Rhythmes oubliés/Quand tu fus partie…

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-3).

QUAND TU FUS PARTIE…

I

Hier soir (car ce sera hier soir et non plus aujourd’hui quand tu liras ces lignes tracées avec un cœur plein de toi) ; hier soir, quand tu fus partie, je te suivis longtemps dans ma pensée. Je te vis, passant de toute la vitesse de tes chevaux à travers les champs de colza que j’aime ; — le ciel était criblé d’étoiles qui commençaient à babiller entre elles comme des fées joyeuses, le vent roulait dans les vagues de nacre d’un air pur la senteur du trèfle et des violettes écloses sur la lisière des fossés.

II

Mais tu ne songeais pas à regarder les étoiles ni à respirer l’air embaumé du soir ; car il y avait dans ton cœur affligé plus beau que ces étoiles scintillantes, et dans ton sein un bouquet plus doux que les parfums de la violette, c’étaient les regards qui t’avaient dit : « Je t’aime ! » toute la journée de ce jour passé trop vite, et le souvenir de celui que tu laissais derrière toi.

III

Et voilà pourquoi, bonheur passé, chose sacrée ! ces regards doivent te poursuivre dans tous tes rêves. Que ce souvenir s’ancre au plus profond de ton cœur ! Avant que tu les oublies, qu’il n’y ait plus pour ton souffle de parfums à aspirer dans la nature, ni pour ton œil d’étoiles à contempler au ciel !

IV

Emporte-les, emporte-les, quelque loin et quelque vite que tu ailles ! Et quand tu seras arrivée, ne ferme pas ton cœur à ces regards que tu semblais chercher hier encore, comme on ferme sa fenêtre aux étoiles quand on est lasse de rêver le soir ! Ne jette pas le souvenir de notre journée comme ce bouquet fané. Ton bouquet, en le trempant dans l’eau fraîche, tu pourrais peut-être le faire revivre. Tes étoiles chéries, tu leur rouvrirais ta fenêtre demain soir à la même heure, qu’elles te diraient avec leur rougissant sourire : « Nous vous attendions à votre seuil ! » Mais le bonheur d’hier, tu n’as pas d’eau fraîche pour le faire revivre ; mais les regards de celui qui t’aime, ouvre ta fenêtre et regarde, pauvre désolée : excepté dans ta pensée, tu ne les retrouveras plus !

1834.