Roberte n° 10.530/1/02

II
Quand on a treize ans, dès qu’il fait jour, en même temps que les spectres nocturnes, toutes les tristesses disparaissent.
Levée d’entre les bras de sa mère contre laquelle elle avait passé sa nuit (somme toute sans bien savoir pourquoi), Roberte, qui s’était couchée tout habillée, se secoua d’un geste vif, et, sans réveiller la dormeuse, se mit en demeure de vivre.
Son va-et-vient dans la maison ne lui fit découvrir qu’un reste de pain qu’elle mordit de bon appétit. En sautant d’un pied sur l’autre elle descendit le perron, la poitrine gonflée par la satisfaction de respirer.
C’était beau, dans le soleil de sept heures et demie, cette longue automne de la cour d’honneur ! Une charmante émotion lui vint d’avoir à traverser tout cet or. La couleur d’un ciel sans nuages passait entre les branches, y figurait de larges feuilles d’azur ; et les vraies feuilles semblaient plus jaunes au contact de tout ce bleu. Tout doux se retiraient, à droite, et à gauche, les dernières brumes de la nuit, longs rideaux de mousseline écartés sur le commencement d’une belle journée.
Le bonheur de Roberte devint tout à coup grand comme le monde. Elle bénit la mort de tante Marie qui, depuis un mois, lui permettait d’abandonner définitivement l’école et de rentrer en retard sans risquer aucune criaillerie.
Libre ! Sans qu’elle put s’en rendre compte elle goûta, pendant tout le parcours de l’avenue, le long des routes, aussi, qui la menaient vers ses camarades d’école buissonnière, l’ivresse de se sentir si droite sur ses reins, si bien équilibrée dans sa marche ; surtout l’ivresse d’être seule au-dessus des vallées, légère créature d’avant la féminité, corps sans poids, rêverie sans sexe.
Les petites drôlesses, quand elle apparut dans la sapinière, la saluèrent du sobriquet qu’elles lui donnaient.
— Bonjour, Bienfichue !
Cette caricature de son nom ne la froissait pas. Mais elle fronça tout de suite ses sourcils déliés :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Parmi les fillettes gambadantes elle venait d’apercevoir ce galopin qu’elle ne savait pas le frère de l’une d’elles. La farandole ricana peureusement sur toute la ligne. On savait que Roberte n’admettait aucun garçon dans les jeux et les promenades, loi acceptée avec : « C’est sa fantaisie, faut croire ! » et qui n’avait jamais été jusqu’à présent enfreinte.
— Les enfants les plus réfractaires s’inclinent d’emblée sans explication devant les ordres venus d’un autre enfant, pourvu que l’autorité y soit. Nul pacte signé ne pouvait avoir plus de rigueur que l’accord informulé selon lequel Roberte était le dictateur de sa petite troupe de filles. Nonobstant sa mise, son langage et ses allures, c’était la demoiselle du château, la fille d’une autre caste qui, par un miracle incompréhensible et presque scandaleux, descendait de son rang pour se mettre à celui des manants.
Car la Normandie, même enfantine, est monarchique jusque dans ses fibres.
— Qu’il f… le camp ! ordonna la petite, verte de colère.
Les autres ne pouvaient deviner que depuis le plus bas âge, Roberte entendait ressasser sa mère et sa tante, savait que les maris sont des infâmes qui estropient leurs femmes et disparaissent, abandonnant leurs enfants, laissant derrière eux désespoir et misère.
« Ton père !… » Quel dégoût quel mépris dans ce mot ! Dès quatre ans elle le haïssait.
Chez elle on dit aussi : « les hommes » ; en levant les yeux au ciel, et : « les garçons, avec une bouche tordue. L’enfance est-simpliste. Tout ce qui porte culotte est donc un objet d’horreur, un ennemi. Pas de garçons parmi les filles.
— C’est mon frère !… dit, suppliante, la jeune Ernestine.
— Peut bien s’amuser avec nous !… protestèrent d’autres voix.
