Richard Wagner et le Génie français

Richard Wagner et le génie français
Houston Stewart Chamberlain

Revue des Deux Mondes tome 136, 1896



RICHARD WAGNER


ET LE


GÉNIE FRANÇAIS


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S’il existe entre la France et l’Allemagne un antagonisme national, ou une opposition de race, les manifestations n’en remontent guère au-delà du premier Empire. Jusqu’alors en effet chaque prince avait sa politique personnelle, dont l’orientation ne dépendait que de ses intérêts personnels ; et la France a compté jadis autant d’alliés que d’ennemis parmi les souverains de sang allemand. Un fait, cependant, avait déjà contribué, depuis plus d’un siècle, à préparer la scission : je veux dire cette nationalisation graduelle de la science et de la philosophie, qui, suivant en cela l’exemple de la littérature proprement dite, avaient abandonné l’usage de la langue latine. Mais encore que la science, la philosophie et la littérature de chaque pays ne fussent plus accessibles, dans l’autre, qu’à une faible minorité, l’action mutuelle n’en continua pas moins de s’exercer librement entre l’Allemagne et la France : l’art français, la pensée française, ont puissamment agi sur le développement intellectuel de l’Allemagne, et réciproquement. À cet égard, et sans parler des aspects purement superficiels de cette action, — sans rappeler Voltaire chez Frédéric le Grand, ni Napoléon faisant la cour à Gœthe, — on doit envisager la polémique, toujours violente, souvent injuste, de Lessing contre la tragédie française comme un document historique de la plus haute importance. En premier lieu, elle prouve de la manière la plus incontestable l’espèce de domination que le théâtre français exerçait alors depuis plus de cent ans en Allemagne ; ensuite et surtout elle nous montre le théâtre national allemand prenant conscience de lui-même, s’élevant, pour ainsi parler, en raison même de la réaction grandissante contre la poésie dramatique française. On peut affirmer sans hésitation que le théâtre de Racine et de Corneille, agissant comme un ferment puissant, a hâté l’éclosion de celui de Gœthe, de Schiller, et de Kleist. Mais remarquons à ce propos que ces grands poètes, tout en créant un théâtre foncièrement allemand, n’ont point pour cela suivi Lessing dans ses exagérations. Gœthe a traduit le Mahomet et le Tancrède de Voltaire ; et ses comédies, les Complices en particulier, témoignent de l’influence que Molière eut sur lui. Schiller, de son côté, a traduit la Phèdre de Racine, ainsi que plusieurs comédies françaises ; et Kleist, l’Amphitryon de Molière. L’action de la pensée de Voltaire sur Gœthe ne saurait faire un doute ; celle du génie de Rousseau sur Schiller est plus manifeste encore. À son tour, ce fut le romantisme allemand qui donna sa physionomie particulière, moins peut-être à la poésie qu’à la critique française de la première moitié du siècle ; et la philosophie allemande n’a que trop longtemps pesé sur la pensée française.

L’antagonisme croissant entre les deux nations a ensuite amené un temps d’arrêt dans cette œuvre de pénétration réciproque ; et encore me demandé-je si l’on ne se fait point d’illusion à ce sujet ? Car, à vrai dire, cet antagonisme n’a jamais exclu la plus ardente curiosité, de chaque côté de la frontière, pour ce qui se passait de l’autre côté. En Allemagne, le théâtre courant est défrayé, depuis cinquante ans, par les dramaturges français. À Paris, l’Académie nationale de Musique a vécu, perdant ce même laps de temps, des œuvres du Berlinois Meyerbeer, directeur de la musique du roi de Prusse. Et il n’y a pas longtemps qu’un des hommes les mieux doués de l’Allemagne moderne, Heinrich von Stein[1], publiait un livre remarquable, — l’Origine de l’Esthétique moderne, — dans lequel il démêlait et démontrait l’enchevêtrement des idées françaises et de la pensée allemande sur le Beau et sur l’Art, depuis Boileau jusqu’à Winckelmann. La sympathie avec laquelle les auteurs français sont traités dans cet ouvrage ; et, tout particulièrement, la sincère admiration de l’auteur pour Boileau, font pressentir, chez la jeune génération, une tendance qui pourrait bien la ramener quelque jour aux traditions du siècle passé.

Il n’y aurait donc rien de trop surprenant à découvrir des rapports entre le poète musicien Richard Wagner et les poètes et les compositeurs français : rapports d’autant plus étroits que Wagner lui-même, comme l’on sait, a beaucoup vécu en France, et y a beaucoup appris. On sait de plus qu’il est resté en relations suivies avec de nombreux Français jusqu’au moment de sa mort ; et l’on n’ignore pas enfin que l’opéra français exerça, dans sa jeunesse, une influence notable sur le style de sa musique. Chez aucun autre Allemand de génie, on ne trouve des liens aussi nombreux, aussi intimes, avec la France. Ni Gœthe, ni Schiller, ni Bach, ni Beethoven ne l’ont visitée. Quant à Gluck, il avait près de soixante ans lorsqu’il vint à Paris, et il y trouva en vérité le milieu qu’il lui fallait, mais ce n’est pas à soixante ans qu’il eût pu subir, de ce fait, une influence un peu profonde. Mozart passa une année à Paris ; mais il n’y fréquenta guère que des Allemands, et en revint le cœur plein de fiel à l’égard des Français. Il ne possédait point, au surplus, l’éducation nécessaire pour apprécier leur génie. Wagner, au contraire, habita Paris près de six ans, — de 1839 en 1842 et de 1859 en 1862, — et y fit en outre de nombreux séjours. Lorsqu’il y vint pour la première fois, en 1839, il n’avait que vingt-six ans, et se trouvait dans la période critique de son développement artistique : il cherchait encore sa voie. Il avait essayé tout d’abord d’un opéra romantique, ensuite d’un opéra-comique : les directeurs n’avaient pas voulu du premier (les Fées) ; et le second (la Défense d’aimer) n’avait eu aucun succès. C’est alors qu’il avait songé à Paris ; et il y arrivait avec un grand opéra historique à moitié terminé : Rienzi, qu’il rêvait de faire représenter sur la scène de l’Opéra. C’est de Paris qu’il voulait prendre son essor pour arriver à se faire entendre en Allemagne. Il en advint autrement : mais Paris n’en eut pas moins sur lui une grande et décisive influence.

C’est de ces divers rapports entre Wagner et la France que je me propose de parler ici. Après avoir dit quelques mots des relations personnelles du maître avec certains Français, je m’efforcerai de rechercher quelle fut sur son évolution intellectuelle l’influence de son séjour à Paris, le profit qu’il en tira, directement ou indirectement ; enfin, — et bien qu’il y ait peut-être quelque audace à le tenter dans une si brève étude, — j’aborderai l’examen des rapports généraux entre le génie français et le génie allemand, tels que nous les révèlent les œuvres de l’auteur dramatique le plus puissant qu’ait jamais produit l’Allemagne. Ces considérations m’amèneront tout naturellement à présenter quelques réflexions sur l’influence que pourra prendre un jour l’œuvre du maître sur l’art français et sur la pensée française.


I

La plupart des relations personnelles que Wagner entretint avec des Français datent de son second séjour à Paris, de 1859 à 1862. Tout récemment encore, à propos de la reprise de Tannhæuser à l’Opéra, on a fait, et si abondamment, l’énumération de ces premiers wagnériens français[2], que je crois inutile d’y revenir. Chacun connaît la liste des hommes marquans qui fréquentaient chez Wagner : Baudelaire, Champfleury, Vacquerie, Villot, Gustave Doré, Émile Ollivier, Perrin, etc. Je me contenterai donc de citer un passage qui me paraît avoir échappé aux anecdotiers, et dans lequel Wagner résume en quelques mots — et combien significatifs ! — les impressions que lui avait laissées cet épisode de sa vie[3]. Après avoir assuré qu’il en a gardé surtout de précieux et réconfortans souvenirs : « Certes, ajoute-t-il, cette affaire de Tannhæuser fut préparée et conduite d’une façon absolument défectueuse ; je me heurtais de toute part à des malentendus. Mais l’intérêt que suscita notre entreprise me créa des rapports de très haute portée avec ce que le monde intellectuel français possède de plus aimable et de plus remarquable. »

On voit que c’est ce « monde intellectuel français », pris collectivement, — et non telle ou telle personne, — qui peut à bon droit être considéré comme un des milieux actifs qui ont contribué à façonner la personnalité de Wagner. Aussi bien ces personnes « aimables » et « remarquables » qui lui ont laissé de si « précieux » souvenirs, sont-elles venues chez lui, poussées, les unes par une admiration sincère, les autres par la curiosité, beaucoup enfin par le courant de la mode, qui allait à lui. Mais le dévouement même de quelques-uns, pour entier et pour loyal qu’il fût, ne nous apprend pas grand’chose sur l’artiste, et ne peut que nous laisser deviner quelles furent les qualités de l’homme, pour susciter des affections si noblement désintéressées. Ce qui est et reste intéressant, c’est de constater quels sont les Français dont le maître a librement recherché la société. Que si l’on demande des noms, il ne faudrait pas, me semble-t-il, se borner à énumérer ceux des hommes qui ont traversé le salon de la rue Newton ; mieux vaut dire quelles œuvres françaises ont entouré le maître jusqu’à sa mort ; c’est là une communion bien plus intime que celle que permettent les rencontres ou les relations mondaines.

