Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Épilogue

Traduction par Alfred Dufour.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 353-378).


ÉPILOGUE

BAYREUTH


Hebbel a élargi et précisé en des termes remarquables la notion même du symbole, en disant : « Toute action significative en elle-même et par elle-même est symbolique. » Il parle ici d’action au sens dramatique ; mais on peut étendre son affirmation à toute action que produit la vie ; tout acte grand est un symbole, surtout lorsqu’il prend une forme visible, propre et originale. Cela est profondément vrai du Bayreuth de Wagner. Le Festspielhaus n’est pas seulement un théâtre très pratiquement construit pour s’adapter à des fins spéciales, mais aussi et en même temps une révélation monumentale des aspirations, des infatigables efforts, des luttes ardentes de toute sa vie. Ainsi que la personnalité du maître éclatait dans son moindre geste et semblait mouler les traits de son masque expressif, de même la somme de son activité, la « balance » effective de sa vie, s’est comme condensée en une représentation dont le symbole visible est le Festspielhaus. Et comme en tout autre symbole, autour de ce noyau on peut tracer une série de cercles concentriques qui s’en écartent plus ou moins. Au sens le plus étroit, c’est le théâtre des Nibelungen : dès les années qui suivirent 1850, Wagner rêvait d’élever une construction spéciale pour y représenter son Anneau du Nibelung, et ce fut là que son rêve se réalisa. En un sens déjà plus large, c’est une scène où les œuvres de Wagner en général peuvent être représentées selon ses vues, puisqu’aucune autre salle de spectacle ou d’opéra ne pouvait y répondre et y suffire. Ce n’est que par des représentations d’un style à la fois sévère et spécial que le monde peut être mis à même de comprendre que, là, il ne s’agit point « d’opéras particulièrement compliqués », mais d’un nouveau genre de drame ; que Wagner non seulement nous a laissé une série d’œuvres d’art, mais qu’il a bien ouvert, à l’imagination créatrice des générations à venir, un domaine nouveau, propre à « des inventions éternellement nouvelles ». L’accès dans ce domaine réintègre le drame, l’art suprême, dans sa divinité véritable, dont il était déchu avec l’opéra ; du même coup il est affranchi de la « littérature » et du dilettantisme auxquels, dès longtemps, le spectacle parlé l’avait ravalé… On voit que les cercles vont s’agrandissant. Mais si le lecteur veut bien se rappeler ce que j’ai dit, dans la seconde partie, des idées de Wagner sur la dignité de l’art, il aura vite fait de comprendre que ce n’est point là tout : car, loin d’avoir imaginé Bayreuth seulement pour la glorification de ses propres œuvres, ou pour la réalisation d’une nouvelle forme de drame, le maître aspire à quelque chose qui dépasse de beaucoup et sa personne et la durée probable ou certaine de ses créations les plus géniales : l’art doit devenir un facteur déterminant, constructif, dans la vie du genre humain ; c’est à lui de montrer la voie « quand l’homme d’État doute, quand les bras du politique lui tombent, quand le socialiste s’acharne à de stériles systèmes » ; à lui de proclamer ce que le philosophe ne peut au plus qu’indiquer ; c’est à lui seul que revient la tâche de sauver la religion, menacée de tant de côtés à la fois, en amenant, par la présentation de l’image, l’âme à saisir l’essence même, l’essence « intime de cette religion, de l’ineffable vérité divine »… Peut-être les grands poètes allemands, et au premier rang, le créateur de Bayreuth, se sont-ils trompés ? Peut-être comme Hans Sachs, n’ont-ils fait que rêver « un beau rêve du soir » ? Ou bien Wagner avait-il raison, quand il s’écriait : « Le jour viendra où ce monument, héritage que nous, les aînés, laisserons à nos cadets, ouvrira ses portes pour le salut de nos frères du monde entier ! » Peu importe : à son Bayreuth personne ne saurait au moins disputer cette haute signification, que c’est une première impulsion, un geste superbe qui achemine à sa réalisation la conception du rôle formateur de l’art dans la vie de l’humanité. « Il est donné à l’artiste », écrit le maître, « de voir d’avance, dans sa forme future, un monde encore informe, d’en jouir prophétiquement dans la force de son désir et de son espoir » ; mais ceci est caractéristique, chez Wagner, que sa propre conviction et sa propre jouissance ne lui suffisent pas ; toujours il lui faut créer pour les autres, et jamais, jusqu’à sa mort, qui le surprit la plume à la main, jamais il ne satisfit assez, à son gré, à son devoir envers le monde et envers l’art sacré, à son « devoir de fidélité », comme il l’appelait lui-même. C’est qu’il n’est point uniquement un artiste, point uniquement un penseur, mais aussi un réformateur au sens le plus étendu du terme. Vers 1850, déjà, il s’assigne comme but définitif « de montrer aux hommes la voie du salut ». Rien ne lui tient tant à cœur que le bien moral de son peuple et de l’humanité : il ne veut ni avoir agi, ni agir uniquement pour procurer des jouissances à ses semblables, mais aussi et surtout pour les ennoblir : « Que l’homme le plus âgé ne songe point à soi, mais qu’il aime le plus jeune pour l’amour de ce qu’il lui lègue, de la nourriture nouvelle qu’il apporte à son cœur ! », c’est ainsi que s’exprimait l’homme qui a érigé le « Festspielhaus » de de Bayreuth. Et c’est pourquoi, pour nous, Bayreuth n’est pas seulement le lieu où les œuvres du maître ont pu être représentées, mais bien le symbole de tout l’opulent héritage que Wagner a voulu « nous verser dans le cœur ».

