Éditions du Livre moderne (p. 52-67).
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V

Quand Mme Tavernier, horrifiée, fut sortie à toutes jambes de la maison, Roberte écouta pendant un long moment diminuer dans la cour d’honneur le bourdon de sa voiture. Elle grinçait encore des dents, elle regrettait de n’avoir pas frappé. Regardant autour d’elle, elle chercha quelque objet à casser pour soulager sa fureur. Seule, la peur de faire peur à sa mère endormie l’arrêta dans son impulsion. Alors elle se jeta sur sa chaise, haletante, et des larmes de rage montèrent à ses yeux.

Avoir envie de tuer, comme un homme, comme les mâles de sa lignée, et n’être qu’une fille, et n’avoir que treize ans !

Elle se releva d’un bond. Ne sachant plus que faire, se mordant la bouche pour ne pas sangloter, après avoir tourné sur place, elle grimpa sur le lit, geste enfantin, et, comme l’autre nuit, se coucha contre sa mère.

L’autre nuit, elle ne savait pas pourquoi. Maintenant elle savait pourquoi.

— Ils ne me la prendront pas !

Mme de Bienfaite gémit, remua, se rendormit. Roberte glissa son bras droit sous la taille maternelle et mit sa tête sur la maigre épaule. Les yeux grands ouverts, elle resta dans cette pose, farouche et le cœur battant.

Ainsi pelotonnée et pleine de tumulte, elle était obligée de s’avouer une chose : sa mère ne sentait pas bon.

Lui faire sa toilette ? Changer les draps du lit ? Nettoyer la chambre ? Trop tard. L’ennemie avait constaté. Le mal était fait. On aurait toutes les raisons d’arracher maman à ce lit où sa fille la laissait croupir, et, si malade, ne la nourrissait que de quelques pommes de terre — d’ailleurs bientôt épuisées.

Mais, contre toute logique, têtue, cabrée, la petite s’acharnait encore. Le grenier… la cave… l’argent caché par tante Marie…

En cette minute un flot de regret l’envahit brutalement. L’âme déchirée, elle rappelait la disparue, leur seule protection à toutes les deux. « Tante Marie !… tante Marie !… » Alors le mutisme de la mort se confronta dans sa pensée avec le grand inconnu de la vie. Elle se prit à trembler de froid.

Une heure, peut-être, venait de passer dans cette transe grelottante. Du bruit dans la maison ! On frappait à la porte d’entrée « Non ! non ! » Sautée du lit, elle courut dans le couloir. C’était maintenant qu’elle allait tuer.

Le chauffeur de Mme Tavernier se tenait sur le seuil, sa casquette à la main.

— Un paquet de la part de madame ! C’est assez fragile.

— Un paquet ?

Stupide Roberte prit cela des mains du chauffeur et le laissa repartir sans avoir dit merci. C’était lourd sur son seul bras possible. Encore tremblante, elle regagna la chambre, posa son fardeau sur la table, et d’une main frémissante, écarta le papier d’emballage.

Il y avait la moitié d’un grand pain, une bouteille de vin presque pleine, tout le côté d’un gigot encore tiède, le fond d’une boîte de gâteaux sucrés.

« Oh !… faisait la fillette, oh !… » mélange de surprise, d’appétit frénétique, de colère et de honte. Mme Tavernier, en sortant de table, avait eu cette pitié soudaine. Elle envoyait à Hautevue les restes de son déjeuner. Un peu plus qu’à la mère Rigaud, bien sûr !

Cette espèce de réplique méprisante à la morveuse qui l’avait insultée tout à l’heure, pourquoi, mon Dieu, pourquoi cela, tout de même, avait-il quelque chose de rassurant ?

« Si elle nous fait l’aumône, c’est donc qu’elle ne pense plus à mettre maman dans sa maison de Lisieux ? »

Perplexe, l’intraitable gamine restait à regarder ces victuailles. Elle calculait sombrement que toutes ses audaces nocturnes, que ses rapts les plus réussis n’auraient pas, après des heures de patience, de fatigue et de risque, rapporté le dixième de ce merveilleux ravitaillement.

La dormeuse se réveillait. Peut-être un flair d’animal l’avait-elle avertie. « J’ai faim !… » murmura-t-elle.

Roberte venait de tressaillir des pieds à la tête. C’était la première fois qu’elle l’entendait, ce cri, ce faible cri qui l’appelait au secours.

