Éditions du Livre moderne (p. 114-127).
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V

Il y avait presque une semaine que, tous les jours, après le déjeuner, elle partait, endimanchée, pour la séance de pose.

La matinée passait fébrilement. Elle y vivait comme de coutume sa vie de servante de ferme, mais toute tendue vers le moment où, vêtue de la longue draperie blanche qui remplaçait ses vêtements pauvres, elle entrerait dans le rêve d’un artiste.

M. Vascaride lui-même avait trouvé cette image quand, le premier jour, ouvrant sa porte étouffée de vigne vierge :

— Bonjour, Roberte ! Tu vas passer dans mon petit salon pour changer de robe, pendant que j’attends à l’atelier. Jusqu’à ce soir tu n’es plus la petite de la ferme Aubert, mais tu es donc l’inspiration du sculpteur.

C’était comme lorsque, jadis, maman récitait des vers. Maman eût été bien heureuse de voir, vrai conte de fées, sa méchante fille transformée en muse. Roberte s’attendrissait en y songeant.

Arrivée dans ce petit salon, si simple pourtant, elle se retrouvait à sa place. Une tapisserie ancienne, quelques beaux objets et vieux meubles et jusqu’à cet arbre généalogique qui ressemblait de loin à celui des Bienfaite (tante Marie n’avait jamais obtenu de Roberte qu’elle le récitât entièrement par cœur), même la poussière et le désordre de cet intérieur de célibataire sans domestique, tout, à Grosbois, lui rappelait, avec un ravissement douloureux, qu’avant d’être le numéro 10.530, elle avait eu sa maison, son nom, sa famille.

Attardée à déchiffrer le précieux tableau si vivement colorié d’une grappe de blasons et surprise par le sculpteur impatient, elle sursaute au bruit de la porte ouverte.

— C’est à ça que tu t’amuses pendant que je t’attends ? Qu’est-ce que tu comprends à ça, je demande ?

Étonnée de son ton impérieux, froissée par son ironie, elle s’est cabrée, imprudente, irréfléchie.

— D’abord, je vois très bien que votre écu à vous n’est pas français, et puis qu’il y a dans votre arbre celui-là qui est allemand et celui-là qui est polonais ou russe. Et puis vos pièces honorables…

Arrêtée net, elle crie avec colère, pour masquer son trouble :

— Allons poser, puisque vous êtes si pressé !

Devant son jeune visage hagard, le Roumain ne dit plus un mot. C’est un de ces silences dont il est coutumier et pendant lesquels tout ce qu’il tait semble chargé de mystères.

— Garde ton secret, Roberte, prononce-t-il enfin.

Il se rapproche d’un pas et, presque bas :

— Moi aussi j’ai mes secrets, et moi aussi je les garde.

Une seconde de confrontation, les yeux dans les yeux. Quelques minutes plus tard, dans l’atelier, ancienne grange, rude décor du sculpteur, il a repris son sourire si fin et si bon, et Roberte son impassibilité. La pose a été trouvée du premier coup. Allongée sur un tréteau parmi de vieux coussins, les bras et les pieds nus dans sa longue robe, le modèle s’immobilise, et l’artiste travaille.

Longuement, alors que tous deux se taisent, la petite digère son imprudence. Elle a laissé passer quelque chose de ses origines dans d’intempestives paroles. Plutôt mourir que de révéler qui elle est, après être tombée si bas. Ô charmante pudeur de M. Vascaride ! Celui-là pourrait tout savoir et ne la trahir jamais.

Elle le regarde travailler, en blouse écrue, ses ondulations de neige vite revenues à leur sauvagerie naturelle, les mains engluées de terre grise, la flamme aux yeux. Elle voit, d’après les gestes qu’il fait, son propre corps naître, moins grand que nature, sous des doigts passionnés. Un autre souci commence. « Je n’ai pas les pieds bien propres… Les ongles de mes mains sont plutôt noirs… » Elle voudrait cacher sous sa tunique blanche ces petites hontes. À partir de demain, elle soignera mieux sa toilette de l’aube.

Le temps s’allonge, et la fatigue commence. La merveilleuse aventure, si vite déroulée, qui l’arrache à sa déchéance, elle a le loisir de la ressasser indéfiniment. M. Vascaride, qui ne regarde qu’elle, semble en même temps ne plus la voir. C’est qu’il n’est présentement question que de sa forme. Elle n’est plus une petite fille énigmatique, attachante, mais un objet d’art à copier. Même l’ankylose qui la gagne, le sculpteur ne la devine pas. Sans pitié pour lui-même et pour elle, il lutte à coups de poing avec sa glaise, le souffle court, et piétine dans la poudre de plâtre et les flaques d’eau du carrelage, allant de temps à autre reprendre de l’argile dans la cuve, allongeant en rubans humides des boulettes pétries entre ses paumes brulantes, et ses lèvres serrées ne sourient plus.

