablement.

Pour elle, la fermière était une autre mère Rigaud à laquelle parler avec condescendance, et qui dit « mam’zelle Roberte » en se servant de la troisième personne. Car, clocharde par esprit de contradiction, la petite de Bienfaite, tant qu’il ne s’agissait que de son caprice, voulait bien se commettre avec les manants, ainsi qu’elle l’avait toujours fait ; mais y être forcée et jouer, en outre, le rôle de la subalterne, réveillait en elle les atavismes qu’elle tenait de son sang, ceux-là qui toujours avaient reparu quand elle dirigeait les jeux de la sapinière et battait les petites filles qui ne voulaient pas lui obéir.

La mère Aubert, sans dévier de son chemin, continua de crier de sa voix cassée :

— Viens-t’en vite ! Tu as d’autre travail à faire !

Roberte la rejoignit de mauvaise grâce. Elle était décidée à ne travailler que le moins possible, et surtout quand c’était par ordre.

Ayant rangé le seau à lait dans la laiterie :

— Nous reste un petit brin de temps, dit la vieille. Tu vas venir avec moi donner à manger aux lapins et aux autres bestiaux. Car c’est toi qui seras chargée de la corvée à c’t’heure.

Bon. Elle aimait mieux ça que de sarcler.

Tout en se dirigeant vers les bêtes :

— Faut que t’apprennes à les appeler. Pour les faire venir le matin et pour les rentrer le soir, est utile. J’ons ouvert aux poules en allant traire. Alles sont loin. Le goret itou. Mais tu vas voir comment que ça se passe.

La vieille femme était très sérieuse. Elle commença :

— Le goret, tu l’appelles comme ça.

Le timbre chevrotant monta haut et scanda sur deux tons, la brève suivant la longue :

— Tie-urch !… Tie-urch !… Là, tu vois ? le v’là qu’arrive à fond d’air !

Elle renvoya d’une tape sur sa fesse rose le cochon accouru, non sans susciter de sa part un cri ridicule.

— À présent, voilà pour les poules.

De l’aigu au grave et du lent au rapide :

— P’tits, p’tits, p’tits, p’tits !…

Et, déjà, la volaille alertée prenait sa course dans le pré, venant de tous les côtés à la fois.

La mère Aubert ramassa par poignées le grain dans son tablier relevé, le répandit, et, de tous les dos emplumés serrés les uns contre les autres, montèrent cris, protestations et querelles.

— Pour les canards (tiens ! passe-moi le pot où qu’est leur manger !) c’est… (voix douce sur deux tons) :

— Bouré, bouré, bouré !

Déhanchés, mouillés, ils se dépêchaient, au sortir de la mare, vers la bonne provende du matin ; et toutes les trompettes de la race donnaient à la fois.

— T’as compris ?

— Oui ! répondit Roberte en pinçant les lèvres. Car, devant ces canards, elle ne pouvait plus retenir son rire.

Et la bonne femme, aussitôt, se mit à rire avec elle.

Ensemble, elles regardèrent, dans l’herbe verte et sous les pommiers rouges de pommes, la ruée des becs éperdus de hâte et de voracité.

— Est ambitieux, les bêtes !… murmura rêveusement la fermière.

Puis elle se remit en marche, et Roberte la suivit avec bien plus d’entrain.

« — À preusent, les lapins ! T’as le panier ? Bon !

Longuement, elle expliqua comment les soigner. Ensuite elle changea les litières, nettoya, distribua les épluchures, le son, les herbes. C’était gentil, tous ces petits museaux à la porte des cages. La mère Aubert, quand sa méticuleuse besogne fut terminée enfin, reprit la parole, et ce fut pour déclarer :

— J’ons pas voulu de quin. Faudrait payer la taxe. Et puis, avec leurs jappements, font le potin toute la journée. On en a la tête qui vous en pète !

Là-dessus elle écouta sonner, au loin, le clocher du bourg, et s’écria :

— Hélas ! Le quart moins de neuf heures ! Est temps bientôt que tu portes le lait à M. Vascaride !

— Ah ! C’est moi qui le porte ?

— Mais bien sûr ! P’tit Louis t’a fait voir où que c’était, pas ?

Sur la route, son pot de lait à la main, elle se sentit légère. Le bien-être d’être seule. Et puis ce qu’on lui avait fait faire tout à l’heure ne l’avait pas ennuyée. Cette mère Aubert ne devait pas être une mauvaise bonne femme. En tout cas la soupe qu’elle servait au lever était fameuse !

En passant devant le château de la Coudre, elle se rembrunit subitement. À la belle grille d’entrée, elle s’arrêta pour le regarder au bout de ses hêtres d’octobre. Tous les matins ce serait un crève-cœur de le voir en allant porter le lait. Fallait-il avoir souffert pour être si satisfaite d’une soupe de paysan, pour trouver supportable un travail de fille de ferme, après être née dans une demeure à peu près pareille à celle-ci ! Misère ! Avoir encore ses deux parents et n’être plus qu’une orpheline, un gibier d’assistance publique !

Elle passa le pont, un orage dans les yeux, et, devant la barrière de cette maison qui s’appelait Grosbois, hésita quelques secondes. Fallait-il appeler ? Pas de sonnette. Elle poussa nerveusement du pied la barrière qui s’ouvrit, traversa le jardin désordonné, dans le bruit des feuilles sèches que dérangeaient ses pas. Rien ne remuait au fond de la petite maison. Elle était construite dans le style des bungalows américains, murs en bois, porche et galerie extérieure, un paquet de vigne vierge bouchant à moitié la porte.

Roberte monta la marche à tout hasard, et frappa. Personne. Prête à repartir, elle entendit enfin dans l’intérieur une voix masculine grommeler : « Voilà !… Voilà !… » n’eut pas le temps de reculer, et se trouva nez à nez avec un grand garçon ensommeillé vêtu d’un pyjama de deux couleurs, et qui, d’une trentaine d’années, lui parut un vieillard, parce qu’elle avait treize ans et qu’il avait des cheveux blancs, de beaux cheveux tout décoiffés par le lit, tout ondulés, et versés de côté dans un mouvement de rafale.

Celui-là tendit vers elle sa maigre figure étrangère, peau brune et magnifiques yeux noirs, et sa bouche spirituelle se releva sous un nez accentué, fin.

— Je dormais donc si bien ! Qu’est-ce que tu viens demander, petite ?

Son accent était celui des Slaves, sa voix lente, mordante et douce.

— Mais j’apporte votre lait !… fit Roberte sans baisser les yeux.

— Mon lait ? Mais on le pose là, sous la vigne, et, le pot vide, on le reprend. Tiens, regarde !

— Je ne savais pas, moi !

— Tu ne savais pas ! Tu ne savais pas ! Le diable emporte ! Tu me réveilles, petite peste ! Et moi je ne me lève qu’à onze heures ou midi ! Mme Aubert ne t’a donc pas dit ?

— Non, pas du tout !

Elle le vit cligner des yeux de myope et la regarder mieux.

— Qu’est-ce que tu es, toi ? Je ne te connais pas.

Il ne s’attendait pas au regard qu’il reçut, au pli amer qui tira pour un instant cette bouche de petite fille, à l’insolence âpre avec laquelle elle jeta :

— Je suis 10.530, si ça vous intéresse !

Il eut un petit haut-le-corps, et, d’abord, ne dit rien.

Après un silence, presque bas :

— J’ai compris, C’est toi la petite qu’on attendait ?

Mais il n’insista pas, et cessa même de la regarder.

— Voilà le pot qu’il faut reprendre. Donne-moi le lait Je te remercie, petite !

Roberte, en redescendant la marche, entendit la porte se refermer doucement.

Tout le long du retour elle garda des sourcils froncés.

Depuis sa première enfance elle savait que les hommes sont tous des goujats, sinon des criminels. Mais il lui semblait bien que ce vieux monsieur venait d’être avec elle d’une troublante courtoisie. Rien dans son air, rien dans ses paroles ne l’avait froissée. Elle espéra qu’elle le reverrait.

Il fallut qu’en entrant dans la cuisine de la ferme elle se heurtât à Ferdinand Aubert. Cette figure rousse, tavelée, cette bouche à chicots, ces sabots, ce relent de fumier… Jamais encore elle ne l’avait trouvé si déplaisant et si laid.

— Viens sarcler ! dit-il brutalement.

— Voilà midi qui sonne ! On va aller mâquer !

Ferdinand jeta sa bêche et Roberte, courbaturée, marcha derrière lui. La faim, maintenant, était pour elle une sensation agréable, puisqu’elle savait qu’on allait lui servir à manger. Avant d’entrer à la cuisine elle passa sous la pompe ses mains pleines de terre. Son couvert était mis sur la grosse table de bois blanc, avec ceux de la famille. Assiettes creuses, gros verres, couverts d’étain, le pot de cidre au milieu. Le lard aux choux mijotait encore dans la cheminée. La mère Aubert se baissait pour le prendre, son petit-fils timidement collé contre elle.

Au moment où le plat descendait sur la table et comme Roberte et Ferdinand venaient de s’asseoir, P’tit Louis, écarlate, s’approcha de Roberte et, du geste qu’on a quand on se brûle, posa sur son assiette une petite rose de Bengale qu’il tenait cachée, puis courut se remettre derrière sa grand’mère.

Roberte releva la tête, étonnée, Ferdinand, assis, la mère Aubert encore debout, regardèrent, interrogateurs, le gosse qui tremblait.

— Qui que ça est que ça, mon nénet ?… demanda la bonne femme.

Le petit s’étrangla pour le dire.

— Est une rose… Est une rose que j’ai… demandée au gardien du château qu’avait… cueilli les dernières pour les envoyer… pour les envoyer à Paris.

Il baissa le menton et, dans un souffle :

— Est pour Roberte que je l’ai demandée…

— Hélas !… s’exclama la vieille en riant d’émotion. Est-il que tu vas chérir la Roberte, à c’t’heure ?

Ferdinand toussa. Roberte vit briller le coin de son œil incolore.

— Le v’là qu’en est amoureux, tenez !… murmura-t-il en passant son doigt sur sa paupière.

Le père et la grand’mère couvèrent des yeux leur petit qui s’asseyait maladroitement à sa place ; puis leur regard revint à l’assistée encore interdite. Roberte prit la rose dans son assiette, la respira les yeux fermés, se leva lentement et vint embrasser sur la joue le petit Louis qui se mit à sangloter.

Un léger tumulte suivit cette scène où tant de secret restait inexprimé. La mère Aubert, avec des mots tendres, mouchait bruyamment son petit-fils. Ferdinand hochait la tête en marmonnant des choses. Roberte, retournée à sa place, un peu pâle, regardait sa rose.

Quand chacun se fut remis et que la mère Aubert commença de servir, un soupir souriant détendit les poitrines. Ils savaient tous qu’à partir de cette minute, mystérieusement adoptée par l’enfant sans mère, la petite assistée commençait vraiment à faire partie de la maison.

III

La fin de l’automne s’en allait en pourriture. Le ciel de novembre descendit, noir, sur les arbres dont certains gardaient encore quelques feuilles jaunes ; et toute la nature clapota dans l’eau.

Roberte, disparue sous son capuchon d’homme, après avoir servi la soupe du matin, parcourait dans l’aube sinistre les herbages cravachés de pluie. Ses sabots englués chaviraient. Outre les soins à la volaille et aux lapins, c’était elle, depuis quelque temps, qui se chargeait de traire la vache.

Il avait fallu plus de huit jours pour apprendre cette nouveauté. La mère Aubert donnait les leçons avec patience. Les premiers jours, essayant, par des questions détournées, de savoir quelque chose du secret de la Roberte, cette énigme, elle s’était vite rendu compte que sa curiosité ne serait jamais satisfaite. Mais cette petite fille grave avait une façon d’écouter en silence qui vous invitait à lui raconter des choses.

Obscurément avertie, la bonne femme se sentait de plus en plus dominée par l’indéchiffrable gamine, « queuque bâtarde de Paris, sans doute ! » Aussi finit-elle peu à peu par la prendre pour confidente.

Après les deuils venaient les soucis de santé, puis les soucis d’argent, enfin les griefs contre Ferdinand, qui n’était pas toujours raisonnable et rentrait trop souvent saoul du marché, le samedi.

— Je voudrais qu’il se remarierait d’une fille sérieuse et bien travaillante. Mais j’en connais aucune avec qui il pourrait fréquenter, pas plus à Brenneville qu’en campagne. Elles sont trop envolées pour le gars.

Un matin de pluie, accroupie sous la vache :

— Est malheureux que tu ne sois encore qu’une éfant. Car il a toujours des gentilles raisons quand il parle de toi. « La Roberte, qu’il dit, c’est un colosse comme travail ! » Ah ! c’est pitieux que t’aies pas seulement six années de plus ! Avec ça que P’tit Louis est tellement d’amitié pour toi ! Tu lui remplacerais sa mère bien mieux que les autres !

Elle croyait, par de telles paroles, honorer grandement la petite assistée, sans deviner sur sa longue figure aristocratique un rire de dégoût magnifiquement réprimé.

Ces jours de marché préparés la veille avec fièvre, on voyait une mère Aubert endimanchée s’en aller en clopinant au bourg de Brenneville, chargée de deux grands paniers dont l’un contenait des œufs, des poires, des noix, des pommes à couteau, l’autre deux lapins ou deux poules ou deux canards, bêtes toutes vivantes dont les têtes dépassaient. Elle rentrait toujours à bout de souffle et, si ses paniers ne revenaient pas complètement vides, se lamentait pour le reste de la journée.

Parfois elle annonçait :

— Ai vu M. Vascaride ! Est lui qui m’a acheté mes derniers œufs, car l’était plus de midi. J’avons babillé tous les deux pendant un quart !