— Attends une minute, maman !… s’exclama-t-elle trop fort. C’est un bon déjeuner, aujourd’hui, tu vas voir !

Elle alla, saccadée et comme somnambule, chercher dans le placard de la cuisine une assiette, une fourchette, un couteau, un verre, décrocha même le torchon poussiéreux qui pendait.

— Assieds-toi, maman ! Là… je vais mettre le couvert sur tes genoux. Tiens ! Voilà du bon pain, du bon gigot… et tu vas boire un peu de vin.

Trop affaiblie pour raisonner, pour interroger : « Quel bonheur !… riait maman, quel bonheur !… »

Elle battit des mains. C’était bouleversant. La petite, les lèvres serrées, l’aida d’une seule main à rompre le pain, à couper une tranche de viande, lui versa du vin dans le verre, puis la regarda manger gloutonnement. « Pas si vite, maman ! Tu vas te faire mal ! »

Cependant elle détournait la tête, pâle d’envie, raidie dans sa volonté de ne pas succomber. Elle n’avait pas le droit de priver sa mère ; mais elle ne mangerait pas, elle, les restes de Mme Tavernier.

Quand, le rouge aux pommettes et les yeux trop brillants, maman, n’en pouvant plus, eut, d’un geste, refusé le second biscuit, Roberte remporta tout dans la cuisine. Le placard refermé, la petite rebelle, haineusement, orgueilleusement, se mit en demeure, avec l’une des dernières allumettes qui restaient, de rallumer le fourneau pour se faire cuire une poignée de pommes de terre.

Il n’était pas question de sortir, aujourd’hui. Pendant son absence, on pouvait venir prendre maman. Il fallait, au contraire, s’installer près de son lit, et la garder comme un chien, sans même s’éloigner dans le parc. Une grande amertume passa. C’était grâce à l’envoi de Mme Tavernier que la fille pouvait rester près de sa mère. N’eût-il pas fallu, sans cela, se mettre en campagne pour lui trouver à manger ? Car les pommes de terre, ça ne suffit pas. Elle le savait trop bien. Frissonnante, elle ramassa l’une des écharpes qui traînaient, et s’en couvrit les épaules.

Solange de Bienfaite, animée par son bon repas, ne s’était pas allongée comme d’habitude. Appuyée sur un coude :

— Je me sens si bien, aujourd’hui, mon ange ! J’aimerais faire un petit tour dans le parc. Il y a bien longtemps que je ne suis sortie. Tu ne veux pas me mettre dans ma voiture ?

Elle ne se rendait pas compte que la petite n’avait pas déjeuné, elle. Tout s’était passé dans un rêve. « Je ne pourrais même pas la traîner. Le cœur me manque… »

— Maman, tu ne peux pas sortir. La voiture est un peu démolie. Je l’arrangerai quand j’aurai des clous.

On pouvait lui dire n’importe quoi. Jamais elle n’insistait. Son esprit était incapable de retenir longtemps la même idée.

— Écoute, maman ? Puisque je suis là… Je voudrais tant que tu me dises des vers !…

— Avec plaisir, ma bien-aimée ! Veux-tu Baudelaire ?… Alfred de Vigny ?… Aimes-tu mieux Victor Hugo ?…

Ce fut peu après avoir fini la Mort du loup qu’elle s’endormit, poétique, comme si cet abandon obéissait au dernier vers :

Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

Immobile à sa place, Roberte la contempla. Analyser ce que le long poème avait qui ressemblât à sa propre fierté, cette petite fille ne le pouvait pas encore, Mais elle se prit à méditer comme si, véritablement, sa pensée restait dans le sillage d’Alfred de Vigny.

Quand des volontés de grandes personnes avaient décidé qu’elle serait séparée de sa mère, toutes ses révoltes n’empêcheraient pas cela. Brisée d’avance dans une lutte impossible, le mieux était de se taire et de supporter.

Elle examina longtemps sa mère endormie. Un peu de rose restait sur les joues de la malade. Détendue, elle avait l’air de sourire. Manger à sa faim l’avait donc transformée à ce point ! Dans cette maison où Mme Tavernier voulait la placer, ce serait tous les jours qu’elle mangerait à sa faim. Elle serait couchée dans un lit bien propre, soignée par de douces religieuses. Elle serait — un spasme convulsa la poitrine de Roberte — plus heureuse, oui, plus heureuse.