Elle était si fatiguée, le premier soir, en rentrant à la ferme, que la mère Aubert s’inquiéta. P’tit Louis la regardait avec des yeux malheureux. C’était son chagrin qu’en pleines grandes vacances on le privât de sa Roberte de l’après-midi, contemplée indéfiniment pendant qu’elle cousait.

M. Vascaride m’a dit que je pourrions venir quand que ça serait notre fantaisie pour voir comment que ça se passe… remarqua la bonne femme d’un air soupçonneux. Ai bien l’idée d’y aller demain au bas de la journée !

Et, le lendemain, jour de la seconde pose, elle se présentait, avec le petit Louis dans ses jupons.

Bouche bée, les deux s’immobilisèrent dès le seuil de l’atelier. Ils avaient cru pénétrer dans un monde de richesses insoupçonnées, surtout depuis qu’ils savaient aller chez un prince. Et voici qu’on les introduisait en plein gâchis, dans cette espèce de charreterie où M. Vascaride ressemblait beaucoup plus à un maçon qu’à un grand seigneur.

— Hélas !… ne put retenir la vieille, une main sur la bouche.

Mais elle se remit vite, s’approcha pour regarder l’ébauche déjà significative, et, s’efforçant d’être aimable, déclara : « J’en ferais pas autant ! » ce qui, pour les primaires, est un grand compliment.

Ensuite, elle sourit à Roberte, et dit :

— T’as la façon d’une première communiante, avec ta robe !

Puis, voyant que le sculpteur n’avait pas le temps, aujourd’hui, de bavarder avec elle, délicate, elle prit congé, confondue en salutations, bien rassurée sur le sort de la petite, après tout.

Ayant eu l’air de ne rien remarquer, M. Vascaride, sitôt la porte refermée, murmura pourtant avec ce retroussis des lèvres qui lui était familier :

— Le pauvre petit garçon est amoureux de toi. Tu fais des malheureux, Roberte !

Mais, repris par l’inspiration, il retourna tout de suite à son silence acharné.

La seconde semaine de pose commençait. Toute la Coudre protestait. On ne voyait plus le prince. Il était impossible que continuât un tel régime. Roberte l’apprit en arrivant ce dimanche-là.

— Nous allons avoir la visite de la famille complète des Gaboureaux, aujourd'hui. C’est tout à fait affreux, mais enfin, que faire ? J’ai préparé le samovar et les gâteaux. Tu m’aideras à servir. Ils viennent voir si leur fontaine elle avance. On ne peut pas empêcher.

Nerveux jusqu’à l’arrivée, il poussait de grands soupirs agacés tout en se dépêchant autour de sa selle. Roberte, rembrunie, n’aimait pas non plus cette visite, et surtout ce thé. Ces gens du château seraient formalisés d’y voir invitée avec eux la petite de la ferme. S’ils avaient su qu’elle n’était même pas la petite de la ferme !

— Monsieur Vascaride ?…

Jamais elle ne l’interrompait dans son hallucination.

— Quoi ?… Qu’est-ce que tu as ?

— J’aimerais mieux m’en aller avant le thé ?

Puisqu’il devinait toujours tout, c’était bien inutile de lui rien expliquer. Du reste, il répondit aussitôt :

— Tes raisons sont donc tout à fait mauvaises. Je veux que tu aies le goûter comme eux, et tu vas rester avec nous.

Le bourdonnement de la voiture les fit désagréablement sursauter tous deux. M. Vascaride s’essuya les mains à un vieux torchon, et tout le château fit son entrée, père, mère, beau-frère, les deux filles et le fils. Un flot de paroles bouscula le long silence laborieux, un chatoiement de costumes d’été se répandit parmi l’austérité des moulages, entre les petites mares d’eau, les linges humides, le seau, l’éponge et la cuve de glaise. Aucun siège à offrir.

Aussi stupéfaits que la mère Aubert, les visiteurs, qui pénétraient pour la première fois dans un atelier de sculpteur, firent de leur mieux pour ne rien laisser paraître.

