Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 438-447).


CHAPITRE XXXVI.

ADIEU AUX MONTAGNES.


Adieu, pays que les nuages se plaisent à couvrir, où ils enveloppent comme d’un drap funèbre la cime glacée de la montagne… Adieu, mugissante cataracte, au fracas de laquelle les aigles aiment à répondre par leurs cris… Beau lac, dont la surface solitaire se déploie sous la voûte du ciel, adieu !
Anonyme.


Notre route passait à travers un pays stérile, mais pittoresque, que l’agitation de mon esprit m’empêcha d’examiner assez attentivement pour que j’essaie maintenant de le décrire. Le sommet majestueux du Ben-Lomond, qui, par sa hauteur imposante, peut être appelé le roi de toutes les montagnes environnantes, était à notre droite et nous servait de limite. Je ne fus tiré de mon apathie que lorsque, après une marche longue et fatigante, nous sortîmes d’un défilé des montagnes, et que le lac Lomond parut tout à coup devant nous. Je n’entreprendrai pas de vous faire la description d’un lieu dont vous ne pourriez jamais bien comprendre la beauté à moins de le voir vous-même. Mais certainement ce beau lac, couvert d’îles charmantes, dont les formes présentent la plus agréable variété, se rétrécissant à son extrémité septentrionale, et se perdant au milieu d’une longue et obscure perspective de montagnes, tandis qu’il s’élargit du côté du sud, et baigne les anses et les promontoires de ses bords riants et fertiles, forme un des spectacles les plus étonnants et les plus sublimes de la nature. Le côté oriental, remarquable par les rochers dont il est hérissé, était alors la résidence principale de Mac-Gregor et de son clan. Pour leur imposer un frein, on avait établi une petite garnison dans une position centrale entre le lac Lomond et un autre lac. Mais les fortifications naturelles du pays, avec ses nombreux défilés, ses marais, ses cavernes, qui pouvaient servir tout à la fois de lieu de refuge et de lieu de défense, rendaient à peu près inutile l’établissement de ce petit fort, qui paraissait être là plutôt comme une preuve du danger que comme moyen de le prévenir.

Dans plus d’une circonstance semblable à celle dont j’avais été témoin, la garnison eut à souffrir de l’esprit entreprenant et aventureux du chef proscrit et de sa bande. Quand il commandait en personne, la victoire n’était jamais souillée par la cruauté ; car, naturellement humain, il avait d’ailleurs trop de sagacité pour exciter inutilement la haine contre son clan et contre lui-même. J’appris avec plaisir qu’il avait rendu la liberté aux prisonniers qui avaient été faits le jour précédent, et l’on rapporte de cet homme remarquable plusieurs traits de clémence et même de générosité dans des occasions de ce genre.

Une barque nous attendait dans une crique abritée par un rocher ; elle était dirigée par quatre vigoureux rameurs montagnards. Là, notre hôte prit congé de nous avec beaucoup de cordialité, et même en nous donnant des marques d’amitié. Il semblait exister entre lui et M. Jarvie une sorte d’attachement réciproque qui formait un contraste frappant par la différence de leur genre de vie et de leurs habitudes. Après s’être affectueusement embrassés, et au moment même de se séparer, le bailli, dans l’effusion de son cœur, et d’une voix tremblante d’émotion, assura son parent que si jamais 100 ou 200 liv. sterl. pouvaient lui procurer ainsi qu’à sa famille une existence plus tranquille, il n’avait qu’à écrire un mot dans Salt-Market ; Rob, portant une main sur la poignée de son épée, et de l’autre serrant cordialement celle de M. Jarvie, déclara que si jamais quelqu’un osait insulter son cousin, il n’avait qu’à le lui faire savoir, et qu’il irait couper les oreilles de l’offenseur, fût-il le premier personnage de Glasgow.

Après cet échange d’assurance de secours mutuels et de continuation de bienveillance, nous nous éloignâmes du rivage en nous dirigeant vers l’extrémité sud-ouest du lac, où il donne naissance à la rivière Leven. Rob-Roy resta quelques moments debout sur le rocher où nous nous étions séparés. Nous ne pouvions déjà plus distinguer ses traits, que nous le reconnaissions encore à son long fusil, à son plaid agité par le vent, et à la plume qui surmontait son bonnet, emblème qui, à cette époque, distinguait les gentilshommes et les chefs montagnards. Aujourd’hui je remarque que le goût militaire a orné ces mêmes bonnets d’une touffe de plumes noires, semblable à celles dont on se sert dans les funérailles. Enfin, lorsque l’éloignement ne nous permit presque plus de l’apercevoir, nous le vîmes remonter lentement la pente de la montagne, suivi des montagnards qui lui servaient de gardes du corps.

