Éditions du Livre moderne (p. 104-113).
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IV

La vieille Aubert et son fils croyaient connaître cette Roberte à laquelle ils s’attachaient déjà. Brave petite devenue indispensable, travailleuse parfaite, on ne pouvait lui reprocher, si c’était un reproche, que son silence, En outre : « Elle a sa tête !… » disait la mère Aubert. Mais il n’était que de ne pas la heurter, chose facile ; et Ferdinand lui-même l’avait très bien compris.

Ce fut donc une stupeur pour la mère et le fils de voir soudain dressée devant eux, cette fois-ci intraitable, une arrogante petite créature qui les écrasait de son regard de maître.

— Je ne veux pas y aller, et je n’irai pas !

Ils y mirent d’abord toute la douceur possible et cela dura tout le souper et une partie de la soirée. Mais voyant qu’à leurs inlassables : « Pourquoi que tu ne veux pas ?… » elle répondait, autoritaire et coupante : « Parce que je ne veux pas !… » Ferdinand finit par perdre la tête.

Avec un coup de poing sur la table :

— Est pas tout ça !… cria-t-il, enfin rouge de colère. Je devrions être couchés tertous, qu’il est déjà le quart moins, et nous voilà toujours dans les berdi-berda. Faudrait pas me prendre pour un Jeannet, tu sais bien ? T’iras demain au château parce que est moi qui le commande, c’est tout ! Et je ne veux plus de dédit, à c’t’heure. T’as compris ?

Sur un geste violent de la fillette, il se leva, mit la main à la porte de la chambre, et :

— Si t’obéis pas, tu retournes à Caen. J’en dis pas plus long. Bonsoir !

Restée seule avec la mère Aubert qui tremblait, la petite de Bienfaite ne prononça plus qu’une seule parole avant de gagner à son tour son réduit du soir :

— Puisque c’est comme ça, allons-y ! Mais vous regretterez de m’avoir forcée à vous obéir !

Et, quand toutes les lumières furent soufflées, un nuage noir, dans la nuit, s’accumula sur la ferme éteinte où, dès le lendemain, allait se déchaîner quelque imprévisible tempête.

En robe noire du dimanche, ses cheveux aux enfants d’Édouard bien peignés, elle quittait la ferme vers deux heures, se rendant à la Coudre pour y aider l’office à laver la vaisselle.

Ferdinand et la mère Aubert, satisfaits de sa tenue, la regardèrent passer la barrière avec des sourires d’encouragement. Plus un mot n’avait été dit depuis la grande discussion de la veille. Simplement : « Il est temps de partir, Roberte ! Va te rapproprier qu’on te voie t’en aller au château ! »

Tandis qu’elle s’éloignait sur le chemin, droite, muette, fermée, la mère Aubert hocha la tête.

— Elle en a pris la résignation !… dit-elle, Est une charmante fillette tout de même !

— Oui, répondit Ferdinand, faut pas nous en plaindre, pendant que Roberte, le tournant pris, entreprenait avec rage son travail de révoltée.

Elle commença par ramasser de la boue sèche dans l’ornière pour en maculer sa belle robe. La suite était moins facile. Il s’agissait d’y faire un grand accroc. Comme, solide, l’étoffe résistait, elle dut s’aider de ses dents. Enfin, mains furibondes, elle empoigna ses cheveux pour les rebrousser dans tous les sens. Et ses yeux, en cette minute solitaire, étaient ceux d’une petite louve.

Elle ne faisait que suivre son impulsion sans en chercher les raisons profondes, mais elle sentait dans tout son être que, vivre à la ferme de la vie même des paysans qui l’employaient était une chose, et que laver la vaisselle des riches en était une autre. Les paysans sont des aristocrates à leur manière. La noblesse de la terre leur confère une dignité qui vient de loin ; le labeur commun qui courbe chez eux maîtres et serviteurs établit entre ceux-ci et ceux-là la seule égalité véritable, celle que ne connaîtront jamais les autres gagne-pain. Roberte voulait bien partager les travaux de ses nourriciers, elle ne voulait pas être la petite plongeuse qui, pour vingt francs par jour, accepte d’obéir aux ordres de la valetaille.

Ces Gaboureaux avec leurs autos, leurs domestiques et leurs millions, ils ne savent pas cela : sur la route, et qui se hâte, c’est la Malva en marche. Dans moins d’une heure, leurs larbins terrifiés demanderont son départ immédiat. Vaisselle cassée, gros mots, injures, désordre partout. Et si, dès demain, elle est renvoyée à Caen, ce n’est pas elle qui sera lésée, mais les Aubert, responsables de toute l’affaire.

Elle s’était mise à marcher à grands pas, se dépêchant d’aller vers sa méchanceté, pressée de mal faire, toute sa lie remontée à la surface.

Arrivée à la grille de la Coudre, poussiéreuse, déchirée, décoiffée, dangereuse, elle vit, venant en sens inverse et qui la rejoignait à cette grille, un beau monsieur, sans doute une visite, et s’arrêta haineusement, prête à commencer séance tenante la comédie préméditée.