À peine un coup d’œil sur la statue commencée, et les exclamations partaient :

— C’est admirable !… Quelle belle chose !… Oh ! prince, que c’est bien !… Votre chef-d’œuvre !

— Reculé devant l’invasion, le sculpteur plissait ses yeux noirs, retroussait sa bouche amincie.

— Oh ! pas si vite ! Pas si vite !… On ne sait pas encore ce que ce sera !

— Ce sera l’œuvre d’un grand maître !… s’écria Mme Gaboureaux, puisque ce sera signé Antoine Vascaride !

— C’est déjà presque aussi beau que votre Source du mystère, continua le mari.

Tout doucement, le prince rectifia :

Le Mystère des sources

— Oui, enfin !…

Les deux jeunes filles battirent des mains.

— Et ce sera dans notre parc !

— Fait exprès pour nous !…

Le fils, lui, ne disait rien. Ce n’était pas la statue qu’il regardait, c’était Roberte.

Grandie par sa robe et, puisqu’elle gardait la pose, allongée sur ces coussins, elle n’était plus une fillette, mais une jeune fille, plus une petite paysanne, mais une romantique demoiselle aux pieds de marbre, aux longues mains patriciennes, et le style de son visage et de toute sa personne prenait son vrai sens parmi les blancheurs qui l’enveloppaient.

Immobile et froide, elle n’avait même pas salué quand la famille était entrée. Le regard insistant du jeune garçon ne lui fit pas détourner le sien. Tranquillement, elle le fixa comme il la fixait. En chandail bleu pâle aux manches courtes, décolleté comme une fille, ses dix-sept ans cuits au soleil arboraient un teint de cuivre rose sous des cheveux châtains brûlés jusqu’à la dorure, et ses yeux bleus avaient de longs cils blonds qui les voilaient comme d’une brume légère. Déjà large d’épaules, beau petit sportif encore si jeune qu’on soupçonnait qu’il pouvait parfois rougir, mais la petite de Bienfaite n’avait vu de garçon de ce modèle. Ceux qu’elle avait pu croiser sur les chemins depuis qu’elle était au monde, ou bien le vilain Ferdinand ou même M. Vascaride (qu’elle trouvait laid), tous ces échantillons masculins servaient présentement de repoussoirs au Prince Charmant qui la regardait, et qu’elle regardait. Un embarras lui vint de le trouver si ravissant. Il la fascinait. Contre toute vraisemblance, ce fut elle qui baissa les yeux.

La rumeur des louanges continuait. Tout le monde, à présent, parlait à la fois. Mme Gaboureaux, teinte et déjà corpulente, ses filles, deux minces adolescentes prématurément fardées sur beaucoup de fraîcheur, consentirent enfin à diriger leurs yeux du côté de cette petite Aubert qu’elles détestaient certainement pour plusieurs raisons.

— Vous l’avez joliment bien déguisée !… dit Mme Gaboureaux avec assez de dédain.

— Oui, continua l’une des filles On ne la reconnaît pas.

Et l’autre termina, presque vexée :

— C’est vraiment extraordinaire !

Le rire court de M. Vascaride :

— On n’a pas besoin de déguiser pour s'apercevoir de ce qu’elle est. Je n’ai donc jamais fait poser plus réussi ! Mais, reprit-il vite, allons prendre le goûter, voulez-vous ?…

Le mouvement vers la porte s’exécutait à peine qu’il jeta ce mot stupéfiant :

— Allons, Roberte ! viens. Et puisque l’on te trouve si belle, reste dans ta robe pour faire les honneurs !

Tous les gestes de sa mère lui revenaient. Assise avec le reste de la compagnie, elle versait le thé dans les tasses, offrait le lait, le sucre et les gâteaux avec l’aisance et le charme mêmes de Solange de Bienfaite. Et son sourire mondain, que personne n’avait jamais vu, transformait sa longue figure jusqu’à déconcerter M. Vascaride, bien certain de connaître à fond les expressions de son modèle.

Mme Gaboureaux à la fin, se pencha vers lui :

— Mais c’est étonnant ! chuchota-t-elle dans le bruit des conversations. Qu’est-ce que c’est donc que cette petite-là ?

Il fit celui qui n’a pas saisi.

— Ça ?… répondit-il tout haut en regardant vers le fond de la pièce, c’est une icône, chère madame. Dans mon pays, on les a dans les maisons pour…

La portière de l’auto venait à peine de claquer que Roberte vit revenir au salon M. Vascaride courbé par le rire.