Et Roberte, ces samedis-là, regrettait de n’être pas du marché. Car, lui portant toujours son lait, elle n’avait pas encore pu revoir le vieux monsieur si sympathique. Pourquoi ne venait-il jamais à la ferme ?

Le premier dimanche, à la grand’messe où l’accompagnait la mère Aubert, espérant l’apercevoir, elle s’était dit que, sans doute, avec son type et son accent, sa religion n’était pas de France.

Ce premier dimanche, Ferdinand, le regard inquiet :

— T’as fait ta communion, au moins ?…

Après une réponse affirmative, quel soupir soulagé ! Pourtant, pareil à bien d’autres paysans normands, Ferdinand se vantait volontiers à table de n’aimer pas les curés et de n’aller jamais à l’église, ce qui ne l’empêchait pas d’y exiger la présence de son petit garçon.

P’tit Louis, vêtu d’un costume marin beaucoup trop grand afin de servir plusieurs années, ses cheveux pâles écrasés de pommade jusqu’à paraître bruns, avait obtenu, quand on se rendait à la messe, de donner la main à Roberte tout le long de la route, au retour comme à l’aller.

Elle, dans sa meilleure robe, les cheveux rafraîchis par ses propres soins, du bout de ciseaux assez maladroits, un chapeau noir sur la tête, regardait chaque fois de travers, en pénétrant dans la nef, la rangée des petites filles de la laïque. Une bataille avait eu lieu. Dans la seconde rencontre avec les écolières de Brenneville, Mlle de Bienfaite régnait déjà. Mais, à la troisième rencontre, ayant giflé celle qui ne voulait pas lui passer immédiatement le yoyo, les autres, solidarisées avec la victime, avaient prononcé les mots de « sale vermine de l’assistance ».

Certes, Roberte n’était plus la fille d’une comtesse !

Après avoir distribué le plus de gros mots et le plus de claques possible, farouchement elle décidait alors de ne plus jamais faire commerce avec les écolières de Brenneville. Elle fuirait même le bourg, et tant qu’elle pourrait. Mieux valait rester à la ferme. Le travail, après tout, c’était son seul refuge. Par ailleurs, la mère Aubert commençait à lui sourire, Ferdinand avait cessé de lui parler brutalement, P’tit Louis l’entourait d’adoration muette.

Ce frêle chevalier à la Rose (et aux oreilles décollées), elle était pourtant excédée, parfois, de son assiduité de gosse. Le dimanche après-midi, libre de son temps, ce qu’elle aimait c’était s’en aller seule à travers champs, rendez-vous avec elle-même où renaissait quelque chose de ces instants qui, lorsqu’elle habitait encore Hautevue, la jetaient devant le piano comme une inspirée. Alors l’image de sa mère apparaissait, elle entendait sa voix récitant des vers, et tout ce qui faisait sa vie actuelle s’abolissait, tandis qu’elle avançait vite sous le ciel menaçant, allant n’importe où devant elle.

P’tit Louis, candide, agaçant, avait d’abord cru pouvoir l’accompagner dans ces promenades. Chassé cruellement, mots durs et gestes courroucés, le malheureux petit pleurait tout seul au fond de l’herbage ou dans le potager, et, si son père ou sa grand’mère l’y découvraient, restait incapable de rien expliquer.

P’tit Louis se consolait de ces déboires en rentrant de l’école. Car alors Roberte, pour se reposer de sa matinée harassante, apprenait à coudre et à repriser avec la grand’mère et l’enfant pouvait s’asseoir sur le rebord de la cheminée et la regarder tant qu’il voulait, tout en feuilletant son prix d’encouragement, petit livre à tranches dorées reçu l’année précédente, et qu’il n’avait jamais eu l’envie de lire.

Un matin pareil aux autres, l’inspecteur départemental était venu sans prévenir afin de se rendre compte si la pupille 10.530 s’accoutumait à ses nourriciers, si ceux-ci la traitaient comme ils le devaient.

Ayant rejoint dans le pré Roberte qui cueillait de l’herbe pour ses lapins, il l’interrogea fort méticuleusement et toujours avec ce regard qui l’avait frappée à Caen ; car une assistée de sa sorte intéressait particulièrement l’homme qui, seul, savait son nom et ses origines.

Étonné de ses réponses comme il venait de l’être de celles de ses nourriciers, il put la quitter parfaitement rassuré sur son sort. La petite anarchiste envoyée par Mme Tavernier, la jeune bête dangereuse vouée à la maison de correction, n’était plus qu’une brave enfant courageuse à l’ouvrage, et qui ne se plaignait de rien. Il remarqua qu’elle avait déjà grandi, que son teint était meilleur, et lui tapota la joue avant de s’en aller, avec une vive satisfaction.

Il ne savait pas de quel regard le suivait Roberte tandis qu’il traversait le pré pour regagner la ferme. Croyait-on que ce monsieur-là lui remplaçait sa mère perdue ? Pas une nouvelle. Rien. Son souvenir. L’espoir de la revoir un jour.

La poitrine gonflée de chagrin, en lutte avec ses sanglots, elle avait repris ses gestes mercenaires, ce matin-là, souhaitant ne voir que le moins possible ce tuteur que le département lui donnait avec tant de générosité.

La Noël, sa messe de minuit, son réveillon ; le Jour de l’An, si pénible pour les délaissés ; janvier et février, vie rude sous les frimas ; mars, ses giboulées et ses violettes, elle passa par tout cela, de plus en plus enfoncée dans son destin rural, faisant maintenant partie de cette ferme dont les petits événements, à la longue, parvenaient à l’intéresser.

M. Vascaride étant à Paris depuis le commencement de décembre, elle n’avait plus à porter le lait à sa porte, et regrettait cette promenade du matin, la Grande-Eau sous le pont de bois, la vue journalière du château de la Coudre.

La mère Aubert, elle, se reposait. Juste à temps, car elle n’en pouvait plus. Levée moins tôt, elle ne s’occupait plus que de l’intérieur, ménage, lessive et cuisine, et, sauf les jours de marché, restait à somnoler sur sa chaise aux heures où, soi-disant, elle cousait.

Ainsi l’existence s’était-elle équilibrée dans la ferme. La présence de Roberte, désormais, y semblait toute naturelle.

Vers le milieu du mois d’avril revint la date de sa naissance. Quatorze ans ! En même temps que les arbres faisaient des feuilles et les herbages des coucous, que les oiseaux se remettaient à chanter et les jours à s’allonger, que le froid cédait et que l’azur reparaissait, une transformation commençait en elle, celle qui finit un jour par changer les petites filles en femmes.

Les coudes aigus et les jambes trop longues, efflanquée par l’âge ingrat, gênée dans ses vêtements devenu courts, sans se plaindre elle supportait dans tout son être le malaise de ces nouveautés. La mère Aubert disait :

— Te v’là bien haussée et puis bien pâlie. Mais faut que tout se fasse, et tu ne peux pas changer d’âge sans t’en apercevoir tant ou plus. Le plus malheureux est qu’il va falloir de la marchandise neuve pour t’habiller, car tu vas bientôt monter à une grandeur démesurée et ta malheureuse dépouille ne s’allongera pas avec toi, bien sûr !

Mai. À la suite des cerisiers et des poiriers, les pommiers, l’un après l’autre, firent éclater leurs bourgeons qui, du jour au lendemain, se métamorphosèrent en milliers de fleurs. La fête blanche du printemps se propagea, légère, à travers toute la campagne. Les primevères apparurent à ras de terre, trois petites couleurs sous tant de nacre aérienne et, partout où se logeait l’ombre, le sol fut bleu de jacinthes sauvages.

Tout cela balbutiait des parfums à peine perceptibles, une fraîcheur plutôt qu’une odeur ; et, dans le creux des nids enfin achevés, trois ou quatre coquilles mouchetées préparaient de nouveaux oiseaux.

Dans cette explosion de tous les ans qui semble chaque fois un prodige inattendu, Roberte, certains jours, se réveillait ivre de tristesse. N’avoir pas sa part dans le bonheur universel, est-ce que c’était de son âge ? L’envie qu’elle avait de sa mère, son désir d’être à Hautevue, de ne plus vivre de paysannerie, devenaient intolérables. P’tit Louis, souffleté, pleura tout un soir à chaudes larmes sous les noyers. La mère Aubert reçut des réponses impolies, Ferdinand dut s’emporter plusieurs fois pour des ordres non obéis, ce qui ne se passa pas sans mordantes répliques et regards de défi.

— Puis, l’exaltation du printemps passée avec la défloraison des blancheurs prairiales, le mois de juin, partout gorgé de roses, vit une fillette plus calme accomplir ponctuellement ses besognes quotidiennes.

P’tit Louis revint un jour de l’école en disant :

— Ai vu M. Vascaride qu’ouvrait ses volets. M’a dit comme ça qu’il fallait lui rapporter son lait tous les jours à partir de demain.

Pourquoi cette nouvelle lui faisait-elle plaisir ? Roberte savait bien qu’elle ne verrait pas plus M. Vascaride cette année que l’année dernière ; mais sa présence dans le pays était pour elle une chose réconfortante, rassurante, sensation qu’elle ne cherchait même pas à décomposer.

Son pot ce lait à la main, tout comme en automne, elle reprit chaque matin le chemin de Grosbois, heureuse de pousser la petite barrière et d’écarter la vigne vierge.

Un événement considérable, comme on commençait à faire le foin dans les fermes, c’est-à-dire à la Saint-Jean, c’est-à-dire le 24 de juin, secoua la torpeur du pays.

La mère Aubert en fut informée par quelque voisin. Le bourg tout entier et la campagne alentour ne parlaient plus que de l’arrivée au château de la Coudre des nouveaux propriétaires.

Depuis des mois, des ouvriers réparaient, embellissaient ; le jardinier et ses aides redessinaient le jardin et nettoyaient le parc ; mais on croyait ne jamais connaître ces acquéreurs que personne encore n’avait vus. Et voici qu’ils venaient d’apparaître « dans une auto plus grande que mon banneau, ma paur’ dame », précédés par une domesticité de haut luxe et tout un chargement de malles et de bagages.

Les Normands ont, sans le savoir, gardé le goût de la féodalité. Une seigneurie dressée aux portes de leur village leur donne de l’orgueil et de la satisfaction. Le va-et-vient de la richesse leur plaît, même s’ils ne doivent pas en profiter. La fin de la famille de la Coudre et la longue fermeture du château, c’était depuis longtemps une tristesse pour la contrée.

Évidemment, on eût préféré des maîtres titrés aux marchands enrichis qui venaient s’établir enfin dans le domaine si longtemps délaissé ; mais M. Gaboureaux, sa femme et leurs trois enfants, plus le frère de madame, associé du mari, plus les invités, qu’ils attendaient pour le mois de juillet, c’était tout de même du beau monde à voir circuler dans le pays et, pour l’humble commerce de Brenneville, l’espoir d’une clientèle éblouissante.

Le premier samedi qui suivit cette arrivée sensationnelle, la mère Aubert, au retour du marché, n’attendit pas de reprendre sa respiration.

— Dis donc, Roberte ! Je les ai vus ! Ces gens-là, est des grosses têtes, ma fille ! Circulaient à plein marché dans leur voiture, que la dame achetait à tout le monde, même que j’y ai vendu mes deux mâles lapins de l’année, et qu’elle avait l’air bien charmée de tout ce qu’elle voyait. Les messieurs portent sérieux, les éfants sont déjà vieux, les deux demoiselles dans les quinze ou seize ans et le jeune homme dans les dix-huit ans, et tout le monde en blanc comme est leur mode tout à l’heure, sauf la dame, qu’avait des atours à variations.

De toute sa finesse normande, elle ajouta :

— Est pus le genre qu’on était accoutumé du temps des barons de la Coudre, bien sûr ; mais, depuis la guerre, faut pas demander la même distinction qu’avant.

En échange de ce commérage, Roberte aurait pu dire ses impressions à elle, quand, passant le matin devant la Coudre, elle n’osait plus s’arrêter à la grille de la cour d’honneur où circulaient à présent des silhouettes humaines. Pour elle, cet envahissement subit représentait une profanation.

La mère Aubert s’est endormie sur son ravaudage. Roberte, installée à son côté, continue à repriser l’un de ses bas de coton noir, déchiré la veille en courant dans les ronces après une poule obstinée à ne pas rentrer se coucher. (Que dirait-elle maintenant, si quelqu’un lui volait les œufs de cette poule ?). Dans le silence ensoleillé de l’été, la cuisine fraîche est agréable. L’aiguille se faufile, la pensée travaille, « Qu’est-ce que maman peut faire, en ce moment, dans son hôpital ? Est-elle étendue, ou levée ? Parle-t-elle avec la bonne sœur ? Pense-t-elle à moi ? »

— Bonjour, Mesdames !

La fermière réveillée se redresse d’un bond, Roberte a sursauté. Sur le seuil se tient un homme à gilet rayé, la face rase, qui leur sourit aimablement.

— Je suis le valet de chambre de la Coudre. On m’a dit que je trouverais des œufs du jour chez vous, et le chef en a besoin d’une demi-douzaine pour ses sauces de ce soir.

— En as-tu, Roberte ? demande aussitôt la mère Aubert.

Sans trop le faire voir, elle dévore des yeux le domestique du château, personnage palpitant.

Pendant que Roberte va chercher les œufs à la laiterie :

— Vous prendrez bien une bolée de cidre, mon cher Monsieur, par cette chaleur ?

Roberte, revenue avec ses six œufs, trouve la bonne femme servant le cidre, et qui fait parler le valet. Resté debout pour boire, il semble débordant de vanité.

