Éditions du Livre moderne (p. 80-90).
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II

En soufflant sa chandelle avant de s’endormir, elle ne put s’empêcher, comme les deux soirs précédents, de s’imaginer dans l’obscurité de Hautevue, enfant au ventre creux réfugiée contre sa mère. Par comparaison, il fallait bien avouer que le misérable suif campagnard qui venait de l’éclairer et le frugal repas qu’elle venait de faire représentaient un luxe inespéré.

Et pourtant la démoralisation commençait à s’y mettre.

Ce dîner de tout à l’heure (les paysans disent « souper ») s’était passé dans un silence morne, interrompu seulement par le bruit vulgaire des mastications, Roberte, petite aristocrate volontairement sortie de sa lignée bien avant la catastrophe présente, conservait, sans même qu’elle s’en doutât, certains raffinements inhérents à son milieu, ces nuances impondérables dites éducation première qui sont la seule différence entre une caste et l’autre.

Ne fréquentant par goût que des petites camarades populacières, cultivant à plaisir le plus grossier langage, ayant dévoré des atignolles dans un papier et des pommes de terre à même la casserole elle s’apercevait néanmoins que la manière de manger des Aubert et leur tenue à table la froissaient dans des délicatesses qu’elle n’avait pas eu jusque-là l’occasion de se découvrir. Alors, droite sur sa chaise et fixant son assiette, hostile, elle dînait sans regarder personne, créant autour d’elle un malaise, jetant un froid. La ferme n’était déjà pas si gaie depuis la mort de la mère de famille !

La vieille et son fils échangeaient des regards d’intelligence. Cette assistée réfrigérante et coite, on l’essayerait pendant huit jours ; après quoi, son paquet fait, on la renverrait à Caen.

P’tit Louis même, depuis ce soir, ne disait plus un mot, lui qu’on devait toujours faire taire. Pouvaient-ils deviner que c’était par épouvante de la Malva ? Car Malva, pour les Normands, signifie tout ce qui tourne autour du maléfisme, tout ce qui sent le malheur et la malédiction.

Elle se réveille à l’appel de la mère Aubert, rallume sa chandelle, car le jour n’est pas encore suffisant, et verse en hâte l’eau du broc dans la terrine qu’on lui a donnée pour se laver. Habillée et sa lumière soufflée, la voici dans la cuisine où la vieille est en train de ranimer le feu, penchée vers cette cheminée qui, dans les fermes normandes, tient tant de place et représente tant de choses.

Pas plus que les autres matins, l’assistée ne dira bonjour à sa patronne. Si Ferdinand savait ça ! Sans la regarder, la mère Aubert donne ses ordres.

— Je te vas montrer à faire le boire du cochon. Atandis que j’irai tirer la vaque, tu surveilleras que ça cuise, et t’iras ensuite le porter à l’élève dans son appartement. Tu lui laisseras la porte ouverte pour qu’il puisse toute la journée faire sa fougue dans le pré. On ne le rentre qu’à la soirante.

Elle se retourne.

— Ah ! voilà P’tit Louis levé ! Mais, ma souris, ne me serre pas comme ça ! Vas-tu me casser la barre du cou, ce matin ?

Pendant qu’il embrasse sa grand’mère, les yeux pâlots du petit vont, pleins de peur, à Roberte impassible.

— Est bon ! À présent faut vous assire tous les deux, car v’là la soupe ! Où que s’est passé Ferdinand ?

Quand Ferdinand fut là, tous mangèrent moroses, Le fermier se leva le premier, retournant à quelque travail dehors. P’tit Louis prit d’avance son cartable et partit trop tôt, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il était question de s’amuser sur les chemins avec d’autres galopins, en attendant d’aller à l’école. Alors la mère Aubert desservit les bols et les cuillers, essuya la table, et dit :

— À nous deux, à preusent !

Ce n’est vraiment pas difficile de préparer le boire du cochon. L’eau de vaisselle y joue le principal rôle. Sitôt seule dans la cuisine, en face de la marmite qu’elle devait surveiller. Roberte respira profondément. Personne ne la gardait donc à vue, ce matin ? Forçat du sarclage, on ne l’envoyait donc pas au potager, sous l’œil de son garde-chiourme ?