On trouve, dans les livres écrits sur Wagner, diverses données sur la genèse de l’idée des Festspiele. Il est aussi superflu qu’impossible de vouloir, en s’appuyant sur des documents, lui assigner une première date : de tout temps, Wagner n’a voulu apporter au théâtre que des représentations présentant toute la perfection possible, autant dire des solennités artistiques, de vraies fêtes en un mot. Au cours de sa biographie, j’ai déjà conté les doléances du directeur de Riga sur les « tourments » que causaient, soit à lui-même, soit à son personnel, les tentatives réitérées de Wagner pour obtenir une exécution impeccable : c’était en 1838, et le maître n’avait alors que vingt-cinq ans. Il est bien évident que l’effort extraordinaire que pareille exigence impose aux exécutants, ne saurait être l’affaire de chaque jour, surtout en matière d’œuvres musicales, demandant le concours minutieux et enthousiaste à la fois de tant de facteurs différents. Voilà pourquoi nous entendons Wagner demander à tout instant que les théâtres restreignent le nombre de leurs représentations, mais qu’en revanche ils n’en donnent que d’excellentes ; pour lui, une représentation défectueuse est un crime contre l’art, et contribue, du même coup, à gâter le goût de public. Ces idées, on les trouve, par exemple, longuement développées et appuyées d’arguments détaillés et pratiques, dans son Projet d’organisation d’un théâtre national allemand, de l’an 1848[1]. Cependant, Wagner ne perd jamais de vue le public, « ce tout-puissant collaborateur » ; il sait qu’on ne saurait octroyer, pour ainsi dire, des chartes artistiques, mais qu’il s’agit, comme l’a si bien dit Schiller, de présenter au monde ce qui est éternellement et absolument beau, de façon « à le transformer en un objet qui s’adapte aux tendances humaines » ; et c’est ainsi qu’au temps de Lohengrin, en 1847, nous le voyons écrire : « Il faut que des actes forment le public, car tant ce qu’il n’aura pas appris à connaître ce qui est vraiment bon dans la série de ses conséquences, le besoin n’en sera point éveillé chez lui ». Et en 1850, il répond à la direction du théâtre de Weimar, qui lui demandait de rendre Lohengrin plus « commode » (!) pour le public en y pratiquant des coupures : « Si vous voulez vraiment éduquer ce public, il faut avant tout que votre éducation le fortifie, il faut que vous chassiez la lâcheté et la mollesse de ses membres, que vous l’accoutumiez non à se distraire au théâtre, mais à s’y recueillir. Et si vous ne l’habituez pas à cet exercice de force dans la jouissance artistique, votre zèle amical ne servira à propager ni mes œuvres, ni mes intentions. Les Athéniens assistaient dès l’heure de midi jusque dans la nuit à leurs trilogies, et ils n’étaient que des hommes ; mais c’étaient des hommes qui participaient activement au plaisir que ces trilogies leur donnaient ».

Cette conception de la destinée du théâtre, cette ferme exigence des moyens pratiques propres à lui rendre sa dignité vraie, ont été le terrain sur lequel l’idée des Festspiele devait croître et mûrir plus tard. Tout d’abord, elle a un rapport génétique étroit avec l’Anneau du Nibelung. Quand le maître eut agrandi cette œuvre jusqu’aux proportions d’une gigantesque trilogie, il lui devint évident qu’il ne pouvait compter, pour son exécution, sur les théâtres ordinaires. Déjà lorsque les lignes générales du projet furent arrêtées dans sa tête, il écrivait à Uhlig, le 12 novembre 1851 : « Par cette conception, je m’arrache à toute relation possible avec le théâtre et le puhlic d’aujourd’hui, je romps définitivement et à jamais avec la forme présente ». On ne pouvait alors prévoir que nos théâtres, trente ans après, se jetteraient avidement sur cette même œuvre et la tranformeraient, en la défigurant de diverses manières, et certes, cette perspective n’eût point été de nature à encourager le maître. Dès le début, cette œuvre fut pour lui, comme devaient l’être aussitôt celle de la seconde moitié de sa vie, quelque chose d’auguste et de sacré ; il ne fallait pas que, comme les précédentes, elle fût condamnée « à mendier, pour lui, le pain quotidien ». Et le maître écrit à Liszt : « Je ne voudrais pas, même en pensée, polluer les Nibelungen en y rattachant la moindre juiverie calculatrice, et j’entends leur conserver toute leur pureté, même sous ce rapport ». Aussi cette œuvre ne devait-elle se donner qu’à titre de « fête spéciale ». « Il ne me vient point à la pensée, de songer, pour elle à aucun théâtre existant, car je ne veux pas qu’on représente une œuvre comme la mienne entre Martha et le Prophète, écrit Wagner en 1855, à Fischer ; il faut que les frais de cette fête se règlent d’une manière quelconque ; ni l’auteur ni les coopérateurs ne doivent en battre monnaie ou en retirer un profit pécuniaire, et tous les vrais amis de l’art doivent y avoir leur libres entrées. » Plus clairement encore Wagner s’exprime sur cette idée première des Festspiele, dans une lettre à Uhlig : « Si jamais je pouvais disposer de 10000 thalers, voici ce que je ferais : ici, à Zurich, où je me trouve actuellement et où il y a beaucoup de bois, je ferais ériger, sur quelque belle prairie près de la ville, et à mon idée, un théâtre provisoire en poutres et en planches ; je n’y installerais que les décors et les machines nécessaires à la représentation de mon Siegfried. Puis j’inviterais à venir passer six semaines à Zurich des chanteurs choisis parmi les plus propres à le jouer. De la même façon, je convoquerais mon orchestre volontaire. Dès le nouvel an, invitations et demandes seraient adressées à tous les amis du drame musical par tous les journaux d’Allemagne, les conviant à assister à la solennité dramatique et musicale ; quiconque s’annoncerait et consentirait à venir à Zurich, aurait son entrée assurée. De plus, j’y inviterais la jeunesse de l’endroit, Universités, Sociétés de chant, etc. Une fois tout réglé, je ferais ainsi représenter Siegfried, trois fois dans la même semaine : après la troisième représentation, le théâtre serait démoli, et ma partition brûlée. Aux gens à qui l’affaire aurait plu, je dirais : Allez et faites de même ! Seulement j’ajouterais : « Si vous voulez encore entendre de moi quelque chose de nouveau, trouvez l’argent vous-mêmes. » Et à présent, te fais-je assez l’effet d’un fou ? Cela se peut, mais je t’assure que d’atteindre à ce but est désormais l’espoir de ma vie, la seule raison que j’aie de m’attaquer à quelque œuvre d’art ». Telle est l’idée des Festspiele dans toute sa pureté, telle qu’elle apparaissait au génie, avant de devoir abandonner une part de ses exigences idéales au contact de la réalité et des mille compromis qu’elle entraîne à sa suite.