— Nous attendons un député pour dîner demain. En juillet, nous aurons pendant quinze jours le directeur des usines de Magne et sa dame. Hier, au thé, nous avions un prince valaque.

Il ne sait pas ce que valaque veut dire et la mère Aubert non plus. Mais elle salue d’un petit coup de tête plein de félicitations. Malheureusement l’autre, pressé, s’essuie la bouche, remercie, et part après avoir payé les œufs.

— T’as entendu ? s’extasie la mère Aubert. Dieu du ciel, des grandes gens comme ça !

Le lendemain dimanche, à la messe, toute la famille Gaboureaux figurait dans le premier banc, celui des anciens barons, resté pendant des années vide, le seul de toute la petite église qui fût revêtu d’un velours rouge à franges, d’ailleurs devenu presque jaune à force de vétusté.

Tous les yeux des paroissiens, tant que dura la messe, furent fixés sur ce banc. La mère et les filles étaient en grande toilette, les messieurs en tenue sombre. Et si personne n’osa chuchoter, les coups de coude ne cessèrent guère. M. le curé, pendant son prêche, fit allusion à de généreux donateurs ; et toute l’assistance en fut flattée.

Énervée de n’entendre parler que de ces gens pendant le repas de midi, Roberte, sitôt la dernière bouchée avalée, se dépêcha de disparaître. P’tit Louis, maintenant bien dressé, ne cherchait plus à la suivre dans ses solitaires promenades du dimanche.

En rentrant au crépuscule, elle fut surprise de trouver à la barrière la mère Aubert qui la guettait.

— Ah ! te v’là ! Les dames du château ont envoyé leur cuisinier tantôt jusque chez nous. Ma paur’tite fille, est une grande chance qui nous rarrive, car l’ont demandé que t’ailles les après-midi leur z’aider, qu’ils n’ont pas encore assez de monde pour toute la vaisselle qui lave chez eux et qu’on leur a donné l’indication que, chez la mère Aubert, y avait une petite qui ferait bien l’affaire pour deux heures par jour. Et sais-tu combien qu’ils donnent ?

Elle ne remarqua pas le regard de Roberte.

— T’y es point ? Eh bien ! ma fille, est vingt francs qu’ils donnent, et pas un sou de moins !

Mais elle dut s’accrocher à la barrière en entendant cette réponse, faite d’une voix qu’elle ne connaissait pas encore :

— Tout ça c’est très beau, madame Aubert ; mais moi, je n’irai pas !

IV

La vieille Aubert et son fils croyaient connaître cette Roberte à laquelle ils s’attachaient déjà. Brave petite devenue indispensable, travailleuse parfaite, on ne pouvait lui reprocher, si c’était un reproche, que son silence, En outre : « Elle a sa tête !… » disait la mère Aubert. Mais il n’était que de ne pas la heurter, chose facile ; et Ferdinand lui-même l’avait très bien compris.

Ce fut donc une stupeur pour la mère et le fils de voir soudain dressée devant eux, cette fois-ci intraitable, une arrogante petite créature qui les écrasait de son regard de maître.

— Je ne veux pas y aller, et je n’irai pas !

Ils y mirent d’abord toute la douceur possible et cela dura tout le souper et une partie de la soirée. Mais voyant qu’à leurs inlassables : « Pourquoi que tu ne veux pas ?… » elle répondait, autoritaire et coupante : « Parce que je ne veux pas !… » Ferdinand finit par perdre la tête.

Avec un coup de poing sur la table :

— Est pas tout ça !… cria-t-il, enfin rouge de colère. Je devrions être couchés tertous, qu’il est déjà le quart moins, et nous voilà toujours dans les berdi-berda. Faudrait pas me prendre pour un Jeannet, tu sais bien ? T’iras demain au château parce que est moi qui le commande, c’est tout ! Et je ne veux plus de dédit, à c’t’heure. T’as compris ?

Sur un geste violent de la fillette, il se leva, mit la main à la porte de la chambre, et :

— Si t’obéis pas, tu retournes à Caen. J’en dis pas plus long. Bonsoir !

Restée seule avec la mère Aubert qui tremblait, la petite de Bienfaite ne prononça plus qu’une seule parole avant de gagner à son tour son réduit du soir :

— Puisque c’est comme ça, allons-y ! Mais vous regretterez de m’avoir forcée à vous obéir !

Et, quand toutes les lumières furent soufflées, un nuage noir, dans la nuit, s’accumula sur la ferme éteinte où, dès le lendemain, allait se déchaîner quelque imprévisible tempête.

En robe noire du dimanche, ses cheveux aux enfants d’Édouard bien peignés, elle quittait la ferme vers deux heures, se rendant à la Coudre pour y aider l’office à laver la vaisselle.

Ferdinand et la mère Aubert, satisfaits de sa tenue, la regardèrent passer la barrière avec des sourires d’encouragement. Plus un mot n’avait été dit depuis la grande discussion de la veille. Simplement : « Il est temps de partir, Roberte ! Va te rapproprier qu’on te voie t’en aller au château ! »

Tandis qu’elle s’éloignait sur le chemin, droite, muette, fermée, la mère Aubert hocha la tête.

— Elle en a pris la résignation !… dit-elle, Est une charmante fillette tout de même !

— Oui, répondit Ferdinand, faut pas nous en plaindre, pendant que Roberte, le tournant pris, entreprenait avec rage son travail de révoltée.

Elle commença par ramasser de la boue sèche dans l’ornière pour en maculer sa belle robe. La suite était moins facile. Il s’agissait d’y faire un grand accroc. Comme, solide, l’étoffe résistait, elle dut s’aider de ses dents. Enfin, mains furibondes, elle empoigna ses cheveux pour les rebrousser dans tous les sens. Et ses yeux, en cette minute solitaire, étaient ceux d’une petite louve.

Elle ne faisait que suivre son impulsion sans en chercher les raisons profondes, mais elle sentait dans tout son être que, vivre à la ferme de la vie même des paysans qui l’employaient était une chose, et que laver la vaisselle des riches en était une autre. Les paysans sont des aristocrates à leur manière. La noblesse de la terre leur confère une dignité qui vient de loin ; le labeur commun qui courbe chez eux maîtres et serviteurs établit entre ceux-ci et ceux-là la seule égalité véritable, celle que ne connaîtront jamais les autres gagne-pain. Roberte voulait bien partager les travaux de ses nourriciers, elle ne voulait pas être la petite plongeuse qui, pour vingt francs par jour, accepte d’obéir aux ordres de la valetaille.

Ces Gaboureaux avec leurs autos, leurs domestiques et leurs millions, ils ne savent pas cela : sur la route, et qui se hâte, c’est la Malva en marche. Dans moins d’une heure, leurs larbins terrifiés demanderont son départ immédiat. Vaisselle cassée, gros mots, injures, désordre partout. Et si, dès demain, elle est renvoyée à Caen, ce n’est pas elle qui sera lésée, mais les Aubert, responsables de toute l’affaire.

Elle s’était mise à marcher à grands pas, se dépêchant d’aller vers sa méchanceté, pressée de mal faire, toute sa lie remontée à la surface.

Arrivée à la grille de la Coudre, poussiéreuse, déchirée, décoiffée, dangereuse, elle vit, venant en sens inverse et qui la rejoignait à cette grille, un beau monsieur, sans doute une visite, et s’arrêta haineusement, prête à commencer séance tenante la comédie préméditée.

— Tiens ! C’est toi, petite laitière ?…

M. Vascaride !

Elle ne l’avait vu qu’une seule fois, ce premier matin, dans son laisser-aller nocturne. Elle retrouvait, correct, le chapeau dans une main, la canne dans l’autre, un homme jeune dont les beaux cheveux blancs, lisses comme un plumage, n’étaient plus ceux d’un vieillard mais un contraste impressionnant avec ce teint oriental qu’il avait.

Cependant, Roberte reconnaissait, et avec plaisir, son masque maigre et busqué, ses grands yeux fiévreux et noirs.

— Miséricorde ! Ce que tu as grandi depuis l’an dernier ! J’aurais donc pu ne pas savoir que c’était toi ! Mais tu es une femme ! Tu es sûre de n’avoir qu’un an de plus ?…

Sa voix et son accent faisaient décidément chanter le français comme une musique.

— Bonjour, monsieur Vascaride…

Rien qu’un murmure, et la tête basse. Depuis le temps qu’elle avait envie de le revoir, c’était si triste de le rencontrer justement aujourd’hui ! Sentant qu’il l’examinait, elle releva le front. Il rapetissait ses paupières pour mieux la détailler. Il y avait, dans son expression, de l’amusement et quelque chose d’autre : une attention profonde, tout le mystère des pensées qu’il gardait pour lui.

— Et où vas-tu, comme te voilà ?

Elle montra du menton.

— Au château !

— Tiens ! Mais moi aussi, j’y vais ! Qu’est-ce que tu vas y faire ? Porter du lait ? Mais tu n’as rien dans les mains !

Il les dessinait avec les yeux, ses mains, longuement. Une honte insupportable lui vint de les avoir salies, d’être déchirée, éméchée. Elle secoua la tête pour remettre en place sa coiffure aux enfants d’Édouard, et son geste cherchait un coin de robe où s’essuyer les doigts.

— Peut-être que tu vas reprendre ton pot, comme chez moi ?…

— Non !… laissa-t-elle passer entre ses dents serrées. Je vais laver la vaisselle !

Elle tressaillit à cette immédiate lecture de sa pensée :

— Et ça te déplaît terriblement !

Ils se regardèrent un instant sans parler. Tout le fin visage de l’étranger posait la question : « Qui donc es-tu ?… » Mais il ne le demanda pas. Sa bouche mince se releva spirituellement.

— Moi j’y vais bien, chez ces gens-là ! Ce n’est pas pour laver leur vaisselle, mais pour la salir, ce qui n’est pas plus drôle. Ils m’ont invité pour le café avec eux. L’autre jour c’était le thé… Je n’ai pas encore accepté quand ils ont voulu le dîner ou le déjeuner.

Il haussa les épaules avec indulgence.

— Nouveaux riches ! Mais plus gentils tout de même que les riches tout court.

Sans s’arrêter à l’émotion muette de cette petite à laquelle il parlait ainsi toutes barrières supprimées, il continua de sa voix lente et mordante :

— Ils m’ont forcé à faire leur connaissance, je peux dire. Mais moi je suis donc sculpteur, et je vis de mon travail. Ils sont venus me commander la fontaine pour leur parc, alors…

Il s’interrompit net, ouvrit la bouche comme de surprise, et s’écria :

— Je sais comment te tirer de là ! Tu ne laveras pas la vaisselle !

Et, sans lui laisser le temps d’une parole :

— Passe ! dit-il galamment en poussant la grille.

Elle avançait avec lui dans la cour d’honneur, déchirée par ce souvenir : la mère Rigaud gênée de marcher à son côté sur la route.

— Où donc vas-tu ? Mais reste avec moi, le diable emporte !

— Mais, monsieur Vascaride…

L’étrange coup d’œil qu’elle reçut ! Fraternel ? Plus : complice.

— Il faut les dresser, tu comprends ?

On les voyait déjà d’assez près, installés autour d’une table devant le château, le maître d’hôtel en gants blancs servant le café. Les têtes se tournèrent, toutes les voix crièrent : « Voilà le prince !… » et Roberte comprit en coup de foudre que, le prince valaque, c’était M. Vascaride.

Sans chercher ses mots, il faisait une entrée toute naturelle au beau milieu de ce luxe en plein air.

— Voilà le sculpteur et son modèle !… annonça-t-il.

Dans leur empressement à l’accueillir, à recevoir le baise-main qu’il distribuait aux femmes, ils ne parurent d’abord pas avoir remarqué cette présence plus qu’insolite de Roberte parmi leur compagnie parfumée. Le brouhaha ne se calmait pas vite. « Comment allez-vous ? Asseyez-vous donc, prince ! Du café ? Quelle liqueur ?… »

Sans leur répondre, il passa derrière la petite, plaça deux mains comme respectueuses sur ses épaules, et présenta :

— C’est votre fontaine. La petite de la ferme Aubert. Elle consent à poser pour moi. Je la draperai de blanc.

Il poursuivit, tout vibrant d’enthousiasme :

— Regardez-la bien ! Elle est dans le style de la vieille tourelle du parc. Ah ! quelle race elle a ! Quelle race !

Il fit une volte et se courba pour regarder Roberte en pleine figure. De très près il l’étudiait, absorbé.

— Ce visage-là, déclara-t-il en se redressant, c’est donc le dernier des Valois !

Leur ébahissement ne se montrait qu’à peine. Ils avaient tout à apprendre. Une bonne volonté sans résistance pantelait dans leur attitude. Quand on est en route pour une éducation nouvelle, la moindre chose dite par un prince est admise d’avance, religieusement.

Il continuait, tournant autour d’elle, à caresser la petite du regard, comme une statue. Il prit avec précaution une de ses mains dans les siennes.

— Et ça ?… Est-ce beau ? Est-ce pur ?…

« Qu’est-ce qu’il invente !… » pensait Roberte en retenant son rire.

— Dites, hein ?… Ce n’est pas magnifique ?

« Magnifique !… » répondirent toutes les voix. Mais personne n’avait compris.

Mme Gaboureaux, moins malléable que les autres, osa, du fond du rocking-chair qui la balançait, regarder des pieds à la tête la jeune pouilleuse tombée dans sa réception.

— Je croyais, dit-elle, qu’on nous l’envoyait plutôt pour aider à la cuisine !

Effarés, ses enfants, son mari, son frère lui lancèrent des regards furieux. Il ne fallait pas contrarier le prince.

Mais lui, de sa voix la plus charmeuse :

— C’est possible qu’on ait fait l’inconvenance, madame ! Mais, moi, je garde pour moi.