— Tiens ! C’est toi, petite laitière ?…

M. Vascaride !

Elle ne l’avait vu qu’une seule fois, ce premier matin, dans son laisser-aller nocturne. Elle retrouvait, correct, le chapeau dans une main, la canne dans l’autre, un homme jeune dont les beaux cheveux blancs, lisses comme un plumage, n’étaient plus ceux d’un vieillard mais un contraste impressionnant avec ce teint oriental qu’il avait.

Cependant, Roberte reconnaissait, et avec plaisir, son masque maigre et busqué, ses grands yeux fiévreux et noirs.

— Miséricorde ! Ce que tu as grandi depuis l’an dernier ! J’aurais donc pu ne pas savoir que c’était toi ! Mais tu es une femme ! Tu es sûre de n’avoir qu’un an de plus ?…

Sa voix et son accent faisaient décidément chanter le français comme une musique.

— Bonjour, monsieur Vascaride…

Rien qu’un murmure, et la tête basse. Depuis le temps qu’elle avait envie de le revoir, c’était si triste de le rencontrer justement aujourd’hui ! Sentant qu’il l’examinait, elle releva le front. Il rapetissait ses paupières pour mieux la détailler. Il y avait, dans son expression, de l’amusement et quelque chose d’autre : une attention profonde, tout le mystère des pensées qu’il gardait pour lui.

— Et où vas-tu, comme te voilà ?

Elle montra du menton.

— Au château !

— Tiens ! Mais moi aussi, j’y vais ! Qu’est-ce que tu vas y faire ? Porter du lait ? Mais tu n’as rien dans les mains !

Il les dessinait avec les yeux, ses mains, longuement. Une honte insupportable lui vint de les avoir salies, d’être déchirée, éméchée. Elle secoua la tête pour remettre en place sa coiffure aux enfants d’Édouard, et son geste cherchait un coin de robe où s’essuyer les doigts.

— Peut-être que tu vas reprendre ton pot, comme chez moi ?…

— Non !… laissa-t-elle passer entre ses dents serrées. Je vais laver la vaisselle !

Elle tressaillit à cette immédiate lecture de sa pensée :

— Et ça te déplaît terriblement !

Ils se regardèrent un instant sans parler. Tout le fin visage de l’étranger posait la question : « Qui donc es-tu ?… » Mais il ne le demanda pas. Sa bouche mince se releva spirituellement.

— Moi j’y vais bien, chez ces gens-là ! Ce n’est pas pour laver leur vaisselle, mais pour la salir, ce qui n’est pas plus drôle. Ils m’ont invité pour le café avec eux. L’autre jour c’était le thé… Je n’ai pas encore accepté quand ils ont voulu le dîner ou le déjeuner.

Il haussa les épaules avec indulgence.

— Nouveaux riches ! Mais plus gentils tout de même que les riches tout court.

Sans s’arrêter à l’émotion muette de cette petite à laquelle il parlait ainsi toutes barrières supprimées, il continua de sa voix lente et mordante :

— Ils m’ont forcé à faire leur connaissance, je peux dire. Mais moi je suis donc sculpteur, et je vis de mon travail. Ils sont venus me commander la fontaine pour leur parc, alors…

Il s’interrompit net, ouvrit la bouche comme de surprise, et s’écria :

— Je sais comment te tirer de là ! Tu ne laveras pas la vaisselle !

Et, sans lui laisser le temps d’une parole :

— Passe ! dit-il galamment en poussant la grille.

Elle avançait avec lui dans la cour d’honneur, déchirée par ce souvenir : la mère Rigaud gênée de marcher à son côté sur la route.

— Où donc vas-tu ? Mais reste avec moi, le diable emporte !

— Mais, monsieur Vascaride…

L’étrange coup d’œil qu’elle reçut ! Fraternel ? Plus : complice.

— Il faut les dresser, tu comprends ?

On les voyait déjà d’assez près, installés autour d’une table devant le château, le maître d’hôtel en gants blancs servant le café. Les têtes se tournèrent, toutes les voix crièrent : « Voilà le prince !… » et Roberte comprit en coup de foudre que, le prince valaque, c’était M. Vascaride.

Sans chercher ses mots, il faisait une entrée toute naturelle au beau milieu de ce luxe en plein air.

— Voilà le sculpteur et son modèle !… annonça-t-il.

Dans leur empressement à l’accueillir, à recevoir le baise-main qu’il distribuait aux femmes, ils ne parurent d’abord pas avoir remarqué cette présence plus qu’insolite de Roberte parmi leur compagnie parfumée. Le brouhaha ne se calmait pas vite. « Comment allez-vous ? Asseyez-vous donc, prince ! Du café ? Quelle liqueur ?… »

Sans leur répondre, il passa derrière la petite, plaça deux mains comme respectueuses sur ses épaules, et présenta :

— C’est votre fontaine. La petite de la ferme Aubert. Elle consent à poser pour moi. Je la draperai de blanc.