Mais il ne fut obtenu que ceci : « J’ai dit : qu’il f… le camp ! »
Le petit gars, lui, se planta sans attendre devant le despote qui ne lui faisait pas peur.
— Dis donc, toi ? Si je veux rester là, moi ?… Je t’ai t’y nui, que tu me tournes ces yeux de vipère ?
Il était presque aussi grand qu’elle, et solide dans ses galoches, son pantalon de velours et son tricot, une mèche blonde sur ses yeux bleus, le regard mauvais.
Roberte, redressée, la tête en arrière, eut l’impression de devenir plus haute que nature. Glaciale, elle ne dit plus un mot, mais sa belle petite main aux ongles noirs, déclic inattendu, vola si vite, aller et retour, que le cri unanime de la troupe partit en même temps que la paire de gifles.
Il y eut à l’instant mêlée générale. Le garçon s’était précipité pour rendre ce qu’il venait de recevoir ; mais, effrayées, plusieurs filles, en le retenant, l’entravaient. D’autres l’encourageaient par des vociférations. Sa sœur cherchait à taper avec lui.
Adroitement, Roberte esquivait les coups. Son cœur battait fort. Prête à gifler de nouveau, pâle d’insolence, elle souriait. Une exaltation inconnue la soulevait. Elle voulait bien être seule contre tous. Elle aimait cela, même.
Le poignet gauche tordu brusquement par les doigts du petit mâle, elle se mordit les lèvres sans un cri, sans une larme. Seulement :
— Tiens ! Voilà pour ta gueule.
Son poing droit alla, d’une détente, Frapper en plein la face du garçon, lui tuméfiant un œil. Et, la figure dans les mains, ce fut lui qui se mit à pleurer.
Les filles, avec des hurlements, l’entourèrent, épouvantées.
— Vit-en, Jean !… dit Ernestine. J’allons rentrer cheux nous te mettre un cataplasme. Ah ! la malva du château, qu’est-ce qu’elle t’a posé sur le portrait !
Là-dessus, menaçants, étincelants, tous les regards allèrent à Roberte. « T’as pas honte, vilain masque, de l’avoir
installé comme ça ?… »
Et le chœur tout entier, d’une seule voix : — Ah ! la malva ! la malva !
Mais aucune des minces Erinnyes ne se risquait à l’attaquer.
Elle, prête à s’évanouir de douleur, gardait son sourire dédaigneux. Personne n’avait besoin de savoir que son poignet gauche était luxé.
L’escorte hoquetante s’éloignait, encadrant la victime et commentant son œil au beurre noir. Seule sous les sapins traversés d’horizons mauves, la descendante des comtes de Bienfaite resta maîtresse du champ de bataille.
L’unique chose à faire était de rentrer à la maison. Maman saurait très bien bander le poignet blessé. C’était elle qui coupait les cheveux de sa petite, tous les vingt jours, avec une habileté de coiffeur. Roberte raconterait n’importe quoi pour expliquer sa foulure. Elle souffrait. Il était temps de soigner son bras.
Pourtant elle ne se dirigea pas vers Hautevue, simplement par orgueil, pour ne pas s’avouer à elle-même qu’un garçon l’avait brutalisée. Le plus allégrement qu’elle put, sifflant un petit air, elle tourna la sapinière et descendit le raidillon qui mène vers des routes plus basses. Depuis longtemps elle avait envie d’explorer par là, région peu fréquentée par elle-même et sa troupe.
C’est curieux qu’un bras immobilisé puisse rendre la marche si maladroite. La côte n’était pas commode ; rocailleuse, avec des cailloux qui roulaient sous les talons. Mais une lumière dépolie par un reste de brouillard vivait entre les arbres, dans le grand creux de la vallée, et toutes les variétés de l’automne y composaient une vaste tapisserie au petit point. Il n’y manquait qu’une chasse à courre avec ses personnages blasonnés, sa meute, son cerf, pour fuir plus vite, portant ses bois couchés.
Roberte, toute petite, avait vu cette chasse sur les murs de la bibliothèque. On avait dû vendre cela comme beaucoup d’autres choses.