— Naturellement !… se rattrapa Mme Gaboureaux.

Elle fit un effort pour sourire à la fillette, si pâle et si hautaine avec ses sourcils froncés.

— Mais dis-moi, petite Aubert ? Tes parents voudront bien que tu poses pour le prince ?

Roberte cacha son tressaillement. Elle n’était pas la petite Aubert, mais le numéro 10.530, et M. Vascaride le savait bien. Cependant, il ne rectifia pas.

— Ça, je m’en charge chère madame ! Mme Aubert est vieille amie à moi.

Et l’adolescente lui fut plus reconnaissante de cela que de tout le reste, peut-être. Il venait d’en faire tant pour elle en une demi-heure que, littéralement forcée jusqu’au fond de sa sensibilité la plus secrète, elle se sentait attachée à lui jusqu’à la mort.

Il n’avait voulu que boire sa tasse de café, tout debout, disant qu’il était pressé de commencer son travail, inspiré. L’auto refusée, il reprit la cour d’honneur avec Roberte. Et, cette fois, il la tenait par la main.

Ils firent leurs premiers pas en silence. Enfin :

— Monsieur Vascaride… commença-t-elle, étranglée de reconnaissance.

— Non ! Ne dis rien, je te prie. C’est donc tellement mieux de se comprendre sans explication !

Et, bien vite :

— Parle-moi plutôt de la mère Aubert. Une brave Niania, hein ?… J’aime tant bavarder avec elle dans le marché !

Il coupa court pour interroger :

— Comment c’est, ton petit nom ?

Il allait la questionner sur toute son histoire. Il en avait le droit.

— Roberte… répondit-elle avec douceur.

Mais une gêne lui barrait le souffle.

— Roberte ! C’est beau ça, Roberte ! Ça te va si bien ! Car, tu sais, tout ce que je leur ai dit, c’est vrai ! Tu ne t’en doutes pas, je vois bien !

— Non !… fit-elle avec un petit rire.

— Ne sois pas bête comme eux, Roberte ! Tu es belle.

Il se tut, regarda loin devant lui. Son pas s’allongeait au point que Roberte devait presque courir. En poussant la grille, il reprit sur un autre ton :

— Ferdinand est aussi le bon garçon. Mais je le connais moins que la mère. Et puis…

La vieille était seule à la ferme. En voyant, ramenée par M. Vascaride, une Roberte en loques et tachée, elle crut à un accident. On ne pouvait plus arrêter ses « hélas ! ». Après que Roberte eut inventé n’importe quelle chute pour expliquer son état, il fallut de longues paroles pour faire comprendre à la bonne femme ce qu’on attendait d’elle.

— Mais oui, vous aurez vos vingt francs par jour, la maman, et même plus ! C’est le château qui paie les poses. Mais non, qu’on ne la déshabillera pas, je vous répète ! Vous n’êtes qu’une vieille bourrique, si vous croyez !…

Roberte n’écoutait plus. Soulevée par une obscure ivresse, se disait que, tous les jours pendant quelques heures, elle serait à Grosbois, en compagnie de M. Vascaride, cet incomparable, discret, ce surprenant ami.

Quelques heures de libération, quelques heures de retour vers son existence première, vers beaucoup plus beau, même, que son existence première.

V

Il y avait presque une semaine que, tous les jours, après le déjeuner, elle partait, endimanchée, pour la séance de pose.

La matinée passait fébrilement. Elle y vivait comme de coutume sa vie de servante de ferme, mais toute tendue vers le moment où, vêtue de la longue draperie blanche qui remplaçait ses vêtements pauvres, elle entrerait dans le rêve d’un artiste.

M. Vascaride lui-même avait trouvé cette image quand, le premier jour, ouvrant sa porte étouffée de vigne vierge :

— Bonjour, Roberte ! Tu vas passer dans mon petit salon pour changer de robe, pendant que j’attends à l’atelier. Jusqu’à ce soir tu n’es plus la petite de la ferme Aubert, mais tu es donc l’inspiration du sculpteur.

C’était comme lorsque, jadis, maman récitait des vers. Maman eût été bien heureuse de voir, vrai conte de fées, sa méchante fille transformée en muse. Roberte s’attendrissait en y songeant.

Arrivée dans ce petit salon, si simple pourtant, elle se retrouvait à sa place. Une tapisserie ancienne, quelques beaux objets et vieux meubles et jusqu’à cet arbre généalogique qui ressemblait de loin à celui des Bienfaite (tante Marie n’avait jamais obtenu de Roberte qu’elle le récitât entièrement par cœur), même la poussière et le désordre de cet intérieur de célibataire sans domestique, tout, à Grosbois, lui rappelait, avec un ravissement douloureux, qu’avant d’être le numéro 10.530, elle avait eu sa maison, son nom, sa famille.

Attardée à déchiffrer le précieux tableau si vivement colorié d’une grappe de blasons et surprise par le sculpteur impatient, elle sursaute au bruit de la porte ouverte.

— C’est à ça que tu t’amuses pendant que je t’attends ? Qu’est-ce que tu comprends à ça, je demande ?

Étonnée de son ton impérieux, froissée par son ironie, elle s’est cabrée, imprudente, irréfléchie.

— D’abord, je vois très bien que votre écu à vous n’est pas français, et puis qu’il y a dans votre arbre celui-là qui est allemand et celui-là qui est polonais ou russe. Et puis vos pièces honorables…

Arrêtée net, elle crie avec colère, pour masquer son trouble :

— Allons poser, puisque vous êtes si pressé !

Devant son jeune visage hagard, le Roumain ne dit plus un mot. C’est un de ces silences dont il est coutumier et pendant lesquels tout ce qu’il tait semble chargé de mystères.

— Garde ton secret, Roberte, prononce-t-il enfin.

Il se rapproche d’un pas et, presque bas :

— Moi aussi j’ai mes secrets, et moi aussi je les garde.

Une seconde de confrontation, les yeux dans les yeux. Quelques minutes plus tard, dans l’atelier, ancienne grange, rude décor du sculpteur, il a repris son sourire si fin et si bon, et Roberte son impassibilité. La pose a été trouvée du premier coup. Allongée sur un tréteau parmi de vieux coussins, les bras et les pieds nus dans sa longue robe, le modèle s’immobilise, et l’artiste travaille.

Longuement, alors que tous deux se taisent, la petite digère son imprudence. Elle a laissé passer quelque chose de ses origines dans d’intempestives paroles. Plutôt mourir que de révéler qui elle est, après être tombée si bas. Ô charmante pudeur de M. Vascaride ! Celui-là pourrait tout savoir et ne la trahir jamais.

Elle le regarde travailler, en blouse écrue, ses ondulations de neige vite revenues à leur sauvagerie naturelle, les mains engluées de terre grise, la flamme aux yeux. Elle voit, d’après les gestes qu’il fait, son propre corps naître, moins grand que nature, sous des doigts passionnés. Un autre souci commence. « Je n’ai pas les pieds bien propres… Les ongles de mes mains sont plutôt noirs… » Elle voudrait cacher sous sa tunique blanche ces petites hontes. À partir de demain, elle soignera mieux sa toilette de l’aube.

Le temps s’allonge, et la fatigue commence. La merveilleuse aventure, si vite déroulée, qui l’arrache à sa déchéance, elle a le loisir de la ressasser indéfiniment. M. Vascaride, qui ne regarde qu’elle, semble en même temps ne plus la voir. C’est qu’il n’est présentement question que de sa forme. Elle n’est plus une petite fille énigmatique, attachante, mais un objet d’art à copier. Même l’ankylose qui la gagne, le sculpteur ne la devine pas. Sans pitié pour lui-même et pour elle, il lutte à coups de poing avec sa glaise, le souffle court, et piétine dans la poudre de plâtre et les flaques d’eau du carrelage, allant de temps à autre reprendre de l’argile dans la cuve, allongeant en rubans humides des boulettes pétries entre ses paumes brulantes, et ses lèvres serrées ne sourient plus.

Elle était si fatiguée, le premier soir, en rentrant à la ferme, que la mère Aubert s’inquiéta. P’tit Louis la regardait avec des yeux malheureux. C’était son chagrin qu’en pleines grandes vacances on le privât de sa Roberte de l’après-midi, contemplée indéfiniment pendant qu’elle cousait.

M. Vascaride m’a dit que je pourrions venir quand que ça serait notre fantaisie pour voir comment que ça se passe… remarqua la bonne femme d’un air soupçonneux. Ai bien l’idée d’y aller demain au bas de la journée !

Et, le lendemain, jour de la seconde pose, elle se présentait, avec le petit Louis dans ses jupons.

Bouche bée, les deux s’immobilisèrent dès le seuil de l’atelier. Ils avaient cru pénétrer dans un monde de richesses insoupçonnées, surtout depuis qu’ils savaient aller chez un prince. Et voici qu’on les introduisait en plein gâchis, dans cette espèce de charreterie où M. Vascaride ressemblait beaucoup plus à un maçon qu’à un grand seigneur.

— Hélas !… ne put retenir la vieille, une main sur la bouche.

Mais elle se remit vite, s’approcha pour regarder l’ébauche déjà significative, et, s’efforçant d’être aimable, déclara : « J’en ferais pas autant ! » ce qui, pour les primaires, est un grand compliment.

Ensuite, elle sourit à Roberte, et dit :

— T’as la façon d’une première communiante, avec ta robe !

Puis, voyant que le sculpteur n’avait pas le temps, aujourd’hui, de bavarder avec elle, délicate, elle prit congé, confondue en salutations, bien rassurée sur le sort de la petite, après tout.

Ayant eu l’air de ne rien remarquer, M. Vascaride, sitôt la porte refermée, murmura pourtant avec ce retroussis des lèvres qui lui était familier :

— Le pauvre petit garçon est amoureux de toi. Tu fais des malheureux, Roberte !

Mais, repris par l’inspiration, il retourna tout de suite à son silence acharné.

La seconde semaine de pose commençait. Toute la Coudre protestait. On ne voyait plus le prince. Il était impossible que continuât un tel régime. Roberte l’apprit en arrivant ce dimanche-là.

— Nous allons avoir la visite de la famille complète des Gaboureaux, aujourd'hui. C’est tout à fait affreux, mais enfin, que faire ? J’ai préparé le samovar et les gâteaux. Tu m’aideras à servir. Ils viennent voir si leur fontaine elle avance. On ne peut pas empêcher.

Nerveux jusqu’à l’arrivée, il poussait de grands soupirs agacés tout en se dépêchant autour de sa selle. Roberte, rembrunie, n’aimait pas non plus cette visite, et surtout ce thé. Ces gens du château seraient formalisés d’y voir invitée avec eux la petite de la ferme. S’ils avaient su qu’elle n’était même pas la petite de la ferme !

— Monsieur Vascaride ?…

Jamais elle ne l’interrompait dans son hallucination.

— Quoi ?… Qu’est-ce que tu as ?

— J’aimerais mieux m’en aller avant le thé ?

Puisqu’il devinait toujours tout, c’était bien inutile de lui rien expliquer. Du reste, il répondit aussitôt :

— Tes raisons sont donc tout à fait mauvaises. Je veux que tu aies le goûter comme eux, et tu vas rester avec nous.

Le bourdonnement de la voiture les fit désagréablement sursauter tous deux. M. Vascaride s’essuya les mains à un vieux torchon, et tout le château fit son entrée, père, mère, beau-frère, les deux filles et le fils. Un flot de paroles bouscula le long silence laborieux, un chatoiement de costumes d’été se répandit parmi l’austérité des moulages, entre les petites mares d’eau, les linges humides, le seau, l’éponge et la cuve de glaise. Aucun siège à offrir.

Aussi stupéfaits que la mère Aubert, les visiteurs, qui pénétraient pour la première fois dans un atelier de sculpteur, firent de leur mieux pour ne rien laisser paraître.

À peine un coup d’œil sur la statue commencée, et les exclamations partaient :

— C’est admirable !… Quelle belle chose !… Oh ! prince, que c’est bien !… Votre chef-d’œuvre !

— Reculé devant l’invasion, le sculpteur plissait ses yeux noirs, retroussait sa bouche amincie.

— Oh ! pas si vite ! Pas si vite !… On ne sait pas encore ce que ce sera !

— Ce sera l’œuvre d’un grand maître !… s’écria Mme Gaboureaux, puisque ce sera signé Antoine Vascaride !

— C’est déjà presque aussi beau que votre Source du mystère, continua le mari.

Tout doucement, le prince rectifia :

Le Mystère des sources

— Oui, enfin !…

Les deux jeunes filles battirent des mains.

— Et ce sera dans notre parc !

— Fait exprès pour nous !…

Le fils, lui, ne disait rien. Ce n’était pas la statue qu’il regardait, c’était Roberte.

Grandie par sa robe et, puisqu’elle gardait la pose, allongée sur ces coussins, elle n’était plus une fillette, mais une jeune fille, plus une petite paysanne, mais une romantique demoiselle aux pieds de marbre, aux longues mains patriciennes, et le style de son visage et de toute sa personne prenait son vrai sens parmi les blancheurs qui l’enveloppaient.

Immobile et froide, elle n’avait même pas salué quand la famille était entrée. Le regard insistant du jeune garçon ne lui fit pas détourner le sien. Tranquillement, elle le fixa comme il la fixait. En chandail bleu pâle aux manches courtes, décolleté comme une fille, ses dix-sept ans cuits au soleil arboraient un teint de cuivre rose sous des cheveux châtains brûlés jusqu’à la dorure, et ses yeux bleus avaient de longs cils blonds qui les voilaient comme d’une brume légère. Déjà large d’épaules, beau petit sportif encore si jeune qu’on soupçonnait qu’il pouvait parfois rougir, mais la petite de Bienfaite n’avait vu de garçon de ce modèle. Ceux qu’elle avait pu croiser sur les chemins depuis qu’elle était au monde, ou bien le vilain Ferdinand ou même M. Vascaride (qu’elle trouvait laid), tous ces échantillons masculins servaient présentement de repoussoirs au Prince Charmant qui la regardait, et qu’elle regardait. Un embarras lui vint de le trouver si ravissant. Il la fascinait. Contre toute vraisemblance, ce fut elle qui baissa les yeux.

