Roberte n° 10.530/2/01

I
La mère Aubert avait expliqué : « Tu me rapporteras deux chandelles et une bobine de fil blanc pareil à c’ty-là », et comme Roberte ne connaissait pas encore les chemins, elle lui donnait son petit-fils pour l’accompagner jusqu’au bourg.
Quelle récréation inattendue ! Depuis deux jours elle sarclait dans le jardin potager sous l’œil soupçonneux de Ferdinand Aubert ; et, la nuit tombée, elle égrenait des haricots secs ou nettoyait des oignons, assise entre la grand’mère et le gosse.
— T’as compris ce que je t’ai commandé ?
— Oui !… répondit-elle, laconique.
On ne connaissait pas encore le son de sa voix. Ces gamines de l’Assistance, dont le nom et l’origine restent un secret, on dit que c’est sournois et souvent dangereux. La mère Aubert, non sans appréhension, s’était décidée à prendre celle-ci qui ne coûterait pas cher et la seconderait un peu dans son travail. Elle n’était plus assez jeune pour la fatigue que comportait la petite ferme dont elle avait repris la direction depuis la mort de sa belle-fille — un an bientôt.
À soixante-sept ans, avec des douleurs et la vue baissée, on aurait le droit de se reposer. Le malheur était venu l’arracher à sa petite existence tranquille, au fond de la masure où elle vivait seule, pas loin de la ferme.
Ferdinand, le lendemain de l’enterrement :
« La mère, faut que tu viennes à mes aides ! » Et elle était venue.
Cette ferme, après des détours pleins d’ornières, on la trouvait à la fin d’un chemin sans appellation, reculée et comme défiante dans son herbage dit « cour plantée ». Il fallait traverser des rangs de pommiers avant de la découvrir, une petite maison sans étages, cabossée, rapetassée, aux fenêtres de travers, au toit de chaume ici, d’ardoises là, certaines parties récemment refaites en fibro-ciment.
Le potager s’allongeait derrière, encastré dans un second herbage et le tout s’arrêtait au bord d’un bois communal, les autres limites de ce petit bien n’étant que haies mitoyennes qui le séparaient d’autres herbages. En tout un hectare et demi. De quoi nourrir une vache.
Des cages à lapins à droite, le poulailler à gauche, une mare verdâtre près de la barrière d’entrée, et, sous deux vieux et beaux noyers qui mettaient de la noblesse dans cet humble décor, un petit bâtiment vétuste et solide encore, rayé noir et blanc sous son bonnet de paille, et qui était « l’appartement du cochon ».
Ce porc tout jeune, encore rose, vaquait en liberté, de même que la volaille, dans la mélancolique et solitaire humidité dont se nourrit la terre normande.
La vache au loin promenait une tache ardente parmi le vert cru de l’herbe, sur le fond roux des bois de l’arrière-plan, et, devant deux des fenêtres de la ferme, quelques pots de géranium rouge éclataient comme des lumières.
Roberte en arrivant là-dedans l’avant-veille, en compagnie de l’agent de l’Assistance qui l’amenait chez ses nourriciers, avait vu d’un coup d’œil que, bien qu’à l’autre bout du département, ce paysage restait toujours son Calvados natal, encore une bonne chose à joindre à celles déjà collectionnées depuis qu’elle était en route pour l’inconnu.
Seule défense contre l’affreux destin qui devenait sien, tendancieuse, elle voulait, nouvelle forme de révolte, trouver agréable presque tout ce qui lui arrivait. Depuis peu commencée, une rengaine l’aidait dans ce raidissement contre le malheur : « Ce n’est toujours pas l’orphelinat de Mme Tavernier ! »
Le parcours en autocar et en chemin de fer avec la dame qu’elle avait si bien voulu mordre, intéressant voyage, importante conversation.
— Vous verrez, mon enfant que l’Assistance publique n’est pas le cauchemar qu’on imagine. Vous qui restez seule au monde, vous allez avoir un tuteur qui va s’occuper de vous jusqu’à votre majorité. C’est M. l’Inspecteur départemental. Il aura toujours l’œil sur vous, et vous pourrez toujours vous adresser à lui si vous avez à vous plaindre de quelque chose.
— Mais, où donc est-ce que je vais, madame ?