Mentionnons donc en tout premier lieu, les poètes du moyen âge. Si M. Gaston Paris visitait la bibliothèque de Wahnfried, il serait certes heureux de voir quelle place tenait dans l’estime de Wagner le cycle poétique dont Chrestien de Troyes forme, en quelque sorte, le centre. Mais l’active curiosité du maître ne se limitait point aux œuvres de cette ancienne littérature française. Il lisait beaucoup ; et s’il ne pouvait évidemment connaître tous les détails d’une évolution littéraire qui n’embrasse pas moins de huit siècles, son sûr instinct lui avait fait découvrir tout ce qu’il lui importait de savoir. C’était d’ailleurs une tâche que lui facilitait singulièrement sa connaissance si étendue de la littérature de son pays, et des littératures de l’Angleterre, de l’Espagne, et de l’Italie. Un petit détail, dont je puis garantir l’authenticité, en dira plus long qu’un extrait détaillé du catalogue de sa bibliothèque, pour montrer combien Wagner rendait justice à la pensée et à la forme françaises. Dans les dernières années de sa vie, il se délectait à relire quelques chapitres de la Conquête de l’Angleterre par les Normands, de Thierry, de l’Histoire des républiques italiennes, de Sismondi, de l’Histoire de la République de Venise, de Daru ; et il ne voulait lire les Mille et une Nuits que dans la traduction de Galland, tant il trouvait que la langue française donnait de charme à la reproduction de ces admirables contes. Pour la lecture à haute voix de Plutarque, — un de ses auteurs favoris, — c’était encore la traduction française d’Alexis Pierron qu’il préférait à toute autre, la jugeant fort supérieure aux traductions allemandes. Tout homme cultivé connaît Molière, Bossuet, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, et les autres coryphées de la littérature française ; mais être familier avec les historiens, savoir choisir parmi les traductions françaises celles qui ont une valeur classique, c’est là un fait assurément rare chez un étranger ; — et qui méritait d’être signalé.

Ce n’est donc pas seulement durant les quelques années passées à Paris que Wagner se trouva en contact avec la pensée française, ce n’est pas seulement par les visites de Villiers de l’Isle-Adam, de Mme Judith Gautier, de M. Schuré, et de tant d’autres fidèles qui allèrent le voir, soit à Munich, soit à Triebschen, soit, plus tard, à Bayreuth, qu’il continua de subir les bienfaisantes influences de ce contact. Non ! les amis français de Wagner, ce furent, en premier lieu, les grands poètes et les grands écrivains de la France, depuis Chrestien de Troyes jusqu’à Honoré de Balzac. Et, sans doute, si l’on prétendait ressaisir la trace de chacun d’eux dans l’œuvre de Wagner, on n’y réussirait pas ! Ce serait se méprendre sur la nature de ce qu’il leur demandait. Ils n’étaient point pour lui des inspirateurs ni des guides, mais des amis, dans la conversation desquels il prenait plaisir à se délasser. Exceptons-en cependant deux hommes dont l’influence a été considérable, et directe ; ce sont Berlioz et Gobineau.

Dire que Berlioz ait exercé sur lui une véritable influence, au sens strict du mot, ce serait trop dire. On ne saurait même le soutenir en matière d’instrumentation, puisque Wagner a suivi une voie précisément inverse de celle de Berlioz. Ce n’est que dans les œuvres de sa toute première jeunesse — dans la célèbre Ouverture aux coups de timbale, par exemple, écrite à l’âge de dix-sept ans, à une époque où il ignorait jusqu’au nom de Berlioz, — qu’il a vraiment recherché des combinaisons instrumentales insolites. Sans doute, il a dû profiter, comme tous les compositeurs, de quelques-unes des découvertes faites par cet infatigable expérimentateur des effets acoustiques. Mais puisque l’usage qu’il en a tiré était radicalement différent de tout ce qui constitue la méthode de Berlioz, ce détail technique perd toute importance vis-à-vis de l’œuvre dramatique, envisagée dans sa totalité. En revanche, Berlioz, en tant que personnalité artistique, fut, pour Wagner, une des grandes impressions de sa vie, et cette impression fut surtout morale : « Un artiste qui n’écrit pas sa musique pour de l’argent ! » voilà les premières paroles qu’il trouve pour caractériser son admiration à l’égard du maître ; et ni la sotte envie, ni la triste haine dont Berlioz le poursuivit plus tard, ne purent effacer du cœur de Wagner son respect pour cet homme qui, seul en France, — car l’Allemagne avait Liszt, — représentait l’art désintéressé.

Et l’œil perçant du profond penseur qu’était Wagner discernait parfaitement, dans cet absolu désintéressement, non point seulement la qualité morale, la vertu en elle-même, mais encore une manifestation significative du vrai génie. Au commencement, il est vrai, il avait hésité sur ce point, car il écrivait en 1842 : « Le sens du beau manque complètement à Berlioz, et, à peu d’exceptions près, sa musique n’est que grimace[4]. » Mais plus tard, tout en faisant ses réserves, Wagner reconnut pleinement le génie de Berlioz. On sait qu’il fit son possible pour relever le courage du compositeur français, et pour l’engager à continuer dans la voie du drame lyrique, si brillamment inaugurée par Benvenuto Cellini et les Troyens. Il voulut même devenir le collaborateur de Berlioz, et lui fit offrir, à plus d’une reprise, un de ses poèmes d’opéra : Wieland le forgeron. On sait aussi comment Berlioz accueillit ces avances et il est inutile de répéter ici ce qui a été si souvent raconté. Le lecteur qui n’est pas au courant trouvera tous les renseignemens désirables dans les deux livres de M. Adolphe Jullien sur Wagner et sur Berlioz, renseignemens complétés depuis par la correspondance entre Wagner et Liszt et par les deux collections, parues récemment, de lettres écrites par Liszt, et de lettres reçues par lui. Je suis heureusement à même de communiquer aux lecteurs de la Revue un nouveau témoignage de la profonde admiration que Wagner professait pour Berlioz : c’est une lettre inédite adressée à Liszt et datée précisément de Paris, le 22 mai 1860. J’en extrais le passage qui concerne Berlioz.

Aujourd’hui est sans contredit le plus beau jour de l’année. Pour la première fois le ciel est pur, et la brise d’est rafraîchit l’atmosphère. De tous côtés, des fleurs, de la verdure. En revenant, avec mon chien, de notre promenade matinale, je me disais : Il est impossible que l’année entière nous donne une journée plus splendide ! S’il fait partout beau, il y aura aujourd’hui, par-ci par-là, des gens qui penseront à toi[5] ! Je n’osais pas te compter parmi eux, car j’avais à me reprocher, non de t’avoir oublié, mais de ne pas t’avoir écrit le 22 octobre[6]. Pourquoi ? Je ne m’en souviens plus. Tant pis ! me disais-je, il songera à moi quand même ; il a mon Tristan, qu’importe le reste ! Puis je lus le dernier feuilleton de Berlioz, celui d’aujourd’hui, sur Fidelio. Je ne l’ai plus rencontré depuis mon concert. Avant, c’est toujours moi qui lui faisais visite et qui l’invitais ; lui, il ne s’est jamais occupé de moi. Je n’en ressentais pas de colère, loin de là ; seulement je me demandais si le bon Dieu, lorsqu’il créa le monde, n’eût pas mieux fait de supprimer les femmes ?… Il est bien rare qu’elles soient utiles ; en général, elles nous nuisent sans en retirer elles-mêmes aucun profit. Chez Berlioz, tout justement, j’avais pu constater, avec une précision presque mathématique, comment une méchante femme peut, de gaîté de cœur, ruiner, et, qui plus est, rendre ridicule un homme des plus brillamment doués. Quelle satisfaction ce malheureux peut-il donc y trouver ? La triste satisfaction vraiment, que d’avoir étalé aux yeux de ses contemporains tous les défauts que recelait son caractère ! Bref, comme je viens de te le dire, je n’avais, dès lors, plus revu Berlioz, quand son article d’aujourd’hui me tomba sous les yeux : et cet article m’a fait un tel plaisir que, bien que sûr d’avance d’être compris tout de travers, je lui ai cependant écrit, dans mon détestable français, le billet que tu vas lire :