Ce projet, Wagner lui donna pour la première fois la publicité dans la Communication à mes amis, de décembre 1851 : « Je pense, dans une fête instituée à cet effet, représenter tôt ou tard, en quatre soirées, dont une préliminaire, ces trois drames et leur prologue. Je croirai avoir atteint complètement le but de cette représentation si j’obtiens chez les artistes, mes collaborateurs, c’est-à-dire chez les acteurs, et pendant ces trois soirées, chez mes spectateurs, réunis pour apprendre à connaître mon dessein artistique, une compréhension réelle, non critique, mais vraiment morale et sympathique de ce dessein. Toute conséquence ultérieure m’est aussi indifférente qu’elle doit me sembler superflue ». On voit comment cette idée, qui courait en quelque sorte, dans le sang même de Wagner, s’unit de plus en plus avec ce projet, nettement défini, d’une représentation de l’Anneau. Érection d’un Festspielhaus en vue de ce seul but ; après des préparations longues et minutieuses, célébration d’une seule fête, indépendamment de toute visée industrielle : tels étaient, alors déjà, les principes fondamentaux de l’idée des Festspiele, et c’est exactement d’après ces mêmes principes que fut construit le théâtre de Bayreuth. Mais même certains corollaires accessoires, par exemple cette pensée qu’il fallait chercher exclusivement dans une petite ville, non dans une grande, le terrain propre à l’érection du Festspielhaus, se présentaient très clairement, dès cette époque, à l’esprit de Wagner, et il écrit à Liszt, le 30 janvier 1852 : « Les grandes villes et leur public ne sont plus rien pour moi, je ne puis penser à un autre auditoire qu’à une réunion d’amis se rassemblant quelque part pour se familiariser avec mes vues ; ce que j’aimerais le mieux serait un lieu attrayant et solitaire, loin des fumées et des odeurs de l’industrie, loin de notre civilisation citadine : tout au plus pourrais-je penser à Weimar, à coup sûr pas à une ville plus grande. »

Aussi, quand Wagner, en 1862, se vit forcé de consentir à une édition du poème de l’Anneau, il écrivit une préface où la pensée des Festspiele se précisait encore davantage. En dix pages d’impression, la question y était traitée à fond, et comme il ne saurait rentrer dans mon but d’épargner au lecteur l’étude des écrits de Wagner, comme j’aimerais au contraire à l’y engager le plus possible, je le renvoie à cette exposition aussi brève que définitive qu’il trouvera à la fin du sixième volume des Œuvres complètes. L’impossibilité de représenter proprement des œuvres dramatiques comme les siennes dans les théâtres existants, provient, le maître le dit : « du manque absolu de style de l’opéra allemand, et de l’incorrection presque grotesque de ses résultats. » L’influence certaine des Festspiele sur les artistes, qui peuvent, à leur occasion, se rassembler pour l’accomplissement parfait d’une tâche unique, l’impression très grande produite sur un public qui n’arrive pas au théâtre, fatigué de la tâche journalière, pour seulement s’y distraire, mais « se distrait durant le jour, pour se recueillir, le soir venu » tout cela, à Bayreuth, se réalise ; et la prophétie du maître : « Nous ne saurions estimer trop haut l’impression d’un Festspiel scénique organisé comme je le demande », cette prophétie s’est surabondamment accomplie. Mais Wagner avait reconnu que sa première idée d’une fête artistique, célébrée une fois pour toutes, ne suffirait pas. Déjà, en 1853, il avait dit à Rœckel « que, dans un théâtre approprié, il donnerait toutes ses œuvres pendant une année entière » ; et maintenant, en 1862, il propose une institution permanente, « avec des reprises annuelles, ou du moins tous les deux ou trois ans ». Dans cette même préface, il demande que l’orchestre soit invisible, et cela pour des raisons, soit acoustiques, soit esthétiques et dramatiques.

Cependant, en général, le grand public attribue beaucoup trop d’importance à cette disposition de l’orchestre ; pour bien des gens, le Festspielhaus de Bayreuth n’est qu’un théâtre comme tant d’autres, dont l’orchestre est caché sous la scène ; tandis qu’au contraire cette solution géniale d’un problème qui a préoccupé les grands artistes de tous les temps n’est encore qu’un de ces nombreux détails qui, s’ils sont de nature à augmenter la confiance que nous avons en Wagner, n’ont après tout qu’une signification secondaire. Les Florentins du XVIIe siècle déjà reléguaient l’orchestre derrière le théâtre ; Grétry, dans son Projet d’un nouveau théâtre, donne une description qui répond, presque trait pour trait, au théâtre de Bayreuth, et dans laquelle il émet le vœu que l’orchestre soit couvert, et qu’on ne voie ni les musiciens, ni les chandelles brûlant sur leurs pupitres. Gœthe demande « que l’orchestre soit dissimulé dans la mesure du possible », etc. Certes, Wagner a fait preuve d’un génie admirable en ne se bornant pas à couvrir l’orchestre et à rapprocher du spectateur l’image scénique, comme l’avaient demandé ses prédécesseurs, mais en égalisant, par une savante gradation des profondeurs assignées aux divers instruments, leur effet réciproque ; en rapprochant les instruments à cordes, en donnant aux cuivres, plus rudes, la place la plus lointaine et la plus profonde, en laissant aux instruments à vent en bois l’espace libre entre les deux écrans, en obtenant par là une fusion des ondes sonores, une unité d’harmonie inconnues jusqu’à lui ; oui, de tous ces incomparables perfectionnements je ne songe pas à diminuer l’importance : mais, en regard de l’idée-mère des Festspiele, ce ne sont pourtant que des éléments matériels et pratiques, et, par conséquent, secondaires.