Il poursuivit, tout vibrant d’enthousiasme :

— Regardez-la bien ! Elle est dans le style de la vieille tourelle du parc. Ah ! quelle race elle a ! Quelle race !

Il fit une volte et se courba pour regarder Roberte en pleine figure. De très près il l’étudiait, absorbé.

— Ce visage-là, déclara-t-il en se redressant, c’est donc le dernier des Valois !

Leur ébahissement ne se montrait qu’à peine. Ils avaient tout à apprendre. Une bonne volonté sans résistance pantelait dans leur attitude. Quand on est en route pour une éducation nouvelle, la moindre chose dite par un prince est admise d’avance, religieusement.

Il continuait, tournant autour d’elle, à caresser la petite du regard, comme une statue. Il prit avec précaution une de ses mains dans les siennes.

— Et ça ?… Est-ce beau ? Est-ce pur ?…

« Qu’est-ce qu’il invente !… » pensait Roberte en retenant son rire.

— Dites, hein ?… Ce n’est pas magnifique ?

« Magnifique !… » répondirent toutes les voix. Mais personne n’avait compris.

Mme Gaboureaux, moins malléable que les autres, osa, du fond du rocking-chair qui la balançait, regarder des pieds à la tête la jeune pouilleuse tombée dans sa réception.

— Je croyais, dit-elle, qu’on nous l’envoyait plutôt pour aider à la cuisine !

Effarés, ses enfants, son mari, son frère lui lancèrent des regards furieux. Il ne fallait pas contrarier le prince.

Mais lui, de sa voix la plus charmeuse :

— C’est possible qu’on ait fait l’inconvenance, madame ! Mais, moi, je garde pour moi.

— Naturellement !… se rattrapa Mme Gaboureaux.

Elle fit un effort pour sourire à la fillette, si pâle et si hautaine avec ses sourcils froncés.

— Mais dis-moi, petite Aubert ? Tes parents voudront bien que tu poses pour le prince ?

Roberte cacha son tressaillement. Elle n’était pas la petite Aubert, mais le numéro 10.530, et M. Vascaride le savait bien. Cependant, il ne rectifia pas.

— Ça, je m’en charge chère madame ! Mme Aubert est vieille amie à moi.

Et l’adolescente lui fut plus reconnaissante de cela que de tout le reste, peut-être. Il venait d’en faire tant pour elle en une demi-heure que, littéralement forcée jusqu’au fond de sa sensibilité la plus secrète, elle se sentait attachée à lui jusqu’à la mort.

Il n’avait voulu que boire sa tasse de café, tout debout, disant qu’il était pressé de commencer son travail, inspiré. L’auto refusée, il reprit la cour d’honneur avec Roberte. Et, cette fois, il la tenait par la main.

Ils firent leurs premiers pas en silence. Enfin :

— Monsieur Vascaride… commença-t-elle, étranglée de reconnaissance.

— Non ! Ne dis rien, je te prie. C’est donc tellement mieux de se comprendre sans explication !

Et, bien vite :

— Parle-moi plutôt de la mère Aubert. Une brave Niania, hein ?… J’aime tant bavarder avec elle dans le marché !

Il coupa court pour interroger :

— Comment c’est, ton petit nom ?

Il allait la questionner sur toute son histoire. Il en avait le droit.

— Roberte… répondit-elle avec douceur.

Mais une gêne lui barrait le souffle.

— Roberte ! C’est beau ça, Roberte ! Ça te va si bien ! Car, tu sais, tout ce que je leur ai dit, c’est vrai ! Tu ne t’en doutes pas, je vois bien !

— Non !… fit-elle avec un petit rire.

— Ne sois pas bête comme eux, Roberte ! Tu es belle.

Il se tut, regarda loin devant lui. Son pas s’allongeait au point que Roberte devait presque courir. En poussant la grille, il reprit sur un autre ton :

— Ferdinand est aussi le bon garçon. Mais je le connais moins que la mère. Et puis…

La vieille était seule à la ferme. En voyant, ramenée par M. Vascaride, une Roberte en loques et tachée, elle crut à un accident. On ne pouvait plus arrêter ses « hélas ! ». Après que Roberte eut inventé n’importe quelle chute pour expliquer son état, il fallut de longues paroles pour faire comprendre à la bonne femme ce qu’on attendait d’elle.

— Mais oui, vous aurez vos vingt francs par jour, la maman, et même plus ! C’est le château qui paie les poses. Mais non, qu’on ne la déshabillera pas, je vous répète ! Vous n’êtes qu’une vieille bourrique, si vous croyez !…

Roberte n’écoutait plus. Soulevée par une obscure ivresse, se disait que, tous les jours pendant quelques heures, elle serait à Grosbois, en compagnie de M. Vascaride, cet incomparable, discret, ce surprenant ami.

Quelques heures de libération, quelques heures de retour vers son existence première, vers beaucoup plus beau, même, que son existence première.