« Cher maître[7],

(Je l’appelle maître, parce que je sais que mes allures plus familières le gênent). Je viens de lire votre article sur Fidelio. Soyez-en mille fois remercié ! C’est une joie toute spéciale pour moi d’entendre ces accens purs et nobles de l’expression d’une âme, d’une intelligence, si parfaitement comprenant et s’appropriant les secrets les plus intimes d’un autre héros de l’art : il y a des momens où je suis presque plus transporté en apprenant cet acte d’appréciation, que par l’œuvre appréciée elle-même, puisque cela nous témoigne infailliblement qu’une chaîne ininterrompue d’intime parenté rallie entre eux les grands esprits, qui, — par ce seul lien, — ne tomberont jamais dans l’incompris. Si je m’exprime mal, j’espère pourtant que vous ne me comprendrez pas mal. »

Dieu sait quel accueil il fera à ce baragouin ! Cette fois, s’il ne me comprend pas, je crains bien que la faute n’en soit à mon style français. Néanmoins, c’est avec une profonde émotion que j’ai écrit ces quelques lignes à ce pauvre ami. Je continuais donc à jouir, dans un silence ému, de cette magnifique journée, sa lumière pénétrait jusqu’aux recoins les plus sombres de la vie, et semblait en dissiper les ténèbres. C’est précisément cet article de Berlioz sur Fidelio qui m’a fait sentir à quel point cet infortuné se trouve seul dans le monde. Lui aussi possède une sensibilité si délicate et si profonde que ce monde ne peut que le blesser et abuser ensuite de son irritation. Le monde et les influences dont il est entouré l’égarent à tel point qu’il ne se retrouve plus lui-même, et que, sans s’en douter, il s’assène des coups sur la tête. Mais c’est précisément cette manifestation morbide de sa folie qui m’a fait sentir que l’homme exceptionnellement doué ne saurait avoir d’autre ami véritable qu’un homme d’une valeur également exceptionnelle. Ainsi, je me trouvai amené à me dire que, dans le moment actuel, nous trois, et nous trois seuls, nous constituions une vraie famille : car nous seuls sommes des égaux, — je veux dire : Toi, — Lui, — et moi ! — Mais pour rien au monde il ne faudrait le lui dire, cela le mettrait en fureur. Pauvre diable ! Pauvre dieu tourmenté !


Tout autres furent les rapports entre Wagner et le comte de Gobineau. Ce fut, si je ne me trompe, dans l’un de ses nombreux séjours en Italie que Wagner rencontra le savant auteur de Religions et philosophes de l’Asie centrale et de l’Histoire des Peines. Ils se lièrent bientôt d’amitié ; et Gobineau fut plus d’une fois l’hôte bienvenu de la maison de Wahnfried. Je crois même qu’avec Liszt, le roi Louis II, et Heinrich von Stein, Gobineau est le seul homme qui ait mérité la qualification d’ami de Wagner pendant les dernières années de la vie du maître. Mais Stein était trop jeune pour être autre chose qu’un disciple, et ni Liszt ni le roi de Bavière n’exercèrent la moindre influence sur la pensée de Wagner. Gobineau, tout au contraire, n’a pas peu contribué à la formule définitive que devait prendre cette doctrine, cet idéal, que Wagner poursuivit pendant sa vie entière : le rêve d’une régénération possible de l’humanité par l’alliance de l’art et de la religion. Les idées de l’écrivain français et celles du penseur allemand avaient de nombreux points de contact ; et la thèse soutenue par Gobineau, dans son magistral Essai sur l’inégalité des races humaines, jetait une vive lumière sur diverses questions restées indécises dans les écrits de Wagner. Si j’en avais aujourd’hui le loisir, je montrerais d’ailleurs sans trop de peine combien la pensée de Wagner a conservé son indépendance, aussi bien vis-à-vis de Gobineau que vis-à-vis de Schopenhauer. Si ce dernier enseigne l’immutabilité du genre humain en face de l’absolu, Gobineau affirme son irrémédiable décadence ; et Wagner, lui, ne conteste pas cette décadence, mais il a foi en la régénération. Dans un passage admirable de l’un de ses tout derniers écrits : Héroïsme et Christianisme, il revendique, pour le sang divin versé sur la croix, le pouvoir de racheter, ou de transmuer plutôt, le sang des races inférieures ou abâtardies. Et en effet, il est toujours resté, et malgré tout, profondément chrétien : c’est là ce qui le distingue non seulement de Schopenhauer, mais aussi de Gobineau, qui, catholique par la croyance, reste païen par la pensée. D’aucuns ont reproché à Wagner son christianisme ; j’aime à croire qu’aux yeux de beaucoup, cette tendance de son esprit et ce besoin de son cœur ne sauraient rien retrancher de sa gloire.


II

C’est, comme je l’ai mentionné plus haut, du second séjour à Paris, ou même de plus tard, que datent la plupart des relations personnelles du maître avec des Français ; au contraire, les impressions générales et décisives qu’il dut à la France, remontent toutes, ou à peu près, à son premier séjour (1839-1842). Je l’ai dit : en arrivant pour la première fois à Paris, Wagner cherchait encore sa voie. La mobilité, l’extraordinaire impressionnabilité que garda toujours son esprit, traversaient, à cette époque, une phase suraiguë. Mais, ce qui donnait, alors, toute sa valeur à cette plasticité intellectuelle, c’était une expérience déjà mûrie, soutenue, d’ailleurs, par des connaissances musicales d’une rare étendue. En arrivant à Paris, Wagner n’avait que 26 ans, il est vrai, mais il y avait déjà treize ans qu’il écrivait des drames ; dix ans qu’il composait de la musique ; huit ans qu’il avait réduit la partition entière de la Neuvième Symphonie de Beethoven (pour piano à deux mains) et qu’il savait cette symphonie par cœur ; et, depuis six ans — d’abord comme directeur des chœurs à Würzbourg, puis comme chef d’orchestre à Magdebourg, Kœnigsberg, Riga — il avait dirigé l’exécution de nombreux opéras des diverses écoles : français, allemands, italiens. Marié depuis six ans, il s’était trouvé déjà plus d’une fois aux prises avec les difficultés de la vie. Enfin et surtout, il connaissait sa patrie allemande, de la Bavière à la Baltique… On le voit, s’il arrivait en France jeune et impressionnable, il y venait aussi en homme qui a déjà beaucoup pensé, beaucoup appris, beaucoup travaillé ; et dont le jugement sur les hommes et les choses s’est aiguisé dans la lutte pour l’existence.

Mais avant d’aller plus loin, nous ferons bien de distinguer entre l’impression que produisirent sur le maître, à Paris, la représentation d’œuvres dramatiques et l’exécution d’œuvres musicales, impression directe, exclusivement artistique et technique ; — et l’impression plus générale, d’ordre plutôt moral, que firent sur lui la vie et le caractère français. On ne saurait imaginer en effet deux impressions plus différentes, ni destinées à avoir des conséquences plus contraires. Et il importe encore d’insister dès maintenant sur ce fait : que Wagner, en arrivant à Paris, connaissait à fond le théâtre allemand. J’ai dit les villes de second ordre où il avait fonctionné comme chef d’orchestre ; il avait, en outre, longuement habité Dresde et Leipzig, dont les théâtres jouissaient d’une grande réputation ; il avait, enfin, séjourné à Berlin. Il était donc amplement outillé pour comparer le théâtre français et le théâtre allemand, et pour mesurer, pour juger en pleine connaissance de cause, ce qu’ils pouvaient, l’un comme l’autre, présenter de qualités et de défauts.

