Éditions du Livre moderne (p. 128-139).
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VI

Avec son tempérament, elle s’étonnait elle-même du grand honneur qu’elle faisait au jeune Gaboureaux en acceptant de le retrouver tous les soirs après la pose.

Il avait peut-être cru d’abord que son aventure avec une pauvre enfant de paysans, même déguisée en fontaine, serait rondement menée et remplirait d’émotions les ennuyeuses vacances de la Coudre. Mais il ne devait pas attendre longtemps avant de subir l’ascendant de cette petite fille difficile.

À dix-sept ans, il est grand temps de devenir un homme. Cependant, intact encore, cette pureté le laissait timide et balbutiant, alors que celle à laquelle il s’attaquait ne pouvait en rien l’aider dans des débuts embarrassants.

Pourquoi la choisir ? Avait-il, sans le savoir encore, le goût des complications, ou si l’enthousiasme du prince Vascaride l’influençait ?

Le prince Vascaride est le grand héros de la Coudre. Son prestige fascine la famille. Lors de la présentation de la petite Aubert, laveuse de vaisselle, on s’est vraiment demandé s’il ne devenait pas fou. Mais, à la vue de Roberte transformée en créature de légende et posant pour cette statue, les yeux du château se sont ouverts, et particulièrement ceux de l’éphèbe anxieux. Il découvre que le sculpteur ne se trompait pas : la pauvre enfant de paysans représente, contre toute logique, un être rare, une enviable conquête. Et maintenant qu’il en est vraiment épris, le beau gamin va s’apercevoir que, nonobstant son attitude tout de suite favorable, elle ne se laissera pas si aisément faire qu’il le pensait.

Le lendemain de leur première rencontre, juste au même point du sentier riverain, elle l’aborda la première avec ces mots :

— Venez ! Ce n’est plus par là que je rentrerai, maintenant. On y croise trop souvent des gens. Il y a une route plus longue, mais personne n’y passe.

Où l’emmenait-elle ? C’était elle qui donnait les ordres. Il crut que, dans un instant, elle serait à lui. Les amours allaient vite avec cette mineure. Ce n’était peut-être qu’une petite coureuse ? Il remarquait qu’elle portait une robe nouvelle, modeste toile à fleurs, mais gentiment à la mode. Il ne pouvait deviner qu’elle venait de l’acheter le matin même aux Nouveautés de Brenneville, après bien des paroles pour convaincre la mère Aubert. (Tiens ! Tiens ! avait dit le prince sans rien ajouter de plus.)

Ils marchaient côte à côte, et le garçon n’osait encore prendre le bras de cette servante de quatorze ans qui portait si haut la tête, et, de profil, l’écrasait d’un regard singulièrement impérieux.

— Vous êtes belle, dit-il.

Elle n’était pas encore habituée à cette idée. Elle sourit et répondit :

— C’est vous qui êtes beau !

— Vous trouvez, vraiment ?

— Oui !

— Oh ! tant mieux !

Enhardi, parlant bas, bien qu’ils fussent seuls dans le couchant :

— Vous savez, je vous achèterais bien une belle bague ! J’ai tout l’argent que je veux. Mais ça vous serait impossible de la porter, probablement !

Il ne lui faisait pas plaisir. Il la froissait, au contraire, terriblement. Mais il était si joli dans son bleu pâle, avec ses cheveux flammés au vent, personnage moderne aussi séduisant que les belles histoires, qu’elle aimait mieux n’avoir pas entendu.

Cependant il reprit, obéissant à sa race :

— Vous aimeriez l’avoir la belle bague ?

— Non ! fit-elle brutalement.

Il resta saisi, mais recommença vite :

— Et de l’argent ? Je peux vous en donner, si vous en voulez !

Pendant une seconde, le destin fut en suspens entre eux, car Roberte faillit le planter là, disparaître, et ne jamais le revoir.

Un rayon rouge, dans le beau soir de juillet, passa par les arbres et vint illuminer comme spécialement le visage de l’adolescent. Roberte, qui s’était, hostile, arrêtée court dans sa marche, ferma les yeux, les rouvrit. Son cœur se gonfla d’admiration pour cette beauté masculine tout à coup sacrée par un rayon du ciel : « Je l’aime !… » pensa-t-elle.

— Écoutez-moi ! Je vous trouve bête de me parler comme vous le faites. Votre argent, ça m’est bien égal. C’est vous qui me plaisez, alors ?…

Il sentit qu’il venait de faire fausse route.

— Roberte… osa-t-il.

— Quoi, Pierre ?

— Pardonnez-moi ! Je ne vous connais pas encore, n’est-ce-pas ?

— Moi non plus, je ne vous connais pas…

Fallait-il l’embrasser pendant qu’elle lui faisait ces yeux-là ? Non. Elle reprenait sa marche, avec un air de se dépêcher tout à coup. Il la suivit, cherchant ce qu’il fallait dire pour la satisfaire.

— Maman trouve, commença-t-il, que vous avez toutes les manières d’une jeune fille du monde.

Il ajouta lourdement :

— Comment ça se fait-il ?