— Je ne sais si tu as compris, dit-il en essayant de se calmer. Mais l’histoire est que ces pauvres nouveaux snobs m’avaient demandé la fontaine parce que je suis le prince, sars même savoir ce que c’était, ma sculpture. Il y a quelqu’un de passé au château depuis, qui leur a dit. Alors (tu as entendu ?) ils m’ont appelé déjà Antoine Vascaride, quand je ne leur ai jamais dit mon petit nom, et ils auraient bien voulu réciter mes œuvres par cœur. Mais le mari s’est trompé. Ah ! comme ils m’amusent ! Et j’aimais tant de les voir boire le thé moins corrects que toi ! Mme Gaboureaux, elle, n’en pouvait plus !

— Vous me jouez des tours !… dit Roberte, un peu sombre.

M. Vascaride négligea le reproche et, sans appuyer, enchaînant une phrase à l’autre :

— Et le garçon a pris le béguin pour la petite dame blanche. À ton âge, tu n’as pas de honte de ravager les cœurs ?

Mais aussitôt, pour ne pas avoir vu la gêne subite de la petite, il rouvrit la porte du salon.

— Je te laisse te rhabiller. Nous aurons une plus belle séance demain !

Elle rentrait sans se presser. L’heure était celle où, dans les grands herbages, l’ombre portée devient trois fois plus longue que l’arbre qui l’engendre. Sur le pont de bois, elle s’arrêta pour regarder passer l’eau noire de reflets et rouge de crépuscule, traîna le pas sur le sentier étroit qui longe la rivière, passa devant la Coudre en jetant un regard complexe vers la cour d’honneur et ne se dépêcha qu’en prenant le chemin à ornières de la ferme. Alors ce fut en courant qu’elle passa la barrière. La mère Aubert, penchée sur la marmite, aux lueurs du feu ranimé pour la préparation du dîner, dessinait, sous la hotte de la cheminée, une silhouette cassée en deux. P’tit Louis rêvait dans un coin, en attente de la Roberte. Ferdinand n’était pas rentré.

— Madame Aubert, dit Roberte sans attendre, encore essoufflée de sa course, il va me falloir une robe neuve un peu moins moche, un peu moins noire et un peu moins courte que celle-ci. Vous comprenez, je vais être tout le temps avec du beau monde chez M. Vascaride, et je ne peux pas vous faire honte. Puisqu’on vous paiera les séances un bon prix, il faut que vous fassiez ça pour moi — et pour vous.

La vieille, redressée, béante, et qui n’en revenait pas ne pouvait que répéter, chantant et rythmant les deux mots à la normande : « Ah ! mais !… Ah ! mais !… »

Cependant Roberte savait déjà qu’elle finirait par obtenir cette robe parce qu’elle l’exigeait de toute son indomptable volonté.

Le jeune Gaboureaux n’attendit pas pour revoir le modèle qui l’avait tant impressionné. Le lendemain même, un coup à la porte de la grange surprit M. Vascaride et Roberte en plein silence.

— Entrez !…

Malgré tout, le jouvenceau ne risquait pas sans battement de cœur ce coup d’audace dont il n’avait évidemment pas informé les siens. Il était facile de s’en rendre compte rien qu’à sa voix qui s’étranglait un peu.

— Bonjour, monsieur Vascaride (il n’osa pas regarder Roberte mais salua vaguement de son côté). J’ai pensé que vous me permettriez peut-être de venir vous voir travailler, parce que…

Le Roumain, en même temps, grommelait : « Bonjour, Pierre ! » sans s’interrompre, courbé sur sa glaise, et Roberte dans sa pensée, répétait en écho : « Pierre ! »

— Pourquoi tu veux me voir travailler, Pierre ? Ça t’intéresse tant, la sculpture ?

— Oui, monsieur Vascaride… prince… C’est la première fois que j’ai l’occasion… Et je sais que vous êtes un génie… alors…

— Tu ne le sais pas depuis longtemps !… ricana doucement Antoine Vascaride, toujours absorbé.

Décontenancé par cette raillerie, le jeune garçon fit ce qu’on attendait de son visage encore si proche de l’enfance : empourpré jusqu’aux cheveux. Et Roberte, fâchée contre M. Vascaride, eut pitié de cette confusion.

— Écoute !… reprit le sculpteur comme pour réparer son mouvement d’humeur, je veux bien que tu restes là un moment, mais pas longtemps. Parce que, moi, je dois donc être seul avec mon travail.

