Roberte n° 10.530/2/07

VII
D’abord tant aimée en son état d’abandon, que la Coudre, refermée et silencieuse, représentât maintenant pour Roberte le tombeau devant lequel passer tous les jours ; que poser pour M. Vascaride, cette ancienne ivresse ne fût plus qu’une fatigante corvée, de tels revirements annonçaient dans quel vertige ses quatorze ans étaient entrés.
Avec le mois d’août commençaient les dix mois tragiques pendant lesquels attendre le retour de Pierre. Son principal désespoir était d’avoir repoussé les supplications du beau petit garçon. Elle se déchirait à regretter de n’avoir pas été tous les soirs enfermée avec lui dans ce kiosque où des délices l’attendaient. Rien n’est plus amer que de se répéter : « Si j’avais su ! »
De tout son être à peine pubère elle le rappelait, obsédée, hallucinée par le souvenir. Elle ne pouvait ni écrire ni recevoir de lettres. Le vide. Rester seule avec son sensuel secret, autrement lourd que les autres.
Parfois une tentation lui faisait prendre son souffle, tout en posant, pour dire : « Écoutez, monsieur Vascaride… »
Elle savait qu’il comprendrait tout. Mais, plus muet qu’elle-même, il ne l’aidait pas, et elle se taisait. Prête à lui reprocher sa discrétion adorable, la rancune montait en elle, injuste, presque de l’inimitié. Allait-elle préférer aux séances à l’atelier son travail de fille de ferme ? « M. Vascaride n’est plus gentil. C’est depuis que je pose pour lui. Je ne suis plus que son modèle. C’est triste… »
Qu’est-ce qui n’était pas triste ?
Les gens de la ferme n’avaient jamais été pour elle que des inférieurs. Ils le devenaient encore un peu plus. Toute la partie de son existence menée en leur compagnie : nulle et non avenue. Son travail solitaire du matin parmi les bêtes, les nuits mal dormies sur son grabat, cela seulement c’était vivre. Alors personne ne lui parlait, et, libre de ses songes, elle se rassasiait de Pierre, des yeux bleus de Pierre, des cheveux blonds de Pierre, de ses chandails à nuances tendres, de sa voix, de ses expressions, de ses gestes, et puis (les paupières descendues, la bouche ouverte) de son baiser, de son baiser…
Les annonces de septembre la trouvèrent pâlie, et qui continuait à grandir. À ces âges, chaque mois qui passe sculpte doucement les filles, amincit leur taille, arrondit leur gorge et gonfle leur cou. En même temps que sa statue se perfectionnait, Roberte devenait tous les jours plus belle. M. Vascaride s’en apercevait bien. Sans cesse, il reprenait son œuvre, mains frémissantes et regards fiévreux. « Il n’y a pas de raison pour qu’il finisse !… » se disait Roberte.
Sa tunique de muse, à la longue, devenait sale. Elle ne le faisait même pas remarquer. Du reste elle avait repris sa vieille robe noire pour venir aux séances. Elle n’avait plus besoin d’être coquette, ni jolie : Pierre était à Biarritz.
Pensait-il à elle ? Après se l’être demandé pendant des heures, un sursaut de conscience la réveillait. Il n’y a pas si longtemps qu’elle se posait la même question en évoquant sa mère. « Est-ce que je vais oublier maman ?… »
Comme on entrait dans octobre, un jour pareil aux autres, alors qu’elle rêvait dans le grand silence habituel, M. Vascaride s’écria tout à coup :
— Voilà ! J’ai terminé !
Les ébauchoirs volèrent à travers l’atelier. Il avait l’air de les jeter par peur de se remettre à travailler. Ses cheveux blancs étaient en tumulte, son regard un peu fou.
— Viens voir, Roberte ! Et tu me dis ce que tu penses ! Depuis des semaines elle le voyait caresser cette terre. Il lui semblait que, sa statue, il ne faisait que la recommencer toujours sans y jamais rien changer. Elle la trouvait beaucoup plus belle qu’elle-même, une interprétation flattée… une fontaine, pour tout dire.
Complaisante, elle se leva d’entre les coussins et vint se placer à côté de lui.