La rumeur des louanges continuait. Tout le monde, à présent, parlait à la fois. Mme Gaboureaux, teinte et déjà corpulente, ses filles, deux minces adolescentes prématurément fardées sur beaucoup de fraîcheur, consentirent enfin à diriger leurs yeux du côté de cette petite Aubert qu’elles détestaient certainement pour plusieurs raisons.

— Vous l’avez joliment bien déguisée !… dit Mme Gaboureaux avec assez de dédain.

— Oui, continua l’une des filles On ne la reconnaît pas.

Et l’autre termina, presque vexée :

— C’est vraiment extraordinaire !

Le rire court de M. Vascaride :

— On n’a pas besoin de déguiser pour s'apercevoir de ce qu’elle est. Je n’ai donc jamais fait poser plus réussi ! Mais, reprit-il vite, allons prendre le goûter, voulez-vous ?…

Le mouvement vers la porte s’exécutait à peine qu’il jeta ce mot stupéfiant :

— Allons, Roberte ! viens. Et puisque l’on te trouve si belle, reste dans ta robe pour faire les honneurs !

Tous les gestes de sa mère lui revenaient. Assise avec le reste de la compagnie, elle versait le thé dans les tasses, offrait le lait, le sucre et les gâteaux avec l’aisance et le charme mêmes de Solange de Bienfaite. Et son sourire mondain, que personne n’avait jamais vu, transformait sa longue figure jusqu’à déconcerter M. Vascaride, bien certain de connaître à fond les expressions de son modèle.

Mme Gaboureaux à la fin, se pencha vers lui :

— Mais c’est étonnant ! chuchota-t-elle dans le bruit des conversations. Qu’est-ce que c’est donc que cette petite-là ?

Il fit celui qui n’a pas saisi.

— Ça ?… répondit-il tout haut en regardant vers le fond de la pièce, c’est une icône, chère madame. Dans mon pays, on les a dans les maisons pour…

La portière de l’auto venait à peine de claquer que Roberte vit revenir au salon M. Vascaride courbé par le rire.

— Je ne sais si tu as compris, dit-il en essayant de se calmer. Mais l’histoire est que ces pauvres nouveaux snobs m’avaient demandé la fontaine parce que je suis le prince, sars même savoir ce que c’était, ma sculpture. Il y a quelqu’un de passé au château depuis, qui leur a dit. Alors (tu as entendu ?) ils m’ont appelé déjà Antoine Vascaride, quand je ne leur ai jamais dit mon petit nom, et ils auraient bien voulu réciter mes œuvres par cœur. Mais le mari s’est trompé. Ah ! comme ils m’amusent ! Et j’aimais tant de les voir boire le thé moins corrects que toi ! Mme Gaboureaux, elle, n’en pouvait plus !

— Vous me jouez des tours !… dit Roberte, un peu sombre.

M. Vascaride négligea le reproche et, sans appuyer, enchaînant une phrase à l’autre :

— Et le garçon a pris le béguin pour la petite dame blanche. À ton âge, tu n’as pas de honte de ravager les cœurs ?

Mais aussitôt, pour ne pas avoir vu la gêne subite de la petite, il rouvrit la porte du salon.

— Je te laisse te rhabiller. Nous aurons une plus belle séance demain !

Elle rentrait sans se presser. L’heure était celle où, dans les grands herbages, l’ombre portée devient trois fois plus longue que l’arbre qui l’engendre. Sur le pont de bois, elle s’arrêta pour regarder passer l’eau noire de reflets et rouge de crépuscule, traîna le pas sur le sentier étroit qui longe la rivière, passa devant la Coudre en jetant un regard complexe vers la cour d’honneur et ne se dépêcha qu’en prenant le chemin à ornières de la ferme. Alors ce fut en courant qu’elle passa la barrière. La mère Aubert, penchée sur la marmite, aux lueurs du feu ranimé pour la préparation du dîner, dessinait, sous la hotte de la cheminée, une silhouette cassée en deux. P’tit Louis rêvait dans un coin, en attente de la Roberte. Ferdinand n’était pas rentré.

— Madame Aubert, dit Roberte sans attendre, encore essoufflée de sa course, il va me falloir une robe neuve un peu moins moche, un peu moins noire et un peu moins courte que celle-ci. Vous comprenez, je vais être tout le temps avec du beau monde chez M. Vascaride, et je ne peux pas vous faire honte. Puisqu’on vous paiera les séances un bon prix, il faut que vous fassiez ça pour moi — et pour vous.

La vieille, redressée, béante, et qui n’en revenait pas ne pouvait que répéter, chantant et rythmant les deux mots à la normande : « Ah ! mais !… Ah ! mais !… »

Cependant Roberte savait déjà qu’elle finirait par obtenir cette robe parce qu’elle l’exigeait de toute son indomptable volonté.

Le jeune Gaboureaux n’attendit pas pour revoir le modèle qui l’avait tant impressionné. Le lendemain même, un coup à la porte de la grange surprit M. Vascaride et Roberte en plein silence.

— Entrez !…

Malgré tout, le jouvenceau ne risquait pas sans battement de cœur ce coup d’audace dont il n’avait évidemment pas informé les siens. Il était facile de s’en rendre compte rien qu’à sa voix qui s’étranglait un peu.

— Bonjour, monsieur Vascaride (il n’osa pas regarder Roberte mais salua vaguement de son côté). J’ai pensé que vous me permettriez peut-être de venir vous voir travailler, parce que…

Le Roumain, en même temps, grommelait : « Bonjour, Pierre ! » sans s’interrompre, courbé sur sa glaise, et Roberte dans sa pensée, répétait en écho : « Pierre ! »

— Pourquoi tu veux me voir travailler, Pierre ? Ça t’intéresse tant, la sculpture ?

— Oui, monsieur Vascaride… prince… C’est la première fois que j’ai l’occasion… Et je sais que vous êtes un génie… alors…

— Tu ne le sais pas depuis longtemps !… ricana doucement Antoine Vascaride, toujours absorbé.

Décontenancé par cette raillerie, le jeune garçon fit ce qu’on attendait de son visage encore si proche de l’enfance : empourpré jusqu’aux cheveux. Et Roberte, fâchée contre M. Vascaride, eut pitié de cette confusion.

— Écoute !… reprit le sculpteur comme pour réparer son mouvement d’humeur, je veux bien que tu restes là un moment, mais pas longtemps. Parce que, moi, je dois donc être seul avec mon travail.

« Et moi ?… pensa Roberte, agressive. Alors je suis son travail, c’est tout ? Je m’en étais déjà bien aperçue ! »

Elle se raidissait pour garder strictement la pose sans rien faire voir des mouvements de sa pensée, M. Vascaride était si terrible !

— Oh ! merci, prince ! Vous êtes bien bon ! Je ne vais pas rester longtemps, soyez tranquille, C’est parce que…

Comprenant qu’il allait bredouiller, il s’arrêta. Pas de siège pour s’asseoir. Il resta debout derrière le sculpteur, à distance respectueuse, De cette place, il pouvait contempler Roberte. Pas une fois ses yeux n’étudièrent les gestes du sculpteur. Cependant l’échange de deux regards fixes ne se fit pas comme la veille.

Roberte s’obstinait sur un point stable, ce petit plâtre posé sur l’un des rayons où tous s’alignaient. Elle ne voyait même pas ce qu’elle regardait. Il s’agissait seulement de ne pas remuer ses prunelles, Sans quoi, c’était infaillible. Elles iraient droit à l’adolescent de cuivre, de brume blonde et d’azur qui se tenait là debout, immobile, venu pour elle seule, et qu’elle mourait d’envie de regarder mieux encore que la première fois.

M. Vascaride, enfin, s’étant retourné comme pour voir si le jeune homme était toujours là :

— Je m’en vais… dit celui-ci, rougissant encore. Au revoir, prince ! Ne vous dérangez pas !

Son coup d’œil à Roberte et son salut furent un éclair. La porte était déjà refermée.

Roberte respira mieux. Elle se permit de remuer un de ses bras. Elle attendit ce qu’allait dire M. Vascaride, et prépara son visage à ne pas broncher. Mais il continuait sa statue sans un mot. Simplement une légère crispation durcissait ses mâchoires aiguës.

Du fourré qui, parallèle à l’eau, borde le sentier de la rivière, une ombre se détache, inquiétante. Roberte recule en serrant d’instinct les poings.

— Tiens, mademoiselle Roberte ! murmure Pierre Gaboureaux.

Il fait assez sombre pour qu’elle ne soit pas trop consternée d’être revue par lui dans sa misérable robe noire.

— Monsieur ?…

— Je me promenais par hasard ici… C’est le chemin que vous prenez pour rentrer chez vous ?…

— Oui, tout juste !…

— Comme c’est curieux, cette coïncidence ! Me permettez-vous de vous accompagner un peu ?…

— Mais…

— C’est loin, votre ferme ?…

— Oh ! non ! Même pas un quart d’heure de marche !

Épouvantée de la douceur de ses réponses, elle se remet en route d’un pas catégorique, et le petit la suit. Sur le sentier, on ne peut aller deux de front.

— Mademoiselle Roberte ! reprend-il dans son dos.

Comme c’est grisant de réentendre ce mot-là : « Mademoiselle ! »

— Mademoiselle Roberte…

Plus rien ne peut le faire rougir. Dans cette ombre et caché derrière celle à laquelle il parle, le garçon retrouve toutes les hardiesses qu’il a seul lorsqu’il rêve.

— Mademoiselle Roberte, je ne fais que de penser à vous. Je n’ai pas dormi la nuit dernière. Est-ce que vous voulez m’aimer un peu, vous ?

Les garçons d’aujourd’hui n’y mettent pas plus de façons. Le cœur de Roberte cogne. Petite fille qu’on prend pour une femme, une enfantine fierté se mêle, dans le tourbillon de ses sensations, à l’orgueil qui voudrait se révolter, à l’on ne sait quelle peur de petite femelle pour la première fois convoitée, à la joie, plus forte que tout le reste, d’entendre la supplier ainsi dans l’ombre celui qui, cette nuit, l’a empêchée de dormir, elle aussi.

À la sortie du sentier, il est d’un léger bond près d’elle.

— Vous ne me répondez pas ! Je vous déplais ?…

— Oh ! non !

Elle l’a dit involontairement, et se mord la bouche avec violence.

— Alors, vous voulez que je vous attende tous les soirs ici ?

La défaite est complète.

— Et si on nous voit ?

Furieuse encore d’avoir répondu cela, brusquement elle prend sa course.

— Je suis en retard ! Ne me suivez pas ! Ce serait très dangereux !

— Elle l’a laissé loin derrière elle, passe, courant toujours, devant la Coudre, et ne s’arrête qu’à la barrière de la ferme, plus pantelante qu’un gibier poursuivi.

VI

Avec son tempérament, elle s’étonnait elle-même du grand honneur qu’elle faisait au jeune Gaboureaux en acceptant de le retrouver tous les soirs après la pose.

Il avait peut-être cru d’abord que son aventure avec une pauvre enfant de paysans, même déguisée en fontaine, serait rondement menée et remplirait d’émotions les ennuyeuses vacances de la Coudre. Mais il ne devait pas attendre longtemps avant de subir l’ascendant de cette petite fille difficile.

À dix-sept ans, il est grand temps de devenir un homme. Cependant, intact encore, cette pureté le laissait timide et balbutiant, alors que celle à laquelle il s’attaquait ne pouvait en rien l’aider dans des débuts embarrassants.

Pourquoi la choisir ? Avait-il, sans le savoir encore, le goût des complications, ou si l’enthousiasme du prince Vascaride l’influençait ?

Le prince Vascaride est le grand héros de la Coudre. Son prestige fascine la famille. Lors de la présentation de la petite Aubert, laveuse de vaisselle, on s’est vraiment demandé s’il ne devenait pas fou. Mais, à la vue de Roberte transformée en créature de légende et posant pour cette statue, les yeux du château se sont ouverts, et particulièrement ceux de l’éphèbe anxieux. Il découvre que le sculpteur ne se trompait pas : la pauvre enfant de paysans représente, contre toute logique, un être rare, une enviable conquête. Et maintenant qu’il en est vraiment épris, le beau gamin va s’apercevoir que, nonobstant son attitude tout de suite favorable, elle ne se laissera pas si aisément faire qu’il le pensait.

Le lendemain de leur première rencontre, juste au même point du sentier riverain, elle l’aborda la première avec ces mots :

— Venez ! Ce n’est plus par là que je rentrerai, maintenant. On y croise trop souvent des gens. Il y a une route plus longue, mais personne n’y passe.

Où l’emmenait-elle ? C’était elle qui donnait les ordres. Il crut que, dans un instant, elle serait à lui. Les amours allaient vite avec cette mineure. Ce n’était peut-être qu’une petite coureuse ? Il remarquait qu’elle portait une robe nouvelle, modeste toile à fleurs, mais gentiment à la mode. Il ne pouvait deviner qu’elle venait de l’acheter le matin même aux Nouveautés de Brenneville, après bien des paroles pour convaincre la mère Aubert. (Tiens ! Tiens ! avait dit le prince sans rien ajouter de plus.)

