Roberte n° 10.530/1/01

I
Il est cru volontiers dans le monde saugrenu qu’on appelle tourisme que, la Normandie, c’est Deauville ou bien les contes de Maupassant.
Chez nous, heureusement, loin des brutalités de l’autocar, s’enfoncent les impraticables chemins creux et les vieilles routes qui n’aboutissent à rien ; car c’est juste de ce côté-là que se trouve un point particulièrement sensible du mystère campagnard.
Je veux dire de ces gentilhommières écartées où se continue une existence que le souffle moderne ne parvient pas à faire broncher.
Quand nous serons plus avancés encore dans la voie du lotissement, cet hallali du passé, on découvrira (du reste dans toute la France) que les derniers vestiges d’une époque disparue se seront maintenus plus longtemps que partout ailleurs au sein de repaires à hobereaux plus résistants, dans leur petit orgueil un peu ridicule, que les plus grandes familles au fond des plus grands châteaux.
Cependant certaines circonstances peuvent désagréger aussi vite, même plus vite que les authentiques, ces minces mais tenaces noblesses provinciales.
Nul exemple plus saisissant que Hautevue, dans le Calvados.
Au-dessus de vallées bleuissantes, on eût jadis appelé « ferté » cette construction qui ne doit son aristocratie qu’au fait d’être séparée de tout voisinage par son parc moutonnant, de ne se laisser aborder qu’au bout d’une longue cour d’honneur, avenue symétriquement plantée de magnifiques hêtres.
Au fond de cette seigneuriale perspective, Hautevue impressionne encore. Son toit d’ardoises, la couleur de sa pierre, la draperie de lierre qui frissonne à l’un de ses côtés, font de ce manoir d’assez petite taille, et qui n’a pas cent cinquante ans, quelque chose qui garde fort grand air.
Ne pas s’approcher trop près. Car alors les marches du perron se révèlent croulantes, les murs ridés de fines lézardes, les ardoises du toit par places arrachées, quelques fenêtres aveuglées par des planches, et même l’un des vitraux de la porte honteusement remplacé par un vieux journal. Et, parallèlement, le parc, en proie à l’abandon, menace déjà de fort près la bâtisse, de par des branches sournoisement allongées, une herbe avancée bientôt jusque dans l’intérieur.
Au crépuscule, une grande gamine se hâtait dans la cour d’honneur. Elle courait presque sous l’ombre des hêtres d’octobre : Roberte elle-même, dernière descendante de la famille de Bienfaite.
« Vais-je retrouver maman à la maison ? »
Non seulement ses cheveux noirs coupés « aux enfants d’Édouard » mais encore le galbe et la pâleur de son long visage fendu par des yeux étroits, évoquaient quelque jeune prince historique, en dépit d’une robe poussiéreuse, de bas sales, de souliers éculés.
Ce fut d’un seul bond qu’elle franchit les quatre marches du perron. Elle avait, cet après-midi, monstrueusement abandonné sa mère dans la grande bruyère, sous prétexte d’aller lui en cueillir un bouquet.
Ce n’était plus possible de continuer à faire l’âne et de tirer la voiture sur les routes, surtout quand, du côté de la sapinière, l’attendaient, comme chaque jour, ses petites amies du village.
Lorsqu’on a la hanche cassée et qu’on est infirme pour toujours, on reste chez soi. Maman s’est entêtée à se faire traîner par sa fille, voulant aller jusqu’à la villa de Mme Tavernier. Pourquoi cette visite ? En outre, il est comique de faire voir aux passants quatre roues adaptées à une ancienne caisse d’emballage, et maman installée dedans. Tirer cela dans le parc, soit ! Maman ne peut pas marcher, Mais en dehors de Hautevue, ce n’est pas à faire. Et puis, quand on a bien envie de jouer avec les autres, on se dépêche de planter là tout, et de s’en aller.
Pas l’ombre d’un remords. Mais l’inquiétude de trouver la maison vide. Très embêtant ! Il faudra donc aller rechercher maman ! Non ! Quelqu’un de hasard l’aura ramenée. Tout le monde la connaît.