Voyant qu’elle ne répondait pas, il continua (tout le monde n’est pas Antoine Vascaride) :

— Vous avez peut-être été élevée dans une bonne pension ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire, gronda-t-elle, ce que dit votre mère ? Ne vous occupez donc pas de ça !

Irritée, elle avait envie de le souffleter, comme les petites filles avec lesquelles elle jouait autrefois. Il dut surprendre une lueur mauvaise dans son regard et prit le parti de la suivre sans plus rien dire. Il commençait à se rendre compte qu’elle n’était pas commode. Que fallait-il faire, à la fin ?

Ils veulent jouer les grandes personnes, être un couple amoureux qui se retrouve le soir et sont à deux doigts d’une dispute de gosses.

Sur ce petit chemin désert, ils avançaient de plus en plus rapidement.

— Il y a là un bosquet, dit Roberte tout à coup, avec un vieux kiosque qui ne sert à rien.

La réplique s’imposait, cette fois.

— Alors, entrons-y !

— Justement ! fit-elle avec tranquillité.

Sa conception de l’amour, cette nouveauté précocement apparue dans sa vie d’enfant, n’allait pas au delà des anciens contes bleus de tante Marie ou de maman.

Dès qu’ils se furent introduits dans le kiosque dont la porte à moitié démolie céda vite, elle s’assit sur le banc circulaire qui tenait encore, dans l’ombre et, baissant la voix, ordonna :

— Venez vous asseoir à côté de moi.

C’était maintenant qu’il devait lui dire de jolies choses. Elle attendit. Il chercha d’abord sa main et la serra fort. Il avait peur de se tromper. L’amenait-elle là dans l’intention de se donner tout de suite à lui ? « Si je la prenais dans mes bras ?… » Une panique le saisit. « Il faudrait un lit… »

— Alors, vous me trouvez belle ?…

— Oh ! oui, Roberte !

— Qu’est-ce que j’ai de beau ? Dites-moi !

— Tout !

— C’est drôle, ça ! Moi, je ne trouve pas !

Il lui caressa le visage, tout doucement. Il ne la discernait presque plus.

— Vous avez ça, d’abord…

Elle chuchota :

— Quoi encore ?

— Vos mains…

Il les souleva toutes deux ensemble, pour les embrasser. M. Vascaride avait dit : « Et ça ?… Est-ce beau ? Est-ce pur ? » Dès que ses lèvres montèrent le long des bras, les manches de la robe étant courtes, elle se dégagea d’instinct. Mais il s’enflammait, lui, cherchant à la prendre par la taille :

— Votre corps…

Elle sentit peut-être une mollesse l’envahir. Avertie, elle se leva d’un bond.

— Il faut que je rentre ! On va se demander à la ferme ce que je deviens !

Mais c’était un homme qui la retenait maintenant !

— Non ! Non ! Restez ! Il faut que vous restiez ! Ils luttèrent, sauvages. Elle parvint à s’échapper. Et, comme il la rejoignait dans le sentier, elle eut l’étrange sensation d’avoir peur de lui.

La mère Aubert crut sans difficulté que la pose avait, aujourd’hui, duré plus de temps que d’ordinaire.

— Et ce sera probablement comme ça tous les jours, maintenant !

Roberte avait hâte d’aller se coucher. Dans son lit, au fond des ténèbres du réduit, elle essaya de rassembler ses idées. Où allait-elle avec ce petit, ce fils de nouveaux riches, cet ennemi de tout ce qu’elle aimait ? Ce qu’elle faisait n’était pas bien, elle le savait. Et tout cela ne lui ressemblait pas. Elle se sentait quand même trop petite pour s’engager dans une histoire d’amour. De plus, quelles imprudences ! Quelqu’un finirait par les surprendre sur les routes. La mère Aubert et Ferdinand seraient avertis. Les gens de la Coudre aussi. Des drames.

Que faire contre cela ? C’était incompréhensible, mais déjà si véhément qu’elle ne pouvait plus rien empêcher. L’idée de le revoir demain la transportait. C’était quelque chose comme ses irrésistibles impulsions, à Hautevue, quand elle se jetait sur le piano pour improviser. Cependant elle était sûre de ceci : jamais plus elle ne retournerait dans le vieux kiosque avec Pierre. Ils parleraient tous deux le long des routes et ce serait suffisant pour la rendre heureuse. Et, quand il recommencerait à dire des choses qui lui déplaisaient, elle le rembarrerait comme elle avait fait tantôt, voilà tout.

Une seule pensée la tourmentait encore. Elle avait peur du regard de M. Vascaride. Il lisait à travers votre tête. Il ne serait pas satisfait de cette folie, certainement. « Tant pis ! » se dit-elle. Et ce fut là qu’elle s’endormit.

Pierre Gaboureaux ne la laissa pas, à leur troisième rencontre, prendre la première la parole :

— Nous allons au kiosque, n’est-ce pas ?

— Non, dit-elle.