Ils marchaient côte à côte, et le garçon n’osait encore prendre le bras de cette servante de quatorze ans qui portait si haut la tête, et, de profil, l’écrasait d’un regard singulièrement impérieux.

— Vous êtes belle, dit-il.

Elle n’était pas encore habituée à cette idée. Elle sourit et répondit :

— C’est vous qui êtes beau !

— Vous trouvez, vraiment ?

— Oui !

— Oh ! tant mieux !

Enhardi, parlant bas, bien qu’ils fussent seuls dans le couchant :

— Vous savez, je vous achèterais bien une belle bague ! J’ai tout l’argent que je veux. Mais ça vous serait impossible de la porter, probablement !

Il ne lui faisait pas plaisir. Il la froissait, au contraire, terriblement. Mais il était si joli dans son bleu pâle, avec ses cheveux flammés au vent, personnage moderne aussi séduisant que les belles histoires, qu’elle aimait mieux n’avoir pas entendu.

Cependant il reprit, obéissant à sa race :

— Vous aimeriez l’avoir la belle bague ?

— Non ! fit-elle brutalement.

Il resta saisi, mais recommença vite :

— Et de l’argent ? Je peux vous en donner, si vous en voulez !

Pendant une seconde, le destin fut en suspens entre eux, car Roberte faillit le planter là, disparaître, et ne jamais le revoir.

Un rayon rouge, dans le beau soir de juillet, passa par les arbres et vint illuminer comme spécialement le visage de l’adolescent. Roberte, qui s’était, hostile, arrêtée court dans sa marche, ferma les yeux, les rouvrit. Son cœur se gonfla d’admiration pour cette beauté masculine tout à coup sacrée par un rayon du ciel : « Je l’aime !… » pensa-t-elle.

— Écoutez-moi ! Je vous trouve bête de me parler comme vous le faites. Votre argent, ça m’est bien égal. C’est vous qui me plaisez, alors ?…

Il sentit qu’il venait de faire fausse route.

— Roberte… osa-t-il.

— Quoi, Pierre ?

— Pardonnez-moi ! Je ne vous connais pas encore, n’est-ce-pas ?

— Moi non plus, je ne vous connais pas…

Fallait-il l’embrasser pendant qu’elle lui faisait ces yeux-là ? Non. Elle reprenait sa marche, avec un air de se dépêcher tout à coup. Il la suivit, cherchant ce qu’il fallait dire pour la satisfaire.

— Maman trouve, commença-t-il, que vous avez toutes les manières d’une jeune fille du monde.

Il ajouta lourdement :

— Comment ça se fait-il ?

Voyant qu’elle ne répondait pas, il continua (tout le monde n’est pas Antoine Vascaride) :

— Vous avez peut-être été élevée dans une bonne pension ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire, gronda-t-elle, ce que dit votre mère ? Ne vous occupez donc pas de ça !

Irritée, elle avait envie de le souffleter, comme les petites filles avec lesquelles elle jouait autrefois. Il dut surprendre une lueur mauvaise dans son regard et prit le parti de la suivre sans plus rien dire. Il commençait à se rendre compte qu’elle n’était pas commode. Que fallait-il faire, à la fin ?

Ils veulent jouer les grandes personnes, être un couple amoureux qui se retrouve le soir et sont à deux doigts d’une dispute de gosses.

Sur ce petit chemin désert, ils avançaient de plus en plus rapidement.

— Il y a là un bosquet, dit Roberte tout à coup, avec un vieux kiosque qui ne sert à rien.

La réplique s’imposait, cette fois.

— Alors, entrons-y !

— Justement ! fit-elle avec tranquillité.

Sa conception de l’amour, cette nouveauté précocement apparue dans sa vie d’enfant, n’allait pas au delà des anciens contes bleus de tante Marie ou de maman.

Dès qu’ils se furent introduits dans le kiosque dont la porte à moitié démolie céda vite, elle s’assit sur le banc circulaire qui tenait encore, dans l’ombre et, baissant la voix, ordonna :

— Venez vous asseoir à côté de moi.

C’était maintenant qu’il devait lui dire de jolies choses. Elle attendit. Il chercha d’abord sa main et la serra fort. Il avait peur de se tromper. L’amenait-elle là dans l’intention de se donner tout de suite à lui ? « Si je la prenais dans mes bras ?… » Une panique le saisit. « Il faudrait un lit… »

— Alors, vous me trouvez belle ?…

— Oh ! oui, Roberte !

— Qu’est-ce que j’ai de beau ? Dites-moi !

— Tout !

— C’est drôle, ça ! Moi, je ne trouve pas !

Il lui caressa le visage, tout doucement. Il ne la discernait presque plus.

— Vous avez ça, d’abord…

Elle chuchota :

— Quoi encore ?

— Vos mains…

Il les souleva toutes deux ensemble, pour les embrasser. M. Vascaride avait dit : « Et ça ?… Est-ce beau ? Est-ce pur ? » Dès que ses lèvres montèrent le long des bras, les manches de la robe étant courtes, elle se dégagea d’instinct. Mais il s’enflammait, lui, cherchant à la prendre par la taille :

— Votre corps…

Elle sentit peut-être une mollesse l’envahir. Avertie, elle se leva d’un bond.

— Il faut que je rentre ! On va se demander à la ferme ce que je deviens !

Mais c’était un homme qui la retenait maintenant !

— Non ! Non ! Restez ! Il faut que vous restiez ! Ils luttèrent, sauvages. Elle parvint à s’échapper. Et, comme il la rejoignait dans le sentier, elle eut l’étrange sensation d’avoir peur de lui.

La mère Aubert crut sans difficulté que la pose avait, aujourd’hui, duré plus de temps que d’ordinaire.

— Et ce sera probablement comme ça tous les jours, maintenant !

Roberte avait hâte d’aller se coucher. Dans son lit, au fond des ténèbres du réduit, elle essaya de rassembler ses idées. Où allait-elle avec ce petit, ce fils de nouveaux riches, cet ennemi de tout ce qu’elle aimait ? Ce qu’elle faisait n’était pas bien, elle le savait. Et tout cela ne lui ressemblait pas. Elle se sentait quand même trop petite pour s’engager dans une histoire d’amour. De plus, quelles imprudences ! Quelqu’un finirait par les surprendre sur les routes. La mère Aubert et Ferdinand seraient avertis. Les gens de la Coudre aussi. Des drames.

Que faire contre cela ? C’était incompréhensible, mais déjà si véhément qu’elle ne pouvait plus rien empêcher. L’idée de le revoir demain la transportait. C’était quelque chose comme ses irrésistibles impulsions, à Hautevue, quand elle se jetait sur le piano pour improviser. Cependant elle était sûre de ceci : jamais plus elle ne retournerait dans le vieux kiosque avec Pierre. Ils parleraient tous deux le long des routes et ce serait suffisant pour la rendre heureuse. Et, quand il recommencerait à dire des choses qui lui déplaisaient, elle le rembarrerait comme elle avait fait tantôt, voilà tout.

Une seule pensée la tourmentait encore. Elle avait peur du regard de M. Vascaride. Il lisait à travers votre tête. Il ne serait pas satisfait de cette folie, certainement. « Tant pis ! » se dit-elle. Et ce fut là qu’elle s’endormit.

Pierre Gaboureaux ne la laissa pas, à leur troisième rencontre, prendre la première la parole :

— Nous allons au kiosque, n’est-ce pas ?

— Non, dit-elle.

Quelle promenade ! Il était pourtant plus beau que la veille encore, dans un nouveau chandail couleur de perle. Mais il ne parla pas d’autre chose que du kiosque tout le long des routes et des chemins. « Vous n’êtes pas amusant, vous savez ! Puisque j’ai dit non, c’est non ! » Rouge de déception, il insistait : « Pourquoi ? Mais pourquoi ne pas aller dans le kiosque ? »

Et quand ils passèrent devant, ils faillirent se battre, tous deux tremblants de colère et les yeux étincelants.

Y mit-il de la méchanceté, le lendemain ? C’était sa vengeance.

— Vous ne savez pas ce qu’on dit ?

— Non.

Il fit durer son plaisir de la voir si troublée.

— On raconte tellement de choses dans les petits pays comme ici !

— Mais qu’est-ce que c’est donc qu’on raconte ?

— Que vous n’êtes pas la fille des Aubert.

« Il le sait ! » pensa-t-elle, verte d’émotion. Allait-il la rejeter, maintenant qu’elle n’était plus que le numéro 10.530 ?

— Est-ce vrai, ça, Roberte ?

— Peut-être… Et ensuite ?

— Et ensuite ?… On dit que vous êtes la fille naturelle de M. Vascaride.

Elle aurait dû retenir son éclat de rire, laisser croire cette absurdité. Son honnête gaieté détruisait du coup une magnifique légende.

— Alors, qu’est-ce que vous êtes ?

Elle fut plus pâle, un peu.

— Je suis Roberte.

Et, pleine de cette hauteur qui lui était si naturelle :

— Ça ne vous suffit pas ?…

Il s’arrêta de marcher pour le dire :

— Si !…

Le bleu de ses yeux filtrait entre les cils blonds. C’était un regard trouble, et si tendre qu’elle en fut tout oppressée.

— Vous êtes gentil… murmura-t-elle.

Aussitôt, sur le ton d’un enfant gâté :

— Alors, dites ? Nous allons au kiosque ?

Mais elle trouva le moyen de résister encore ce soir-là, cette fois sans le fâcher ni se fâcher.

Il fallait bien accepter la loi telle qu’elle la lui imposait. Cette fillette à la fois inaccessible et passionnée, mystérieuse et si directe, il en devenait simplement fou. De ses déclarations de plus en plus brûlantes, Roberte revenait saoule de bonheur. Elle ne demandait rien de plus à l’amour, n’étant pas encore parvenue jusqu’à la sensualité. Cependant son regard changeait déjà. Ce n’était plus tout à fait celui d’une enfant. M. Vascaride avait des façons de l’étudier, pendant qu’elle posait, qui révélaient de sa part quelque divination de la vérité. La seule parole qu’il se permit un jour fut :

— C’est donc Bien curieux que le petit Gaboureaux ne revient jamais à l’atelier, lui qui voulait tant me voir dans le travail !

Roberte se crispa tout entière pour ne rien montrer et répliqua tout aussitôt :

— Tiens ! Vous l’avez si bien reçu la première fois qu’il n’a pas osé revenir !

À l’expression du Roumain, elle fut sûre qu’il allait lui demander, moqueur : « Il te l’a dit ?… » Mais il reporta les yeux sur son modelage, et se tut.

La statue se précisait, élégante et forte. M. Vascaride recevait sans cesse des messages de la Coudre. Il n’y répondait même pas.

— Ils veulent que je travaille pour eux, et que j’aille, en même temps, à leurs réceptions… C’est bien des idées de millionnaires !

Juillet se termina sous des pluies. Roberte, les matins, reprenait son capuchon d’hiver et ses sabots pour patauger dans l’herbe. Au moment de mettre sa robe à fleurs pour aller chez M. Vascaride, elle entendait tous les jours la même remarque : « De dire que tu vas ruiner ce gentil morceau de toilette au lieu de garder ça pour le dimanche ! »

— Mais puisque je ne vais plus qu’à la messe basse ?

Car elle avait pris cette habitude à seule fin de ne pas voir, même de loin, la famille Gaboureaux dans son banc. P’tit Louis en restait consterné. De plus en plus, sa Roberte lui échappait.

Ce soir-là, sous une fine pluie, Pierre Gaboureaux sort précipitamment de son buisson, s’avance sur Roberte et lui serre durement les poignets.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Roberte ! Roberte !… Nous partons demain pour Biarritz ! Papa et maman ont décidé ça tout d’un coup !

— Qu’est-ce que vous dites, voyons ?…

Sur le point de s’évanouir, elle veut essayer de rire.

— Oh ! Roberte ! Ce n’est pas possible ! Ne plus vous voir ! M’en aller !… Mais ils me le-paieront !

Elle l’entraîne sous son parapluie de coton. Ils ont l’air, dans l’ombre qui tombe plus vite, de fuir devant le malheur menaçant. Leurs pieds clapotent. Les routes sont sinistres.

Un quart d’heure plus tard, prêts à sangloter tous les deux, ils sont réfugiés dans le kiosque interdit. Dernier soir ! La tête renversée sur le bras de l’adoré, Roberte, pour la première fois, reçoit son baiser en pleines lèvres, frisson insoupçonné, de quoi hanter ses jours et ses nuits pendant tout le temps qu’il sera parti.

VII

D’abord tant aimée en son état d’abandon, que la Coudre, refermée et silencieuse, représentât maintenant pour Roberte le tombeau devant lequel passer tous les jours ; que poser pour M. Vascaride, cette ancienne ivresse ne fût plus qu’une fatigante corvée, de tels revirements annonçaient dans quel vertige ses quatorze ans étaient entrés.

Avec le mois d’août commençaient les dix mois tragiques pendant lesquels attendre le retour de Pierre. Son principal désespoir était d’avoir repoussé les supplications du beau petit garçon. Elle se déchirait à regretter de n’avoir pas été tous les soirs enfermée avec lui dans ce kiosque où des délices l’attendaient. Rien n’est plus amer que de se répéter : « Si j’avais su ! »

De tout son être à peine pubère elle le rappelait, obsédée, hallucinée par le souvenir. Elle ne pouvait ni écrire ni recevoir de lettres. Le vide. Rester seule avec son sensuel secret, autrement lourd que les autres.