Ce qui fut pour le maître une révélation, et qui eut une action décisive sur toute sa carrière ultérieure, on peut le résumer en quelques mots : il fut frappé d’abord de la perfection de détail que le public français exige et obtient, au théâtre comme au concert. Ceux qui connaissent l’Allemagne savent avec quelle facilité regrettable on s’y contente d’une exécution médiocre, voire incorrecte. Renan affirme que le Français manque d’imagination : disons donc en ce cas que l’Allemand en a trop. L’acteur, le chanteur donne quelques maigres indications de son rôle, et le spectateur allemand supplée le reste ; l’orchestre joue faux, l’auditeur allemand entend juste ; le décor est hideux, les yeux allemands le voient féerique. Et sans doute, dans un monde comme le nôtre, où la perfection est si rare, cette indulgence a quelque chose de louable, ou même de touchant, qu’on pourrait envier aux Allemands, si d’ailleurs et malheureusement, elle ne menait tout droit à l’atrophie du sens artistique. Lorsqu’on s’habitue à considérer la forme comme plus ou moins négligeable, on en arrive à perdre toute notion du beau. Stendhal écrit quelque part : « Hors de leur enthousiasme, les Allemands sont trop bêtes » ; c’est qu’en effet cet enthousiasme remplace trop souvent chez eux le jugement esthétique ; lui supprimé, il ne reste qu’un amas confus d’aspirations et de préjugés. De là, sur les scènes allemandes, un manque de style et de fini incroyable, confinant souvent au grotesque. L’Allemand fréquente beaucoup le théâtre, beaucoup plus que le Français, et est avide de nouveauté ; mais que les pièces soient pauvrement jouées, et la mise en scène plus pauvre encore, il n’en a cure. Le régisseur tire de son côté, le chef d’orchestre du sien, les acteurs, les chanteurs s’embarquent dans l’affaire, chacun pour son compte, au petit bonheur, et l’unité de direction fait partout défaut. Aujourd’hui, grâce à l’exemple de Bayreuth, quelques rares théâtres d’outre-Rhin font de louables efforts pour remédier à ce déplorable état de choses ; mais, pour arriver à en triompher, il faudra secouer la torpeur d’une nation entière. Qui croirait en France que la grande majorité des Allemands en est encore à se demander si Wagner est ou non un génie, et si les représentations de Bayreuth sont réellement supérieures à celles de Berlin ou de Hambourg !

Wagner, est-il besoin de le dire ? était aussi peu Allemand que possible à ce point de vue ; dès sa jeunesse, il se montra assoiffé de perfection. Les journaux de Magdebourg n’ont gardé qu’une seule trace de son passage, comme chef d’orchestre, dans cette ville (1834-1830) : ils signalent la perfection inusitée atteinte par l’orchestre. Holtri, directeur, en 1838, du théâtre de Riga, se plaint, dans ses Mémoires, de et ; terrible chef d’orchestre : « Il mettait le personnel au désespoir par d’interminables répétitions… Rien ne lui allait, rien n’était assez parfait, rien assez délicatement nuancé. » On comprend, dès lors, quel enthousiasme dut éprouver un tel homme lorsque, à Paris, il put assister aux répétitions de l’Opéra, et s’assurer de la façon minutieuse et intelligente dont on conduit les études ; — lorsqu’il entendit, au Conservatoire, la Neuvième Symphonie, à laquelle Habeneck, avec le premier orchestre du monde, avait voué trois ans d’un travail acharné, jusqu’à ce que pas un détail n’en demeurât obscur ; — lorsqu’il put enfin assister aux soirées de la Société des derniers quatuors de Beethoven, et entendre exécuter, dans toute leur perfection, ces œuvres qui, alors, étaient encore ignorées, ou à peu près, en Allemagne… Je ne crois pas devoir ici fatiguer le lecteur de citations à l’appui de ce que j’avance[8] ; une seule suffira à montrer combien profonde fut la trace que laissa ce séjour dans la vie artistique de Wagner. Parlant, en 1869, de l’audition de la Neuvième Symphonie aux concerts du Conservatoire en 1839, il ajoute : « Comme par enchantement, je fus, du coup, initié aux incomparables mystères du génie. Je le contemplais enfin face à face, et le clair langage qu’il me tenait me pénétrait désormais de sa souveraine sincérité. » (Écrits, t. VIII, p. 340.)

Cette soif naturelle de la pure perfection, c’est elle qui a, c’est là comme établi, le vrai point de contact entre Wagner et la France, et une première raison pour laquelle ses séjours à Paris ont eu, dans sa vie, une importance considérable. Rien ne pouvait, en effet, l’encourager davantage dans la mission qu’il s’était donnée, de stimuler ses compatriotes, de leur faire comprendre que la perfection du détail est l’honnêteté de l’artiste, et en outre la condition essentielle de l’art lui-même. Certes, Wagner ne le cédait à aucun autre Allemand pour la puissance du souffle dont vibrait son âme de poète : mais dans tout ce qu’il entreprit dorénavant, depuis l’exécution de la Neuvième Symphonie à Dresde, en 1846, exécution restée célèbre, jusqu’aux représentations du Ring à Bayreuth, en 1876, et de Parsifal en 1882, ses minutieuses exigences, en matière de technique, ne se démentirent jamais : Paris l’avait accoutumé à la vouloir impeccable.


Mais j’ai parlé d’influences plus générales, d’un autre ordre, et dont l’action sur lui fut absolument différente de celle que je viens d’analyser. Déjà Mozart, écrivant de Paris à son père, lui dit que rien ne lui plaît en France, et que la seule chose qui lui donne le courage de vivre et de travailler, c’est de sentir qu’il est « un honnête Allemand ». Quelque chose de semblable s’est passé pour Wagner. Meyerbeer avait fait, en Italie, des opéras italiens, à Berlin des opéras allemands, et à Paris des opéras français. La souplesse de sa race s’adaptait indifféremment au goût de toutes les nations. En arrivant à Paris, Wagner croyait que cela ne lui serait pas plus difficile. Il se trompait ! il ne possédait en rien ce don de facile assimilation : en d’autres ternies, il devait être Allemand, ou ne pas être. C’est le contact avec la France qui le révéla à lui-même ; c’est de Paris que, les larmes aux yeux, il s’écria : « Je jure à ma patrie allemande fidélité éternelle[9] ! » Regardons maintenant le poète, et nous verrons ce travail de réaction germer, fructifier en lui ; son sang de Germain se refuser aux infiltrations étrangères ; et d’année en année la différenciation se préciser, grandir, devenir irréductible et définitive.

Avant de connaître la France, Wagner n’avait manifesté aucune prédilection pour la poésie allemande. Encore enfant, il s’était essayé à imiter les Grecs et Shakspeare. Plus tard, il avait écrit un opéra (les Fées) tiré d’une nouvelle italienne de Gozzi, puis un autre (la Défense d’aimer) dont le livret est taillé dans Shakspeare (Measure for measure). En arrivant à Paris, il y apportait un drame lyrique (Rienzi) tiré d’un roman de Bulwer, et l’esquisse du Vaisseau Fantôme, d’après un conte populaire hollandais. Pas un de ces sujets, on le remarquera, n’est emprunté à la poésie allemande. Mais son premier séjour à Paris apporta dans les sentimens du jeune maître une modification profonde, et qui devait être décisive. C’est pour échapper au contact de son entourage français, de cet entourage où il savait, on l’a vu, discerner tant de qualités brillantes, c’est pour se soustraire à cette atmosphère — dont l’influence même faisait courir, dans sa nature intime, comme un frisson d’incompatibilité, — que Wagner se réfugia dans la vieille poésie de sa patrie. C’est à Paris qu’il commença à s’occuper du Sænger-Krieg d’où sortit son Tannhæuser ; c’est à Paris encore qu’il lut Wolfram d’Eschenbach, et qu’il découvrit le chevalier du Cygne, Lohengrin ; c’est à Paris, si je ne me trompe, qu’il commença l’étude approfondie de l’Edda. Bref, si Wagner devint, par la suite, le poète national que l’on sait[10], s’il ressuscita toute une poésie oubliée, s’il créa tout un Olympe allemand, il le dut, tout d’abord, à ce séjour à Paris et à cette révélation qui s’y fit, à lui et en lui, de sa nature exclusivement, impérieusement allemande.