— D’abord à l’hôpital de Caen. Vous y resterez deux ou trois jours avec d’autres enfants dans votre cas. Vous serez examinée par un médecin, interrogée sur toutes sortes de choses. Ensuite vous serez envoyée probablement chez des cultivateurs qui seront vos nourriciers jusqu’à ce que vous ayez quatorze ans. À partir de quatorze ans vous serez à leurs gages. Si vous savez vous arranger (un sourire) pour n’avoir pas trop mauvais caractère, vous ne serez pas malheureuse. Et puis vous gagnerez un peu d’argent.
— Je gagnerai de l’argent ?
— Mais oui ! Du moment que vous travaillerez, vous serez payée !
— Je serai payée ?
— Parfaitement ! On vous mettra la moitié de ce que vous gagnerez à la Caisse d’épargne pour plus tard. L’autre moitié servira pour votre entretien, et vous aurez même un peu d’argent de poche.
Et voici, bien faible, mais qui brille quand même à l’horizon noir, une toute petite étoile qui se lève : « De l’argent ! Je pourrai donc aller voir maman un jour ! »
Somme toute, ses premiers projets ne sont guère changés. Ne voulait-elle pas se louer dans des fermes ?
Avec un peu d’espoir au cœur, on peut vivre. L’arrivée à l’hôpital de Caen n’est pas tellement affreuse. Deux ou trois jours, ce n’est pas long…
Le médecin lui a si bien arrangé son poignet qu’elle ne le sent plus. Évidemment l’interrogatoire, à mesure enregistré, sentirait la cour d’assises, n’était l’intérêt avec lequel le monsieur pose les questions.
— Le nom de tes parents ?
Ce tutoiement fait un drôle d’effet. Par simple réaction, Roberte éprouve une espèce de plaisir à répondre :
— Mon père est le comte Robert de Bienfaite ; ma mère est née Solange de Hautevue.
Et cela sonne d’une façon tellement étrange dans de pareilles circonstances que les yeux du monsieur ont un regard plein de choses.
Un peu plus tard :
— Il paraît que tu n’es guère commode, hein ?
Sa réputation est-elle si bien établie déjà ? Pas de réponse. Mais elle n’a pas baissé la tête.
Et le dialogue obligatoire continue sans la troubler, jusqu’à ces mots qu’elle entend tout à coup avec un frisson dans le dos :
— Ton numéro matricule est 10.530. Tu retiendras bien ce chiffre, n’est-ce pas ?
Ça, c’est quelque chose, oui, comme une condamnation. Un froncement de sourcils, une pâleur, et puis, tout de suite, le redressement de l’orgueil : « Puisque je ne veux pas m’appeler Mlle de Bienfaite, 10.530, c’est tout ce qu’il faut pour une clocharde ! » Mais il est moins facile de réagir à ceci :
— Aller voir ta mère ? Oh ! non, ma petite Dès que tu es entrée à l’Assistance, c’est fini. Tu es considérée comme n’ayant plus de parents et tu ne dois plus rien savoir d’eux ni eux rien savoir de toi. Quand tu auras vingt et un ans, ce sera différent.
Après ce coup-là, silence. On n’entendra plus la voix de Roberte, excepté quand elle répondra oui ou non.
La petite étoile s’est éteinte à peine née. Voilà la vengeance de Mme Tavernier.
Impossible de la faire jouer dans la cour avec les autres petites filles. Au réfectoire, elle n’a mangé qu’à peine, malgré sa longue faim. Sa nuit au dortoir n’a pas été dormie.
À l’aurore seulement elle entrevoit une possibilité de sortir de l’abîme. Dans huit ans, ce siècle, elle pourra revoir sa mère. En attendant elle va se nourrir de cette idée qui représente à son insu ce qu’on appelle sacrifice sublime : « Maman est heureuse, elle, et ne sait pas que je suis malheureuse. Alors, tout va bien. »
Elle se souvient du mot du docteur Girodet : « Mme Tavernier fait bien les choses ! » Partie dans une ambulance de luxe, Solange de Bienfaite est certainement soignée comme une reine. Mais ce sursaut de suprême jalousie : « C’est Mme Tavernier qui l’a, maintenant ! Ce n’est plus moi ! »
Les dents enfoncées dans le drap, les larmes derrière les yeux, tout cela n’y fera rien. Non, la petite clocharde, à l’heure du lever en commun, n’aura pas les paupières rouges. Personne n’a le droit de connaître son secret.