S’enfuir ? Le département la rattraperait. Elle était condamnée aux travaux forcés jusqu’à vingt et un ans. Où donc aller, du reste ? Elle n’avait plus sa mère à nourrir. Alors il valait mieux rester là.

Quand vint le moment de la lui porter, la joie de l’élève cochon en voyant arriver sa pitance l’amusa, malgré tout, comme une enfant qu’elle était. Elle s’attardait à le regarder fouiller d’un groin véhément jusqu’au fond de l’auge dans laquelle il avait mis ses deux pattes de devant. Elle aperçut, par la porte laissée ouverte du petit bâtiment, la mère Aubert, revenant de traire sa vache, un bras étendu pour équilibrer le poids du seau de lait. Avec son mouchoir noir roulé proprement tout autour de la tête, sa figure jaune et ratatinée, sa courte carrure ployée par les fatigues, elle était l’exemple même de la paysanne courageuse vieillie à la tâche, et qui continue au delà de ses forces.

— T’es là, Roberte ? appela-t-elle de loin.

Depuis trois jours, chaque fois que la bonne femme disait son nom (c’était rare), la fillette tressaillait désagréablement.

Pour elle, la fermière était une autre mère Rigaud à laquelle parler avec condescendance, et qui dit « mam’zelle Roberte » en se servant de la troisième personne. Car, clocharde par esprit de contradiction, la petite de Bienfaite, tant qu’il ne s’agissait que de son caprice, voulait bien se commettre avec les manants, ainsi qu’elle l’avait toujours fait ; mais y être forcée et jouer, en outre, le rôle de la subalterne, réveillait en elle les atavismes qu’elle tenait de son sang, ceux-là qui toujours avaient reparu quand elle dirigeait les jeux de la sapinière et battait les petites filles qui ne voulaient pas lui obéir.

La mère Aubert, sans dévier de son chemin, continua de crier de sa voix cassée :

— Viens-t’en vite ! Tu as d’autre travail à faire !

Roberte la rejoignit de mauvaise grâce. Elle était décidée à ne travailler que le moins possible, et surtout quand c’était par ordre.

Ayant rangé le seau à lait dans la laiterie :

— Nous reste un petit brin de temps, dit la vieille. Tu vas venir avec moi donner à manger aux lapins et aux autres bestiaux. Car c’est toi qui seras chargée de la corvée à c’t’heure.

Bon. Elle aimait mieux ça que de sarcler.

Tout en se dirigeant vers les bêtes :

— Faut que t’apprennes à les appeler. Pour les faire venir le matin et pour les rentrer le soir, est utile. J’ons ouvert aux poules en allant traire. Alles sont loin. Le goret itou. Mais tu vas voir comment que ça se passe.

La vieille femme était très sérieuse. Elle commença :

— Le goret, tu l’appelles comme ça.

Le timbre chevrotant monta haut et scanda sur deux tons, la brève suivant la longue :

— Tie-urch !… Tie-urch !… Là, tu vois ? le v’là qu’arrive à fond d’air !

Elle renvoya d’une tape sur sa fesse rose le cochon accouru, non sans susciter de sa part un cri ridicule.

— À présent, voilà pour les poules.

De l’aigu au grave et du lent au rapide :

— P’tits, p’tits, p’tits, p’tits !…

Et, déjà, la volaille alertée prenait sa course dans le pré, venant de tous les côtés à la fois.

La mère Aubert ramassa par poignées le grain dans son tablier relevé, le répandit, et, de tous les dos emplumés serrés les uns contre les autres, montèrent cris, protestations et querelles.

— Pour les canards (tiens ! passe-moi le pot où qu’est leur manger !) c’est… (voix douce sur deux tons) :

— Bouré, bouré, bouré !

Déhanchés, mouillés, ils se dépêchaient, au sortir de la mare, vers la bonne provende du matin ; et toutes les trompettes de la race donnaient à la fois.

— T’as compris ?

— Oui ! répondit Roberte en pinçant les lèvres. Car, devant ces canards, elle ne pouvait plus retenir son rire.