Nous voguâmes long-temps en gardant le silence ; il n’était interrompu que par le chant gaélique d’un de nos rameurs qui, d’une voix basse et sourde, marquait la mesure d’une manière lente et irrégulière : de temps en temps ses compagnons, joignant leurs voix à la sienne sur un ton plus élevé, formaient un chœur aussi bizarre que sauvage.

Quoique mes pensées fussent sombres et tristes, la beauté du paysage qui m’entourait n’était pas pour moi sans douceur. Dans l’enthousiasme du moment, il me semblait que si ma foi eût été celle de l’église catholique romaine, j’aurais consenti à vivre et à mourir en ermite, dans une de ces îles si belles et si pittoresques au milieu desquelles glissait notre barque.

Le bailli se livrait aussi à ses réflexions, mais elles étaient d’un genre un peu différent, comme je m’en aperçus lorsque, après environ une heure de silence, pendant laquelle il avait été enfoncé dans de grands calculs, il entreprit de me prouver la possibilité de dessécher ce lac, et de rendre à la charrue et à la bêche plusieurs centaines, plusieurs milliers même d’acres de terre, dont l’homme ne retirait aucun profit, si ce n’est de temps en temps un brochet ou un plat de perches.

De toute une longue dissertation dont il remplit mes oreilles sans que mon esprit y comprît grand’chose, tout ce que je puis me rappeler, c’est qu’il entrait dans son projet de conserver une partie du lac assez large et assez profonde pour former une espèce de canal par lequel les bateaux et les gabarres transporteraient aussi facilement le charbon entre Dumbarton et Glenfalloch qu’on le transporte entre Glasgow et Greenock.

Enfin nous arrivâmes au lieu de débarquement, voisin des ruines d’un ancien château, et où le lac décharge le superflu de ses eaux dans le Leven. Nous y trouvâmes Dougal avec les chevaux. Le bailli avait formé un plan relatif à la créature (pour me servir du nom qu’il lui donnait), aussi bien que pour le dessèchement du lac, et peut-être, dans les deux cas, avait-il eu plus d’égard à l’utilité de son projet qu’à la possibilité de son exécution.

« Dougal, lui dit-il, vous êtes une bonne créature. Vous avez le sentiment de ce que vous devez à vos supérieurs… Mais j’ai du chagrin pour vous, Dougal, car il est impossible que la vie que vous menez ne vous conduise à la potence un peu plus tôt ou un peu plus tard. Je me flatte, attendu mes services comme magistrat et ceux que mon père le diacre a rendus avant moi, d’avoir assez d’influence dans le conseil de la ville pour en obtenir de fermer les yeux sur des fautes même plus graves que la vôtre. Ainsi donc j’ai pensé que si vous vouliez revenir à Glasgow avec nous, fort et vigoureux comme vous l’êtes, je pourrais vous employer dans mon magasin jusqu’à ce qu’il se présente quelque chose de mieux. »

Dougal répondit qu’il était très-obligé à Son Honneur le bailli, mais qu’il faudrait que le diable fût dans ses jambes pour qu’il retournât encore une fois dans une rue pavée, à moins qu’il ne fût mené à Gallowgate pieds et poings liés comme cela lui était déjà arrivé.

J’ai appris depuis que Dougal dans l’origine, avait été amené à Glasgow comme prisonnier pour s’être mêlé à quelque déprédation, mais qu’il avait, je ne sais comment, gagné les bonnes grâces du geôlier, au point que celui-ci, avec une confiance peut-être un peu légère, lui avait confié les fonctions de porte-clefs, charge que Dougal avait remplie avec assez de fidélité, du moins à ce qu’il paraît, jusqu’au moment où la présence inattendue de son ancien chef avait triomphé de tout autre devoir, et l’avait rendu à son premier genre de vie.

Étonné de recevoir un refus aussi décidé sur une offre qui lui paraissait si avantageuse, le bailli se retourna de mon côté en observant que décidément la créature était née idiote. Je témoignai ma reconnaissance à Dougal d’une manière qu’il goûta infiniment mieux, en lui glissant dans la main une couple de guinées. Il n’eut pas plus tôt senti qu’il touchait de l’or, qu’il fit deux ou trois bonds en l’air avec l’agilité du chevreuil, jetant un talon d’un côté, un talon de l’autre, d’une manière qui aurait étonné un maître de danse français. Il courut vers les rameurs pour leur montrer son trésor, et une petite gratification qu’ils reçurent eux-mêmes les disposa tout à fait à prendre part à sa joie. Ensuite il poursuivit sa route et je ne le revis plus.