« Ce n’est toujours pas l’orphelinat de Mme Tavernier ! » Alors son arrivée, chez les nourriciers, deux jours plus tard, lui a semblé le commencement d’une délivrance. Plus d’hôpital, plus d’autres orphelines, plus d’interrogatoires. Seule. Seule et muette, avec ses yeux dardés sur les nouveautés. Enfant anonyme qui n’a plus qu’un prénom — et ce numéro matricule…
Le fermier, sa mère et le petit garçon l’attendaient à la barrière. Sitôt l’employé qui l’accompagnait reparti, voici l’accueil.
— Paraîtrait, dit Ferdinand Aubert, que t’es une forte tête !
La mère Aubert aussitôt.
— Commence donc pas par l’éluger, toi, c’te fillette-là !
Et le petit garçon :
— Est-y vrai que tu va jouer avec moi ?
Roberte les a considérés sans répondre à personne. Son sourire intérieur les juge instantanément et sans appel : de misérables inférieurs.
Elle a suivi vers la maison la vieille à qui le petit garçon donne la main. Le fermier marche devant, portant le ballot où sont les effets donnés à la pupille par l’Assistance.
— Entre !… dit la vieille. Je vas te faire voir ta chambre.
C’est un réduit d’où l’on peut aisément la surveiller. Lit de camp. Connu ! Pauvreté. Connu ! Mais une propreté parfaite.
— J’allons ranger tes hardes dans ce ratire-là. T’as ta chandelle ici pour te coucher le soir.
Pas un mot. Antipathique, cette petite. Si elle ne plaît pas, on la changera. Bientôt Ferdinand Aubert appelle :
— Arrive là que je te montre à sarcler !
P’tit Louis voulait absolument engager conversation. Trottinant à côté de Roberte qui marchait d’un grand pas, il levait vers son profil glacial un petit museau criblé de taches de rousseur où se perdaient des yeux pâles aux cils blonds, entre deux oreilles décollées et comme indépendantes de sa tête. Il avait neuf ans mais en paraissait à peine sept, étant de nature malingre. Et pourtant il était l’exacte reproduction de son père, ce grand rouquin large d’épaules.
Essoufflé de marcher trop vite pour ses jambes, il bavardait, petite voix plus claire que celle d’une fille.
— Tu sais, ma grand’mère, elle habitait pas chez nous, y a un an. Elle est revenue quand ma maman est morte.
Silence.
— Oui, elle est morte, ma maman…
Il ajouta sur le ton le plus indifférent :
— C’est embêtant, ça !
Roberte lui jeta de côté le regard de ses yeux étroits, lueur d’un vert obscur dans sa figure longue.
L’enfant continua :
— J’avais un aîné-frère, quand que j’étais petit. Mais il est mort itou. Trois ans avant maman. Y s’appelait Ferdinand, comme papa.
Silence.
Ils arrivaient au bout du chemin qui sort de la ferme, et se trouvèrent sur une route déserte, entre de beaux arbres qui perdaient sans bruit leurs feuilles.
— Je prenons par là. Est le plus court pour aller à Brenneville. On peut y rarriver aussi par l’autre côté, mais est bien plus long.
Voyant qu’il n’obtenait rien, il se résigna pour un moment à se taire. L’attrait qu’un enfant exerce toujours sur un autre enfant le portait à tout essayer pour dérider cette Roberte, nouvelle présence à la ferme, qui, depuis deux jours, le surexcitait. Il devait sentir confusément quel gouffre le séparait de cette hautaine petite fille dont rien encore n’avait pu délier la langue.
Il étendit tout à coup son petit bras.
— Ça est le château de la Coudre, annonça-t-il.
Et Roberte ayant daigné tourner la tête pour regarder :
— Y a encore personne dedans, qu’on le répare depuis des jours pour les grandes gens de Paris qui l’ont acheté. Roberte, tout de même, ralentit un peu. C’était la même cour d’honneur que la sienne, avec, au bout, une maison différente, plus belle, plus vaste, plus ancienne, mais patinée à la manière de Hautevue.
Son cœur se serra comme sous l’emprise d’une main. Déchirée, elle se dépêcha de regarder ailleurs, et reprit ses grandes enjambées. Le petit dut presque courir. La route tournait. Une rivière apparut, profonde et noire sous un amas de végétation, et, sur l’étroit sentier qui la bordait, les deux enfants s’engagèrent en pleines feuilles mortes, P’tit Louis marchant devant pour montrer le chemin. Sans se retourner, il expliqua :
— Est la Grande-Eau, qu’on l’appelle. C’te maison que tu vois au bout du pont que j’allons prendre, c’est à M. Vascaride, un essculpteur qu’habite là. Doit être Anglais, à la façon qu’y prêche. On le connaît bien. Y prend son lait cheux nous, que grand’mère elle y porte tous les matins, car, moi, je suis à l’école à ces heures-là.
