Roberte n° 10.530/1/03

III
— Déjà revenue, mon ange ?
— C’est que je me suis dépêchée, maman !
— Tu l’as vue ?
— Mme Tavernier.
— Non. Elle était sortie. J’ai donné la lettre au jardinier.
— Tu es sûre qu’il la lui remettra ?
— Il me l’a promis.
Solange se mit à frissonner.
— Pourvu qu’elle vienne demain matin !
Les lèvres serrées, Roberte, cette fois-ci, ne répondit rien.
— Cette bonne Mme Tavernier ! chanta la voix pleureuse. Si elle n’était pas là, nous…
— Écoute, maman ! Je vais revenir tout à l’heure. J’ai quelque chose à voir dans la maison !
Il lui déplaisait de continuer cette conversation. Il lui était pénible aussi de rester plus qu’il ne fallait dans cette chambre de malade non soignée. Des relents se manifestaient, inavouables, du côté de la toilette dont les eaux stagnaient au fond d’un seau suspect.
L’idée ne lui était pas encore venue d’épurer cette chambre déshonorée. Elle ne savait pas faire le ménage. Habituée au service de tante Marie et le trouvant tout naturel, elle avait jusque-là vécu, malgré la pauvreté, malgré le désordre, sans rien connaître que son bon plaisir de petite fille gâtée.
D’un pas traînant, elle se dirigea vers la cuisine. Elle commençait à s’affaiblir, gagnée par la molle fatigue des mal nourris. Ce poignet blessé semblait abattre tout à coup la force qu’elle gardait encore, bien que ne mangeant plus à sa faim depuis un mois déjà.
« Tant pis ! il faut que je m’y mette ! »
Il faisait encore grand jour. Plusieurs heures lui restaient pour investiguer.
Cette cuisine, elle ne l’avait encore jamais fouillée à fond, non plus que l’office et la buanderie, antres au fond desquels fourgonnait si souvent tante Marie sans que personne songeât à se demander ce qu’elle pouvait y faire.
Placards ouverts, tiroirs examinés, mains qui cherchent au fond des recoins obscurs, espoirs palpitants si vite déçus : « Quelle chance ! Voilà des confitures !… Non ! C’est un reste de moutarde !… Ce paquet-là ?… Rien. C’est du sel… »
À mesure que passaient les minutes, la déception s’aggravait. Son estomac la tiraillait au point qu’elle était tentée de manger tout de suite son œuf de ce soir, et même celui de maman. Elle aima mieux ne pas les regarder en passant devant la table où ils étaient posés. Allait-elle se mettre à pleurer ?
— Il reste la buanderie. Mais il n’y a pas grand’chance d’y trouver quelque chose…
Cependant ce fut là.
Ce vieux sac de toile, si grand, qui pendait à son clou, naturellement c’était du linge sale, et rien d’autre.
Elle y porta la main, amèrement.
— Quoi ?… Du charbon ? des cailloux ?…
Pour une manchote ce n’était pas facile de décrocher cela, puis de défaire les nœuds de la corde. Tant d’efforts pour être encore désappointée !
Les doigts enfoncés dans le sac, il en remonta ce prodige : une poignée de pommes de terre. Oh !… oh !… bonne tante Marie, chère tante Marie !…
— Lâchant tout, effrénée, elle était déjà sortie de la buanderie, criant d’avance dans le couloir :
— Maman’!… Maman ! J’ai trouvé des pommes de terre !…
Elles ont tout de même gardé les deux œufs pour ce soir, Les pommes de terre mises avec entrain dans la casserole où l’eau chauffe sur le bois enfoncé dans le fourneau (sans les peler, a dit maman), elles ont fait un joyeux goûter.
— Un peu de sel, maman ?…
— Ce qu’elles sont bonnes, mon ange ! Tu vas devenir cordon bleu, bientôt.
— Tu sais, maman ? Je crois que, ce soir, je les ferai cuire un peu plus !
Mâchant encore, la voilà de nouveau partie à l’aventure. Cette fois la perquisition a lieu là-haut, au premier étage. Il s’agit de découvrir de l’argent. Est-ce impossible ? Rien n’est impossible, maintenant.