La préface dont je parle ne s’en terminait pas moins par un attristant aveu : c’est que le maître n’espérait plus atteindre son but par une simple réunion des amis de l’art : « Quand je songe, combien petitement les Allemands ont coutume de procéder en pareille matière, » conclut-il, « je n’ai pas le courage d’espérer qu’un appel dans ce sens serait couronné de succès. » Par contre, il espérait encore en quelqu’un des princes allemands, et l’écrit aboutissait à cette question anxieuse : « Ce prince se trouvera-t-il ? » Et, le lecteur le sait, ce prince se trouva !

Et Wagner de s’écrier : « Aucune expression poétique ne suffirait, aucun dictionnaire n’aurait de mots, pour énoncer une phrase digne de la saisissante beauté de cet événement : un roi à l’âme haute entrant dans ma vie ! Car ce fut bien un roi dont la voix vint me dire, au sein du chaos où je me débattais : Viens ici ! complète ton œuvre ! Je le veux ! » Et pourtant ce fut cette même publicité, qui n’avait pu aider Wagner à réaliser sa pensée si belle et si désintéressée, qui eut la puissance de briser la volonté de « ce seul roi de notre siècle », et d’empêcher, en 1865, la fondation du Festspielhaus. Sans doute, le maître parvint à faire exécuter à Munich un Festspiel splendide : la célèbre exécution de Tristan et Iseult, avec Bulow, Schnorr de Carolsfeld, Mme Schnorr et Mitterwurzer ; et l’on peut, à bon droit, désigner ces représentations de mai et juin 1865 comme les premiers Festspiele ; mais bientôt Wagner dut, volontairement, reprendre le chemin de l’exil.

J’ai suffisamment dit, dans le chapitre qui traite de la biographie de Wagner, comment le maître se sentit encouragé, en 1870, à renouveler son projet de solennités artistiques, comment il se figura, alors, pouvoir se fier, non seulement, comme toujours, à l’esprit allemand, mais au peuple allemand ; comment aussi, en somme, ce nouvel espoir fut déçu. Que celui qui voudrait se renseigner sur les événements de cette époque, sur le choix de Bayreuth, sur l’érection du Festspielhaus et sur toute son organisation, ainsi que sur les phases qu’en traversa la construction, jusqu’aux Festspiele de 1876 et à la reconstitution du capital entamé par eux, que celui-là lise, dans le neuvième volume des Œuvres complètes, le Rapport final jusqu’à la fondation des Wagner-Vereine, et l’article intitulé : Le Festspielhaus scénique de Bayreuth, avec un récit de la pose de la première pierre ; puis, dans l’année 1866 des Bayreuther Blätter, toutes les Lettres et Documents des années 1871-1876, et enfin l’excellente brochure de M. Karl Heckel : Les Festspiele scéniques de Bayreuth ; contribution authentique à l’histoire de leur origine et de leur développement (Fritzsche, 1891). On trouvera, en outre, dans le dixième volume des Œuvres de Wagner, tous les documents concernant le second « patronat », et enfin l’article du maître sur Le Festspiel scénique de consécration à Bayreuth, en 1882. Et pour en avoir fini du coup avec ces indications, j’ajouterai que M. Glasenapp, déjà très complet sur ce sujet dans les premières éditions de sa biographie de Wagner, n’omettra sans doute pas le moindre détail dans la nouvelle, considérablement augmentée, qu’il prépare. De mon côté, ne faisant pas œuvre de chroniqueur, je n’ai que peu de choses à ajouter.

Le pose de la première pierre du Festspielhaus de Bayreuth eut lieu le 22 mai 1872. De toutes les parties de l’Allemagne, des centaines d’artistes étaient accourus.