Le bailli et moi montâmes à cheval et prîmes la route de Glasgow. Lorsque nous perdîmes de vue le lac et son magnifique amphithéâtre de montagnes, je ne pus m’empêcher d’exprimer les sentiments d’enthousiasme que les beautés de la nature m’avaient inspirés, quoique je sentisse bien que M. Jarvie n’était pas homme à me comprendre et à les partager dans cette occasion.

« Vous êtes un jeune homme, me dit-il, et un Anglais, ainsi tout cela peut vous paraître très-beau ; mais pour moi, qui suis un homme tout simple et qui connais un peu la différente valeur des terres, je donnerais la plus belle perspective que puissent offrir les montagnes pour voir dans le lointain la plaine de Glasgow. Si j’ai le bonheur d’y arriver, permettez-moi de vous dire, monsieur Francis, que dorénavant les affaires de qui que ce soit ne me feront perdre de vue le clocher de Saint-Mungo. »

Les vœux de ce digne homme furent accomplis ; car, ayant prolongé notre voyage long-temps après le coucher du soleil, nous arrivâmes chez lui cette nuit même, ou plutôt le lendemain matin. Après avoir remis mon digne compagnon de voyage aux soins officieux de l’attentive Mattie, je me rendis chez mistress Fleyter, et remarquai, non sans surprise, qu’à cette heure avancée il y avait encore de la lumière dans la maison. La porte me fut ouverte par M. Fairservice lui-même, qui, en entendant ma voix, jeta un cri de joie, et, sans prononcer un mot, montant rapidement au second, se précipita dans le parloir aux croisées duquel j’avais aperçu de la lumière. Pensant qu’il allait annoncer mon retour à l’inquiet Owen, je le suivis de près : Owen n’était pas seul, une autre personne était dans l’appartement… c’était mon père.

Son premier mouvement fut de conserver la dignité de son calme habituel… « Francis, dit-il, je suis bien aise de vous voir… » le second fut de me serrer étroitement dans ses bras : « Mon fils, mon cher fils ! » Owen prit une de mes mains et la mouilla de ses larmes, en me félicitant de mon retour. De semblables scènes se voient et se comprennent, mais on ne peut les raconter. Après un intervalle de tant d’années, le souvenir de cet heureux moment mouille encore mes yeux de larmes : vous vous le représenterez mieux que je ne saurais le décrire.

Quand les premiers transports de notre joie furent calmés, j’appris que mon père était arrivé de Hollande peu de temps après le départ d’Owen pour l’Écosse. Prompt dans ses résolutions et les exécutant avec la même activité, il ne s’était arrêté à Londres que le temps nécessaire pour se procurer les moyens de faire face à tout. Ses ressources étendues, son crédit, et le succès de ses spéculations sur le continent, l’eurent bientôt mis à même de surmonter les embarras qui n’existaient peut-être qu’à cause de son absence, et il partit pour l’Écosse afin d’obtenir justice de Rashleigh, et de mettre ordre en même temps à ses affaires dans ce pays. Son arrivée subite, les immenses ressources qu’il possédait, les relations plus avantageuses que jamais qu’il offrait à ses correspondants ; tout cela fut un coup de foudre pour les Mac-Vittie, qui croyaient le crédit de mon père perdu sans ressource. Mais irrité de la manière dont ils avaient traité son premier commis, son agent de confiance, M. Osbaldistone rejeta toutes leurs excuses, repoussa toutes les avances de réconciliation, solda la balance de leur compte, et leur annonça qu’ils devaient renoncer sans retour à toute relation commerciale, et rayer pour jamais son nom de leur grand livre.

Tandis qu’il jouissait de ce petit triomphe sur de faux amis, mon père était livré aux plus vives inquiétudes sur mon compte, Owen n’avait pas supposé qu’un voyage de cinquante à soixante milles, qui peut être accompli avec tant de facilité et de promptitude en Angleterre, dut être accompagné d’aucun danger ; mais bientôt, par sympathie, il partagea les inquiétudes de mon père, qui connaissait mieux que lui le pays et les désordres qu’y occasionnait le caractère des habitants.