Même ayant le pouvoir d’empêcher cela, la petite de Bienfaite ne devait pas empêcher cela, Du reste elle ne l’avait pas, ce pouvoir ! Elle n’était qu’une petite orpheline à la merci des étrangers, incapable de sauver sa mère — même de lui apporter un œuf. Mourir de faim avec elle dans leur maison démantibulée, c’était tout ce qu’elle avait à lui proposer.

On emporterait maman. Tant mieux pour maman ! L’état de son cerveau ferait qu’elle ne souffrirait même pas. Quand elle appellerait sa fille, on lui dirait : « Elle va venir !… » et tout irait bien.

C’est là que le sanglot éclata. Roberte eut encore la force de l’arrêter tout de suite. Rétractée, violente, elle accepta l’inacceptable. C’est fait. Maman peut partir. Mais vite elle rejeta sa pensée sur un autre objet : elle-même.

Là, plus d’obstacles, plus de scrupules. « Dès que maman sera sortie d’ici, moi je me sauverai ! » L’orphelinat de Mme Tavernier, elle n’en voulait pas. Être enfermée jusqu’à vingt et un ans en Auvergne, devenir une femme sérieuse, apprendre un métier ?… Ah ! ah !… Son ricanement sourd la réconforta. Clocharde ! Clocharde ! Elle serait une libre hirondelle comme la mère Rigaud. Elle coucherait dehors comme elle. Ça peut se faire quand on est vieille, à plus forte raison quand on n’a pas quatorze ans. Ce serait pour elle-même qu’elle volerait dans les fermes. Ou bien elle s’y louerait, comme disent les paysans, pour gagner un peu d’argent. Travailler la terre, garder des bêtes, n’importe quoi. Avec un peu d’argent elle irait à Lisieux un jour. « Je viens voir maman ! » Et pourquoi les sœurs ne l’emploieraient-elles pas ? « Je ferai toutes vos commissions, si vous voulez ! »

Le conte bleu se construisait dans sa tête. Un enfant a tant besoin d’espérer !

Fatiguée, presque à jeun depuis deux jours, elle vint se recoucher côte à côte avec sa mère. Le pansement de son poignet se défaisait. Peu lui importait. Pour rester allongée, on n’a pas besoin de pansement…

Le regard errant au plafond, elle continua son rêve de gosse. Il allait donc falloir quitter Hautevue pour toujours. Tant pis aussi pour cela ! Par quelle route se sauver ? Il faudra marcher toute la journée pour aller le plus loin possible et n’être pas retrouvée. Petit chemineau en jupons sur les chemins du hasard. À Dieu vat ! Ce sera si bon d’être toute seule, puisqu’elle n’aura plus personne sur la terre ! Et dire que Mme Tavernier a pu croire… « Moi dans un orphelinat ?… »

Un réflexe lui fit serrer ses bras contre sa poitrine comme pour y rassembler ses énergies. Livrée à elle-même depuis tant d’années, voire sous le règne de tante Marie, elle éprouva comme une sorte de griserie à se sentir si parfaitement abandonnée, responsable de sa vie, enfant vagabonde qui ne connaîtrait qu’une volonté : la sienne.

Comme les heures tournaient dans le parc aux prises avec l’automne, la clarté diminua lentement dans la chambre. Plus de bougie pour éclairer. Mme Tavernier ne savait pas cela quand elle avait fait son paquet.

D’abord, éclairer, pourquoi ? Ce n’est pas utile quand on ne fait rien que réfléchir. Mais comment servir à maman ce soir ce qui l’attendait dans le placard si, par hasard, elle avait encore faim ? Et comment chauffer les pommes de terre ? « J’allumerai du feu dans la cheminée. Il y est resté du bois. On y verra bien assez avec ça. Je mettrai ma casserole sur la flamme. Et puis ?… »

Les paupières commençaient à battre, Un instant plus tard elle cessa de penser, bébé qui s’est endormi dans les bras de sa mère.

Le commencement de l’aube fit de la fenêtre une nébuleuse, et ce soupçon de clarté réveilla la petite de Bienfaite, après tant d’heures dans la paix des ténèbres. Il lui fallut quelques secondes pour retrouver ce qu’en s’endormant elle avait laissé : l’angoisse d’abord ; ensuite être dans le lit de maman, et puis la faim.