Dans son discours, Wagner dit : « Si j’ai la confiance de mener à bien l’entreprise artistique ainsi commencée, c’est que j’y suis encouragé par une espérance sortie de mon désespoir même. Je crois en l’esprit allemand, et compte qu’il se révélera même dans les domaines de notre vie nationale dans lesquels, comme dans la vie de notre art public, il se montrait à peine, et sous de lamentables déformations. Je crois avant et par dessus tout en l’esprit de la musique allemande, parce que je sais les flammes qu’il jette chez nos artistes, sitôt que l’appel d’un maître allemand les évoque ; je crois aux acteurs et aux chanteurs, parce que je connais, par expérience, la vie nouvelle qui les transfigure, sitôt qu’un maître allemand les ramène des vaines façons d’un art frivole et dégénéré à la vraie dignité de leur si importante vocation. Je crois en nos artistes, et puis le proclamer bien haut en ce jour, qui, à mon seul mais cordial appel, réunit autour de moi une foule choisie d’entre eux, accourue des régions les plus diverses de notre patrie : si ceux-ci se joignent, pleins d’une allégresse désintéressée, à l’exécution de cette œuvre d’art, la IXe Symphonie de notre grand Beethoven, et entonnent ainsi comme un hymne inaugural c’est que nous avons bien le droit de nous dire que l’œuvre fondée en ce jour ne sera pas une trompeuse utopie, alors même que nous, artistes, ne saurions garantir autre chose, sinon la possibilité de réaliser l’idée d’où sortira cette œuvre ». Dans la suite du discours, Wagner écarte le nom de « Théâtre national » pour le Festspielhaus de Bayreuth :« Où serait la nation qui se serait élevé ce théâtre ?… Il n’y avait que vous, les amis de mon art spécial, de mon activité et de ma création les plus personnelles, vers qui je pusse me tourner pour trouver quelque sympathie pour mes projets… Et ce n’est que dans ce rapport presque personnel entre ces amis et moi, que je trouve dès maintenant le véritable domaine où nous allons poser cette pierre, sur laquelle doit reposer cet édifice hardi que nous entrevoyons et que nos vœux évoquent, cet édifice de nos espérances les plus noblement allemandes. Et s’il doit être seulement provisoire, eh ! bien, il ne le sera qu’au sens où, depuis des siècles, toute forme de notre vie allemande a aussi été provisoire. Mais c’est l’essence de l’esprit allemand, de construire du dedans au dehors : en vérité, le Dieu vivant réside en lui, avant que s’élève un temple à son honneur. » Et il termine par ces mots : « Que cette pierre soit consacrée par ce même esprit qui vous a inspiré la résolution de répondre à mon appel et le courage de vous fier à moi, en bravant toutes les ironies ; cet esprit qui pouvait vous parler par ma bouche, sûr que j’étais qu’il se retrouverait et se reconnaîtrait dans vos propres cœurs : par l’esprit allemand, en un mot, qui vous jette son joyeux appel matinal à travers les siècles ! » Le soir, dans le vieux théâtre margravial, eut lieu l’exécution de la IXe Symphonie de Beethoven, exécution qui restera sans seconde ; les premiers virtuoses d’Allemagne, Wilhelmi à leur tête, étaient à l’orchestre, les soli furent chantés par Niemann, Betz, Johanna, Jachmann-Wagner et Marie Lehmann ; c’étaient les sociétés de chant de Riedel, de Stern et de Rebling, les meilleures de l’Allemagne, à qui étaient confiés les chœurs ; le grand maître allemand, Wagner lui-même, dirigeait. Ce fut sous ces dignes auspices que fut posée la pierre sur laquelle le Festspielhaus devait s’élever.

Ce qui tendit à rendre très difficiles l’érection du « Festspielhaus » et l’exécution des Festspiele, ce fut le principe, dont jamais le maître ne voulut se départir : que les « amis cocréateurs » étaient les seuls qui dussent être admis à participer à l’œuvre. Avant même que les arrangements définitifs avec la ville de Bayreuth fussent arrêtés, Wagner écrivait à un ami qui y résidait : « Il ne faudra pas perdre de vue qu’il ne s’agit point ici d’une entreprise théâtrale faite pour en tirer de l’argent ; personne ne saurait y être admis en payant son entrée. » Il fallait enrôler des patrons, ce qu’il appelait des « amis cocréateurs » ; il suffisait de trouver mille hommes de bonne volonté dont chacun s’engagât à verser la somme de 300 thalers, non tout à la fois, mais dans l’espace de quelques années ; après deux ans écoulés, 240 diplômes de « patronat » seulement avaient été délivrés, donc moins du quart du nombre requis, et au prix de quels efforts ! Le Khédive d’Égypte, qui envoya 10.000 marcs, fut de beaucoup le plus généreux souscripteur aux Festspiele allemands ! Qu’il me soit permis de citer un petit fait qui montre combien peu d’intérêt éveilla cette œuvre de Wagner, si grande, si glorieuse pour l’esprit allemand : un Rapport et Appel, rédigé à la demande des sociétés wagnériennes (Wagner-Vereine) fut expédié à la fin de 1873, à quatre mille libraires et marchands de musique allemands ; pas un seul de ces quatre mille ne fit la moindre attention à cet envoi ! À Gœttingen seulement, un petit nombre d’étudiants souscrivèrent quelques thalers ! En même temps, les sociétés plus haut mentionnées s’étaient adressées à 81 théâtres royaux et municipaux, avec la demande de donner des représentations au bénéfice de l’entreprise de Bayreuth, demande, certes, bien légitime, puisque ces théâtres avaient déjà tiré des sommes énormes de la représentation des œuvres du maître, et que la plupart n’avaient rétribué celui-ci que par une misérable somme de 20 à 30 louis d’or, payée une fois pour toutes ! Eh ! bien, de ces 81 théâtres, 78 ne répondirent pas du tout, et les trois autres répondirent par un refus ! Et qu’on ne se figure pas que les gens compétents ne tinssent pas pour viable l’Anneau du Nibelung, et que leur attitude négative fût le résultat de ce point de vue tout artistique ; pas le moins du monde ! Une société, la Wagneriana, se fonda en 1873, à Berlin, et offrit au maître un million, s’il consentait à transporter les Festspiele à Berlin ; 220.000 thalers, plus de deux fois ce qu’en deux ans sa laborieuse collecte avait produit pour Bayreuth, avaient été souscrits en si peu de temps que le succès ne pouvait être douteux, si rien au monde eût pu induire le maître à dévier de la ligne qu’il s’était tracée, celle de l’art pur et absolument désintéressé. Londres, Chicago firent des offres tout aussi tentantes. Combien noblement idéale resta sa détermination, c’est ce que nous montre une lettre écrite dans ce même hiver de 1873 ; il y dit : « Il s’agit davantage du réveil des forces latentes dans l’âme et dans la vie allemandes que de la réussite de ma propre entreprise. » En janvier 1874, Wagner dut finalement et solennellement déclarer que cette entreprise avait échoué. Par bonheur, quelques amis réussirent à l’empêcher de rendre cet état de choses prématurément public ; entre temps, le secours vint, et du seul côté d’où Wagner en ait jamais reçu en mesure suffisante. Déjà lors de la pose de la première pierre, le roi Louis II avait télégraphié « au poète compositeur allemand, M. Richard Wagner », en ces mots : « Du plus profond de mon âme, très cher ami, je vous exprime mes vœux les plus ardents et les plus sincères, en ce jour si significatif pour l’Allemagne entière. Que votre grande entreprise prospère et soit bénie ! Aujourd’hui, plus que jamais, je vous suis uni en esprit ». Cette fois, et pour parer à l’interruption imminente des travaux, le roi faisait une avance sur sa cassette particulière. Il faut cependant remarquer ici que dans ce cas comme plus tard, alors qu’il s’agit de couvrir le déficit, il ne s’agissait que de l’ouverture d’un crédit ; et, comme les sommes avancées furent assurées et remboursées par la séquestre mis sur les droits d’auteur de Wagner au Théâtre royal de Munich, c’est, en fin de compte, Wagner et nul autre qui a construit le Festspielhaus. — Ce fut pourtant, avec de graves appréhensions que Wagner dut, en 1876, commencer les représentations : « Nos soucis sont lourds », écrit-il, « et, tout considéré, il me semble que c’est folie d’entreprendre des représentations cette année. Nous n’avons encore délivré que 400 diplômes de patronat, et il nous en faudrait 1.300 pour nous tirer d’affaire. À vrai dire, l’entreprise projetée à l’origine a complètement échoué » !