« Par mes pensées, — a-t-il dit en parlant de ces années fécondes, — par mes désirs, je ne vivais déjà plus qu’en Allemagne. Mon cœur se gonflait d’un patriotisme ardent, profond, jamais ressenti auparavant… Ce fut mon isolement à Paris qui y éveilla cet amour passionné pour la patrie allemande. Mais ce que j’aimais avec tant d’intensité, ce n’était point la réalité connue telle quelle, aisément accessible. Loin de là ! ce que mon cœur devinait et souhaitait, c’était une patrie nouvelle, une patrie qu’il me faudrait conquérir avant de la posséder, dont je savais au moins une chose, c’est que jamais je ne la trouverais ici, à Paris. »

Ce passage, surtout dans ses dernières lignes, montre clairement que la France n’a pas seulement rendu Wagner à son pays. Il n’était pas homme à se contenter, comme Mozart, de la satisfaction de se dire « un honnête Allemand » ; non ! son regard portait plus haut et plus loin. Si c’est en France que le maître prit conscience de sa race, c’est en France aussi qu’il put apprécier à quel niveau était tombée la nation allemande, dans sa stérile imitation de la vie et de l’art français. Il ne s’en fût peut-être jamais douté s’il n’eût longtemps habité Paris, s’il n’eût pu toucher du doigt, pour ainsi dire, cette vérité : que telle façon de concevoir l’art et la société, justifiée, d’un côté du Rhin, par les brillantes qualités de l’esprit français, devenait, de l’autre côté, odieuse et ridicule, par le fait seul qu’on s’obstinait à l’inoculer à un peuple auquel manquaient ces dons originels de finesse et de goût. Tout ce qui peut choquer un étranger qui, pour la première fois, visite l’Allemagne, blessait désormais au cœur cet ardent patriote. Il voyait son pays s’attarder dans une stérile imitation de la France, au lieu de chercher dans son propre génie une source vive d’inspiration. La lutte qu’il entreprit dès lors, et qu’il devait poursuivre jusqu’à sa mort, dans le vaste domaine de la vie sociale et de la vie artistique, cette lutte contre l’Allemagne moderne et officielle, fut donc, à beaucoup d’égards, non point un combat contre la France, mais bien un combat contre l’importation des conceptions françaises en Allemagne, ou, si l’on aime mieux, contre l’invasion d’une influence étrangère dans le pays qui était le sien.

Encore serait-ce singulièrement rétrécir l’horizon intellectuel de cet homme remarquable que de ne voir autre chose, dans ses vues sur la décadence artistique de sa patrie, qu’un banal corollaire de l’antagonisme national entre Francs et Germains. Ce fut en 1840, à Paris, Wagner nous l’apprend lui-même, qu’il devint révolutionnaire, et ce fut tout d’abord l’artiste, chez lui, qui se révolta contre le mercantilisme. En Allemagne, il aurait encore pu se faire quelques illusions, non pas certes que l’art y soit moins vénal qu’en France, mais parce que l’Allemand excelle à jeter, sur ses appétits les plus grossiers, la draperie complaisante des grands mots. On peut dire en effet d’une façon générale qu’il y a plus de franchise dans les pays latins que chez les peuples germains. Or ce que Wagner voyait autour de lui, à Paris, c’était la France de Scribe et de Meyerbeer, la France du veau d’or et de l’art-industrie. Cela lui dessilla les yeux : il comprit du coup quelle était la situation de l’artiste dans le monde moderne ; et, se dressant en face de ce monde, dans la noble fierté de sa propre mission, il lui jeta un cri de révolte indignée.

Tout d’abord, ce ne fut que contre les conditions faites à l’art par la société actuelle que Wagner s’insurgea ; mais, par une nécessité logique qui n’échappera à personne, sa réprobation devait en arriver peu à peu à englober cette société elle-même. Ce qui fait, d’ailleurs, l’originalité de son point de vue, c’est qu’il ne croyait pas à l’efficacité des révolutions politiques pour la guérison d’une société malade, et que même il ne consentit jamais à l’admettre. La révolte, pour lui, reste un phénomène tout intérieur, tout moral ; c’est un souffle puissant d’indignation contre l’iniquité des temps présens ; et cette sainte colère est comme la première étape de la voie qui conduit à la « régénération ». On sait combien cette idée maîtresse d’une régénération possible de la société s’imposait à Wagner, durant toute la seconde moitié de sa vie ; je n’ai pas à m’y arrêter aujourd’hui. Ici même, il y a quelques mois, j’ai esquissé le rôle magnifique que le maître assigne à l’art dans cette évolution morale de l’humanité. Tout ce que je tiens à rappeler, c’est que Wagner, à Paris, non seulement sentit la poussée irrésistible et définitive de sa race, non seulement y devint à jamais Allemand, mais qu’en outre il y franchit ce que j’appelais plus haut la première étape de la régénération, celle de la révolte intérieure. Ecoutons-le lui-même parler de cette année 1840 : « J’entrai alors dans une voie nouvelle, celle de l’insurrection contre les conditions que la société moderne fait à l’Art. » On peut comprendre, dès maintenant, le rôle de premier ordre que jouèrent dans la vie de ce maître allemand les impressions générales laissées par son séjour en France. Me permettra-t-on cependant d’ajouter un mot encore sur cette « patrie nouvelle » à laquelle faisait allusion un passage cité plus haut ?

C’est qu’ici, en vérité, il ne s’agit plus de la seule France, mais de l’ensemble des séjours que Wagner fit à l’étranger, et qui, tous, servirent à nourrir son rêve. Outre les six ans qu’il passa à Paris, il habita pendant de nombreuses années soit la Suisse, soit l’Italie. On peut estimer à vingt-quatre ans peut-être le temps que le maître passa hors de son pays : vingt-quatre ans, c’est-à-dire la moitié de sa vie après qu’il eût atteint l’âge d’homme. Or je ne crois pas me tromper en avançant que ce fait dut avoir une influence déterminante sur le développement de sa pensée, on l’amenant, en l’aidant tout au moins, à se créer une Allemagne idéale, transfigurée par son imagination, une Allemagne avec laquelle le Bund et l’Empire n’offrent que de bien vagues traits de ressemblance. Lui-même n’a eu, à peu d’exceptions près, qu’amertume et déceptions dans sa patrie : — à Dresde (1843-1849), la critique et l’intendance des théâtres firent ce qu’ils purent pour lui rendre la vie impossible ; — on 1862, les Viennois lui refusèrent une répétition unique de Lohengrin, alors qu’à Paris on venait de lui en accorder cent-soixante-quatre pour Tannhæuser ; — à Munich, en 1865, la population tout entière le chassa brutalement ; — à Bayreuth, enfin, dès la pose de la première pierre, la presse allemande n’eut pour son œuvre que des expressions de mépris et de haine. Il y aurait ici de nombreux passages à citer pour montrer la tragique douleur qui devait emplir l’âme de Wagner lorsque, à cette Allemagne idéale qu’il rêvait, qu’il adorait, qu’il invoquait, s’opposa soudainement la réelle et réaliste Allemagne de M. de Bismarck : mais un seul fait suffira pour faire mesurer l’abîme qui séparait le noble rêve du poète de l’idéal « de fer et de sang » des politiques.

Le 13 septembre 1860, après onze ans d’exil, et peu après que Wagner eut revu son pays pour la première fois, il écrivait à Liszt : « C’est avec horreur que je songe à l’Allemagne et aux entreprises artistiques que j’y dois tenter. Dieu me pardonne, mais je n’y vois que petitesse et misère, trompe-l’œil et prétention, rien de solide ni de sérieux. La médiocrité, l’insuffisance (Halbheit) y règnent en souveraines, si bien que je préfère, tout compte fait, entendre le Pardon de Ploërmel à Paris qu’à l’ombre des glorieux chênes allemands que célèbrent les poètes ! Je dois t’avouer, du reste, que de fouler le sol allemand ne m’a pas fait la moindre impression ; tout au plus m’étonné-je de la grossièreté et de l’insolence du parler. Crois-moi, nous autres, nous n’avons pas de patrie ! Et si je suis Allemand, c’est que je porte mon Allemagne, à moi, dans mon propre cœur ! Heureusement, d’ailleurs, car la garnison de Mayence ne m’a pas inspiré d’enthousiasme. »

Et pourtant, Wagner, jusqu’à sa mort, garda sa foi inébranlable dans ce qu’il aimait toujours à nommer « l’âme germanique ». C’était, pour lui, la Belle au bois dormant, la Brünhilde cachée sous la lourde cuirasse et sous le casque pesant ; l’art allemand était le Siegfried destiné par les dieux à la réveiller de son long sommeil. Cette nouvelle Allemagne, régénérée, purifiée, le maître la dotait d’avance de tout ce que peut rêver de beau et grand un poète de génie. Comme Rousseau, il pouvait dire : « Je vois tout cela dans ma patrie, parce que je le porte dans mon cœur. » Je ne connais rien de plus admirable chez Wagner que ce patriotisme obstiné, que les amertumes d’une vie entière ne sont point parvenues à ébranler ; et il n’était pas sans intérêt de montrer la large part de l’influence étrangère et française dans la genèse de cette foi en « l’unie germanique », sans laquelle Wagner n’aurait pas pu accomplir l’œuvre de sa vie.