Pour se glisser hors du lit, elle prit des précautions, afin de ne pas troubler le sommeil de sa mère. Sortie de son brûlant nid nocturne, elle claquait des dents, avec le besoin péremptoire de boire vite quelque chose de chaud, de vite calmer la crampe de son estomac torturé par l’inanition.

Dans la pénombre à peine effleurée par l’annonce du jour, elle tâtonna, cherchant à la cuisine sa casserole de pommes de terre. Sans courage pour les réchauffer, debout, hâtive et glacée, elle les dévora sans y voir, bouchées froides et trop grosses qui l’étouffaient à moitié.

Cette affreuse misère, pourtant, c’était encore du bonheur. Elle était encore chez elle ; maman était encore là. Prise de panique, elle retourna se coucher contre elle, heureuse de retrouver sa place restée chaude, de sentir respirer en même temps qu’elle son amour qu’on allait sans doute lui prendre.

Tout bas, tout bas : « Maman… ma petite maman… » Elle allongea la main, trouva le visage, chercha les longs cheveux. Elle les flattait doucement, pieusement même, à la façon dont on touche une morte. Veillée funèbre auprès d’une vivante, toute la tendresse et tout le regret de la terre concentrés dans un jeune cœur au désespoir.

À quel moment s’était-elle rendormie ? Le grand jour éclatait dans toute la chambre. Quelqu’un appelait dehors. Elle se redressa si brusquement que Solange de Bienfaite, réveillée en sursaut, fit un cri.

Une sueur dans les cheveux, la petite se rassura tout de suite. Encore ce chauffeur qui leur apportait des restes.

Puisqu’elle ne s’était pas déshabillée, elle pouvait le recevoir sans tarder. Elle apparut à la porte, au-dessus du perron, telle qu’elle était, décoiffée et la robe pleine de faux plis, mouchetée de duvets sortis de l’oreiller.

— Monsieur ?… bégaya-t-elle, le cœur changé en pierre.

Ce n’était pas du tout le chauffeur.

— Je suis le docteur Girodet, Mademoiselle. Je viens voir Madame votre mère.

— Vous venez voir…

Roberte ne put en dire plus long. Ça, c’était le commencement de l’horreur.

Curieux et courtois, le docteur, sans monter encore les marches du perron, la regardait de bas en haut avec un demi-sourire. Il était assez vieux, barbu, sympathique.

Du reste, elle se souvint l’avoir vu souvent. Mais lui n’avait pas remarqué cette fillette parmi les autres. Quelque chose l’amusait dans cette visite, cela se lisait dans ses yeux. Il n’était pas forcé de savoir qu’il tombait en plein drame. On lui avait dit d’aller à Hautevue ausculter la comtesse de Bienfaite, sans doute poitrinaire, dont on parlait tant et depuis si longtemps dans la région, afin de donner un certificat permettant de l’hospitaliser à Lisieux. Il était prévenu qu’il ne trouverait dans une maison abracadabrante, qu’une femme presque folle et une petite fille à l’état sauvage. Ce n’est pas tous les jours qu’un médecin de campagne a l’occasion de voir de tels échantillons. Et, certes, la petite fille, pour commencer, ressemblait singulièrement à ce qu’on lui en avait raconté.

— Vous permettez, Mademoiselle ?

Elle s’effaça, presque au garde à vous, pour le laisser passer. Elle se sentait devenir une espèce d’automate.

Le docteur, en entrant, jeta sur le décor un vif coup d’œil. Dès le vestibule, c’était l’image de la ruine, avec tous les vestiges d’une grandeur passée.

— Par ici, Monsieur !

La chambre dans laquelle il pénétrait dut l’intéresser plus encore que le vestibule, et, plus encore que la chambre, la malade étendue sur le lit.

— Madame…

Solange de Bienfaite tourna vers lui sa tête romanesque, pâle camée que la longue chevelure noire, allongée sur une épaule, dessinait avec un relief délicat. Elle voyait sans trop d’étonnement ce monsieur inconnu s’approcher d’elle, car sa pauvre vie n’était plus guère qu’un songe où les images se succédaient sans aucun lien entre elles.

— C’est le docteur, maman !… dit Roberte.