En 1875, du 1er juillet au 12 août, avaient eu lieu des répétitions préparatoires, et ce fut le 1er août de cette année que l’orchestre se fit, pour la première fois, entendre du sein de « l’abîme mystique ». En 1876, tous les exécutants durent s’engager pour trois mois pleins : les répétitions commencèrent le 1er juin et durèrent jusqu’au 7 août ; les trois représentations du cycle eurent lieu du 13 au 30. En vérité, les répétitions, à Bayreuth, furent toujours le plus beau moment, car alors Wagner n’avait autour de lui que ceux qui prenaient le succès à cœur, qui s’initiaient, jour par jour, par une étude approfondie, et grâce aux instructions quotidiennes du puissant créateur de l’œuvre, aux splendeurs de celle-ci : en un mot, les artistes seuls ; puis aussi les quelques vrais et fidèles amis de sa cause. Déjà lors des répétitions préliminaires de 1865, quand il n’y avait de prêts qu’une partie des décors, et que beaucoup manquait encore à l’organisation de la salle, l’enthousiasme était indescriptible. En 1876, il ne fit que croître d’une répétition à l’autre, et on pourrait considérer celles qui eurent lieu du 6 au 9 août comme le véritable Festspiele. Comme le raconte Glasenapp : «  qu’on allât, on ne rencontrait que gens ravis en extase, qui semblaient vivre dans le monde merveilleux de l’idéal ». Et ce qui acheva la consécration spéciale de cette répétition générale, ce fut la présence du roi Louis II, du « cocréateur de Bayreuth », comme l’appelait Wagner. Mais c’était avec raison que le roi, dès le soir du 9, était reparti pour Hohenschwangau. Ce fut le 13 août que commença le premier Buehnenfestspiel, mais non, malheureusement, comme l’avait toujours désiré le maître, « entre nous », c’est-à-dire en présence de tous ceux qui prenaient l’art allemand au sérieux, qui étaient capables et désireux de « collaborer à la création » de son œuvre, de recevoir ce qu’il leur offrait dans le même esprit qu’il le leur offrait, entouré de l’élite des plus grands artistes de l’Allemagne, lui, le grand maître allemand. Non, hélas ! qu’il pût espérer de couvrir les frais : on avait été forcé, en effet, de mettre les billets en vente et d’attirer ainsi tout un public de curieux et de détracteurs. Ce que Wagner attendait des auditeurs, ce n’était point de l’admiration pour son œuvre à lui, que lui importait ? mais la constatation d’un genre artistique tout nouveau dans l’histoire du monde ; il avait le droit de compter enfin que l’effort qui avait produit le Festspiel de Bayreuth, cet effort si désintéressé pour doter le peuple allemand d’un théâtre original, d’un style musical vraiment national, d’une forme dramatique sortie de ses entrailles mêmes, que cet effort trouverait des juges bien disposés, indulgents, sympathiques. Combien il se trompait ! Aux côtés des quelques centaines seulement de ceux que l’enthousiasme pour l’art allemand avait amenés à Bayreuth, toute la horde hostile des émissaires du camp ennemi avaient su, grâce au facile déguisement des « diplômes de patronat », se glisser dans la salle. Pendant les années si difficiles de la construction et des préparatifs, la presse allemande avait cherché, de tout son pouvoir, à entraver l’œuvre commencée, par des alternatives de dédaigneux silence et d’acerbe moquerie ; elle y avait, en partie, réussi. « Je n’avais jamais cru que vous aboutiriez ! » dit l’empereur Guillaume à Wagner ; c’est que les journaux avaient pris soin que personne, du monarque à l’ouvrier, n’y pût croire ! Et pourtant le maître avait enfin abouti ! Et maintenant, c’étaient les représentants de cette même presse qui prenaient place dans l’enceinte consacrée du Festspielhaus, qui ne leur était certes pas destinée, et qui remplissaient consciencieusement leur mandat, de tout déchirer, de se moquer de tout… Quelques-uns de ces messieurs étaient les mêmes qui avaient amené, à Paris, en 1861, le fiasco du Tannhäuser ; pareil entêtement se ferait presque admirer ! Ce qu’il y avait de triste, toutefois, ce n’était pas tant l’attitude de la presse ; si elle se sentait être l’ennemie naturelle de la culture allemande, c’était son affaire ; mais que dire de ce public allemand, je parle du public cultivé, qui croyait tout ce qu’elle lui disait et se saturait avidement de ses ineptes bavardages ? De ces articles de journaux, à propos des Festspiele, on fit des brochures, qui eurent vingt éditions et plus, et dont l’enfantine niaiserie, la bêtise souvent obscène, eussent dû, à ce public, ne faire d’autre effet que de l’écœurer. Sans doute la victoire finale ne devait pas rester à cette cabale : mais combien de mal ne fit-elle pas ? Ce fut elle qui réussit à détourner le public, en 1876, de la deuxième et de la troisième représentations du cycle, et ainsi, à creuser le décourageant déficit ; et ce fut ainsi que le maître se vit forcé de vendre à une agence théâtrale son Anneau du Nibelung, ce fruit de trente années de travail et de lutte, cette œuvre réservée à Bayreuth, conçue pour Bayreuth, pour laquelle la salle de Bayreuth avait été construite, de la vendre, dis-je, costumes, décors, tout enfin, telle qu’elle était. Et ce fut ainsi qu’il perdit tout espoir d’une seconde représentation à Bayreuth, si ardemment désirée pourtant, de l’Anneau du Nibelung ; ainsi qu’il dut abandonner l’œuvre de sa vie à la routine écœurante de l’opéra traditionnel. Une autre conséquence, ce fut la suspension des Festspiele : à peine commencés, ils se trouvaient interrompus. Et cela encore exerça une déplorable influence sur le second « patronat », fondé en 1877, et mit à néant la création de ce cours d’exercices, qui, selon le plan de Wagner, devait s’étendre à plusieurs années, « pour former de façon normale et intelligente des chanteurs, des musiciens et des chefs d’orchestre pour l’exécution parfaite des œuvres de style vraiment allemand ». Ce que l’art allemand a ainsi perdu est incalculable. Pendant six ans, les forces de cet homme unique demeurèrent oisives et inutiles pour le développement de l’art scénique allemand ; ce ne fut que quelques mois avant sa mort qu’il put mettre à la scène son œuvre dernière, Parsifal… Voilà ce qu’ont fait les reporters des Festspiele de 1876 ; et c’est pourquoi, dans une histoire de ces derniers, il fallait bien parler d’eux !