Il ressort de tout cela que la mort de tante Marie, le mois passé, c’est, pour finir, une catastrophe. Tant qu’ils vivent, on ne sait pas à quel point les gens sont utiles. Une fois disparus, on découvre que, sans eux, tout est perdu. « Dieu sait pourtant si je la détestais, tante Marie ! »
Avec cette réflexion, Roberte de Bienfaite ouvrit d’un coup de pied la porte d’entrée. L’intérieur de la maison était noir. Silence.
— Maman ?… cria-t-elle d’une voix de tout petit qui a peur.
Un gémissement connu lui ayant répondu du fond des vestibules :
« Ouf ! Elle est rentrée ! Tout va bien ! »
Il faut en effet convenir que, quatre semaines plus tôt, le glas du village annonçant le décès de Mlle Marie de Hautevue avait du même coup tinté pour la mort du domaine.
Ceux qui suivirent le convoi jusqu’au caveau de famille, châtelains, paysans et quelques personnalités de la ville, s’en étaient bien rendu compte.
— La malheureuse ! Qu’est-ce qu’elle va devenir sans sa sœur ?
— Et sa terrible petite fille que personne ne surveillera plus !
D’autres disaient, informés :
— La rente viagère de Mlle Marie finit avec elle. Elle croyait vivre bien plus vieille que sa sœur. Ça va être la misère noire. Et le mari ? Depuis des années personne ne sait où il est.
Les paysans :
— Qui qui va rarriver dans leur château tremblant, à c’t’heure ?
Pas un ricanement. On se souvenait encore trop bien du temps où Hautevue était assez riche pour donner des réceptions et employer du monde. Une brave maison, née accueillante à tous, pas fière pour les subalternes, généreuse pour les malheureux.
Le grand-père et la grand’mère de Roberte menaient un train élégant. On les voyait dans leur voiture à deux chevaux, plus tard dans leur auto, Marie et Solange, encore adolescentes, assises en face de leurs parents, belles fillettes aux yeux retroussés qui passaient pour de grandes artistes. Marie au piano, Solange au violon jouaient volontiers dans les salons de l’alentour et les fêtes patronales. Solange disait des vers avec la voix de Sarah Bernhardt à laquelle on trouvait qu’elle ressemblait. Élie en écrivait même. Les deux sœurs faisaient l’étonnement un peu inquiet de la contrée.
Après l’éclipse de la guerre, le mariage de Solange, à la fin de 1919, avec le comte Robert de Bienfaite, croix de guerre, blessé soigné par elle dans l’hôpital militaire de la ville avait été le dernier éclat jeté par cette famille de choix.
Les plus anciens du pays savaient très bien que la noblesse des Hautevue ne comportait nulle armoirie. On ajoute un jour le nom de sa propriété à celui, roturier, qu’on portait ; les successeurs négligent peu à peu le patronyme, ne font montre que de la particule, et le tour est joué.
L’opération, pour les ancêtres de Marie et de Solange, s’était faite quelque cent ans auparavant, et d’autant plus facilement qu’acquéreurs de Hautevue au débarquer de leur Martinique natale, ils avaient moins de scrupules que d’autres à troquer leur nom créole contre celui de la propriété.
Peu après le mariage de Solange, les parents étaient morts. Juste à temps ! Car leur gendre, descendant (comme on se plaisait à le répéter) d’un favori de Robert-courte-cuisse, tenait peut-être de son tapageur ancêtre sa brutalité médiévale.
« Revenus de leur voyage de noces en Italie, au plus ardent d’une folle lune de miel, les jeunes mariés retrouvaient à Hautevue Mlle Marie hautainement consternée d’avoir englouti dans une mauvaise spéculation le tiers de la fortune familiale, déjà bien écornée par les banqueroutes de l’après-guerre.
Robert de Bienfaite, jeune homme sans argent et sans parents, n’avait épousé Solange que par coup de cœur, mais n’en demanda pas moins des comptes, et sévèrement.
Le manoir, à cette époque, laissait transpirer quelque chose de ses orages. On crut que tout se remettait au beau quand Solange annonça qu’elle attendait un enfant. Le mari promenait partout son ivresse d’avoir un héritier de son titre et de son nom. Car, il n’en doutait pas, ce serait un garçon.
Ce fut une fille, et la misère commença là.