III

Comparer le génie de Wagner et celui des poètes, des écrivains et des compositeurs français, étudier les rapports qui peuvent exister entre eux, c’est là un trop vaste sujet pour que, dans une étude d’ensemble, je puisse faire autre chose que de l’effleurer. Mais puisqu’on s’en tenant aux généralités il arrive trop souvent qu’on parle sans rien dire, j’écarte systématiquement bien des remarques qui ne laisseraient pas d’avoir leur importance, pour n’insister que sur deux points, tous les deux à mon sens d’un intérêt supérieur.

Et d’abord, pour comprendre en quoi le génie allemand, tel qu’il s’incarne en Wagner, est apparenté au génie poétique de la France, il faut se faire une très nette idée du degré d’affinité réelle qui existe entre son œuvre théâtrale et l’opéra classique français. Ce rapport une fois précisé, on pourra se convaincre aisément que le drame wagnérien possède des attaches plus intimes encore avec la tragédie française du grand siècle.

J’entends par « opéra classique français » cet opéra qui va de Lulli à Spontini, et que l’on ne saurait confondre avec l’opéra italien. Peu importe que des Italiens, comme ce même Lulli, comme Cherubini, que des Allemands comme Gluck, aient collaboré à cette œuvre nationale : elle reste française par son origine, par la langue sur laquelle elle reposait, par l’esprit qui l’inspirait. L’opéra italien, déjà bien avant la lutte épique entre Gluck et Piccini, lui fît toujours une concurrence acharnée ; et, plus tard, lorsque Rossini et Bellini eurent rencontré un puissant allié dans l’opéra international, que personnifiaient entre autres Halévy et Meyerbeer, l’opéra classique français disparut. Mais Wagner l’avait encore vu, il le connaissait à fond. Dès qu’il fut chef d’orchestre, les opéras qu’il fit jouer le plus furent, — après ceux de Mozart, — ceux de Méhul, de Chérubini, de Boïeldieu et de Spontini. Plus tard, à Dresde, il écrivit lui-même la première bonne traduction de l’Iphigénie en Aulide, de Gluck, et en donna une représentation qui fait époque dans l’histoire du théâtre allemand. De nombreux passages, dans ses écrits, témoignent de son admiration pour les maîtres français du commencement du siècle, que dans l’Œuvre d’art de l’avenir par exemple, il compare à des « étoiles isolées, servant de boussole au poète perdu dans la nuit obscure de l’opéra. »

En quoi consistait donc cette attraction si puissante que l’opéra français exerçait sur Wagner ? Etait-ce dans quelque considération théorique, — par exemple cette velléité qu’on lui prête d’avoir voulu faire revivre la tragédie grecque ? Nullement. C’était tout simplement dans l’importance accordée, dans cet opéra, au drame en tant que drame. De ce principe découlait en effet, comme conséquence logiquement nécessaire, la conscience que les compositeurs de l’école française mettaient à noter une déclamation rigoureusement exacte, à calquer l’expression musicale sur le sens des paroles. « On ne peut bien déclamer que ce qui mérite de l’être », avait déjà dit Voltaire, en parlant de musique. J’ajouterai qu’un drame lyrique, s’il doit être vraiment un drame, ne saurait intéresser que s’il est déclamé avec intelligence. Voilà ce que Wagner admirait et respectait dans l’opéra français ; et voilà aussi ce qui explique comment cet opéra fut l’un des facteurs essentiels dans l’évolution de sa personnalité artistique.

Mais où l’on va beaucoup trop loin, c’est lorsqu’on prétend déduire le drame wagnérien de cet opéra classique français, comme si l’un dérivait de l’autre en droite ligne. C’est là une thèse insoutenable, et qui, admise trop à la légère, a fait le plus grand tort à une juste intelligence de l’œuvre de Wagner, dans son ensemble. Il y a là une erreur de jugement qu’une saine critique doit combattre et réfuter une fois pour toutes. L’influence de l’opéra français sur le maître allemand fut toute formelle : elle ne touche pas le fond.

Le point de départ de l’opéra italien avait été, on s’en souvient, l’idée de faire revivre la tragédie grecque. En passant en France cette idée s’était modifiée, et, il faut le reconnaître, tout à son avantage : c’est qu’elle y avait trouvé la tragédie française à son apogée. Ressusciter une œuvre morte depuis deux mille ans, cette tâche ne pouvait tenter une nation qui venait d’assister à l’éclosion d’un art dramatique que beaucoup de ses contemporains jugeaient supérieur à l’art grec. De là l’évolution différente que subit l’opéra dans chacun des deux pays. Tandis qu’en Italie, où les dramaturges remarquables faisaient défaut, la préoccupation historique, artificielle et de surface, se subordonnait peu à peu à un intérêt exclusif pour la virtuosité du chant, en France, bien au contraire, les exigences littéraires, nées du goût public et du talent des poètes, devaient arrêter toute dégénérescence de ce genre, et pour le cas où elle serait venue à se produire, au moins assurer d’avance une réaction. — Que les grands compositeurs français, les Rameau, les Grétry, les Méhul fissent des opéras-comiques ou des opéras tragiques, il n’importe, tous voulurent et cherchèrent la beauté dans l’œuvre dramatique comme telle. Voilà le point de contact entre eux et Richard Wagner.

Seulement, fidèle en ce point à ses origines, cet opéra français ne devait ni ne pouvait renier cette idée, venue primitivement de Florence : que la musique est uniquement l’auxiliaire destiné à rehausser l’éclat du poème. Le poème reste la base de l’œuvre, et la musique s’y surajoute, comme le costume et le décor s’ajoutent à l’action, afin de rendre l’impression totale plus intense. Glück, le plus grand parmi les compositeurs de cette école, en a résumé les aspirations dans ces mots si concis : « Je crus que la musique devait ajouter à la poésie. » Or, si l’on cherchait une brève formule pour exprimer diamétralement le contraire de ce qu’enseigne Wagner, on ne saurait trouver mieux que cette parole de Gluck. Wagner nie que la musique puisse rien « ajouter » à un beau vers. Il affirme qu’elle le dissèque, le démembre, et, en un mot, le fait disparaître en tant que vers. Selon lui, l’opéra français, quelques chefs-d’œuvre qu’il ait produits, n’en repose pas moins sur une fiction, car c’en est une que de croire que la musique puisse se surajouter à l’expression poétique. Aussi, la base du drame wagnérien n’est-elle plus la parole, mais bien la musique elle-même. Loin de rêver je ne sais quel perfectionnement des tragédies d’un Racine, d’un Calderon, d’un Shakspeare ou d’un Schiller, en en chantant le texte et en l’accompagnant d’une symphonie, si Wagner, lui, écrit des drames, c’est que la musique ne peut atteindre à la plénitude de sa puissance expressive que lorsque l’action visible se marie au monde invisible d’émotions et de passions qui est son domaine. La musique, ce dernier né des arts, qui ne possède sa pleine virilité que depuis Beethoven, n’atteint son apogée, semblable en cela à la poésie, que dans le drame. Je n’ai pas à discuter ici la doctrine wagnérienne, je me contente de l’énoncer.

Et, à mesure qu’il y réfléchissait, Wagner voyait l’horizon s’étendre de plus en plus, autour de ce drame nouveau. Il crut découvrir que, dans l’art dramatique, un vaste domaine était resté vierge jusqu’à lui, parce que la parole seule ne pouvait s’y aventurer. Or, ce nouveau domaine est précisément l’apanage du musicien-dramaturge. Lorsqu’en 1849 les idées de Wagner eurent atteint leur maturité complète, il écrivait : « Il faut que le cadre dramatique s’élargisse pour suffire au nouveau mode d’expression. Mais il n’y a que le musicien qui puisse donner au drame une forme correspondant à la richesse d’expression musicale, et il n’y a que lui qui puisse porter cette forme elle-même à son plein développement. » Il s’agit donc pour Wagner, on le voit, non point d’une renaissance de la tragédie antique, pas davantage d’un perfectionnement de la tragédie moderne, mais d’une nouvelle forme d’art, née, comme le dit le maître lui-même, « dans le sein de la musique », et dont la musique constitue, par cela même, le langage suprême. Évidemment, ce drame ne pourra se passer du langage parlé, mais le rôle de celui-ci sera foncièrement différent de celui qu’il remplit dans le drame simplement déclamé et dans toutes les formes scéniques qui en dérivent, y compris l’opéra. On pourrait dire, — et encore ne ferait-on qu’effleurer la vérité, — que, chez Wagner, « la poésie ajoute à la musique », mais en aucune façon on ne saurait dire l’inverse.

