Éditions du Livre moderne (p. 40-51).
◄  III
V  ►

IV

Même avec l’âme tourmentée, un enfant dort sa nuit complète. Roberte se réveilla dispose. Elle fit rapidement sa toilette à l’eau froide, sans savon, et s’habilla. Elle était pressée de courir à la cuisine où l’attendait la bienheureuse provision de pommes de terre, et d’y préparer son petit déjeuner et celui de sa mère.

« Si seulement nous avions du pain ! »

Il ne fallait pas s’attarder à ce rêve. Mieux valait établir le programme de la journée. « Vais-je commencer par la cave, ou par le grenier ? »

Une idée de génie passe. Dans la haie d’hier, la poule a dû refaire un œuf, peut-être deux. Y aller voir avant tout. Par la même occasion, rapporter des pommes, peut-être, ou quelque autre denrée à chiper adroitement. Mais ne pas prendre par la sapinière, car l’important est, tant que le poignet ne sera pas guéri, d’éviter de se faire voir.

Un peu plus de chemin à faire ? Le temps est au beau, ce matin, exactement comme hier.

Ses décisions sont ainsi bien arrêtées quand elle entre chez sa mère, la casserole fumante à la main.

— Bonjour, maman, (ironique :) voilà ton café au lait !

— Oh ! du café au lait !

Devant l’expression ravie qui l’accueille, Roberte regrette sa plaisanterie.

— Je blaguais, ma pauvre petite maman ! Ce ne sont que des pommes de terre à l’eau, comme hier !

Mais Solange a des yeux qui ne savent plus rien d’hier. Elle est dans ses heures d’anémie cérébrale.

Avec ce détour qu’elle avait voulu prendre, la route était longue sous les pieds de Roberte. Que de fatigue pour aller chercher un malheureux œuf ou deux. Mais elle espérait beaucoup de sa maraude de ce matin. Bien resserré par les soins de maman, son poignet lui faisait moins mal. Le soleil jouait avec les feuilles mortes. Autour de la jeune rôdeuse en marche, les horizons avaient d’énormes nuages blancs, beauté géante, immense carte de géographie où des continents, avec lenteur, se faisaient et se défaisaient dans l’océan du bleu céleste.

— Enfin ! Voilà le dernier tournant ! La haie n’est plus qu’à quelques pas !

Haleine courte, main qui se prépare… Malheur ! Il s’agit ; bien de ramasser les œufs ! Une fille de ferme, accompagnée de deux moutards, s’agite et jacasse de l’autre côté de la haie.

— Est pourtant là qu’elle se muchait, la mâdite ! Tiens, petit Jean ! Prends les deux œufs pendant que je démolis son nid !

Une voix d’argent lui répond aussitôt :

— J’allons l’enfermer dans le poulier. Comme ça, y aura plus de contrariété !

Médusée sur place, Roberte écoute et regarde. Affaire manquée, course inutile. Faut-il aller plus loin et chercher si quelque autre aubaine ne se présente pas ailleurs ?

Son courage débandé laisse l’éreintement envahir son corps. Rentrer bredouille, pourtant, ce serait trop affreux.

Elle alla plus loin et plus loin encore, fut obligée de se rendre compte que le matin n’était pas l’heure propice pour chaparder. Du monde circulait autour des fermes. Les chiens au tonneau jappaient. À la sinistre pensée qu’il faudrait plutôt opérer de nuit, elle frémit.

Comme dix heures sonnaient très loin à quelque petite église, un beau champ solitaire l’attira. « Ce sont peut-être des Haricots, là-bas… »

Pour commencer, elle ramassait une pomme à cidre sous un pommier, disposée à continuer la récolte autant que sa poche garderait de place.

— Qui que tu fais là, toi ?… l’interpella le paysan qui la voyait et qu’elle ne voyait pas.

Un coup d’œil vers les buissons dangereux d’où partait la voix et, sans répondre, elle s’en alla d’un air de flâner, le vent de la poursuite déjà dans son dos. Mais l’homme, occupé, jugea sans doute inutile de se déranger pour si peu.

Une unique petite pomme sure au fond de sa poche ! Roberte décida quand même de rentrer avec ce butin ridicule. Son cœur tombait. Ce n’était pas si facile que ça de trouver à manger pour elle et sa mère. « J’apprendrai !… » se dit-elle bravement. Mais des larmes montaient à ses yeux étroits, vite essuyées d’un revers de manche.

N’en pouvant plus, elle s’était assise pour quelques minutes sur une borne, au bord de la route qui rejoint Hautevue. Affamée, elle avait le hoquet avec violence. Une pensée tendre pour les pommes de terre du grand sac l’occupait. Elle vit venir de loin la mère Rigaud et se releva vite pour n’être pas surprise dans sa fatigue.