— C’est toujours épatant ! dit-elle.
— Tu te reconnais ?
— Je ne suis pas si bien que ça !
Les yeux noirs qui la regardaient changèrent d’expression. Ils cessèrent enfin d’être ceux du sculpteur pour redevenir humains, pour redevenir les yeux de M. Vascaride.
Cordialité, finesse, et toute une lourde mélancolie. Roberte se sentit enveloppée des pieds à la tête.
— Tu es bien plus belle que ça, Roberte !
— Oh ! non !…
— Oh ! que oui !
Le grand soupir qu’il fit lui gonfla la poitrine sous sa blouse tachée de glaise, « Le voilà bien débarrassé ! » Tout de suite après, elle pensa : « Quelle chance ! Il va redevenir gentil ! » Mais le Roumain, après avoir tiré sur sa chevelure tordue, regarda par terre et dit :
— À présent, il faut que je prenne le moulage !
Il ajouta sans relever les yeux :
— Tu es libre ! C’est maintenant fini.
L’enveloppe que, de la part de Mme Gaboureaux, il lui avait glissée dans la main en lui disant au revoir sur le seuil de Grosbois, elle la remit sans l’avoir ouverte à la mère Aubert. Son cœur était serré. Ne plus poser, voilà que c’était encore une tristesse. « Tu viendras voir le moulage d’ici quelque temps… » Rien de plus, Pourquoi M. Vascaride ne l’aimait-il plus ?
La mère Aubert, avec des gestes gauches, ouvrit l’enveloppe sous la lampe, « Dieu du ciel ! cria-t-elle (l’enveloppe contenait deux billets de mille francs et un de cinq cents) Roberte ! Ma paur’tite fille ! Est-il vrai, ça ?… »
Ses vieilles mains remuèrent les billets un moment. Elle dit enfin, honnête, mais non sans regret : « On va t’en mettre la moitié à la caisse d’épargne ».
Roberte n’essaya pas de retenir son léger ricanement.
— Oh ! non, madame Aubert ! Gardez tout pour vous. Je n’ai besoin de rien !
La bonne femme ne put comprendre ce qu’il y avait dans cette réplique. Elle se leva spontanément, entoura Roberte de ses bras, et l’embrassa sur les deux joues.
Pendant le repas du soir, elle devait la couver tendrement du regard. Ferdinand, informé, lui parlait sur un ton presque déférent. Et ce fut à partir de ce jour-là qu’elle s’aperçut, prise d’horreur, qu’il commençait à la regarder avec des yeux d’homme.
Un matin qu’elle portait son lait à Grosbois, M. Vascaride parut, en blouse, entre les guirlandes de la vigne vierge à présent toute rouge. Il l’avait guettée certainement.
— Viens ! Le moulage est donc fini !
Devant sa ressemblance comme officialisée par le plâtre, elle eut une émotion.
— Oh !… monsieur Vascaride !…
Elle avait l’impression de voir la statue pour la première fois. Un élan d’admiration la soulevait. Sur le point de se jeter comme une gamine au cou du sculpteur, elle fut arrêtée à temps par ces mots qui la glacèrent :
— Je retourne ce soir à Paris : Tu n’as plus à m’apporter le lait.
Rien d’autre ? Il s’en allait beaucoup plus tôt que d’ordinaire et pour si longtemps, et ne trouvait pas une parole affectueuse à dire. Dépitée, elle cacha son chagrin et riposta presque insolemment :
— Alors, bon voyage !
Et pirouettant dans l’atelier, elle sortit sans même lui tendre les mains.
Novembre, décembre, janvier, février… Retournée à la noire paysannerie, elle se sentait simplement maudite. Les empressements de P’tit Louis, les œillades ridicules de Ferdinand, ses essais de conversations tendres ; la considération de la mère Aubert qui ne pouvait se remettre de la générosité de l’assistée ; le marché du samedi, la messe du dimanche, les grimaces de la mauvaise saison ; les soins aux bêtes, la couture de l’après-midi, les petits ragots du village répétés aux veillées, rien à tirer de tout cela que monotonie d’une part et dégoût de l’autre ; et dépaysement partout.