Il est dès lors évident que l’opéra français n’eut sur Wagner qu’une influence purement éducatrice. Une fois sa voie trouvée, il s’en affranchit complètement. Dans un de mes livres, j’ai eu la hardiesse d’écrire que « Rienzi est la dernière œuvre de l’opéra classique français ». Ce paradoxe contient une part de vérité. Mais aussitôt après Rienzi, Wagner écrivit le Vaisseau Fantôme, et c’est là son premier drame classique allemand, œuvre bien éloignée encore, assurément, de la perfection de Tristan et de Parsifal, mais un drame, un vrai drame, et qui plus est un drame classique. Ceci m’amène au second point qu’il importe de mettre en relief : la parenté réelle qui existe entre les drames wagnériens et la tragédie française.


Il serait paradoxal de se refuser à reconnaître, dans le classicisme, un attribut indéniable et caractéristique du théâtre français. Il va sans dire qu’en généralisant, on est toujours forcé de faire abstraction de nombreuses déviations, mais un simple coup d’œil sur la tragédie espagnole, allemande, anglaise, fera comprendre ce que je veux dire. Par classicisme, je n’entends donc pas l’adhésion à de prétendues règles d’Aristote, qui n’ont jamais existé que dans l’imagination de ses commentateurs, mais certaines qualités innées, qui passent de l’âme du poète dans les œuvres, quelle que soit la forme de celles-ci, et qu’il n’est pas donné au vulgaire d’acquérir ou d’imiter. Or, ces qualités, les drames dont Wagner a doté l’Allemagne les possèdent à un degré éminent. En ce sens, ils sont vraiment « classiques ». Et voilà ce qui a valu à ces drames, encore que beaucoup peut-être ne s’en rendent pas compte, les suffrages unanimes de tous les Français de goût dès qu’ils eurent entrevu, sous cette fallacieuse étiquette « d’opéra », dont nos théâtres les décorent, l’intention du poète-musicien.

Wagner s’était, on le sait, nourri d’hellénisme ; au collège déjà, ses professeurs lui prédisaient, comme philologue, un grand avenir ; à treize ans, il lisait couramment Homère et composait des tragédies à l’imitation d’Eschyle et de Sophocle ; vieillard, il ne parlait jamais de l’art et de la littérature de la Grèce qu’avec une vénération émue. De bonne heure, toutefois, son instinct, le poussa également vers l’art de Beethoven : aussi rêvait-il, tout enfant, lorsqu’il venait de terminer quelque essai de tragédie, de l’immerger dans la musique, de l’en pénétrer de part en part ; tant que cela ne serait pas fait, il sentait qu’il lui restait quelque chose à dire, quelque chose d’encore inexprimé. Mais, un drame en musique, qu’était-ce, à cette époque, sinon un opéra ? Wagner fit donc des opéras et devint, pendant quelques courtes années, chef d’orchestre, s’éloignant ainsi de l’idéal de sa jeunesse, s’écartant de la voie que, déjà, lui traçait son génie ; et c’est pourquoi, dès qu’il eut acquis la pleine maîtrise de l’art des sons, dès qu’il eut conquis l’autorité que donne la renommée, dès qu’après cette période nécessaire de gestation il se fut retrouvé lui-même, il créa une forme de drame qui, pour être lyrique, n’en est pas moins classique, au sens propre du mot.

Quels sont, en effet, les caractères qui peuvent valoir à un drame cette épithète de « classique », sinon la simplicité, l’unité, et la tendance à l’idéalisme. Or, ces signes distinctifs, nous les retrouvons dans les drames de Wagner, auxquels on pourra sans doute reprocher bien des choses, mais, à coup sûr, jamais le manque de simplicité, d’unité, ni d’idéalisme. A cet égard, je ne sache que le théâtre classique grec et français qui leur puisse être comparé.

La simplification est une loi fondamentale et l’essentielle condition de ce nouveau drame, né « dans le sein de la musique ». Sans entrer dans le détail de l’esthétique wagnérienne, qu’il me soit permis de rappeler au lecteur quelques exemples connus de cette simplicité, si âpre dans le Hollandais volant ; — si claire dans Lohengrin, qu’un sourd peut suivre et comprendre l’action dramatique en voyant ce qui se passe sur la scène ; — si évidente enfin dans Tristan et Isolde, et dans Parsifal. M. Gaston Paris n’a-t-il pas blâmé Wagner d’avoir simplifié la légende épique de Tristan ? Corneille, aussi lui, cependant, ne s’est servi que d’une portion infime de la légende du Cid ; et Wagner a pu, il a dû pousser plus loin encore la simplification de ses poèmes : comme nous l’avons déjà donné à entendre, l’essence du drame issu de la musique l’exige impérieusement.

Non moins frappant, dans les drames de Wagner, que ce caractère de simplicité, est celui de l’unité d’action, unité presque mathématique, et qui, certes, nous remet à l’esprit l’adage de Buffon : « Tout sujet est un. » Aucun drame n’a poussé aussi loin cette réduction à l’unité que Tristan et Isolde ; et pourtant, en y regardant de près, on la retrouve, et dans une tétralogie aussi compliquée que celle de l’Anneau du Nibelung, et dans une action aussi bariolée que celle des Maîtres chanteurs. Dans ceux-ci, l’unité consiste non point tant dans le fait qu’un personnage unique domine toute l’action, — cela peut avoir tout aussi bien lieu dans le drame parlé, — mais dans le fait que, grâce à la musique, lame de ce même personnage peut comme s’épancher à travers toutes les ramifications que le sujet comporte. Il commande ainsi notre attention, et, sans que pour cela il soit besoin du moindre effort d’abstraction, il la commande encore même quand il n’est pas en scène. Cette unité est à la fois formelle, par la symphonie, et idéale, par la pensée, qui, sans préjudice pour l’émotion, ne perd jamais de vue la suite logique des événemens.

Enfin la troisième qualité dominante des drames de ce maître, c’est leur idéalisme. J’entends par-là une constante subordination du fait à l’idée qui l’engendre ou qu’il fait naître. Ainsi dans les drames de Sophocle ou de Racine, la fable nous présente des événemens singulièrement tragiques : mais ce n’est pas sur ces événemens eux-mêmes que le poète attire l’admiration du spectateur. Ce qui en fait tout l’intérêt, ce que le drame nous présente avec insistance, ce sont, tout au contraire, les états d’âme que traversent les personnages, soit qu’ils suscitent ces événemens, soit qu’ils en deviennent les victimes. Si l’action de Wagner est plus nourrie que celle de Sophocle ou de Corneille, par exemple ; si les événemens semblent s’y multiplier ; c’est que, dans son drame, la mise en scène et le geste acquièrent une signification particulière, grâce toujours à la musique : on connaît, par exemple, le rôle important qu’y joue le geste muet. Et pourtant, en creusant jusqu’au fond, et par une patiente analyse, le drame wagnérien, on y retrouvera ce but unique, de représenter non le fait, mais l’état d’âme. On verra que les événemens que ce drame laisse se dérouler devant nos yeux trouvent leur utilité maîtresse dans le fait qu’ils précisent le sens du langage des sons en le circonscrivant par l’impression inoubliable de la chose vue, et qu’en outre ils augmentent la puissance expressive de la musique par le souvenir qu’elle évoquera plus tard des situations décisives. De plus, ce qui, chez Wagner, accentue encore cette marque indiscutable d’idéalisme, c’est que, la musique étant essentiellement impropre à exprimer tout ce qui n’est qu’individuel, fortuit, ou conventionnel, tout ce qui demanderait des explications de temps et de lieu, l’action que développe le drame wagnérien ne saurait être ni historique, ni anecdotique. De là le symbolisme grandiose, mais nécessaire, où se meuvent les drames de Wagner, et qui, tout en les rapprochant des chefs-d’œuvre de la Grèce, ne laisse pas que de les circonscrire dans d’infranchissables limites. Or, cette limitation rigoureuse est précisément, on le sait, une condition de tout art « classique ». Quoi qu’il en soit, et ce sera notre conclusion sur ce point, la puissance d’idéalisme que son caractère symbolique donne au drame wagnérien n’a jamais été dépassée.

Si l’espace me le permettait, j’aimerais à montrer comment la musique, qu’on qualifie volontiers, et non sans raison, d’art romantique, est devenue, grâce au génie de Wagner, — digne héritier, en ceci, de Bach, de Mozart et de Beethoven, — l’élément « classique » par excellence du drame nouveau. Mais je crois qu’en signalant sa simplicité, son unité et son idéalité, j’en ai assez dit pour établir ce que j’ai appelé le « classicisme » de l’œuvre wagnérienne.