Des Festspiele même de 1876, le maître, dans son Coup d’œil rétrospectif, a dit tout ce qu’il y avait à dire ; j’y renvoie le lecteur. Je n’en veux citer que quelques lignes, celles où Wagner caractérise la part de mérite qui revient aux artistes exécutants : « Quand je me pose sérieusement la question de savoir quels sont ceux dont le concours m’a permis d’ériger, sur la colline de Bayreuth, une vaste salle de spectacle, complète et conforme à mes propres idées, telle qu’il serait impossible à tout le monde théâtral moderne de vouloir l’imiter ; quand je me demande comment j’ai pu y grouper autour de moi les meilleures forces dramatiques et musicales, pour s’y vouer à une tâche artistique absolument nouvelle, difficile, ardue, et pour la résoudre victorieusement à leur propre étonnement, je ne puis ne pas mentionner en première ligne les artistes exécutants : ce fut bien leur concours empressé et sincère qui, promis par eux dès le début, rendit possible à mes autres amis, si peu nombreux en dehors de la profession, de s’employer à la réunion des moyens matériels nécessaires à l’entreprise ! » Bien souvent, le maître s’est exprimé de même, et à l’occasion d’un banquet, en 1882, le mois même de Parsifal, il a déclaré solennellement, une dernière fois encore, que « son espoir pour l’avenir ne reposait que dans les artistes, et dans eux seuls ». On ne saurait le répéter trop haut, les artistes allemands, en donnant à Wagner leur adhésion fidèle, unanime, enthousiaste, ont sauvé l’honneur du peuple allemand tout entier. Quant aux écrivailleurs, cette race dont Beethoven s’écrie dans sa colère : « Beaucoup de bavardages sur l’art, mais de bavardages que pas un acte n’accompagne ! ! ! », quant au dommage que ces écrivailleurs ont fait, dommage qu’a malheureusement toléré le peuple allemand dans sa crédulité, dans sa mollesse et dans sa tiédeur, les artistes se sont chargés de le réparer.

Ils se sont, d’emblée, tellement identifiés à la cause de Wagner, qu’ayant eu part à la peine, ils ont droit à l’honneur. Et qu’on n’oublie pas tout ce qu’alors il fallait de courage pour se ranger sous son drapeau ; qu’on n’oublie pas que ces artistes avaient devant eux « une tâche absolument nouvelle, difficile, ardue », si bien qu’ils devaient se préparer à un travail énorme ; qu’on n’oublie pas que le dédommagement que leur offrait Bayreuth n’était que d’honneur, sans l’appât d’un gain quelconque ; qu’on se souvienne que ces braves gens attiraient sur eux l’inimitié de la presse, dont ils sont pourtant si dépendants…

Mais quand il s’agit de citer des noms, c’est une autre affaire. En 1876, il n’y avait plus ni un Schnorr de Carosfeld, ni une Wilhelmine Schroeder-Devrient, ni un Tausig, ni un Bülow. Il serait contraire au goût de le nier, et ce serait, de plus, offenser la majesté du vrai génie. Au reste, ce fait ne nuisit peut-être pas tant aux premiers Festspiele. Rien n’est plus contraire au caractère artistique allemand que le régime des « étoiles » ; peut-être même la génialité ardente presque orageuse, d’un Tausig, par exemple, ne se fût-elle pas aussi docilement soumise à toutes les intentions du maître que sut le faire, en si large mesure, la vive intelligence de Hans Richter. Non, certes, on ne saurait prétendre séparer ces artistes de l’ensemble auquel chacun d’eux s’adapta si harmonieusement et dans lequel leurs concours, obéissant au moindre signe du maître, rendit possible ce qui fut et reste un geste historique dans l’histoire de l’art.