Ses craintes étaient parvenues à leur comble par l’arrivée d’André, qui avait devancé la mienne de quelques heures, et qui leur fit un récit alarmant et exagéré de la situation où il m’avait laissé. Le duc, parmi les troupes duquel il se trouvait en quelque sorte prisonnier, après l’avoir interrogé, non seulement lui avait permis de partir, mais lui avait même donné les moyens de retourner promptement à Glasgow, afin d’annoncer à mes amis la position difficile et dangereuse dans laquelle il me supposait.

André était un de ces hommes qui profitent avec avidité de tout ce qui peut leur donner une importance même passagère, et qui ne sont pas fâchés d’attirer cette attention qu’on accorde naturellement au porteur d’une mauvaise nouvelle. Il n’avait donc pas cherché à affaiblir l’impression que devait produire son récit, surtout lorsqu’il se trouva en face d’un auditeur tel que le riche négociant de Londres. Il s’appesantit longuement sur les dangers auxquels j’avais échappé, grâce, disait-il, à son adresse, à son expérience et à sa fidélité. Mais qu’étais-je devenu après que mon ange gardien, en la personne de M. André Fairservice, m’avait été enlevé ? c’est ce qui offrait le sujet des plus tristes conjectures, le bailli n’étant bon à rien dans des positions difficiles, à moins que rien, car il ne savait que se donner de l’importance, et André détestait les airs importants. Mais, assurément, au milieu des pistolets et des carabines, des soldats qui faisaient pleuvoir les balles comme la grêle, des poignards et des sabres des montagnards, enfin des eaux profondes de l’Avondow, il y avait de quoi frémir en pensant à ce que pouvait être devenu le pauvre jeune homme.

Ce tableau aurait réduit Owen au désespoir s’il eût été livré à lui-même ; mais la connaissance profonde que mon père avait des hommes lui fit apprécier du premier coup d’œil le caractère d’André et ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans son récit. Néanmoins, en le dépouillant de toute l’exagération qu’il y avait mise, il restait encore de quoi alarmer un père, et le mien résolut de partir en personne pour chercher à me faire rendre la liberté par négociation ou par rançon. Il était, en conséquence, resté à travailler fort tard avec Owen, pour mettre à jour sa correspondance, et donner à ce dernier quelques instructions sur des affaires dont il devait être chargé pendant son absence. Ce fut par cette raison que je les trouvai encore debout.

Il était bien tard quand nous nous séparâmes pour nous mettre au lit ; mais j’étais encore trop agité pour pouvoir dormir longtemps. J’étais debout le lendemain matin de bonne heure. André parut à l’ordinaire à mon lever, et, au lieu de la figure d’épouvantail qu’il m’avait offerte à Aberfoïl, il se présenta devant moi dans le costume d’un entrepreneur de funérailles, c’est-à-dire revêtu d’un habit noir fort décent. Ce ne fut qu’après plusieurs questions, que le maraud feignit d’abord de ne pas comprendre, que je découvris qu’il avait cru convenable de se mettre en deuil à cause de la perte irréparable qu’il croyait avoir faite, regardant ma mort comme certaine : et comme le fripier dans la boutique duquel il s’était équipé avait refusé de reprendre les habits, et que les siens avaient été détruits et perdus au service de Mon Honneur, il ne doutait pas que moi et mon honorable père, que le ciel avait comblés de ses faveurs, nous ne consentissions à réparer la perte qu’avait éprouvée un pauvre diable ; d’ailleurs un habillement complet était une dépense bien légère pour les Osbaldistone (ce dont il louait le ciel) et à laquelle ils ne pouvaient regarder quand il s’agissait d’un ancien et fidèle serviteur.

Il y avait quelque justice dans ce que disait André ; sa finesse réussit, et il se trouva en possession d’un habillement complet, sans oublier le fin castor et tout ce qu’il fallait pour compléter le deuil que portait ce prévoyant serviteur d’un maître qui, Dieu merci ! était plein de vie et de santé.