De baptiser Roberte sa déception n’empêchait ni la déconvenue ni le coûteux souci d’avoir à tenter de nouveau la chance. L’homme, comme cela se doit, reprocha l’impair à sa femme, Mlle Marie s’en mêla. Les choses allèrent si loin qu’une nuit des cris épouvantèrent la maison. Robert, pour la première fois, levait la main sur sa compagne, Il le fit avec tant de rage que, l’ayant traînée par les cheveux et piétinée, il la laissa pour morte dans la chambre.
Après ce coup, on s’aperçut qu’il avait disparu de la maison et même du pays. D’ailleurs on ne devait jamais plus le revoir. Roberte avait deux ans.
« Ces deux femmes la gâtent jusqu’à la pourrir ! » était le mot de Mme veuve Tavernier qui, vieille amie de la famille, donnait en vain de bons conseils.
Solange, irrémédiablement atteinte lors de la nuit sinistre, n’était plus qu’une impotente. À peine pouvait-elle se traîner pendant quelques pas. De plus, le reste de l’argent fondait en même temps que toutes les fortunes de la France. Le domaine hypothéqué, les bijoux au mont-de-piété, les meilleurs meubles vendus aux antiquaires, ce fut la fin définitive du luxe de cette maison.
Outre son infirmité, Solange gardait de ses malheurs une humeur de plus en plus bizarre. Elle avait toujours été considérée comme assez étrange. On la disait maintenant un peu folle.
Originale aussi mais bien trempée, Mlle Marie faisait comme elle pouvait pour gouverner la barque en perdition. Cette vieille fille héroïque tournait doucement à la caricature. Maigre et coiffée d’une perruque frisottée, ses moyens de lutte prenaient des aspects drolatiques.
Des yeux ébahis virent peu à peu la charrette à âne dans laquelle elle promenait sa sœur et sa nièce changer de forme, et, raccommodée avec de vieilles planches par les soins de la pauvre demoiselle, devenir cet équipage derrière lequel couraient en riant les enfants du pays.
On se racontait des aventures. L’âne, ayant pris en grippe Mlle Marie, la serrait contre le mur de l’écurie quand elle l’attelait, cherchait à la mordre, à lui donner des coups de pied et lui jouait des tours dont le plus ironique était de la laisser installer la mère et l’enfant dans le véhicule et de détaler juste quand elle allait elle-même y monter. De sorte qu’on la voyait s’époumoner sur les routes à la poursuite de la guimbarde sans conducteur, poussant des cris et perdant sa perruque.
Cependant, un reste de sympathie persistait autour des déchéances de Hautevue. Le charme de Solange opérait encore. On continuait à l’inviter quelquefois avec sa sœur dans les « réunions ».
Sans se rendre compte de l’état de délabrement où tombait son intérieur, elle exigeait de Mlle Marie que ces réceptions fussent rendues une à une. Marie achetait alors des biscuits secs, et, disparates, réunissait sur la table les belles tasses ébréchées qu’elle n’avait pu vendre. Les invités n’entraient qu’avec un sourire de curiosité triste, ou, parfois, des fous rires. Car le vieux chat et le vieux chien de la maison, faméliques, se jetaient sur eux pour leur arracher leur biscuit des mains, et Mme Tavernier affirmait avoir surpris le chat, dans un coin des cabinets, buvant avidement, l’huile de la veilleuse éteinte.
Du reste l’âne fut trouvé mort, un matin, dans son écurie, et l’on disait partout que c’était de faim.
C’est alors qu’apparut la nouvelle invention de Mlle Marie, la voiture, caisse d’emballage montée sur quatre vieilles roues, et qu’on devait tirer avec une corde.
Roberte grandissait parmi cette débâcle, la trouvant naturelle puisqu’elle ne connaissait pas autre chose. Faute d’argent, elle s’instruisait à l’école laïque du village. Tante Marie s’obstinait à lui enseigner le piano. C’était, dans le salon mangé aux mites, sur le vieil Érard désaccordé, cher souvenir qu’elle n’avait pu se résoudre à vendre. Elle serinait aussi des leçons de solfège, de littérature et d’art héraldique ; et, quand elle se permettait de gronder ou d’allonger une gifle, Mme de Bienfaite prenait passionnément le parti de sa fille et déclarait que l’autre en faisait une enfant martyre.