Elle venait d’affecter un ton gaillard qui fit se retourner, surpris, le docteur Girodet. Et c’était pour que sa mère ne prît pas peur.

— Madame, c’est Mme Tavernier, votre amie, qui me charge de venir vous voir (tout le corps de Roberte frémit) parce qu’elle vous trouve un peu fatiguée.

— Ah ! oui !… fit gentiment Solange.

— Me permettez-vous de vous examiner, Madame ?

— Oh ! je suis tellement malade !… gémit-elle tout à coup, tellement malade !… Si vous pouviez me guérir, docteur !

— C’est justement, madame ! Nous allons vous soigner… Peut-être même vous emmener quelque part où vous serez mieux qu’ici !

Roberte, dans ses dents, articula : « Ça y est ! » Et, de sa main droite, elle prit un point d’appui sur la table.

Profitant des bonnes dispositions de la patiente :

— Vous voulez bien, demanda le docteur, qu’on vous emmène ailleurs ?

— Oh ! oui, docteur !

Elle allait dire « oui » à tout, naturellement.

Le médecin s’était assis au bord du lit.

— Allongez-vous bien, madame. Nous avons une hanche qui ne va pas, n’est-ce pas ?…

La suppliciante séance se terminait. Presque pas de questions. Des « bon, je vois ». À Roberte si pâle et si droite : « Voulez-vous me donner une serviette, mademoiselle ? C’est pour écouter la respiration. Vous n’en avez pas ? Ça ne fait rien. Oui… un vieux mouchoir, ce sera très bien. »

Mais, comme elle le reconduisait jusqu’au perron :

— L’ambulance viendra la chercher cet après-midi, vers deux heures.

Un léger rire :

« Mme Tavernier fait bien les choses ! »

N’entendant pas un mot il s’arrêta sur la marche pour regarder la petite, et soupçonna peut-être qu’elle souffrait, en dépit de tout ce qu’on racontait de sa méchanceté.

— Votre maman n’est pas en danger… s’empressa-t-il. Seulement il est temps de la soigner. Car, en plus de sa hanche malade, elle est… enfin… très fragile.

Il ajouta pour achever de rassurer l’enfant singulière et si mal tenue qui le fixait avec ces yeux-là :

— Elle ne peut pas être mieux que dans l’hôpital où Mme Tavernier la met. Je le connais. C’est presque aussi bien qu’une maison de santé.

Pour quelques heures encore, on lui laissait sa mère. Hors d’elle-même, elle courut dans le vestibule, à dessein de se jeter à genoux au pied du lit et de crier enfin tous les cris qu’elle refoulait depuis la veille. Elle se sentait prête à serrer sa mère dans ses bras jusqu’à l’étouffer. Pourquoi pas ? Se suicider ensuite, et deux malheureuses sont débarrassées de la vie.

— Maman !…

L’appel déchirant était déjà dans sa gorge, les syllabes sur ses lèvres. À la porte de la chambre elle s’arrêta court. Solange de Bienfaite, redressée sur ses pauvres oreillers, souriait d’un air d’extase.

— Te voilà, mon ange ? Tu vas me donner à déjeuner !

Et ce simple mot tombé dans sa tempête calma du coup la petite forcenée.

— Oui !… répondit-elle. Tout de suite !

Sans transition, ses gestes se firent mesurés, tranquilles. Pas de tragédie autour de maman. Elle ne devait s’apercevoir de rien.

Comme hier, elle mit le couvert sur le lit. Ah ! servir sa mère, c’était un charme ! Que ne l’avait-elle compris plus tôt ?

Elle entrevit tout ce qu’elle avait manqué par sa faute, avec ses perpétuelles écoles buissonnières. Au lieu de rester à la maison et d’y soigner maman, elle avait préféré courir les routes avec d’autres gamines, et faire le voyou loin de chez elle. Pouvait-elle alors deviner qu’elle l’aimait tant, sa mère ? Le mot « foyer », c’était aujourd’hui seulement qu’elle le comprenait — quand il n’était plus temps.

Solange se mit à manger et sa fille à la regarder, silencieuse et concentrée. Elle n’avait même plus envie de ces bonnes choses qui lui passaient devant le nez. On n’a pas faim quand l’adieu va sonner.

Quelle heure était-il ? Plus de pendules à Hautevue, Toutes vendues. Et les montres aussi.

Le repas dura plus de vingt minutes.