Vint le pont. Du bois assez tremblant. Le petit se remit au côté de Roberte, avec l’envie folle de la tenir par la main.
En passant près de la maison dont il venait de parler :
— Est Grosbois que ça s’appelle. M. Vascaride il y habite tout seul. Y a pas personne qui le sert. Y fait ses estatues là n’dans à sa mode. Est un monsieur bien convenable et pis bien aimable. Tiens, tu vois, nous v’là au bourg, tout à l’heure. Et, l’épicerie-mercerie, elle est là-bas, ou qu’tu vois c’te voiture arrêtée.
Elle remarqua tout de suite que les gens se retournaient pour la regarder. Elle n’était pas enfant de la localité. Dans les agglomérations campagnardes, on connaît chacun par son nom. La volaille est dénombrée. Toute apparition étrangère est un événement qui fait chuchoter le monde. Mais, de voir cette petite accompagnée de P’tit Louis, on devinait tout de suite. « La jeune fille que la mère Aubert a ramassée à l’Assistance ! »
Roberte n’entendait pas, mais la curiosité qui saluait son passage lui faisait mal. Elle entra dans la boutique avec son visage le plus sombre. Ce fut P’tit Louis qui parla :
— Bonjour, madame Leborgne ! Vous allez nous donner deux chandelles et une bobine de fil blanc (il prit sans cérémonie la vieille bobine dans la main de Roberte) pareille à c’t’y-là.
Tout en servant sans hâte :
— T’es donc pas à l’école, aujourd’hui, mon p’tit gas ? demanda l’épicière-mercière.
Mais c’était Roberte qu’elle regardait.
— Non, madame Leborgne. Fallait que je conduise la fille !
Il était tout fier de son rôle. Mme Leborgne sourit, engageante. Roberte regardait par terre. Elle reçut le paquet enfin ficelé. Là-dessus, de la poche de son pantalon, P’tit Louis tira pour payer quelques pièces de monnaie. Le compte était exact. La mère Aubert avait bien calculé.
Donner l’argent au petit, quelle défiance ! Quel affront ! Roberte passa la première le seuil de la boutique, sans saluer, sans ouvrir la bouche. Elle avait hâte de sortir du bourg. En passant le pont, elle exagéra son allure pressée. Le gamin ne pouvait plus la suivre. Mais, au milieu du sentier qui longeait la rivière, elle fut bien obligée de ralentir. Six ou sept écolières, leurs cartables sous le bras, étaient arrêtées à jouer avec un vieux yoyo qu’elles se repassaient en se disputant.
— Bonjour, P’tit Louis ! crièrent-elles, arrêtées net dans leur jeu, tous les yeux dirigés vers Roberte.
— Bonjour !
Le petit n’attendit pas d’être questionné :
— Est not’bonne, dit-il, qu’est arrivée de l’Assistance !
Roberte venait de reculer, blême, dangereuse.
— Comment que tu t’appelles ?… interrogèrent plusieurs voix.
La petite, de toute sa hautaine sensibilité, comprit qu’elle devait de suite prendre les devants, pour ne pas devenir le souffre-douleur des autres, l’enfant assistée regardée de travers par les réguliers.
— Comment je m’appelle ? Je m’appelle Roberte, Bienfichue, Bienfaite, Malva, Hautevue…
Elle lança la fin de son sarcasme avec un rire triomphant comme d’annoncer un titre de noblesse :
— Et tout ça, ça fait 10.530 ! Comprenez comme vous pourrez !
Un silence ébahi régna parmi la troupe des petites filles. Écrasées par un regard de chef, elles restaient la bouche ouverte devant l’insolite péronnelle qui les défiait, la tête rejetée en arrière.
Roberte fit un pas. Elles s’écartèrent pour la laisser passer, presque superstitieuses.
Le bout du chemin ; la route ; P’tit Louis suivant comme il pouvait. Au dernier tournant, la petite de Bienfaite s’arrêta, marcha sur lui, le prit aux épaules, et, se baissant pour le regarder dans le blanc des yeux :
— Je ne suis pas ta bonne, entends-tu ? Je suis la Malva ! Tu sais ce que c’est qu’une Malva ?… Bon. Alors prends garde à toi !
Terrifié, le petit, quand elle se remit en route, la suivit en tremblant. Et, jusqu’au retour à la ferme, il marcha derrière elle, la tête basse et sans plus prononcer un mot.