C’était trop long à vivre. Jamais elle ne reverrait Pierre, encore moins sa mère perdue. Taciturne et mauvaise, elle répondait de travers à la moindre remarque, rabrouait le gosse, rabrouait le père, et, dans une fortuite rencontre avec ses contemporaines, les anciennes de l’école communale, suscita les commentaires de Brenneville par une nouvelle distribution de taloches et de mots malsonnants.
À Noël, elle avait refusé de se confesser et de communier. Elle se savait en état de péché mortel, et tenait à y rester.
Pierre, son beau péché mortel, Pierre, la seule lumière qui lui permît de ne pas mourir de désespoir…
Un premier petit soleil, au bout de février, fit dire à la mère Aubert, avec son sourire sans dents : « Nous voilà repartis du bon côté ! », parole insignifiante qui frappa Roberte comme une ravissante prophétie. Son visage sombre, à dater de ce jour, s’éclaira progressivement. En même temps que la nature, une résurrection hésitante la tirait peu à peu de la longue mort des mauvais mois. Au contraire de l’année précédente, on la voyait de jour en jour de meilleure humeur. Aux premières violettes, P’tit Louis fut embrassé. Les pommiers en fleurs décorèrent de cent mille petites corolles la matinée où, près des cages à lapins, Ferdinand lui souhaitant bonne fête pour ses quinze ans, reçut un regard aimable.
« Je vous aime bien, madame Aubert ! », s’entendit déclarer la vieille, un soir qu’elle ne faisait rien de plus que d’ordinaire.
À la première rose de juin, Roberte examina la robe à fleurs soigneusement rangée dans l’armoire à glace de la bonne femme et constata qu’il fallait l’élargir et l’allonger.
— J’allons en venir à bout toutes les deux, tu vas voir !
Les oiseaux chantaient, les aiguilles couraient, le temps se mettait au beau. « C’est le 24 qu’il arrivera, comme l’année dernière, avec toute la famille ! » M. Vascaride avant eux serait là, préludant aux joies de l’été. « Est-il vrai qu’il va travailler encore à son estatue ? » La mère Aubert ne demandait pas mieux que de revoir des billets de banque.
Les jours passèrent. M. Vascaride n’arrivait pas, pourtant. Dès le 21, Roberte, extravagante, éprouva le besoin de danser un pas avec P’tit Louis, dans l’herbage, aux éclats de rire enroués de la grand’mère.
Et, le 24, ponctuels comme dans une féerie, les habitants de la Coudre revinrent dans leur château, la grande auto plus chargée que la première fois, puisqu’ils amenaient avec eux le prince.
Roberte, hypocritement aux aguets, les avait vus. Elle se donna juste le temps d’apercevoir de loin Pierre parmi la troupe qui débarquait, et revint à la ferme en serrant à deux mains sa poitrine où le cœur battait trop fort.
Depuis dix mois, elle attendait ; mais ne pas ce soir même se jeter dans les bras de Pierre, cela lui semblait au-dessus de ses forces.
Il lui fallut cependant supporter ce dernier supplice.
Pendant son insomnie, toute la nuit elle agita des questions auxquelles elle n’avait pas encore pensé. Comment le revoir, et où ? Plus de séances de pose, aucun prétexte pour s’en aller juste aux heures où la mère Aubert lui donnait à coudre ou à ravauder. Elle avait beau se répéter : « Je trouverai bien !… » Elle ne trouvait pas du tout.
Ce fut le petit Louis, en revenant de l’école, qui l’aida, contre toute attente, à découvrir l’idée de génie.
— M’sieur Vascaride est là ! Lui faut son lait ! L’est arrivé hier avec la Coudre !
Magnifiquement menteuse, Roberte, à l’instant même, trouva :
— Alors, j’irai le voir tantôt. Il m’avait bien recommandé ça quand il est parti.
Dans sa tête elle achevait : « En rentrant, je dirai qu’il me fait encore poser cette année. Et tant pis pour ce qui arrivera ! »
— Tu vas mettre tes belles hardes !… recommanda candidement la vieille. Des fois qu’il aurait queuque visite de la haute.