Parfois une tentation lui faisait prendre son souffle, tout en posant, pour dire : « Écoutez, monsieur Vascaride… »

Elle savait qu’il comprendrait tout. Mais, plus muet qu’elle-même, il ne l’aidait pas, et elle se taisait. Prête à lui reprocher sa discrétion adorable, la rancune montait en elle, injuste, presque de l’inimitié. Allait-elle préférer aux séances à l’atelier son travail de fille de ferme ? « M. Vascaride n’est plus gentil. C’est depuis que je pose pour lui. Je ne suis plus que son modèle. C’est triste… »

Qu’est-ce qui n’était pas triste ?

Les gens de la ferme n’avaient jamais été pour elle que des inférieurs. Ils le devenaient encore un peu plus. Toute la partie de son existence menée en leur compagnie : nulle et non avenue. Son travail solitaire du matin parmi les bêtes, les nuits mal dormies sur son grabat, cela seulement c’était vivre. Alors personne ne lui parlait, et, libre de ses songes, elle se rassasiait de Pierre, des yeux bleus de Pierre, des cheveux blonds de Pierre, de ses chandails à nuances tendres, de sa voix, de ses expressions, de ses gestes, et puis (les paupières descendues, la bouche ouverte) de son baiser, de son baiser…

Les annonces de septembre la trouvèrent pâlie, et qui continuait à grandir. À ces âges, chaque mois qui passe sculpte doucement les filles, amincit leur taille, arrondit leur gorge et gonfle leur cou. En même temps que sa statue se perfectionnait, Roberte devenait tous les jours plus belle. M. Vascaride s’en apercevait bien. Sans cesse, il reprenait son œuvre, mains frémissantes et regards fiévreux. « Il n’y a pas de raison pour qu’il finisse !… » se disait Roberte.

Sa tunique de muse, à la longue, devenait sale. Elle ne le faisait même pas remarquer. Du reste elle avait repris sa vieille robe noire pour venir aux séances. Elle n’avait plus besoin d’être coquette, ni jolie : Pierre était à Biarritz.

Pensait-il à elle ? Après se l’être demandé pendant des heures, un sursaut de conscience la réveillait. Il n’y a pas si longtemps qu’elle se posait la même question en évoquant sa mère. « Est-ce que je vais oublier maman ?… »

Comme on entrait dans octobre, un jour pareil aux autres, alors qu’elle rêvait dans le grand silence habituel, M. Vascaride s’écria tout à coup :

— Voilà ! J’ai terminé !

Les ébauchoirs volèrent à travers l’atelier. Il avait l’air de les jeter par peur de se remettre à travailler. Ses cheveux blancs étaient en tumulte, son regard un peu fou.

— Viens voir, Roberte ! Et tu me dis ce que tu penses ! Depuis des semaines elle le voyait caresser cette terre. Il lui semblait que, sa statue, il ne faisait que la recommencer toujours sans y jamais rien changer. Elle la trouvait beaucoup plus belle qu’elle-même, une interprétation flattée… une fontaine, pour tout dire.

Complaisante, elle se leva d’entre les coussins et vint se placer à côté de lui.

— C’est toujours épatant ! dit-elle.

— Tu te reconnais ?

— Je ne suis pas si bien que ça !

Les yeux noirs qui la regardaient changèrent d’expression. Ils cessèrent enfin d’être ceux du sculpteur pour redevenir humains, pour redevenir les yeux de M. Vascaride.

Cordialité, finesse, et toute une lourde mélancolie. Roberte se sentit enveloppée des pieds à la tête.

— Tu es bien plus belle que ça, Roberte !

— Oh ! non !…

— Oh ! que oui !

Le grand soupir qu’il fit lui gonfla la poitrine sous sa blouse tachée de glaise, « Le voilà bien débarrassé ! » Tout de suite après, elle pensa : « Quelle chance ! Il va redevenir gentil ! » Mais le Roumain, après avoir tiré sur sa chevelure tordue, regarda par terre et dit :

— À présent, il faut que je prenne le moulage !

Il ajouta sans relever les yeux :

— Tu es libre ! C’est maintenant fini.

L’enveloppe que, de la part de Mme Gaboureaux, il lui avait glissée dans la main en lui disant au revoir sur le seuil de Grosbois, elle la remit sans l’avoir ouverte à la mère Aubert. Son cœur était serré. Ne plus poser, voilà que c’était encore une tristesse. « Tu viendras voir le moulage d’ici quelque temps… » Rien de plus, Pourquoi M. Vascaride ne l’aimait-il plus ?

La mère Aubert, avec des gestes gauches, ouvrit l’enveloppe sous la lampe, « Dieu du ciel ! cria-t-elle (l’enveloppe contenait deux billets de mille francs et un de cinq cents) Roberte ! Ma paur’tite fille ! Est-il vrai, ça ?… »

Ses vieilles mains remuèrent les billets un moment. Elle dit enfin, honnête, mais non sans regret : « On va t’en mettre la moitié à la caisse d’épargne ».

Roberte n’essaya pas de retenir son léger ricanement.

— Oh ! non, madame Aubert ! Gardez tout pour vous. Je n’ai besoin de rien !

La bonne femme ne put comprendre ce qu’il y avait dans cette réplique. Elle se leva spontanément, entoura Roberte de ses bras, et l’embrassa sur les deux joues.

Pendant le repas du soir, elle devait la couver tendrement du regard. Ferdinand, informé, lui parlait sur un ton presque déférent. Et ce fut à partir de ce jour-là qu’elle s’aperçut, prise d’horreur, qu’il commençait à la regarder avec des yeux d’homme.

Un matin qu’elle portait son lait à Grosbois, M. Vascaride parut, en blouse, entre les guirlandes de la vigne vierge à présent toute rouge. Il l’avait guettée certainement.

— Viens ! Le moulage est donc fini !

Devant sa ressemblance comme officialisée par le plâtre, elle eut une émotion.

— Oh !… monsieur Vascaride !…

Elle avait l’impression de voir la statue pour la première fois. Un élan d’admiration la soulevait. Sur le point de se jeter comme une gamine au cou du sculpteur, elle fut arrêtée à temps par ces mots qui la glacèrent :

— Je retourne ce soir à Paris : Tu n’as plus à m’apporter le lait.

Rien d’autre ? Il s’en allait beaucoup plus tôt que d’ordinaire et pour si longtemps, et ne trouvait pas une parole affectueuse à dire. Dépitée, elle cacha son chagrin et riposta presque insolemment :

— Alors, bon voyage !

Et pirouettant dans l’atelier, elle sortit sans même lui tendre les mains.

Novembre, décembre, janvier, février… Retournée à la noire paysannerie, elle se sentait simplement maudite. Les empressements de P’tit Louis, les œillades ridicules de Ferdinand, ses essais de conversations tendres ; la considération de la mère Aubert qui ne pouvait se remettre de la générosité de l’assistée ; le marché du samedi, la messe du dimanche, les grimaces de la mauvaise saison ; les soins aux bêtes, la couture de l’après-midi, les petits ragots du village répétés aux veillées, rien à tirer de tout cela que monotonie d’une part et dégoût de l’autre ; et dépaysement partout.

C’était trop long à vivre. Jamais elle ne reverrait Pierre, encore moins sa mère perdue. Taciturne et mauvaise, elle répondait de travers à la moindre remarque, rabrouait le gosse, rabrouait le père, et, dans une fortuite rencontre avec ses contemporaines, les anciennes de l’école communale, suscita les commentaires de Brenneville par une nouvelle distribution de taloches et de mots malsonnants.

À Noël, elle avait refusé de se confesser et de communier. Elle se savait en état de péché mortel, et tenait à y rester.

Pierre, son beau péché mortel, Pierre, la seule lumière qui lui permît de ne pas mourir de désespoir…

Un premier petit soleil, au bout de février, fit dire à la mère Aubert, avec son sourire sans dents : « Nous voilà repartis du bon côté ! », parole insignifiante qui frappa Roberte comme une ravissante prophétie. Son visage sombre, à dater de ce jour, s’éclaira progressivement. En même temps que la nature, une résurrection hésitante la tirait peu à peu de la longue mort des mauvais mois. Au contraire de l’année précédente, on la voyait de jour en jour de meilleure humeur. Aux premières violettes, P’tit Louis fut embrassé. Les pommiers en fleurs décorèrent de cent mille petites corolles la matinée où, près des cages à lapins, Ferdinand lui souhaitant bonne fête pour ses quinze ans, reçut un regard aimable.

« Je vous aime bien, madame Aubert ! », s’entendit déclarer la vieille, un soir qu’elle ne faisait rien de plus que d’ordinaire.

À la première rose de juin, Roberte examina la robe à fleurs soigneusement rangée dans l’armoire à glace de la bonne femme et constata qu’il fallait l’élargir et l’allonger.

— J’allons en venir à bout toutes les deux, tu vas voir !

Les oiseaux chantaient, les aiguilles couraient, le temps se mettait au beau. « C’est le 24 qu’il arrivera, comme l’année dernière, avec toute la famille ! » M. Vascaride avant eux serait là, préludant aux joies de l’été. « Est-il vrai qu’il va travailler encore à son estatue ? » La mère Aubert ne demandait pas mieux que de revoir des billets de banque.

Les jours passèrent. M. Vascaride n’arrivait pas, pourtant. Dès le 21, Roberte, extravagante, éprouva le besoin de danser un pas avec P’tit Louis, dans l’herbage, aux éclats de rire enroués de la grand’mère.

Et, le 24, ponctuels comme dans une féerie, les habitants de la Coudre revinrent dans leur château, la grande auto plus chargée que la première fois, puisqu’ils amenaient avec eux le prince.

Roberte, hypocritement aux aguets, les avait vus. Elle se donna juste le temps d’apercevoir de loin Pierre parmi la troupe qui débarquait, et revint à la ferme en serrant à deux mains sa poitrine où le cœur battait trop fort.

Depuis dix mois, elle attendait ; mais ne pas ce soir même se jeter dans les bras de Pierre, cela lui semblait au-dessus de ses forces.

Il lui fallut cependant supporter ce dernier supplice.

Pendant son insomnie, toute la nuit elle agita des questions auxquelles elle n’avait pas encore pensé. Comment le revoir, et où ? Plus de séances de pose, aucun prétexte pour s’en aller juste aux heures où la mère Aubert lui donnait à coudre ou à ravauder. Elle avait beau se répéter : « Je trouverai bien !… » Elle ne trouvait pas du tout.

Ce fut le petit Louis, en revenant de l’école, qui l’aida, contre toute attente, à découvrir l’idée de génie.

— M’sieur Vascaride est là ! Lui faut son lait ! L’est arrivé hier avec la Coudre !

Magnifiquement menteuse, Roberte, à l’instant même, trouva :

— Alors, j’irai le voir tantôt. Il m’avait bien recommandé ça quand il est parti.

Dans sa tête elle achevait : « En rentrant, je dirai qu’il me fait encore poser cette année. Et tant pis pour ce qui arrivera ! »

— Tu vas mettre tes belles hardes !… recommanda candidement la vieille. Des fois qu’il aurait queuque visite de la haute.

Elle n’avait aucune intention d’aller chez M. Vascaride. Elle se cacherait dans le buisson où Pierre l’attendait chaque soir l’année dernière, et, s’il avait la moindre intuition, il viendrait l’y retrouver. Décidée à forger n’importe quelles histoires, elle inventerait tout ce qui lui passerait par la tête si, ce soir, elle rentrait un peu trop en retard.

Elle ne se décourageait pas. La Grande-Eau coulait à deux pas avec son bruit toujours le même. De temps en temps quelqu’un passait sur le sentier. Le ciel se couvrait, se découvrait, ombres et clartés d’en haut. Un groupe de gosses resta longtemps à jouer entre les herbes de la rive. Insoupçonnable derrière ses feuillages, Roberte les haïssait d’être là. Les ombres s’allongèrent doucement. Personne ne passa plus. Elle attendait toujours, contractée par une terrible patience. Elle avança le cou pour regarder ce qui venait sur le pont de bois, et vit Pierre Gaboureaux. Il affectait un air de flâner. Ne pas courir ! Ne pas se jeter sur lui ! Deux minutes plus tard elle était collée à lui, qui la tenait à la nuque par les cheveux, comme un barbare. Même pas le temps de se dire un mot. Tout de suite les bouches rejointes. Il y avait dix mois qu’ils y pensaient tous les deux.

Dès qu’ils purent parler :

— Roberte !

— Pierre !

Elle voulait reprendre le baiser, ventouse avide. Mais, très vite, il marmotta, la tutoyant tout naturellement :

— Sauve-toi ! Mes sœurs ont dit qu’elles me rejoignaient tout de suite. On va chez le prince, tous, pour voir la fontaine.

— Oh ! Pierre ! Alors ?… Le kiosque ?

Des deux bras il l’éloignait de lui :

— Non ! File ! Pas de kiosque ! Demain, je te dirai où… Zut ! les voilà ! Cache-toi !… Je cours.

Elle put encore gémir, de sa petite voix d’enfant : « Je t’adore ! » et le regarda bondir, silhouette vite perdue sous les arbres.

Daphnis a, depuis son absence, fait son initiation. Plus une timidité. L’hésitation est passée. Dans ses yeux bleus, le regard du mâle.

Au point où Roberte en est, il ne s’agit plus pour elle de se souvenir que sa nature bien trempée a connu l’orgueil, la hauteur, et que le commandement fut toujours de son côté. Docile et reconnaissante, elle est trop heureuse d’accepter tout ce que propose le maître de ses sens. Car elle n’est plus, détruite par la passion, que la petite brute en feu qui veut courir à son plaisir.

— Bien, Pierre !… Je passerai par la brèche du parc et je viendrai te retrouver dans la tourelle… Quelle chance que tu aies découvert ça !… Demain… Oh ! oui ! Demain… À quatre heures…

Nuit blanche, journée haletante, humeur incohérente.