— Tiens ! mam’zelle Roberte !

— Bonjour, mère Rigaud !

— Je salue bien Mademoiselle !

Déguenillée, la bonne femme était malingre et tordue. Un de ses yeux louchait en dehors. Son bonnet de linge à brides lui serrait le crâne par-dessus quelques vieilles mèches et sa bouche sans dents se relevait aux coins, sous un petit nez pointu, tout noir de poudre à priser.

— Et où allez-vous comme ça, mère Rigaud ?

— J’vas au village, tout à l’heure.

— Nous suivons la même route, alors !

— Mam’zelle Roberte ne va pas cheminer côte-côte avec moi, bien sûr !

— Et pourquoi pas, la mère Rigaud ?

La petite sorcière parut formalisée. Ce fut en hésitant qu’elle trottina près de Roberte. Pour faire cesser sa gêne.

— Beau temps, aujourd’hui, hein, mère Rigaud ?

— Mam’zelle, moi qui couche dehors, je peux dire que le bon Dieu me fait des grâces. V’là bien quatre nuits presque tièdes, et je ronfle comme un capitaine.

Roberte, la main sur la bouche :

— Vous couchez dehors ?

— Mais bien sûr, Mam’zelle dans le fossé qu’est à la care de la route Beaulieu. Par exemple, je me lève aussitôt la pointe du jour car j’aurais honte que les gas qui vont au travail me voient.

Coucher dehors ! Roberte se vit dans son lit de camp et se sentit riche.

— Et pourquoi couchez-vous dehors, à votre âge ?

— Mamzelle, j’ai-z-eu neuf enfants et je les ai bien élevés. Mais est ingrat quand ça grandit. Y m’en veulent pour des choses.

Elle dirigea vers le sol son œil en dehors, détourna la tête et garda son secret.

— Et puis, pour dire tout au plus juste, est moi qui ne veux pas de l’hospice.

— Une seconde, elle s’arrêta dans sa marche, et Roberte avec elle.

— Moi, je suis une vieuille hirondelle. Faut pas m’enfermer. Je tiens à rester libre.

Avec chaleur, Roberte s’écria :

— Comme je vous comprends !

Elles se remettaient en route. La mère Rigaud remonta le gros paquet qu’elle portait.

— Des croûtes de pain !… répondit-elle au regard de Roberte. Est une petite douceur qu’on vient de me faire, heureusement. Car j’avais pas encore goûté depuis hier.

La petite de Bienfaite n’eut pas le temps de laisser monter jusqu’à sa conscience cette pensée atroce : « Elle a de la chance ! » La vieille continuait aussitôt :

— Est chez Mme Tavernier qu’on m’a donné ça.

— Chez Mme Tavernier ? Ah !…

— Oui, j’y suis été tout à l’heure porter la lettre à Mme la comtesse.

— Vous voulez dire maman ?

— Mais oui, Mam’zelle ! J’étais passée ce matin voir à votre château si Mme la comtesse avait besoin de quelque chose. « Mère Rigaud, qu’elle m’a dit, vous allez porter ça chez Mme Tavernier. »

Le souffle court, Roberte interrogea :

— Et vous l’avez vue, Mme Tavernier ?

— Oui, Mam’zelle ! Même qu’elle a dit qu’elle allait tout de suite au château.

— Au revoir, mère Rigaud !

Roberte n’était plus lasse ni affamée. À toutes jambes elle courait sur la route, les dents serrées par une colère qui la décomposait.

Elle n’était pas à la porte de Hautevue que l’auto de Mme Tavernier parut au bout de la cour d’honneur.

Les poings fermés, elle attendit. La voiture tourna, s’arrêta, la portière s’ouvrit. Avec des yeux de haine, Roberte. regarda descendre la dame en noir, un peu forte, assez haute en couleur et grisonnante, qu’elle avait toujours fuie sans même se demander pourquoi.

Celle-ci, voyant que la petite ne la saluait pas, essaya de pincer sa bouche fort épaisse, roula ses yeux bleus encore jolis, et, très haut, avec ostentation, s’écria :

— Bonjour, Roberte !

Sans répondre, Roberte se plaça devant la porte, et les deux se considérèrent un instant. Puis :

— Vous venez voir maman ?

— Si tu le permets !… dit l’autre, ironiquement.

D’un coup de tête, Roberte rejeta ses cheveux de page.

— Et si je ne permets pas ?

— Allons !… dit Mme Tavernier avec un petit rire de mépris.

Elle poussa l’enfant à l’épaule, et passa. Derrière elle, les mâchoires crispées, Roberte pénétra dans la maison.

— Elle vit, sur le seuil de la chambre, Mme Tavernier faire un pas de recul. Il faut d’abord habituer ses narines. Mais le cri de Solange de Bienfaite, ce grand cri délivré, fit que la dame entra d’une vive enjambée.