Elle n’avait aucune intention d’aller chez M. Vascaride. Elle se cacherait dans le buisson où Pierre l’attendait chaque soir l’année dernière, et, s’il avait la moindre intuition, il viendrait l’y retrouver. Décidée à forger n’importe quelles histoires, elle inventerait tout ce qui lui passerait par la tête si, ce soir, elle rentrait un peu trop en retard.
Elle ne se décourageait pas. La Grande-Eau coulait à deux pas avec son bruit toujours le même. De temps en temps quelqu’un passait sur le sentier. Le ciel se couvrait, se découvrait, ombres et clartés d’en haut. Un groupe de gosses resta longtemps à jouer entre les herbes de la rive. Insoupçonnable derrière ses feuillages, Roberte les haïssait d’être là. Les ombres s’allongèrent doucement. Personne ne passa plus. Elle attendait toujours, contractée par une terrible patience. Elle avança le cou pour regarder ce qui venait sur le pont de bois, et vit Pierre Gaboureaux. Il affectait un air de flâner. Ne pas courir ! Ne pas se jeter sur lui ! Deux minutes plus tard elle était collée à lui, qui la tenait à la nuque par les cheveux, comme un barbare. Même pas le temps de se dire un mot. Tout de suite les bouches rejointes. Il y avait dix mois qu’ils y pensaient tous les deux.
Dès qu’ils purent parler :
— Roberte !
— Pierre !
Elle voulait reprendre le baiser, ventouse avide. Mais, très vite, il marmotta, la tutoyant tout naturellement :
— Sauve-toi ! Mes sœurs ont dit qu’elles me rejoignaient tout de suite. On va chez le prince, tous, pour voir la fontaine.
— Oh ! Pierre ! Alors ?… Le kiosque ?
Des deux bras il l’éloignait de lui :
— Non ! File ! Pas de kiosque ! Demain, je te dirai où… Zut ! les voilà ! Cache-toi !… Je cours.
Elle put encore gémir, de sa petite voix d’enfant : « Je t’adore ! » et le regarda bondir, silhouette vite perdue sous les arbres.
Daphnis a, depuis son absence, fait son initiation. Plus une timidité. L’hésitation est passée. Dans ses yeux bleus, le regard du mâle.
Au point où Roberte en est, il ne s’agit plus pour elle de se souvenir que sa nature bien trempée a connu l’orgueil, la hauteur, et que le commandement fut toujours de son côté. Docile et reconnaissante, elle est trop heureuse d’accepter tout ce que propose le maître de ses sens. Car elle n’est plus, détruite par la passion, que la petite brute en feu qui veut courir à son plaisir.
— Bien, Pierre !… Je passerai par la brèche du parc et je viendrai te retrouver dans la tourelle… Quelle chance que tu aies découvert ça !… Demain… Oh ! oui ! Demain… À quatre heures…
Nuit blanche, journée haletante, humeur incohérente.
En portant son lait le matin à Grosbois, elle avait eu spécialement peur de voir surgir M. Vascaride. Depuis son arrivée, elle n’était pas encore allée lui dire bonjour. Elle attendait qu’il fit signe le premier, après la façon dont ils s’étaient quittés en octobre,
Le revoir aujourd'hui l’eût laissée sans flegme pour supporter son regard qui devinait tout ; car, aujourd’hui, c’était le jour où Pierre ferait d’elle tout ce qu’il voudrait, — et tout ce qu’elle voudrait.
Heureuse de n’avoir vu personne paraître derrière la vigne vierge, elle revint à la ferme le cœur dans la gorge et marchant de travers. Elle était la petite mariée clandestine qui vit ses dernières heures avant la nuit de noces, ce mystère.
Elle ne mangea pas au repas de midi, fut debout avant la fin, « à la recherche d’une poule couvette disparue », expliqua-t-elle.