Et la bonne femme, aussitôt, se mit à rire avec elle.

Ensemble, elles regardèrent, dans l’herbe verte et sous les pommiers rouges de pommes, la ruée des becs éperdus de hâte et de voracité.

— Est ambitieux, les bêtes !… murmura rêveusement la fermière.

Puis elle se remit en marche, et Roberte la suivit avec bien plus d’entrain.

« — À preusent, les lapins ! T’as le panier ? Bon !

Longuement, elle expliqua comment les soigner. Ensuite elle changea les litières, nettoya, distribua les épluchures, le son, les herbes. C’était gentil, tous ces petits museaux à la porte des cages. La mère Aubert, quand sa méticuleuse besogne fut terminée enfin, reprit la parole, et ce fut pour déclarer :

— J’ons pas voulu de quin. Faudrait payer la taxe. Et puis, avec leurs jappements, font le potin toute la journée. On en a la tête qui vous en pète !

Là-dessus elle écouta sonner, au loin, le clocher du bourg, et s’écria :

— Hélas ! Le quart moins de neuf heures ! Est temps bientôt que tu portes le lait à M. Vascaride !

— Ah ! C’est moi qui le porte ?

— Mais bien sûr ! P’tit Louis t’a fait voir où que c’était, pas ?

Sur la route, son pot de lait à la main, elle se sentit légère. Le bien-être d’être seule. Et puis ce qu’on lui avait fait faire tout à l’heure ne l’avait pas ennuyée. Cette mère Aubert ne devait pas être une mauvaise bonne femme. En tout cas la soupe qu’elle servait au lever était fameuse !

En passant devant le château de la Coudre, elle se rembrunit subitement. À la belle grille d’entrée, elle s’arrêta pour le regarder au bout de ses hêtres d’octobre. Tous les matins ce serait un crève-cœur de le voir en allant porter le lait. Fallait-il avoir souffert pour être si satisfaite d’une soupe de paysan, pour trouver supportable un travail de fille de ferme, après être née dans une demeure à peu près pareille à celle-ci ! Misère ! Avoir encore ses deux parents et n’être plus qu’une orpheline, un gibier d’assistance publique !

Elle passa le pont, un orage dans les yeux, et, devant la barrière de cette maison qui s’appelait Grosbois, hésita quelques secondes. Fallait-il appeler ? Pas de sonnette. Elle poussa nerveusement du pied la barrière qui s’ouvrit, traversa le jardin désordonné, dans le bruit des feuilles sèches que dérangeaient ses pas. Rien ne remuait au fond de la petite maison. Elle était construite dans le style des bungalows américains, murs en bois, porche et galerie extérieure, un paquet de vigne vierge bouchant à moitié la porte.

Roberte monta la marche à tout hasard, et frappa. Personne. Prête à repartir, elle entendit enfin dans l’intérieur une voix masculine grommeler : « Voilà !… Voilà !… » n’eut pas le temps de reculer, et se trouva nez à nez avec un grand garçon ensommeillé vêtu d’un pyjama de deux couleurs, et qui, d’une trentaine d’années, lui parut un vieillard, parce qu’elle avait treize ans et qu’il avait des cheveux blancs, de beaux cheveux tout décoiffés par le lit, tout ondulés, et versés de côté dans un mouvement de rafale.

Celui-là tendit vers elle sa maigre figure étrangère, peau brune et magnifiques yeux noirs, et sa bouche spirituelle se releva sous un nez accentué, fin.

— Je dormais donc si bien ! Qu’est-ce que tu viens demander, petite ?

Son accent était celui des Slaves, sa voix lente, mordante et douce.

— Mais j’apporte votre lait !… fit Roberte sans baisser les yeux.

— Mon lait ? Mais on le pose là, sous la vigne, et, le pot vide, on le reprend. Tiens, regarde !

— Je ne savais pas, moi !

— Tu ne savais pas ! Tu ne savais pas ! Le diable emporte ! Tu me réveilles, petite peste ! Et moi je ne me lève qu’à onze heures ou midi ! Mme Aubert ne t’a donc pas dit ?

— Non, pas du tout !