« Et moi ?… pensa Roberte, agressive. Alors je suis son travail, c’est tout ? Je m’en étais déjà bien aperçue ! »

Elle se raidissait pour garder strictement la pose sans rien faire voir des mouvements de sa pensée, M. Vascaride était si terrible !

— Oh ! merci, prince ! Vous êtes bien bon ! Je ne vais pas rester longtemps, soyez tranquille, C’est parce que…

Comprenant qu’il allait bredouiller, il s’arrêta. Pas de siège pour s’asseoir. Il resta debout derrière le sculpteur, à distance respectueuse, De cette place, il pouvait contempler Roberte. Pas une fois ses yeux n’étudièrent les gestes du sculpteur. Cependant l’échange de deux regards fixes ne se fit pas comme la veille.

Roberte s’obstinait sur un point stable, ce petit plâtre posé sur l’un des rayons où tous s’alignaient. Elle ne voyait même pas ce qu’elle regardait. Il s’agissait seulement de ne pas remuer ses prunelles, Sans quoi, c’était infaillible. Elles iraient droit à l’adolescent de cuivre, de brume blonde et d’azur qui se tenait là debout, immobile, venu pour elle seule, et qu’elle mourait d’envie de regarder mieux encore que la première fois.

M. Vascaride, enfin, s’étant retourné comme pour voir si le jeune homme était toujours là :

— Je m’en vais… dit celui-ci, rougissant encore. Au revoir, prince ! Ne vous dérangez pas !

Son coup d’œil à Roberte et son salut furent un éclair. La porte était déjà refermée.

Roberte respira mieux. Elle se permit de remuer un de ses bras. Elle attendit ce qu’allait dire M. Vascaride, et prépara son visage à ne pas broncher. Mais il continuait sa statue sans un mot. Simplement une légère crispation durcissait ses mâchoires aiguës.

Du fourré qui, parallèle à l’eau, borde le sentier de la rivière, une ombre se détache, inquiétante. Roberte recule en serrant d’instinct les poings.

— Tiens, mademoiselle Roberte ! murmure Pierre Gaboureaux.

Il fait assez sombre pour qu’elle ne soit pas trop consternée d’être revue par lui dans sa misérable robe noire.

— Monsieur ?…

— Je me promenais par hasard ici… C’est le chemin que vous prenez pour rentrer chez vous ?…

— Oui, tout juste !…

— Comme c’est curieux, cette coïncidence ! Me permettez-vous de vous accompagner un peu ?…

— Mais…

— C’est loin, votre ferme ?…

— Oh ! non ! Même pas un quart d’heure de marche !

Épouvantée de la douceur de ses réponses, elle se remet en route d’un pas catégorique, et le petit la suit. Sur le sentier, on ne peut aller deux de front.

— Mademoiselle Roberte ! reprend-il dans son dos.

Comme c’est grisant de réentendre ce mot-là : « Mademoiselle ! »

— Mademoiselle Roberte…

Plus rien ne peut le faire rougir. Dans cette ombre et caché derrière celle à laquelle il parle, le garçon retrouve toutes les hardiesses qu’il a seul lorsqu’il rêve.

— Mademoiselle Roberte, je ne fais que de penser à vous. Je n’ai pas dormi la nuit dernière. Est-ce que vous voulez m’aimer un peu, vous ?

Les garçons d’aujourd’hui n’y mettent pas plus de façons. Le cœur de Roberte cogne. Petite fille qu’on prend pour une femme, une enfantine fierté se mêle, dans le tourbillon de ses sensations, à l’orgueil qui voudrait se révolter, à l’on ne sait quelle peur de petite femelle pour la première fois convoitée, à la joie, plus forte que tout le reste, d’entendre la supplier ainsi dans l’ombre celui qui, cette nuit, l’a empêchée de dormir, elle aussi.

À la sortie du sentier, il est d’un léger bond près d’elle.

— Vous ne me répondez pas ! Je vous déplais ?…

— Oh ! non !

Elle l’a dit involontairement, et se mord la bouche avec violence.

— Alors, vous voulez que je vous attende tous les soirs ici ?

La défaite est complète.

— Et si on nous voit ?

Furieuse encore d’avoir répondu cela, brusquement elle prend sa course.

— Je suis en retard ! Ne me suivez pas ! Ce serait très dangereux !

— Elle l’a laissé loin derrière elle, passe, courant toujours, devant la Coudre, et ne s’arrête qu’à la barrière de la ferme, plus pantelante qu’un gibier poursuivi.