Seule le long des haies, elle leva vers le ciel où s’étageaient dans le bleu d’immenses nuages blancs, sa tête exaltée. Être une femme ! L’histoire du monde recommençait dans son cœur précoce. Elle n’avait qu’un peu plus de quinze ans, et son enfance allait se terminer tout à l’heure. Pour elle-même, elle murmura :
« C’est chic, la vie ! »
Les semaines passaient dans une ivresse grandissante. Roberte et Pierre. La belle saison n’était si belle que pour eux deux. Les couleurs des heures, les formes des nuages, les coups de soleil, les orages, toutes les aventures du ciel et de la terre n’étaient que le décor de leur amour. Dix-huit ans et quinze ans, ils avaient le même âge que la nature à sa période épanouie. Tout le bonheur des beaux mois, c’était leur bonheur extériorisé. Parfait accord, équilibre miraculeux.
Cependant leur audace, à mesure que l’été s’avançait, leur faisait perdre toute notion des risques affrontés. Roberte alla jusqu’à se lever une fois en pleine nuit pour rejoindre son amant à la tourelle. Un décor de démolitions, un lit de foin, un bout de bougie — ils étaient heureux.
Même M. Vascaride, absorbé par sa fontaine, qu’il travaillait à présent dans le marbre, ne sembla pas, quand elle le revit enfin, remarquer les yeux qu’avait Roberte, l’expression conquérante de son petit visage, et combien elle embellissait encore. « Ils sont tous trop bêtes !… » riaient parfois les deux petits en se retrouvant.
La fin d’août. Elle se dépêche, furtive, se glisse par la brèche, écarte les verdures, gratte à la porte moisie qui, toujours, fait crier ses ferrailles quand Pierre l’entr’ouvre pour qu’elle passe.
En pleine après-midi le crépuscule est installé déjà dans ces murs ronds que fendent quatre meurtrières.
— Roberte !
— Pierre !
Il l’a déjà contre lui, brutalement attirée comme il fait toujours. Mais, pour la première fois, elle se redresse sans continuer le long baiser d’accueil.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu as ?…
Elle le regarde avec le sourire émouvant de ses quinze ans, tout un rêve resté dans ses longs yeux cernés. Elle a passé sa nuit, ne pouvant plus dormir après cette découverte, à construire le beau conte qui, si vite, va devenir réalité.
Puisqu’il est impossible de faire autrement, sûre à présent d’être aimée pour elle-même, elle va, dans un instant, raconter au prince Charmant l’histoire de la petite Peau d’âne qu’il tient dans ses bras. Après tout, la famille Gaboureaux, une fois les ténèbres éclaircies et les étonnements passés, ne pourra qu’être fière d’allier sa roture à l’un des plus vieux noms de l’aristocratie, puisque les nouveaux riches sont comme ça.
— Mais, d’abord elle veut se faire plaindre et câliner. Et puis, quand ’ils seront en pleine émotion, elle lui révélera son nom, et ce sera si gentil de voir sa surprise et sa joie, et l’amusement qu’il aura de l’appeler sa petite femme.
— Pierre ?
— Eh bien quoi ? Mais parle, à la fin !
Cette expression dure, ces sourcils froncés, elle ne connaît pas encore cela. Vite elle le dit pour ne plus voir, dans la pénombre, ce visage qu’elle n’avait jamais vu.
— Non ! ne me regarde pas comme ça ! Je ne viens pas t’annoncer que j’en aime un autre. Mais voilà ce qui arrive mon pauvre chéri : je suis enceinte.
Il recula si violemment qu’elle faillit tomber.
— Ah ! N… de D… ! Enceinte ?
— Mais, Pierre.
Les poings fermés, piétinant de terreur, l’adolescent, qui n’osait crier, hacha sourdement :
— Enceinte ?… Une mineure ? Enceinte ?… Mais je suis foutu, moi ! Je suis foutu !
Pétrifiée, elle le vit, en pleine lâcheté, tourner sur place, se prendre les pieds dans le foin, se retenir au mur. Il ne pouvait même plus parler. Elle distingua la sueur qui coulait sur ses joues de cuivre rose. La main à la gorge, il semblait prêt à mourir d’une embolie.
Sa voix, enfin, parvint à se faire jour :
— Va-t’en ! Va-t’en ! Mais va-t’en !
— Qu’est-ce que tu as dit ?