Au bout de deux heures, des petites montagnes de choses disparates s’entassaient au centre de chaque pièce. Si l’on se mêle d’inventorier tout ce que contient une maison, les inutilités qu’on y trouve font bien voir avec quelle constante absurdité, tous, nous encombrons notre existence. De tant de chiffons, cartons, bibelots cassés, paquets d’incompréhensibles raffuts, Roberte ne tira qu’un seul objet capable de l’intéresser. Un rire solitaire lui fit du bien lorsque, entre deux doigts, elle ramena du fond de cette boîte à chaussures déjà visitée par les vers, la plus vieille perruque de tante Marie.
Elle entrevit dans un éclair toutes les farces qu’elle pourrait organiser avec cette chevelure fantomatique, sitôt qu’elle aurait décidé de retourner vers ses amies de la sapinière.
Devant la glace ternie et fendue laissée aux murs par les brocanteurs, elle se regarda coiffée de son trophée, prit des poses et se fit des grimaces, jusqu’à ce que, revenue au sentiment des réalités, elle se remit en soupirant au travail.
Travail vain. Nulle trace de billets de banque dans tout cela. Sans se laisser abattre, elle se hâta de monter au second, n’y trouva, parfaitement vides, que les anciennes chambres du personnel, grimpa jusqu’au grenier, si décourageant avec ses toiles d’araignée et son enchevêtrement d’ordures ; et, se frappant le front :
— La bibliothèque ! Je l’ai oubliée, en bas !
Les livres sont des portefeuilles tout trouvés pour quelqu’un qui veut cacher de l’argent. Roberte dégringola comme elle put l’échelle du grenier, puis le grand escalier avec un visage de gosse illuminée.
Ayant poussé les volets clos, elle commença sa nouvelle tâche. Heureusement qu’il ne restait plus que quelques rayons occupés, livres en mauvais état dont aucun marchand n’avait voulu.
Méthodique, intelligente, la petite, d’un coup d’œil, s’organisa.
Un nuage bondissait de chaque livre, poussière accumulée. Elle posait sur la table, puis feuilletait de sa seule droite, page par page. C’étaient des billets qu’elle cherchait ; mais, parfois, elle ne pouvait s’empêcher, au passage, de regarder les titres, de parcourir quelques lignes.
Fénelon… Lamartine… Paul et Virginie… Le Magasin pittoresque… « Oui, tante Marie me faisait lire tout ça… »
Bientôt, le soir s’annonça sournoisement derrière les vitres sans rideaux. Dépêchons !… Dépêchons !…
Plus que cinq livres. Hélas ! Chasse infructueuse, décidément. Rien dans celui-ci, rien dans celui-là, Rien nulle part. Voyons ce dernier-là, Fables de La Fontaine. Petit format, pages déchirées… Rien.
Les paupières baissées s’immobilisent. Roberte lit. Les fables de La Fontaine sont pour elle un souvenir d’ennuyeuses récitations à l’école.
« Le Chêne et le Roseau. Il me semble que j’ai appris ça… »
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.
Un frisson singulier lui passa dans le dos. Le rythme de l’alexandrin final et sa grandeur venaient de la troubler jusqu’au fond d’une ténébreuse sensibilité. Sans savoir déterminer si c’était un beau vers ou non, de tout son instinct, ignorante et soumise, elle subit l’emprise inattendue ; et ce fut avec une telle montée d’exaltation qu’elle ne put s’empêcher de fermer les yeux un instant.
Elle sentit alors qu’il fallait répondre par quelque chose à cette surprise de l’esprit. Quoi ? Le livre refermé brusquement, elle fit quelques pas égarés, les narines ouvertes, le front renversé. Vite au piano ! Vite improviser pour se délivrer de son tourment impérieux…
« Ma main !… »
— Elle ne pouvait pas jouer. Véhémente, elle sortit en hâte de la maison et prit sa course dans le parc. À cette allure de fuite, traverser dans le couchant les premières ombres et les dernières clartés, cela seulement pouvait la satisfaire un peu.
Des feuilles jaunes descendirent sur son front, celles qui jonchaient les anciennes allées volèrent sous ses pieds. Une musique sans forme roulait dans sa tête magnifique, avec ces tourbillons d’or de l’automne.
Haletante encore, une petite feuille restée dans ses cheveux, elle s’approcha du lit-bateau.