En portant son lait le matin à Grosbois, elle avait eu spécialement peur de voir surgir M. Vascaride. Depuis son arrivée, elle n’était pas encore allée lui dire bonjour. Elle attendait qu’il fit signe le premier, après la façon dont ils s’étaient quittés en octobre,

Le revoir aujourd'hui l’eût laissée sans flegme pour supporter son regard qui devinait tout ; car, aujourd’hui, c’était le jour où Pierre ferait d’elle tout ce qu’il voudrait, — et tout ce qu’elle voudrait.

Heureuse de n’avoir vu personne paraître derrière la vigne vierge, elle revint à la ferme le cœur dans la gorge et marchant de travers. Elle était la petite mariée clandestine qui vit ses dernières heures avant la nuit de noces, ce mystère.

Elle ne mangea pas au repas de midi, fut debout avant la fin, « à la recherche d’une poule couvette disparue », expliqua-t-elle.

Seule le long des haies, elle leva vers le ciel où s’étageaient dans le bleu d’immenses nuages blancs, sa tête exaltée. Être une femme ! L’histoire du monde recommençait dans son cœur précoce. Elle n’avait qu’un peu plus de quinze ans, et son enfance allait se terminer tout à l’heure. Pour elle-même, elle murmura :

« C’est chic, la vie ! »

Les semaines passaient dans une ivresse grandissante. Roberte et Pierre. La belle saison n’était si belle que pour eux deux. Les couleurs des heures, les formes des nuages, les coups de soleil, les orages, toutes les aventures du ciel et de la terre n’étaient que le décor de leur amour. Dix-huit ans et quinze ans, ils avaient le même âge que la nature à sa période épanouie. Tout le bonheur des beaux mois, c’était leur bonheur extériorisé. Parfait accord, équilibre miraculeux.

Cependant leur audace, à mesure que l’été s’avançait, leur faisait perdre toute notion des risques affrontés. Roberte alla jusqu’à se lever une fois en pleine nuit pour rejoindre son amant à la tourelle. Un décor de démolitions, un lit de foin, un bout de bougie — ils étaient heureux.

Même M. Vascaride, absorbé par sa fontaine, qu’il travaillait à présent dans le marbre, ne sembla pas, quand elle le revit enfin, remarquer les yeux qu’avait Roberte, l’expression conquérante de son petit visage, et combien elle embellissait encore. « Ils sont tous trop bêtes !… » riaient parfois les deux petits en se retrouvant.

La fin d’août. Elle se dépêche, furtive, se glisse par la brèche, écarte les verdures, gratte à la porte moisie qui, toujours, fait crier ses ferrailles quand Pierre l’entr’ouvre pour qu’elle passe.

En pleine après-midi le crépuscule est installé déjà dans ces murs ronds que fendent quatre meurtrières.

— Roberte !

— Pierre !

Il l’a déjà contre lui, brutalement attirée comme il fait toujours. Mais, pour la première fois, elle se redresse sans continuer le long baiser d’accueil.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu as ?…

Elle le regarde avec le sourire émouvant de ses quinze ans, tout un rêve resté dans ses longs yeux cernés. Elle a passé sa nuit, ne pouvant plus dormir après cette découverte, à construire le beau conte qui, si vite, va devenir réalité.

Puisqu’il est impossible de faire autrement, sûre à présent d’être aimée pour elle-même, elle va, dans un instant, raconter au prince Charmant l’histoire de la petite Peau d’âne qu’il tient dans ses bras. Après tout, la famille Gaboureaux, une fois les ténèbres éclaircies et les étonnements passés, ne pourra qu’être fière d’allier sa roture à l’un des plus vieux noms de l’aristocratie, puisque les nouveaux riches sont comme ça.

— Mais, d’abord elle veut se faire plaindre et câliner. Et puis, quand ’ils seront en pleine émotion, elle lui révélera son nom, et ce sera si gentil de voir sa surprise et sa joie, et l’amusement qu’il aura de l’appeler sa petite femme.

— Pierre ?

— Eh bien quoi ? Mais parle, à la fin !

Cette expression dure, ces sourcils froncés, elle ne connaît pas encore cela. Vite elle le dit pour ne plus voir, dans la pénombre, ce visage qu’elle n’avait jamais vu.

— Non ! ne me regarde pas comme ça ! Je ne viens pas t’annoncer que j’en aime un autre. Mais voilà ce qui arrive mon pauvre chéri : je suis enceinte.

Il recula si violemment qu’elle faillit tomber.

— Ah ! N… de D… ! Enceinte ?

— Mais, Pierre.

Les poings fermés, piétinant de terreur, l’adolescent, qui n’osait crier, hacha sourdement :

— Enceinte ?… Une mineure ? Enceinte ?… Mais je suis foutu, moi ! Je suis foutu !

Pétrifiée, elle le vit, en pleine lâcheté, tourner sur place, se prendre les pieds dans le foin, se retenir au mur. Il ne pouvait même plus parler. Elle distingua la sueur qui coulait sur ses joues de cuivre rose. La main à la gorge, il semblait prêt à mourir d’une embolie.

Sa voix, enfin, parvint à se faire jour :

— Va-t’en ! Va-t’en ! Mais va-t’en !

— Qu’est-ce que tu as dit ?

Il bredouilla, la bouche tremblante et parlant trop vite :

— Écoute ! Je te donnerai dix mille francs… Plus, si tu veux. Je peux me procurer ce qu’il faut. Mais arrange-toi pour que personne ne sache rien. Débarrasse-toi de ça… Enfin, fais ce que tu voudras. Dix mille francs… Mais que je ne te revoie jamais, jamais !… Tu as compris ?

Elle dut faire un mouvement. Il ricana :

— Si tu ne sais pas t’y prendre, eh bien ! tu mettras le gosse aux Enfants trouvés. Ça ne t’a pas si mal réussi, à toi ! Car, tu faisais la mystérieuse, mais il y a longtemps que je le sais, hein ? Tout le monde le sait dans le pays, d’abord !

Un instant encore avant de s’enfuir, Roberte resta là droite et pâle, immobile et muette, longue figure d’une autre époque entre les cheveux aux enfants d’Édouard, le revenant même de la vieille tourelle. Elle avait compris. La hideuse peur à laquelle elle assistait venait, comme un monstre tout à coup dressé, d’étrangler d’un seul coup l’amour du Prince Charmant — et le sien.

Sentant qu’il allait, au bout de quelques secondes, s’élancer derrière elle pour la rattraper, sitôt la brèche passée elle prit son élan le long des derniers arbres du parc. Arrivée à la route, le galop tragique s’arrêta court. Il fallait dépister la poursuite. Au lieu de choisir la direction de la ferme, elle repartit dans l’autre sens. Ses pensées s’entrechoquaient au rythme de la course. « Il doit croire que je vais tout raconter pour me venger… Maman… Tante Marie. Les hommes sont tous des canailles et des assassins… J’irais bien plus vite avec ma vieille robe noire… Non ! Il n’est pas encore derrière moi… »

En prenant le pont de bois, elle dut s’arrêter un instant pour rattraper son souffle. La Grande-Eau passait sous elle, éternelle et régulière, agitant le noir reflet de ses rives, parmi des ronds dansants de soleil.

Avoir le courage d’enjamber la balustrade, et tomber là-dedans ! Adieu la vie, l’affreuse vie, drames du passé, drames de l’avenir, pires que le reste ! Enceinte à quinze ans. Un enfant. L’enfant d’une pupille de l’Assistance…

« Naturellement, il va me chercher aussi par ici ! Où me cacher ?… Oh ! tant pis pour tout ! »

Grosbois dans sa vigne vierge. Juste la porte à pousser, traverser le salon, aller droit à l’atelier.

Sa gouge dans la main, penché sur son marbre, M. Vascaride releva la tête au bruit de cette entrée brutale.

— Roberte !

Restée sur place, haletante, elle le regardait. Il jeta son outil, se précipita, la prit aux épaules :

— Tu as donc des yeux d’un démon, Roberte ? Il y a du malheur ?

Une voix blanche répondit :

— Oui, monsieur Vascaride…

— Assieds-toi… Tiens, là, sur la selle. Veux-tu du vin ?… Quelque chose ?…

Elle fit signe que non. Courbé sur elle, il lui tenait la main, surveillant l’évanouissement.

Elle leva ses yeux sans larmes sur ce visage foncé, ces cheveux orageux et blancs, ces prunelles de nuit et de feu qui ne lui rappelaient que distinction, courtoisie, bonté. Sa voix faible articula :

— Monsieur Vascaride, je suis enceinte !

Elle sentit passer son sursaut :

— Oh ! le goujat !

Mais, tout de suite, avec douceur :

— C’était allé si loin, Roberte ? Je croyais seulement le flirt.

Il lui lâcha la main et se mit à marcher de long en large dans sa grande blouse de travail. Sans changer de pose, assise et les bras inertes, Roberte fixa le carrelage et, presque monotone :

— Monsieur Vascaride, je suis la fille du comte Robert de Bienfaite. Ma mère est Solange de Hautevue. Mon père l’a abandonnée quand j’avais deux ans. Nous sommes tombées dans la misère. Maman n’avait plus toute sa tête. Alors une des amies qui me détestait l’a emportée dans une clinique et m’a fait mettre à l’Assistance publique. Voilà. Alors il est arrivé… ça ! Pierre vient de m’insulter. Tout est fini. Je sais ce qui il est, maintenant. Alors je suis venue vous trouver, monsieur Vascaride…

Il s’était arrêté pour l’écouter, attentif et hochant lentement la tête. Il vint en deux pas souples s’asseoir à côté d’elle sur le bord de la selle.

— Et moi, dit-il, j’ai quitté Bucarest quand j’avais dix-sept ans, parce que je voulais la sculpture et qu’ils ne voulaient pas. J’ai d’abord vécu en Russie. Et puis pour arriver à Paris à pied, j’ai dû manger comme ça pouvait. J’ai été portefaix, valet de ferme, chauffeur, aide-maçon ; garçon de courses. N’importe quoi, c’était égal. À Marseille, j’ai déchargé des bateaux. À Nice, j’ai fait la photographie ambulante sur la promenade des Anglais. Défendu. Quinze jours de prison. Ensuite, j’ai eu pleurésie, à l’hôpital. J’ai pu servir chez un mouleur, à Lyon. Enfin, c’est Paris. J’ai fait le modèle, j’ai trouvé un artiste, un maître qui m’a compris. Tu sais, j’étais Antoine, c’est tout. Mais j’avais donc appris la vie du pauvre monde. C’est mieux que baccalauréat.

Il passa sa main sur sa mâchoire maigre, rêva quelques instants et reprit :

— Alors, quand le talent est venu, et les journaux, et que le nom est sorti, je suis redevenu le prince pour les nouveaux riches comme ceux de la Coudre, parce que ça paie bien mieux que le talent.

Tout à coup, sous le nez en bec d’aigle, son charmant sourire lui retroussa les lèvres.

— Voilà toi et moi, Roberte et Antoine, deux gueux sur les routes ; et on se retrouve à Grosbois, Calvados.

— Oh ! monsieur Vascaride !

Elle vit de tout près les yeux de flamme noire. Nez à nez avec elle, il lui tordit les poignets au point qu’elle fit une exclamation.

— Et c’est au petit mufle que tu as tout donné !

Reculée, effrayée, elle essayait de se dégager. Il la lâcha brutalement, et se leva.

— Tu n’as donc pas senti comment je suis jaloux de toi ?…

— Jaloux de moi ?…

— Elle ne sait pas que je l’aime !… cria-t-il dans un mouvement de fureur.

Mais, sans lui laisser faire un geste, il revint vivement se mettre près d’elle, et cette fois, parla presque bas…

— Pardonne-moi ! Je t’ai fait mal… Mais écoute ! Tu restes, avec moi, Roberte ! On vend Grosbois, et on s’en va.

Elle avait ouvert grande la bouche, et le regardait.

— Ça t’étonne tant ?

Une tendresse passa dans sa voix mordante et douce.

— 10.530 ! Je n’ai jamais oublié ! Ah ! tu étais si gentille avec ta petite tête droite, toi ! Je me sentais donc ton père. Et puis, tu es devenue si belle. Alors j’ai aimé. Avec quinze ans de plus que toi. Ridicule.

Prête à sangloter, elle fut arrêtée par ces mots à peine chuchotés :

— L’enfant ?… On le… Quoi ?…

Mais il ne continua pas et se mit à l’étudier de son regard scrutateur.

— Je vois que tu as déjà pour ce petit des yeux d’une chienne et d’un ange gardien ! C’est bon. On le rendra heureux, Dieu garde ! Mais alors il faut presser, sans quoi je suis poursuivi pour détournement de mineure, et pourtant…

L’expression amère de son visage démentit le ton comique qu’il y mit :

— On annonce le mariage du prince Antoine Vascaride avec Mlle Roberte de Bienfaite, fille du comte de Bienfaite et de la comtesse née… (comment tu as dit ?…) Ah ! oui ! Née de Hautevue.

Et, juste avant d’ouvrir enfin ses bras :

— Si tu le consens, Roberte, et ta mère aussi, je crois donc qu’il faudra que nous invitions la maman Aubert. Qu’est-ce que tu en dis ?

Mais, la tête tombée sur la poitrine de son seul ami, la petite, en sanglots, ne pouvait déjà plus répondre.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

I 
 7
II 
 19
III 
 31
IV 
 40
V 
 52
I 
 69
II 
 80
III 
 91
IV 
 104
V 
 114
VI 
 128
VII 
 140

ACHEVÉ D’IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE MODERNE, 177, ROUTE DE CHÂTILLON, À MONTROUGE (SEINE), LE NEUF MAI MIL NEUF CENT QUARANTE TROIS.

Autorisation no 17.175