Il bredouilla, la bouche tremblante et parlant trop vite :
— Écoute ! Je te donnerai dix mille francs… Plus, si tu veux. Je peux me procurer ce qu’il faut. Mais arrange-toi pour que personne ne sache rien. Débarrasse-toi de ça… Enfin, fais ce que tu voudras. Dix mille francs… Mais que je ne te revoie jamais, jamais !… Tu as compris ?
Elle dut faire un mouvement. Il ricana :
— Si tu ne sais pas t’y prendre, eh bien ! tu mettras le gosse aux Enfants trouvés. Ça ne t’a pas si mal réussi, à toi ! Car, tu faisais la mystérieuse, mais il y a longtemps que je le sais, hein ? Tout le monde le sait dans le pays, d’abord !
Un instant encore avant de s’enfuir, Roberte resta là droite et pâle, immobile et muette, longue figure d’une autre époque entre les cheveux aux enfants d’Édouard, le revenant même de la vieille tourelle. Elle avait compris. La hideuse peur à laquelle elle assistait venait, comme un monstre tout à coup dressé, d’étrangler d’un seul coup l’amour du Prince Charmant — et le sien.
Sentant qu’il allait, au bout de quelques secondes, s’élancer derrière elle pour la rattraper, sitôt la brèche passée elle prit son élan le long des derniers arbres du parc. Arrivée à la route, le galop tragique s’arrêta court. Il fallait dépister la poursuite. Au lieu de choisir la direction de la ferme, elle repartit dans l’autre sens. Ses pensées s’entrechoquaient au rythme de la course. « Il doit croire que je vais tout raconter pour me venger… Maman… Tante Marie. Les hommes sont tous des canailles et des assassins… J’irais bien plus vite avec ma vieille robe noire… Non ! Il n’est pas encore derrière moi… »
En prenant le pont de bois, elle dut s’arrêter un instant pour rattraper son souffle. La Grande-Eau passait sous elle, éternelle et régulière, agitant le noir reflet de ses rives, parmi des ronds dansants de soleil.
Avoir le courage d’enjamber la balustrade, et tomber là-dedans ! Adieu la vie, l’affreuse vie, drames du passé, drames de l’avenir, pires que le reste ! Enceinte à quinze ans. Un enfant. L’enfant d’une pupille de l’Assistance…
« Naturellement, il va me chercher aussi par ici ! Où me cacher ?… Oh ! tant pis pour tout ! »
Grosbois dans sa vigne vierge. Juste la porte à pousser, traverser le salon, aller droit à l’atelier.
Sa gouge dans la main, penché sur son marbre, M. Vascaride releva la tête au bruit de cette entrée brutale.
— Roberte !
Restée sur place, haletante, elle le regardait. Il jeta son outil, se précipita, la prit aux épaules :
— Tu as donc des yeux d’un démon, Roberte ? Il y a du malheur ?
Une voix blanche répondit :
— Oui, monsieur Vascaride…
— Assieds-toi… Tiens, là, sur la selle. Veux-tu du vin ?… Quelque chose ?…
Elle fit signe que non. Courbé sur elle, il lui tenait la main, surveillant l’évanouissement.
Elle leva ses yeux sans larmes sur ce visage foncé, ces cheveux orageux et blancs, ces prunelles de nuit et de feu qui ne lui rappelaient que distinction, courtoisie, bonté. Sa voix faible articula :
— Monsieur Vascaride, je suis enceinte !
Elle sentit passer son sursaut :
— Oh ! le goujat !
Mais, tout de suite, avec douceur :
— C’était allé si loin, Roberte ? Je croyais seulement le flirt.
Il lui lâcha la main et se mit à marcher de long en large dans sa grande blouse de travail. Sans changer de pose, assise et les bras inertes, Roberte fixa le carrelage et, presque monotone :
— Monsieur Vascaride, je suis la fille du comte Robert de Bienfaite. Ma mère est Solange de Hautevue. Mon père l’a abandonnée quand j’avais deux ans. Nous sommes tombées dans la misère. Maman n’avait plus toute sa tête. Alors une des amies qui me détestait l’a emportée dans une clinique et m’a fait mettre à l’Assistance publique. Voilà. Alors il est arrivé… ça ! Pierre vient de m’insulter. Tout est fini. Je sais ce qui il est, maintenant. Alors je suis venue vous trouver, monsieur Vascaride…
Il s’était arrêté pour l’écouter, attentif et hochant lentement la tête. Il vint en deux pas souples s’asseoir à côté d’elle sur le bord de la selle.