Le lecteur trouvera des détails circonstanciés sur les Festspiele de 1882, où Parsifal fut représenté pour la première fois, dans l’article de Wagner sur le Festspiele de Bayreuth en 1882. La victoire dès lors remportée par les œuvres de Wagner sur de nombreuses scènes, le fait que l’Anneau du Nibelung, représenté par la presse comme une monstruosité et une impossibilité, était devenu un triomphe européen, avaient déjà considérablement modifié l’opinion ; et la presse elle-même se voyait forcée de changer de tactique. Je pourrais donner ici le nom d’un pamphlétaire, qui, tant en 1861 qu’en 1876, avait participé à l’œuvre de destruction et qui, en 1882, sollicitait une entrée libre comme « partisan de Wagner ! » Adhésions suspectes… c’était troquer les ennemis avoués contre des faux amis. L’histoire ultérieure de Bayreuth a bien montré ce qu’il faut penser de ces derniers ; Wagner, lui, fut proclamé génie, et la guerre désormais, se poursuivit contre son théâtre, cet héritage du maître, contre ce patrimoine qu’il voulait « laisser au plus profond de nos cœurs », contre Bayreuth enfin, car ce nom dit et résume tout. C’est à peine si le maître survécut à ce changement de l’opinion. Il mourut à la veille de la victoire de Bayreuth, de cette victoire complète, si l’on veut, mais encore bien loin d’être affermie.

Et encore ici, chez une grande partie des artistes allemands, il faut noter un trait qui les honore, un trait de fidélité et de foi ; bien peu se détachèrent de Bayreuth. Ce qui resterait à dire rentre à peine dans une histoire de la vie de Wagner ; il faut pourtant y reconnaître la conséquence directe de ses volontés expresses. Dans le projet d’une école de Bayreuth (1877), il avait prévu la représentation de ses œuvres plus anciennes, et plus tard, quand ce plan fut resté inexécuté et que les Festspiele ne purent compter, en première ligne, que sur l’attrait de Parsifal, Wagner annonça l’intention de « donner annuellement, après Parsifal, une de ses œuvres précédentes ». Et si cela a pu avoir lieu, en dépit de la mort du maître, nous le devons à la femme, admirable que presque vingt ans passés aux côtés du maître avaient initiée à toutes ses intentions bien plus complètement que toute autre personne. On mesurerait difficilement la part qu’elle eut à la réalisation de l’œuvre de Bayreuth puisque toute son activité propre ne fait qu’un avec celle de son mari. Il serait impie de vouloir distinguer, car ici il fallait une volonté qui commandât et une volonté qui se soumît librement.

Plus profondément que tout autre cœur, ce cœur-là conservait, embaumé en lui, l’héritage sacré, et cette intelligence, plus que toute autre, était capable de doter ce patrimoine, comme dit Wagner, « d’aliments nouveaux », de n’en pas faire une idole, mais quelque chose de vivant, de susceptible de croître et de porter des fleurs de vie. Ainsi et par là, non seulement Parsifal fut sauvé, mais Tristan et Iseult, les Maîtres Chanteurs, Tannhäuser et Lohengrin furent successivement représentés[2]. Ces deux dernières œuvres surtout, sur la scène de Bayreuth, furent de vraies révélations. Le maître lui-même avait déclaré ne les avoir jamais vu représenter « comme il se les était imaginées » ; il se plaignait que toujours et partout « le drame fût négligé comme superflu », que la popularité de ces œuvres ne reposât que « sur un malentendu », ou du moins « sur une compréhension absolument erronnée de ses vraies vues artistiques ». Mais à Bayreuth, on travailla si consciencieusement à faire ressortir la partie dramatique de l’ouvrage, chose nécessaire, en particulier, pour les œuvres antérieures à 1848, où, au dire de Wagner, il reste encore « un peu d’opéra », qu’on put voir pour la première fois comment le « maître se les était imaginées ». Si l’Anneau, en 1876, avait révélé le caractère et la viabilité de l’idée des Festspiele ; si Parsifal, pour répéter la définition si vraie et si fine du maître, avait « consacré » la scène de Bayreuth pour de futurs succès et pour une grandissante influence ; si Tristan et les Maîtres Chanteurs avaient affirmé la victoire remportée par Bayreuth sur tous les autres théâtres du monde, et cela de façon tellement indiscutable que tous les amis de l’art accouraient à chaque Festspiele, de tous les pays du globe, les représentations de Tannhäuser et de Lohengrin ont eu, d’autre part, un résultat spécial : elles nous ont fait pénétrer plus intimement et plus profondément dans l’essence individuelle de l’art de Wagner ; elles nous ont infiniment rapprochés de ces œuvres, datées de la crise de sa vie, et de l’histoire de la nouvelle forme dramatique qu’il apportait au monde, et du cœur même de l’artiste créateur, que nous y sentons battre, pour ainsi dire, en plein travail !

Voilà, en peu de mots, ce qu’a fait Bayreuth depuis la mort de son immortel fondateur ; c’est ainsi qu’on y a géré son patrimoine !



  1. Quinze ans plus tard, dans son écrit : L’Opéra impérial de Vienne, le maître a montré qu’on pouvait obtenir encore d’excellents résultats, même en conservant le ballet et une troupe spéciale pour l’opéra italien.
  2. Voici l’émunération des Festspiele jusqu’en 1896 : 1.1876, l’Anneau du Nibelung ; 2.1882, Parsifal ; 3.1883, Parsifal ; 4.1884, Parsifal ; 5.1886, Parsifal ; Tristan et lseult ; 6.1888, Parsifal ; Tristan et lseult ; Les Maîtres Chanteurs ; 7.1889, id. 8.1891, Parsifal ; Tristan et lseult ; Tannhäuser, 9.1892 ; Parsifal ; Tristan et lseult ; Les Maîtres Chanteurs ; Tannhäuser ; 10.1894, Parsifal, Tannhäuser ; Lohengrin ; 11.1896, Parsifal, l’Anneau du Nibelung ; 12.1897, Parsifal, l’Anneau du Nibelung