— Vous ! C’est vous, enfin !

Roberte se laissa tomber sur une chaise, le poing enfoncé dans la joue. Elle le découvrait en cet instant, sa mère n’était qu’à elle ! Une passion la transporta, qui décomposa plus encore sa petite figure livide. Ne rien pouvoir pour justifier une si furibonde jalousie, n’avoir rien à donner que son impuissance de petit chef terrassé !

— Ma pauvre amie… murmurait Mme Tavernier.

Le gémissement de Solange monta, musical.

— Il a fallu que je vous écrive deux jours de suite pour que vous veniez ! Si vous saviez !… Si vous saviez !…

— Deux jours de suite ? Mais pardon ? Je n’ai reçu qu’une lettre : celle de tout à l’heure !

— Ça ne fait rien, poursuivit sur le même ton Solange avec son air incohérent. Vous voilà ! C’est tout ce que je demande !

Et la visiteuse put penser, sans en être autrement étonnée, que cette malade divaguait quelque peu.

« Et dire qu’au lieu de la surveiller ce matin, je me suis esquintée comme une idiote à courir chercher cet œuf que je n’ai pas rapporté ! » À cette pensée une autre succéda dans l’esprit de Roberte. « Pourvu qu’elle ne lui donne pas d’argent ! » Mais il s’agissait d’autre chose,

— Écoutez, Solange ! Vous ne pouvez pas rester comme ça !

— Mais je le sais bien, Clémentine ! Je vais mourir. Nous ne mangeons plus…

Roberte, dans le fond de sa poche, remuait une petite pomme verte. Elle était bien vaincue, certes. Elle se vit en rêve rampant du côté de rapines nocturnes. Aujourd’hui même elle ferait cela, oui : voler quand les gens dormiraient.

— Vous n’avez jamais voulu m’écouter, Solange. Et voilà où cela vous a menée.

Mme veuve Tavernier, ayant laissé tomber un silence, prit une voix très douce pour continuer :

— Je dois avouer que j’ai attendu d’être convoquée pour revenir vous voir. Je ne tenais pas à me mêler de vos affaires. Mais, cette fois-ci, c’est bien vous qui m’appelez, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui !… oui !…

— Vous voyez, je n’ai pas attendu d’avoir déjeuné pour venir. Il est près de midi, maintenant, et j’ai faim.

— C’est vrai ?… dit faiblement Solange.

— Maintenant il va falloir m’écouter.

— Oh ! oui !… oui !…

— J’espère que vous vous rendrez compte que, depuis la mort de votre pauvre Marie, votre maison est devenue…

D’un regard éloquent elle embrassa la malheureuse chambre. De plus près, ses yeux bleus détaillèrent le lit indescriptible.

— Vous voilà dans la malpropreté, presque dans l’ordure (elle toisa Roberte) quand vous avez une fille déjà grande qui pourrait du moins nettoyer et vous tenir convenable ; qui pourrait aussi faire vos courses (sa voix enfla tout à coup) la place de cette Rigaud à qui personne ne veut plus faire l’aumône, même les sœurs de la ville, parce qu’elle gaspille tout ce qu’on lui donne à boire de l’alcool.

Roberte cria, stupéfiante :

— Et si c’est son seul plaisir, la pauvre bougresse ?

Les yeux bleus grossirent, mais ne daignèrent pas regarder l’interruptrice. Mme Tavernier ne fit que remuer un peu sa chaise, de façon à tourner le dos à l’impossible petite fille.

— Pourtant, c’est encore moi qui ai pitié d’elle, quelquefois. Je lui ai fait remettre ce matin même un gros paquet de croûtes de pain.

En écho, Solange murmura, mourante :

— Du pain…

— Mais Mme Tavernier ne pouvait pas comprendre.

— Tout cela va finir comment ?… reprit-elle en posant doucement son poing sur sa hanche.

— Je ne sais pas… fit tout bas Mme de Bienfaite. Et ses yeux se fermèrent.

— Ce n’est pas difficile à prévoir, ma pauvre amie ! Vous n’avez plus rien, même pas votre maison, qui est mangée par les hypothèques — hypothèques dont vous ne pouvez plus payer les intérêts, pas plus que vous ne pouvez payer vos impôts ni vos contributions. Vous me dites dans votre lettre qu’on ne veut plus vous faire crédit nulle part et que vous allez bientôt mourir de faim…

« Bientôt ?… » voulut prononcer Solange, Mais le sermon ne s’arrêtait pas.

— Tout cela veut dire que vous allez incessamment être saisie, et, comme il ne reste pas chez vous un objet ou un meuble qui ait une valeur quelconque, on va vous mettre d’office à l’hospice, malade comme vous l’êtes, et votre fille ira tout droit aux Enfants Assistés. Voilà !

