Rhythmes oubliés/Les Yeux caméléons

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 18-25).

LES YEUX CAMÉLÉONS

À G.-S. Trebutien

I

C’était une de ces nuits comme nous en passons, vous et moi, — vous, là-bas, dans les quatre pieds revêtus de chêne, ainsi qu’un cercueil, de votre cellule solitaire, et moi, dans un endroit plus triste encore ; car la salle que j’habite, c’est mon cœur. — Celle que nous détestons tous deux, mais qui, Elle ! nous aime, la hanteuse de nos chevets, l’Insomnie, vint s’asseoir à côté de moi, et se mit à me regarder avec ses yeux si grands, si mornes et si pâles, — ses yeux si démesurément ouverts et qui, par un magnétisme implacable, dilatent les yeux qui les regardent et les empêchent de se fermer.

II

Et cette nuit-là, ces yeux ouverts semblaient plus grands aux miens et plus pâles au fond des ténèbres. Comment s’en détachaient-ils ? car ils n’y brillaient pas, ils n’y luisaient pas, — et cependant ils y étaient, apparaissant dans l’obscurité, comme le regard blanc d’une statue qui nous fait tout à coup tressaillir au détour d’une allée, à travers le bois, dans le crépuscule.

III

Et ils étaient si désespérés, ces pâles yeux, si désespérés et si fixes ; il y avait dans l’immanence de leur fixité quelque chose de si dévoré, de si consumé et pourtant de si inconsumable ; on sentait si bien que, malgré leur blafarde couleur de poussière, ils brûlaient plus fort par dedans, — dans une secrète agonie, — qu’on s’étonnait vraiment qu’Albert Dürer n’eût pas mis un pareil regard sous le front d’Atlas accablé de sa terrible Mélancolie !

IV

Et pour ne pas les voir, ces insupportables yeux, qui ouvraient de force les miens, — comme le couteau de l’écaillère ouvre ses huîtres, — je rallumai ma lampe éteinte. La goutte d’or filtra le long des lambris sombres et, tombant comme une larme dans ma glace frissonnante au fond de son cadre d’ébène, attacha sa faible étincelle jusque sur la pointe des genoux crispés du noir crucifix de bronze ; mais elle ne chassa ni ne dissipa la vision de ces yeux ouverts, — si follement grands, et si cruellement fixes, mais dont aucun rayon désormais ne pouvait plus raviver la cendre !

V

Astres morts, mais visibles toujours, ils restaient, tenaces comme un mauvais rêve, aussi bien dans la lueur dorée que dans les ténèbres. Et je ne voyais qu’eux ! Et j’oubliais à quelle tête ils appartenaient ; car ils étaient si grands qu’ils en paraissaient seuls ! Et je me disais : « Étrange vue ! Ne serait-elle donc qu’un regard ouvert, de la tête aux pieds, l’Insomnie ?… » La Nuit passa. Les Heures s’enfuirent, ces lâches Immortelles qui fuient toujours, et en nous quittant, comme des Parthes, nous décochent une flèche de plus dans nos cœurs qui en sont tout remplis ! La lampe épuisée s’éteignit, et, dans le noir rideau d’obscurité retombé le long des murailles, les yeux pâles du Monstre nocturne continuèrent d’agrandir leurs deux orbes immenses jusqu’au matin, ou ils disparurent comme si leurs paupières, toujours agrandies, s’étaient reployées, stores vivants ! l’une dans le plafond aux mornes rosaces, l’autre dans les violettes scabieuses du tapis.

VI

Et délivré de cette obsession éternelle, je pensais à cette pâleur qui n’avait été vaincue que par les traits étincelants du Jour et je me disais qu’un peu au-dessus de cette nuance sépulcrale, il n’y avait plus de couleur, — que ces yeux seulement un peu plus pâles, disparaîtraient ! Je me disais que je ne les verrais plus, que je pourrais fermer les miens et m’engloutir sous ma paupière !

VII

Car ils pouvaient changer. Vous n’avez pas toujours été de cette pâleur de fantôme, ô yeux infatigables de lIinsomnie ! Vous n’avez pas toujours été béants, stupéfaits, immobiles. Vous avez parfois baissé la paupière. Vous avez eu l’éclat, le mouvement et la vie. Je vous ai vus — il n’y a pas si longtemps encore ! — pointer mes nuits de vos lumières, plus beaux, plus scintillants, plus nuancés que ces astres qui ne dorment pas non plus sur nos têtes et qui sont les yeux des horizons ! Ô pâles yeux, vous aviez alors des nuances d’arcs-en-ciel et d’Aurores, quand vous m’apportiez, dans le jais des nuits, l’émeraude de la verte espérance, les jalouses tendresses de l’azur et la pluie de rubis de l’amour en flammes ! Tous les yeux des femmes qu’on aima, passaient, reflets de souvenirs, veloutés par le passé et divinisés par l’impossibilité des caresses, dans les miroirs ardents de tes yeux de caméléon, ô Insomnie ! et nous y retrouvions jusqu’à leurs larmes !

VIII

Mais vous n’êtes plus, ô yeux caméléons ! Le reflet des yeux qu’on aima s’évanouit encore avant notre âme. L’insomnie ressemble à la vie. Nos nuits ressemblent à nos jours. Y a-t-il maintenant pour nous, dans l’existence dépouillée et déteinte, une seule couleur, même triste, mais encore douce, que vous puissiez, ô yeux caméléons, échos pour le regard et l’âme, vaguement, hélas ! nous répéter ? Yeux caméléons de l’Insomnie de nos jeunesses, vous êtes à présent comme les autres yeux inanimés que nous contemplons dans la vie, cette longue veille de jour qui met si longtemps à finir !

IX

Sans doute, il fallait qu’il en fût ainsi et je le savais… N’est-ce pas la destinée ?… Mais alors, ô yeux caméléons, pourquoi ne pas fermer les nôtres, quand vous avez cessé de briller dans nos tristes nuits ? Pourquoi ne pas nous endormir du sommeil qui n’a pas de rêves, — pas même le rêve du rêve, le rêve des reflets évanouis ? Pourquoi enfin viens-tu chaque nuit, ô Insomnie ! comme le spectre d’Ophélie noyée, portant dans tes cheveux mêlés les brins de paille du lit sur lequel nous veillons dans l’angoisse, t’asseoir sur nos pieds en nous regardant, ô Magnétiseuse de Folie ! et nous tuer si lentement avec tes yeux pâles — qui furent les yeux caméléons ?