Rien de plus sûr pour mener Roberte où elle en était arrivée. Jouant des querelles des deux sœurs, jouant aussi du désordre inouï de la grande demeure sans domesticité, cette enfant anarchisée trouvait son compte dans la misère de son foyer, répondait à tout par des gros mots, manquait l’école, disparaissait des journées entières, narguait sa tante, considérait sa mère comme une sorte d’irresponsable dont il n’y avait pas à tenir compte.
Loqueteuse et mal lavée, il lui était indifférent d’attraper des poux avec ses camarades, les morveuses les plus sales du village, dont la compagnie seule lui plaisait.
Rien, pourtant, n’altérait la distinction de sa petite figure, la fierté de son port de tête. Et, les jours où la musique la tentait, elle pouvait, pourvu que tante Marie fût sortie, passer plus d’une heure au piano, perdue dans des improvisations où se révélait l’étonnante petite musicienne qu’elle eût pu devenir.
— Roberte !… criait tout à coup maman dans les profondeurs de la maison. Oh ! continue, Roberte ! Si seulement je pouvais reprendre mon violon !
Saisie, la petite inspirée s’arrêtait aussitôt, pleine de gêne. Elle avait cru sa mère endormie. Apparue à la porte du taudis où gisait celle-ci :
— Quoi, maman ?…
— Viens, mon ange ! Tu es ma seule consolation. Tu veux que je te dise des vers ?
Un souffle :
— Oui, maman…
Mlle Marie ignorait tout de ces très rares instants où la mère et la fille se comprenaient jusqu’à l’âme. Solange de Bienfaite ne les lui racontait jamais, ou peut-être qu’elle les oubliait. Ayant le cerveau malade, elle pouvait dormir des heures comme les bêtes et se réveiller le regard vide, presque une imbécile.
Une nuit de fin de septembre, cette année, Mlle Marie est morte dans son lit. On n’a rien entendu, rien soupçonné. Au matin, on la croyait dehors pour les commissions, comme chaque jour.
Sortie de l’école ou Dieu sait d’où, ramenée chez elle par la faim de midi, Roberte a trouvé sa mère agitée dans son lit-bateau, sous le fouillis des couvertures crasseuses.
— Je ne sais pas ce que fait ta tante, aujourd’hui ! Elle n’en finit pas de servir le déjeuner. Va voir !
Roberte est revenue ayant vu, si blême !
C’est la bonne Mme Tavernier qui s’est chargée de tout, et le dernier versement de la rente viagère a payé les funérailles.
Et maintenant la mère Rigaud, vieille mendiante à laquelle, jadis, on donnait cinq francs tous les dimanches, se charge, pour quelques sous ou même pour rien, de faire tous les matins les commissions. Il ne s’agit plus de cuisiner. Solange et sa fille, depuis quatre semaines, mangent des atignolles dans le papier qui les enveloppait, et, le soir, dînent de quelques croûtes et d’un bout de vieux fromage. Elles sont parvenues à la sordidité complète. Personne ne veut plus les voir. Mme veuve Tavernier, invisible, ne donne plus aucun conseil.
— Qu’est-ce qui t’a ramenée, maman ?
— Je ne sais pas. Quelqu’un qui passait.
La comtesse Solange, dans la pénombre du salon où on l’a laissée, promène sur son front une main maigre et belle.
— Où donc étais-tu ?… Où donc était tante Marie ?
Car, souvent, elle ne sait plus que sa sœur est morte.
La petite a haussé les épaules. Elle va chercher dans l’entrée les allumettes et la bougie qu’elle sait là. C’est pour faire cesser la tristesse lugubre de cette obscurité dans laquelle sa mère dormait, jetée sur le canapé crevé. Comme les jours deviennent courts ! Le salon s’éclaire faiblement.
— Je vais t’aider à retourner dans ta chambre, maman !…
C’est pénible et long. Pourtant la chambre est au rez-de-chaussée. Sa mère rendormie tout de suite sur son lit-bateau, Mlle de Bienfaite, pour passer le temps avant de manger le pain et le fromage du dîner, s’accoude sur la table à la lueur de son bougeoir, et, sombrement, le cœur enfin serré par la tragédie d’une telle misère, continue le livre dépenaillé pris hier au hasard dans la seule bibliothèque qui reste : Les Caractères, de La Bruyère.