— Tu permets que j’ouvre la fenêtre, maman ? Il ne fait pas froid, et ça sent si mauvais dans la chambre !
Sans attendre la permission demandée, elle ouvrit brutalement.
— D’abord, continua-t-elle, nous pourrions passer dans ma chambre à moi, le temps d’aérer la tienne. Viens ! Je vais te donner le bras !
Elle était légère à soutenir, la pauvre Solange. Sa vie semblait n’être plus qu’un souffle. Dans sa longue robe démodée, toute chiffonnée d’être portée nuit ou jour au lit, pleine de taches, elle claudiquait avec effort, incapable de faire plus de quatre pas sans tomber. Ses mains décharnées s’accrochaient à sa fille qui, privée de l’usage de son bras gauche, trébuchait avec elle dans l’ombre du couloir.
La chambre de Roberte, ancien débarras, était contiguë, ce qui simplifiait leur vie rétrécie. Elles entrèrent cahin-caha dans ce petit galetas, et Mme de Bienfaite se laissa glisser sur le lit de camp que Roberte ne faisait jamais.
— Attends ! Je vais allumer la bougie !
Constatation : il n’en restait plus qu’un bout. La boîte d’allumettes s’épuisait. Alors, demain, ce serait l’obscurité dans la maison quand la nuit tomberait.
Les sourcils rapprochés, Roberte enfonça ses dents solides dans sa lèvre inférieure. Si, demain, la cave et le grenier ne donnaient rien, si tante Marie n’y avait pas enfoui le trésor espéré, qu’allait-il arriver, et comment se tirer de l’épouvante dans laquelle entrait le manoir de Hautevue ?
— Tu es installée, maman ?… Bon. Je reprends la bougie pour aller faire notre dîner.
Tout de même, c’était si bon, ces œufs et ces pommes de terre, que rien ne semblait plus être perdu pour elles.
— Maintenant, tu vas te recoucher chez toi. Tiens-toi bien à mes épaules. Il faut que je porte la bougie, et je n’ai qu’une main, pour le moment.
Tant que dura leur marche cahotante d’une chambre à l’autre, elle pensa : « Dieu merci, ce petit salaud, lui, pendant ce temps-là, il soigne son œil ! Moi je sais ce que je lui ai fait, mais lui ne sait pas ce qu’il m’a fait. Il serait bien trop enchanté de le savoir ! »
Comme elle refermait la fenêtre après avoir recouché sa mère, elle se cogna la main, et sous le coup de la douleur aiguë, elle se mit à jurer comme un charretier.
— Oh ! Roberte ! Qu’est-ce que tu as dit !
La petite se retourna vers le lit, la figure crispée.
— Qu’est-ce que tu veux, maman ! C’est cette vache de poignet qui me fait mal !
De scandale, Solange de Bienfaite se redressa sur son oreiller sans taie.
— Tu oublies qui tu es, Roberte ! Je t’ai toujours dit qu’il ne fallait pas parler comme ça. Ta mère est d’assez bonne famille, je crois, et ton père porte un des plus vieux noms de France. Quand on a l’honneur de s’appeler Mlle de Bienfaite, il faut se respecter un peu mieux. Tu sais pourtant que ton blason…
— Mon blason ?… gronda la petite avec un mauvais rire Ses yeux d’insurgée dévorèrent le visage effrayé de sa mère.
— Qu’est-ce que j’ai à voir avec mon blason, moi ! Je m’en f… bien de mon blason ! Je suis une clocharde, et pas autre chose. Je ne m’appelle pas Mlle de Bienfaite. Je ne veux pas porter le nom d’un cochon. Je m’appelle Roberte tout court, ou la Bienfichue, ou la Malva. Je ne serai jamais de ce monde-là. Je ferai ce que font les autres clochardes. Je gagnerai ma vie comme je pourrai ; et tant pis pour ceux qui voudront m’enquiquiner !
La bougie, arrivée à sa fin, s’éteignait avec des battements d’agonie. Roberte se tut. Comme le silence lui répondait seul, elle s’approcha du lit aux dernières lueurs de la flamme palpitante ; mais elle ne sut pas si son discours d’apache avait été vraiment entendu, car sa mère dormait d’un sommeil profond, à moins qu’elle ne se fût évanouie d’horreur et de tristesse.