Un ricanement diabolique la fit se retourner en sursaut sur sa chaise.

— Tu peux rire, petite malheureuse Tu vas voir ce qui va t’arriver !

Solange qui, depuis un moment, ne suivait plus très bien, leva gracieusement la main, sourit, et dit à tout hasard :

— N’interromps pas, mon ange !

Puis, sur le ton de la plus exquise courtoisie mondaine :

— Continuez, ma chère Clémentine ! C’est si intéressant !

Mme Tavernier, interloquée, contempla l’inconsciente créature, et vit. Solange, épuisée, était en train de s’endormir.

De commisération, elle haussa les épaules. Il n’y avait donc plus, dans cette maison, que la petite fille à qui parler.

Faisant un grand effort de magnanimité, doucement elle retourna sa chaise :

— Écoute, ma petite Roberte ! Tu auras bientôt quatorze ans, tu peux déjà comprendre bien des choses, Si je suis venue ici ce matin, c’est justement pour vous éviter le pire. Dans l’état où elle est, on va forcément, comme je viens de le dire, mettre ta mère à l’hospice, et…

— Ce n’est pas vrai ! On ne va pas à l’hospice quand on ne veut pas !

Armée de patience héroïque, Mme Tavernier demanda sans hausser la voix :

— Mais, ma pauvre petite, qu’est-ce qui t’a dit ça ?

— C’est la mère Rigaud !

Mme Tavernier retint son sourire de dégoût.

— Évidemment, dit-elle, tu as des amies qui t’informent bien !

Elle tâcha de se mettre au niveau de la petite dévoyée.

— Vois-tu, commença-t-elle avec le plus de bonté possible, ta mère et toi n’êtes que deux enfants, deux pauvres enfants abandonnées. Mais moi qui suis une très ancienne amie de ta famille, je ne veux pas, en souvenir de tes grands-parents, qu’on vous traite toutes les deux comme des indigentes.

Elle s’installa mieux sur sa chaise, ses jolis yeux regardèrent Roberte avec une subite indulgence.

— Tu sais que je suis dame patronnesse de beaucoup d’œuvres. Je peux faire placer ta mère dans une maison tenue par des sœurs, à Lisieux, où j’ai fondé un lit. Elle y sera très bien soignée, Voilà déjà de quoi te rassurer, n’est-ce-pas ?

Restée en suspens, devant le mutisme de l’enfant elle prit le parti de poursuivre :

— Quant à toi qui vas rester toute seule au monde, ma pauvre petite, voilà ! Par l’intermédiaire d’une amie j’ai la possibilité de te mettre dans un orphelinat, en Auvergne…

Au mouvement que fit Roberte, elle se dépêcha.

— Tu n’y seras pas malheureuse, je puis te l’assurer ! Complaisante, elle développa :

— Il paraît que c’est dirigé par des religieuses sécularisées. Les jeunes filles y reçoivent une certaine instruction, on les forme, on en fait des femmes sérieuses ; et puis, ce qui est particulièrement intéressant pour toi, on leur enseigne un métier, et on s’occupe même de les placer quand elles sortent de l’institution, à vingt et un ans.

Elle détourna les yeux avec élégance pour ajouter : « Naturellement, je paierai la petite pension exigée… », attendit quelques secondes, puis, dans un soupir gonflé de patience, termina :

— Je pense que tu es satisfaite de ces arrangements ?

« Mon Dieu, mon Dieu, pensa vertigineusement la petite, faites que je ne saute pas sur les pincettes pour l’assommer ! »

Une rage froide, pourtant, la fit demeurer à sa place. Candide, ignorante des raffinements de cruauté que l’existence réserve si souvent aux natures comme la sienne, elle écoutait bouillonner dans ses veines le sang violent qu’elle tenait de la race paternelle, alors qu’il eût fallu remercier chaleureusement pour le destin fort convenable offert à sa pauvre petite vie déjà brisée.

Mme Tavernier, à force d’attendre, dut penser que l’enfant, la gorge serrée, ne pouvait pas encore lui répondre. Émue elle-même par sa propre générosité, les larmes aux yeux, sans rancune, elle tendit les mains. Comme dans les romans, la petite de Bienfaite, soudain régénérée, allait se jeter à ses pieds et couvrir de baisers ses doigts.

Elle voulut aider ce grand mouvement du cœur.

— Va, parle, ma petite Roberte ! Qu’est-ce que tu as à me dire ?

Roberte, un instant, regarda celle qui dormait dans le lit, sa mère, son amour dont on voulait la séparer jusqu’à vingt et un ans. Puis, brutalement levée de sa chaise et s’avançant d’un pas plein de menace :

— Ce que j’ai à vous dire, madame Tavernier ? J’ai à vous dire merde !