Quelle promenade ! Il était pourtant plus beau que la veille encore, dans un nouveau chandail couleur de perle. Mais il ne parla pas d’autre chose que du kiosque tout le long des routes et des chemins. « Vous n’êtes pas amusant, vous savez ! Puisque j’ai dit non, c’est non ! » Rouge de déception, il insistait : « Pourquoi ? Mais pourquoi ne pas aller dans le kiosque ? »

Et quand ils passèrent devant, ils faillirent se battre, tous deux tremblants de colère et les yeux étincelants.

Y mit-il de la méchanceté, le lendemain ? C’était sa vengeance.

— Vous ne savez pas ce qu’on dit ?

— Non.

Il fit durer son plaisir de la voir si troublée.

— On raconte tellement de choses dans les petits pays comme ici !

— Mais qu’est-ce que c’est donc qu’on raconte ?

— Que vous n’êtes pas la fille des Aubert.

« Il le sait ! » pensa-t-elle, verte d’émotion. Allait-il la rejeter, maintenant qu’elle n’était plus que le numéro 10.530 ?

— Est-ce vrai, ça, Roberte ?

— Peut-être… Et ensuite ?

— Et ensuite ?… On dit que vous êtes la fille naturelle de M. Vascaride.

Elle aurait dû retenir son éclat de rire, laisser croire cette absurdité. Son honnête gaieté détruisait du coup une magnifique légende.

— Alors, qu’est-ce que vous êtes ?

Elle fut plus pâle, un peu.

— Je suis Roberte.

Et, pleine de cette hauteur qui lui était si naturelle :

— Ça ne vous suffit pas ?…

Il s’arrêta de marcher pour le dire :

— Si !…

Le bleu de ses yeux filtrait entre les cils blonds. C’était un regard trouble, et si tendre qu’elle en fut tout oppressée.

— Vous êtes gentil… murmura-t-elle.

Aussitôt, sur le ton d’un enfant gâté :

— Alors, dites ? Nous allons au kiosque ?

Mais elle trouva le moyen de résister encore ce soir-là, cette fois sans le fâcher ni se fâcher.

Il fallait bien accepter la loi telle qu’elle la lui imposait. Cette fillette à la fois inaccessible et passionnée, mystérieuse et si directe, il en devenait simplement fou. De ses déclarations de plus en plus brûlantes, Roberte revenait saoule de bonheur. Elle ne demandait rien de plus à l’amour, n’étant pas encore parvenue jusqu’à la sensualité. Cependant son regard changeait déjà. Ce n’était plus tout à fait celui d’une enfant. M. Vascaride avait des façons de l’étudier, pendant qu’elle posait, qui révélaient de sa part quelque divination de la vérité. La seule parole qu’il se permit un jour fut :

— C’est donc Bien curieux que le petit Gaboureaux ne revient jamais à l’atelier, lui qui voulait tant me voir dans le travail !

Roberte se crispa tout entière pour ne rien montrer et répliqua tout aussitôt :

— Tiens ! Vous l’avez si bien reçu la première fois qu’il n’a pas osé revenir !

À l’expression du Roumain, elle fut sûre qu’il allait lui demander, moqueur : « Il te l’a dit ?… » Mais il reporta les yeux sur son modelage, et se tut.

La statue se précisait, élégante et forte. M. Vascaride recevait sans cesse des messages de la Coudre. Il n’y répondait même pas.

— Ils veulent que je travaille pour eux, et que j’aille, en même temps, à leurs réceptions… C’est bien des idées de millionnaires !

Juillet se termina sous des pluies. Roberte, les matins, reprenait son capuchon d’hiver et ses sabots pour patauger dans l’herbe. Au moment de mettre sa robe à fleurs pour aller chez M. Vascaride, elle entendait tous les jours la même remarque : « De dire que tu vas ruiner ce gentil morceau de toilette au lieu de garder ça pour le dimanche ! »

— Mais puisque je ne vais plus qu’à la messe basse ?

Car elle avait pris cette habitude à seule fin de ne pas voir, même de loin, la famille Gaboureaux dans son banc. P’tit Louis en restait consterné. De plus en plus, sa Roberte lui échappait.

Ce soir-là, sous une fine pluie, Pierre Gaboureaux sort précipitamment de son buisson, s’avance sur Roberte et lui serre durement les poignets.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Roberte ! Roberte !… Nous partons demain pour Biarritz ! Papa et maman ont décidé ça tout d’un coup !

— Qu’est-ce que vous dites, voyons ?…

Sur le point de s’évanouir, elle veut essayer de rire.

— Oh ! Roberte ! Ce n’est pas possible ! Ne plus vous voir ! M’en aller !… Mais ils me le-paieront !

Elle l’entraîne sous son parapluie de coton. Ils ont l’air, dans l’ombre qui tombe plus vite, de fuir devant le malheur menaçant. Leurs pieds clapotent. Les routes sont sinistres.

Un quart d’heure plus tard, prêts à sangloter tous les deux, ils sont réfugiés dans le kiosque interdit. Dernier soir ! La tête renversée sur le bras de l’adoré, Roberte, pour la première fois, reçoit son baiser en pleines lèvres, frisson insoupçonné, de quoi hanter ses jours et ses nuits pendant tout le temps qu’il sera parti.