— Et moi, dit-il, j’ai quitté Bucarest quand j’avais dix-sept ans, parce que je voulais la sculpture et qu’ils ne voulaient pas. J’ai d’abord vécu en Russie. Et puis pour arriver à Paris à pied, j’ai dû manger comme ça pouvait. J’ai été portefaix, valet de ferme, chauffeur, aide-maçon ; garçon de courses. N’importe quoi, c’était égal. À Marseille, j’ai déchargé des bateaux. À Nice, j’ai fait la photographie ambulante sur la promenade des Anglais. Défendu. Quinze jours de prison. Ensuite, j’ai eu pleurésie, à l’hôpital. J’ai pu servir chez un mouleur, à Lyon. Enfin, c’est Paris. J’ai fait le modèle, j’ai trouvé un artiste, un maître qui m’a compris. Tu sais, j’étais Antoine, c’est tout. Mais j’avais donc appris la vie du pauvre monde. C’est mieux que baccalauréat.
Il passa sa main sur sa mâchoire maigre, rêva quelques instants et reprit :
— Alors, quand le talent est venu, et les journaux, et que le nom est sorti, je suis redevenu le prince pour les nouveaux riches comme ceux de la Coudre, parce que ça paie bien mieux que le talent.
Tout à coup, sous le nez en bec d’aigle, son charmant sourire lui retroussa les lèvres.
— Voilà toi et moi, Roberte et Antoine, deux gueux sur les routes ; et on se retrouve à Grosbois, Calvados.
— Oh ! monsieur Vascaride !
Elle vit de tout près les yeux de flamme noire. Nez à nez avec elle, il lui tordit les poignets au point qu’elle fit une exclamation.
— Et c’est au petit mufle que tu as tout donné !
Reculée, effrayée, elle essayait de se dégager. Il la lâcha brutalement, et se leva.
— Tu n’as donc pas senti comment je suis jaloux de toi ?…
— Jaloux de moi ?…
— Elle ne sait pas que je l’aime !… cria-t-il dans un mouvement de fureur.
Mais, sans lui laisser faire un geste, il revint vivement se mettre près d’elle, et cette fois, parla presque bas…
— Pardonne-moi ! Je t’ai fait mal… Mais écoute ! Tu restes, avec moi, Roberte ! On vend Grosbois, et on s’en va.
Elle avait ouvert grande la bouche, et le regardait.
— Ça t’étonne tant ?
Une tendresse passa dans sa voix mordante et douce.
— 10.530 ! Je n’ai jamais oublié ! Ah ! tu étais si gentille avec ta petite tête droite, toi ! Je me sentais donc ton père. Et puis, tu es devenue si belle. Alors j’ai aimé. Avec quinze ans de plus que toi. Ridicule.
Prête à sangloter, elle fut arrêtée par ces mots à peine chuchotés :
— L’enfant ?… On le… Quoi ?…
Mais il ne continua pas et se mit à l’étudier de son regard scrutateur.
— Je vois que tu as déjà pour ce petit des yeux d’une chienne et d’un ange gardien ! C’est bon. On le rendra heureux, Dieu garde ! Mais alors il faut presser, sans quoi je suis poursuivi pour détournement de mineure, et pourtant…
L’expression amère de son visage démentit le ton comique qu’il y mit :
— On annonce le mariage du prince Antoine Vascaride avec Mlle Roberte de Bienfaite, fille du comte de Bienfaite et de la comtesse née… (comment tu as dit ?…) Ah ! oui ! Née de Hautevue.
Et, juste avant d’ouvrir enfin ses bras :
— Si tu le consens, Roberte, et ta mère aussi, je crois donc qu’il faudra que nous invitions la maman Aubert. Qu’est-ce que tu en dis ?
Mais, la tête tombée sur la poitrine de son seul ami, la petite, en sanglots, ne pouvait déjà plus répondre.