Sa pensée flottante tournoyait. « J’aime mieux mon poignet que son œil, après tout ! Zut ! Heureusement que je ne suis pas tombée. C’est cette sale pierre-là ! Ah ! voilà la route ! »
Elle regardait tout, amusée d’avoir changé de décor. Des haies épaisses la séparaient des herbages et l’empêchaient de voir les fermes tapies dans le fond, derrière leurs rangs de beaux pommiers.
Une ronce chargée de mûres l’arrêta net, De sa main valide elle cueillait, puis mangeait gloutonnement, ayant déjà faim après son pauvre croûton du réveil. « Oh ! les belles, là-haut ! Quel dommage !… »
Dans la haie une poule se sauva, caquetante, si proche ; que la petite sursauta. « Je lui ai fait peur, on dirait ! » L’œil curieux scrute à travers la broussaille serrée. « Ah ! par exemple ! »
Désespoir des fermiers, c’est le rêve de certaines poules révolutionnaires de pondre puis de couver loin des corbeilles préparées pour elles dans les poulaillers. Roberte se mit à rire, « Elle se paye bien leur bobine, à ceux-là ! »
Et, sans avoir elle-même prévu son geste, sa main droite s’abattit sur le nid à portée. Elle ne riait plus, « Cinq œufs pour maman et pour moi ! »
Un coup d’œil en éclair tout autour d’elle, son cœur qui cognait, et, gênée de n’avoir qu’une main, elle les prit un à un, les trois premiers glissés dans la longue poche de la robe, les deux autres gardés dans sa paume. Ceux-là, pas moyen de les dissimuler. Si ! sous des feuilles ! Avoir l’air de porter un bouquet d’automne.
Quelle nervosité quand il faut aller si vite ! Et ce maudit bras gauche !…
La montée rocailleuse n’était pas plus facile que la descente, à cause de ces cinq œufs à préserver. En repassant par la sapinière, Roberte craignit d’y retrouver les enfants. Elle n’en pouvait plus d’émotions. Quelques paysans croisés çà et là en bas l’avaient-ils ou non dévisagée ?
Les élancements de son poignet arrachaient à ses lèvres des sifflements de douleur. Encore tout ce parcours à faire avant d’être rentrée ! Courageuse, elle reprit la route de Hautevue, les yeux fixes, le menton haut.
La pauvre Solange de Bienfaite savait, tout au fond de sa cervelle indécise, pourquoi, la veille, elle avait formé le projet d’aller chez Mme Tavernier.
Elle ne laissa pas à sa fille le temps d’un mot, d’un geste.|
— Oh ! ma chérie, te voilà enfin ! Ça y est ! Nous allons mourir de faim !
Allongée sur son lit, elle pleurait. Sa bouche dramatique, ses pommettes délicates et hautes, le mouvement de ses longs cheveux noirs attachés à la nuque par un ruban, ses larmes, même, dégageaient une telle séduction que Roberte, bien que saisie en entrant dans la chambre par la mauvaise odeur qui s’y concentrait, ne pouvait plus quitter des yeux sa mère,
— Qu’est-ce qu’il y a encore, maman ?
— La mère Rigaud n’est pas venue aujourd’hui. Je suis à jeun. Je vais m’évanouir. Nous n’avons rien à manger. Elle m’avait dit hier qu’on ne voulait plus nous faire crédit nulle part. C’est pour cela que je voulais voir Mme Tavernier.
Son regard obliqua, tragiquement.
— Je ne sais plus pourquoi je n’ai pas pu y aller nier…
Égarée, elle fit un effort pour se souvenir, y renonça, reprit son gémissement.
— On avait trouvé cent quatre francs dans les affaires de tante Marie. C’est donc déjà dépensé ?
Roberte baissa la tête. Dans le secrétaire de sa mère, après l’enterrement, elle avait pris joyeusement vingt-cinq francs sur les cent quatre, unique occasion de régaler sa troupe, pain d’épice, sucre d’orge et bonbons. Pouvait-elle comprendre, à ce moment-là, que la vie était changée et qu’il n’y avait plus d’autre argent à la maison ?
Elle fit un pas en avant.