Que si l’on m’objectait les géans, les nains, les dragons, etc., et qu’on y voulût voir des aberrations romantiques, je répondrais avec Boileau que


Il n’est pas de serpent, ni de monstre odieux,
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.


Et ce serait encore Boileau qui m’aiderait à répondre à tel esprit chagrin qui signalerait un prétendu manque de proportion ; — la longueur des discours de Wotan, la grande part faite à la réflexion dans le rôle de Hans Sachs ; car, le célèbre Français l’a dit : « La marque infaillible du sublime, c’est quand nous sentons qu’un discours nous laisse beaucoup à penser. » Je me crois donc le droit d’affirmer, en terminant, qu’il y a entre les grands tragiques français d’une part, et Wagner de l’autre, qu’il y a, dis-je, parenté de génie, et que cette parenté, pour tout esprit non prévenu, ne se saurait contester. Sans doute, l’Allemand a dû résoudre le problème du beau d’une façon autre que le Français ! Mais sous les profondes et légitimes divergences qui distinguent l’idéal d’une nation de l’idéal de l’autre, apparaissent clairement, pour qui veut les voir, ces mêmes grands principes, dont, en tous temps et chez tous les peuples, a vécu la poésie classique.


II

Nous avons constaté de nombreux et intéressans rapports entre Wagner et la France. Nous avons vu que cette même France, que les Français aussi ont eu dans l’évolution de ce maître allemand, en tant qu’homme et en tant qu’artiste, une part que l’on ne saurait négliger. Et en les étudiant, non dans leur apparence extérieure, mais dans leur genèse intime, nous avons découvert un air de famille entre la tragédie française et le drame classique allemand créé par Wagner. Il n’est dès lors que légitime de se demander si l’art et la pensée du maître de Bayreuth ne sont pas, de leur côté, appelés à exercer en France une influence notable. Mais ici, je quitte le terrain des faits pour aborder celui des conjectures ; et, ne prétendant nullement à une infaillibilité prophétique, je nie borne à donner mon opinion personnelle pour ce qu’elle peut valoir.

L’imitation de Wagner ne saurait, je le crains, produire en France de résultats plus remarquables que celle de Corneille, de Racine, de Molière n’en a produits jadis en Allemagne. Disons-le franchement : le génie ne s’imite pas, et voilà précisément ce qui le distingue du talent. Le reproche que l’on adresse parfois à Wagner, de n’avoir pas fait école, est plaisant en vérité ! Où a-t-on vu le génie faire école ? Qu’on veuille bien me dresser, dans l’histoire littéraire de l’Angleterre, la liste des poètes issus de Shakspeare ! L’Art poétique de Boileau, ce livre immortel, a-t-il pu, en deux siècles, doter la France d’un seul nouveau Racine ? Mais, dans la question qui se pose devant nous, il y a plus. Ce qui fait la grandeur de Wagner, c’est qu’il est si foncièrement Allemand qu’il a pu créer une nouvelle forme de drame adaptée au génie de son peuple, et à laquelle, selon toute vraisemblance, l’âme allemande est la seule qui s’adapte naturellement et sans « forcer son talent ». Qu’un grand poète tragique vienne donc à naître en France, on peut être certain qu’il n’imiterait pas l’art allemand. L’art de Wagner exercerait sur lui une influence, peut-être même une très grande influence, mais l’impression qu’il en recevrait serait du même ordre que celle que Wagner lui-même a reçue du théâtre grec.

Peut-être est-ce ici l’endroit de citer l’opinion de Wagner, qui remarque, dans Opéra et Drame, que : « le Français n’est pas constitué de façon à pouvoir exprimer son émotion entière dans le langage de la musique. » En effet, une des choses qui nous frappent le plus, nous autres Germains, dans la poésie dramatique française, c’est la prédominance du raisonnement : c’est à coups d’argumens que l’action avance dans la tragédie classique, et plus d’un héros de Corneille ferait un brillant avocat. Et Wagner, voyant là, non point la tournure individuelle d’esprit de tel ou tel auteur, mais le génie d’une race, en conclut que le drame français n’ira jamais sans une forte dose de logique, ce qui implique, pour la musique, l’impossibilité d’y jouer le rôle prédominant. « La musique française, disait déjà Voltaire dans son Siècle de Louis XIV, ne sera toujours propre que pour les seuls Français. » Comment, dans ces conditions, le drame wagnérien pourrait-il faire école en France, ou même y trouver des imitateurs ?

En revanche, la véritable influence que Wagner peut et doit exercer en France commence déjà, ce me semble, à s’y faire sentir. Il est, certes, le plus brillant capitaine de cette élite qui, peu à peu, se recrute et entre en ligne, pour défendre l’héritage d’idéal artistique que nous ont légué nos aïeux. Conserver l’art antique dans nos musées, c’est bien : mais faire de l’art comme en faisaient les anciens, c’est mieux. De même, garder en nos cœurs l’idéal de nos pères, certes, a sa valeur, mais mieux vaut encore le faire revivre dans des œuvres palpitantes de jeunesse et de force ! En grossissant le trésor de l’humanité d’œuvres idéalement belles, belles de cette beauté classique qui seule défie les siècles, en les créant surtout dans le siècle de la vapeur, du militarisme effréné, et du dégoût de la vie, Wagner fut plus qu’un grand poète, qu’un grand compositeur. Il fut, en vérité, un grand homme ; et, son influence grandira au fur et à mesure que son génie s’imposera davantage au respect des nations. On ne saurait isoler l’artiste du penseur ; or Wagner nous a laissé, outre ses drames, de nombreux écrits, et dans tous ces écrits il a stigmatisé le matérialisme, dénoncé l’État moderne, comme « la négation complète du christianisme » ; il s’est élevé contre l’arrogance de la science, contre la turpitude de l’argent ; et n’a cessé, enfin, de proclamer que deux forces seules pouvaient sauver l’humanité : la Religion et l’Art. D’autres ont soutenu la même thèse avec plus ou moins de talent, mais ce que nul n’a fait, c’est de faire surgir un idéal nouveau, c’est de créer de toutes pièces un art dramatique adapté aux besoins de notre époque, enrichi de ce merveilleux langage de la musique, un art qui semble avoir atteint d’un bond à l’apogée du rêve de beauté accessible à l’homme de notre siècle. Barbey d’Aurevilly dit quelque part : « L’homme égalant l’artiste le rend plus grand, et en explique mieux la grandeur. » Chez Wagner, par un phénomène inverse, l’artiste, égalant l’homme, a permis à celui-ci d’oser, dans sa noble lutte pour la défense de l’idéal, bien au-delà de ce que la seule argumentation eût pu tenter et accomplir. On s’est peu occupé, naguère, des « doctrines » de Wagner, — et on en a ri quelquefois. Mais voici que son art s’est imposé au monde entier, et derrière cet art se dresse, toujours plus distincte, la personnalité du grand homme. Son influence ne fera que grandir.

Nulle part, l’art de Wagner n’a suscité un enthousiasme plus éclairé qu’en France. Cela tient, j’en suis convaincu, au caractère classique de son œuvre, et c’est précisément pour cela que j’ai tenu à signaler ce caractère avec quelque insistance. En France aussi, l’intérêt pour la personne du maître ne fait que s’accroître de jour en jour ; or cette personnalité est une puissance, une force active, dans la lutte entre la Religion et l’Incrédulité ; entre la Métaphysique et l’Empirisme ; entre l’Idéalisme et le Matérialisme ; entre le culte du Beau classique et l’adoration systématique du Laid.

La victoire de Wagner, c’est une victoire de l’Idéalisme ; — el voilà pourquoi elle importe à la France.


HOUSTON STEWART CHAMBERLAIN.


  1. Mort en 1887.
  2. Le travail le plus complet est celui de M. Georges Servières.
  3. Voyez le tome VI des Écrits, page 381. Ce passage est de l’année 1871 ou 1872.
  4. La fin de cette phrase a été supprimée dans l’édition complète des Écrits. Voir t. I, p. 20.
  5. Le 22 mai était l’anniversaire de la naissance de Wagner ; en 1860, il complétait sa quarante-septième année.
  6. Jour de naissance de Liszt.
  7. Le billet est transcrit en français dans l’original.
  8. Consulter, à cet égard, la Wagner-Encyklopædie, de M. Glasenapp (chez Fritzsch, Leipzig).
  9. Voir t. I, p. 21.
  10. Déjà Mozart s’était écrié, à vingt ans : « Quelle gloire si je pouvais, grâce à ma musique, contribuer à la renaissance d’un théâtre national allemand ! »