Elle le vit cligner des yeux de myope et la regarder mieux.

— Qu’est-ce que tu es, toi ? Je ne te connais pas.

Il ne s’attendait pas au regard qu’il reçut, au pli amer qui tira pour un instant cette bouche de petite fille, à l’insolence âpre avec laquelle elle jeta :

— Je suis 10.530, si ça vous intéresse !

Il eut un petit haut-le-corps, et, d’abord, ne dit rien.

Après un silence, presque bas :

— J’ai compris, C’est toi la petite qu’on attendait ?

Mais il n’insista pas, et cessa même de la regarder.

— Voilà le pot qu’il faut reprendre. Donne-moi le lait Je te remercie, petite !

Roberte, en redescendant la marche, entendit la porte se refermer doucement.

Tout le long du retour elle garda des sourcils froncés.

Depuis sa première enfance elle savait que les hommes sont tous des goujats, sinon des criminels. Mais il lui semblait bien que ce vieux monsieur venait d’être avec elle d’une troublante courtoisie. Rien dans son air, rien dans ses paroles ne l’avait froissée. Elle espéra qu’elle le reverrait.

Il fallut qu’en entrant dans la cuisine de la ferme elle se heurtât à Ferdinand Aubert. Cette figure rousse, tavelée, cette bouche à chicots, ces sabots, ce relent de fumier… Jamais encore elle ne l’avait trouvé si déplaisant et si laid.

— Viens sarcler ! dit-il brutalement.

— Voilà midi qui sonne ! On va aller mâquer !

Ferdinand jeta sa bêche et Roberte, courbaturée, marcha derrière lui. La faim, maintenant, était pour elle une sensation agréable, puisqu’elle savait qu’on allait lui servir à manger. Avant d’entrer à la cuisine elle passa sous la pompe ses mains pleines de terre. Son couvert était mis sur la grosse table de bois blanc, avec ceux de la famille. Assiettes creuses, gros verres, couverts d’étain, le pot de cidre au milieu. Le lard aux choux mijotait encore dans la cheminée. La mère Aubert se baissait pour le prendre, son petit-fils timidement collé contre elle.

Au moment où le plat descendait sur la table et comme Roberte et Ferdinand venaient de s’asseoir, P’tit Louis, écarlate, s’approcha de Roberte et, du geste qu’on a quand on se brûle, posa sur son assiette une petite rose de Bengale qu’il tenait cachée, puis courut se remettre derrière sa grand’mère.

Roberte releva la tête, étonnée, Ferdinand, assis, la mère Aubert encore debout, regardèrent, interrogateurs, le gosse qui tremblait.

— Qui que ça est que ça, mon nénet ?… demanda la bonne femme.

Le petit s’étrangla pour le dire.

— Est une rose… Est une rose que j’ai… demandée au gardien du château qu’avait… cueilli les dernières pour les envoyer… pour les envoyer à Paris.

Il baissa le menton et, dans un souffle :

— Est pour Roberte que je l’ai demandée…

— Hélas !… s’exclama la vieille en riant d’émotion. Est-il que tu vas chérir la Roberte, à c’t’heure ?

Ferdinand toussa. Roberte vit briller le coin de son œil incolore.

— Le v’là qu’en est amoureux, tenez !… murmura-t-il en passant son doigt sur sa paupière.

Le père et la grand’mère couvèrent des yeux leur petit qui s’asseyait maladroitement à sa place ; puis leur regard revint à l’assistée encore interdite. Roberte prit la rose dans son assiette, la respira les yeux fermés, se leva lentement et vint embrasser sur la joue le petit Louis qui se mit à sangloter.

Un léger tumulte suivit cette scène où tant de secret restait inexprimé. La mère Aubert, avec des mots tendres, mouchait bruyamment son petit-fils. Ferdinand hochait la tête en marmonnant des choses. Roberte, retournée à sa place, un peu pâle, regardait sa rose.

Quand chacun se fut remis et que la mère Aubert commença de servir, un soupir souriant détendit les poitrines. Ils savaient tous qu’à partir de cette minute, mystérieusement adoptée par l’enfant sans mère, la petite assistée commençait vraiment à faire partie de la maison.