Lorsque mon père fut levé, son premier soin fut d’aller voir M. Jarvie, dont les procédés obligeants et généreux lui avaient inspiré une vive reconnaissance ; il la lui témoigna en peu de mots, mais en termes convenables et énergiques. Il lui expliqua le changement qui s’était opéré dans ses affaires, et offrit au bailli à des conditions qui ne pouvaient que lui être agréables et avantageuses, de lui confier celles dont les Mac-Vittie avaient été chargés jusque-là. Le bailli félicita cordialement mon père et Owen de cette heureuse révolution, et, sans affecter de rabaisser le mérite de ce qu’il avait fait pour leur être utile dans des circonstances beaucoup moins propices, il dit qu’il avait agi à leur égard comme il voudrait qu’on agît envers lui ; que, quant à l’étendue qu’il lui proposait de donner désormais à leurs relations, il l’en remerciait, et acceptait cette offre avec plaisir ; que, si les Mac-Vittie se fussent conduits comme d’honnêtes gens, il n’aurait pas plus aimé à les supplanter de cette manière qu’à être supplanté lui-même par eux, mais que, puisqu’il en était autrement, ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Le bailli me tira ensuite par la manche, et, me prenant à part, me dit d’un air un peu embarrassé :

« Je désirerais de tout mon cœur, monsieur Francis, qu’il fût parlé le moins possible des choses étranges que nous avons vues là-bas. Il est inutile, à moins d’une enquête judiciaire, de rien dire de cette déplorable histoire de Morris. Vous concevez que les membres du conseil de la ville trouveraient peut-être peu convenable à un de leurs confrères et de s’être battu avec un de ces montagnards et d’avoir mis le feu à son plaid ; et surtout, quoique je sois un homme d’un aspect grave et décent quand je suis sur mes jambes, je ne puis m’empêcher de penser que je devais faire une drôle de figure, sans chapeau et sans perruque, suspendu par le milieu du corps. Le bailli Grahame donnerait bien des choses pour savoir une pareille histoire : je n’en entendrais jamais la fin. »

Je ne pus retenir un sourire en me rappelant la situation du bailli, quoique, certainement, dans le moment je ne l’envisageasse pas sous son côté comique. L’excellent négociant parut un peu confus ; mais il sourit aussi, et dit, en secouant la tête : « Je vois bien que vous en riez ; mais, du moins, n’en parlez pas. Promettez-le-moi comme un bon garçon, et surtout recommandez bien le silence à votre faquin de valet, qui a une langue d’une aune. Je ne voudrais pas pour rien au monde que cette petite Mattie en sût quelque chose : ce serait à n’en plus finir. »

Je m’aperçus qu’il paraissait fort soulagé de la crainte qu’il avait d’être exposé au ridicule quand je lui dis que l’intention de mon père était de quitter Glasgow presque immédiatement. En effet, il n’avait plus de motif d’y rester depuis qu’il avait recouvré la portion la plus précieuse des papiers que Rashleigh lui avait enlevés. Quant au reste, qu’il avait converti en argent et dépensé pour son propre usage ou pour ses intrigues politiques, il n’y avait aucun moyen de le recouvrer que par un procès qui était commencé, et qui était poursuivi, à ce que nous assurèrent nos hommes de loi, avec toute l’activité possible.

Nous passâmes la journée avec notre ami le bailli, qui voulut nous garder à dîner, et prîmes congé de lui, comme je vais maintenant le faire moi-même dans cette narration. Il continua de croître en richesses, en dignités et en crédit, et finit par arriver aux charges les plus honorables de la magistrature dans sa patrie. Environ deux ans après notre départ de Glasgow, fatigué des ennuis du célibat, il fit quitter à Mattie son humble rouet au coin du foyer de la cuisine, pour lui faire prendre place au haut bout de sa table, dont elle fit dorénavant les honneurs en qualité de mistriss Jarvie. Le bailli Grahame, les Mac-Wittie et autres (car tous les hommes ont leurs ennemis, et surtout dans le conseil d’une ville de province) ne manqueront pas de se moquer de cette métamorphose. « Mais, reprit M. Jarvie, laissons-les dire ; je ne m’en inquiète pas, et je ne sacrifierai pas mon bonheur à la crainte de faire jaser les gens pendant quelques jours. » Mon digne père le grand-diacre avait un dicton :


Sourcils d’ébène et teint de lys
À cœur tendre et fidèle unis,
Valent bien mieux, je le confesse,
Que les trésors et la noblesse.


« D’ailleurs, concluait-il, Mattie n’est pas non plus une fille du commun ; elle est petite-cousine du laird de Limmerfield. »

Soit que Mattie dût son élévation à sa naissance ou à ses qualités personnelles, c’est ce que je n’entreprendrai pas de décider ; mais il est certain qu’elle se conduisit parfaitement bien dans sa nouvelle situation, et dissipa les craintes de quelques amis du bailli, qui avaient regardé cette épreuve comme un peu périlleuse. Je ne sache pas qu’il y ait aucune autre circonstance de sa vie utile et paisible qui mérite d’être rapportée.