— C’est fini ? Tu ne veux plus rien, maman ?

— Rien. J’ai bien déjeuné, tu sais !

En revenant de la cuisine, son petit ménage fait :

— Dis, maman ? Tu n’as pas envie de sortir, aujourd’hui ?

— Oh ! si… Tu vas me mettre dans la voiture.

— Tantôt, tu sortiras dans une bien plus belle voiture !

— Ah oui ?…

La petite se tut. Elle ne voulait pas éclater en larmes.

Elle s’assit près du lit, prit la main de sa mère et posa dessus son front plein de battements. Elle aimait mieux ne plus bouger, ne plus parler, rester comme cela jusqu’au moment fatal.

Il fallait s’y attendre, Mme de Bienfaite, à la longue, finit par s’endormir. Immobilisées, au moment d’être arrachées l’une de l’autre la mère et la fille, pendant près de deux heures, ne firent rien que respirer ensemble, dans le silence absolu de la grande maison vide.

Cela se fit si vite que Roberte, plus tard, devait chercher en vain à recomposer cet instant vertigineux.

Juste le temps de redresser la tête au bruit du moteur… Un coup dans la porte. Ne pas crier. Les gens sont entrés déjà dans la chambre. Le docteur Girodet déclare joyeusement : « Nous venons vous chercher, madame ! » Un signe, et deux infirmiers ont soulevé la frêle forme étendue. « Qu’est-ce que c’est ? » dit tout de même maman, saisie. Quelque chose a passé dans ses yeux. Une peur. Impossible de supporter cela. « C’est la voiture, maman ! Tu vas aller te promener ! » Roberte l’a dit avec un rire, oui ! Posée sur la civière, maman ne l’a pas regardée une dernière fois. Elle semblait enchantée. Une enfant qui s’amuse.

Le médecin : « Vous n’embrassez pas votre mère… »

Un coup de tête sec, catégorique :

— Non !

Dans le vestibule elle a suivi le pas vif des porteurs, regardé la civière s’enfourner dans la voiture, le médecin et les gens y monter à leur tour. Au secours ! Cette voiture ne va pas se refermer, s’en aller ?…

« Maman !… »

Le hurlement n’est pas sorti. Refermée d’un coup bref, la voiture s’est mise en route. Vite, vite, fuir ! Tout est fini ! La vie commence, la vie maudite, la vie de petite clocharde famélique à travers un monde inconnu. Un dernier regard sur l’ambulance qui s’en va le long de la cour d’honneur, sous les hêtres solennels et jaunes…

Une main se pose sur l’épaule de Roberte. Il y avait quelqu’un de caché derrière la voiture, cette grande femme-là, dont les doigts serrent si fort, vigoureuse personne vêtue de bleu marine.

— Venez, mon enfant !

— Laissez-moi ! Qui êtes-vous ?

— Je viens vous chercher pour vous mener à la gare. Non ! n’essayez pas de m’échapper. Je vous tiens bien. Allons allons ma petite !…

« Et n’avoir qu’une main pour se défendre ! Ah ! ce sale garçon qui m’a tordu le bras ! »

— Ne vous débattez pas comme ça, ma pauvre petite ! Votre maman est partie, il faut partir aussi. Nous allons prendre l’autocar à la Croix-Saint-Jean, c’est loin. Dépêchons-nous !

Roberte peut maintenant crier à son aise, trépigner, écumer, chercher à mordre.

— Je ne veux pas ! je ne veux pas !… Lâchez-moi !

— Calmez-vous !… là… Vous voyez bien que vous n’êtes pas la plus forte !

— Je ne veux pas ! Je n’irai pas à l’orphelinat ! Je n’irai pas en Auvergne !

— Qui est-ce qui vous parle de ça ?

— Lâchez-moi ! Où voulez-vous me mener, à la fin ?

— Pauvre petite ! À Caen. Aux Enfants Assistés.

— À Caen ?… Ce n’est pas l’orphelinat de Mme Tavernier, en Auvergne ?

— Vous ne l’avez pas mérité, malheureuse ! Mme Tavernier ne veut plus s’occuper de vous.

La personne en bleu marine n’a jamais compris pourquoi cette petite fille enragée qu’elle avait tant de peine à maintenir se mettait si docilement en route, tout à coup, avec cet air délivré, cet air de marcher vers une fête.