— Tiens, maman, voilà cinq œufs ! Ces deux-là d’abord, et trois autres dans ma poche ! Ce n’est pas difficile de les faire durcir. Il y a du bois plein le parc, et je sais où sont les casseroles.
— Des œufs ?… Oh ! quel bonheur ! Moi qui adore ça !
Un peu essoufflée par son bonheur d’avoir tant fait plaisir, Roberte ne parlait même pas de son poignet. « On arrangera ça tout à l’heure ! »
Du reste, maman, candide, innocente, ne demandait aucune explication.
Trois œufs durs dévorés à deux, sans pain, les deux autres gardés pour le soir, c’est maigre. Cela vaut tout de même mieux que rien.
Son poignet bien serré dans de vieux mouchoirs — « Je suis tombée sur le perron en rentrant. Heureusement, je n’ai pas fait d’omelette ! » — la petite de Bienfaite décidait de rester aujourd’hui chez elle. Elle boudait ses amies, elle avait mal. Si ses jambes fourmillaient trop, le parc était là.
Dormir un peu lui ferait du bien. Ensuite, visiter tous les recoins de la maison, il y avait longtemps que cette idée la préoccupait, voyage de découvertes depuis la cave jusqu’au grenier.
Il y avait peut-être des bouteilles-de vin quelque part, peut-être des biscuits, du sucre, peut-être encore de l’argent caché par tante Marie ?
— Roberte, dit maman, je vais te charger d’une course. J’ai écrit ce matin une lettre à Mme Tavernier. Tu iras la porter jusqu’à sa villa.
— Une lettre ?
— Je vais te la lire, tiens ! C’est écrit au crayon, et bien mal, et le papier est sale. Mais c’est tout ce que j’avais près de mon lit. Assieds-toi.
La jolie voix chanta sur tous les mots :
« C’est vous, si bonne, qui allez me tirer de ma détresse. Je n’ai pas toujours écouté vos conseils, c’est sans doute pourquoi je ne vous vois plus.
« On ne veut plus me faire crédit au village, et je vais mourir de faim avec ma fille, puisque nous n’avons plus rien.
« Vous ne voulez pas cela, n’est-ce pas ?
« Je vous attends, de toute mon amitié que vous n’avez jamais déçue.
« Votre pauvre,
« Oh ! » gronda la petite. Mais elle ravala ce qu’elle allait dire…
— Bien, maman ! Je vais la porter tout de suite !
— C’est ça, ma bien-aimée. Moi, je vais essayer de dormir en t’attendant.
Ce fut dans le parc qu’elle s’en alla.
Assise près de la grosse source qui sort du pied d’un chêne, dans l’ombre imbibée où brunissaient déjà les feuilles tombées de tous les arbres, elle regardait comment, à chaque brise qui passait, les fragments de la lettre s’éparpillaient, autres feuilles mortes.
Cette lettre, si elle l’avait déchirée avec ses dents, ce n’était pas par rage, mais simplement parce qu’une seule de ses mains était disponible. Rager ? Inutile. Mais il y a les choses qu’on peut admettre et les choses qu’on ne peut pas admettre.
Le coude sur un genou, le menton dans les doigts, attitude de grande personne, elle s’absorbait dans ses réflexions.
Demander de l’argent à Mme Tavernier, c’est mendier. Mendier, c’est dire « s’il vous plaît ! » et c’est dire « merci ! », — comme la mère Rigaud.
Dire s’il vous plaît et merci ?… Non. Se servir. On allonge la main, et les œufs sont là. Derrière les haies, il y a aussi des poulets qui s’égarent, des pommes, et, dans les champs, il y a des légumes. Et puis, plus près des habitations, il y a des lapins dans des cages…
Elle s’était levée. À travers le beau désordre du parc à l’agonie, sans plus rien voir des sortilèges de l’automne, elle se mit à marcher, lente et le front bas. Puisqu’il fallait nourrir elle-même et sa mère, elle trouverait bien moyen, comme aujourd’hui, en rôdant autour des fermes, de voler à manger pour toutes les deux.
