Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 3

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 92-96).
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CHAPITRE III

Des trois genres de la rhétorique : le délibératif, le judiciaire, le démonstratif.

I. Il y a trois espèces de rhétorique ; autant que de classes d’auditeurs, et il y a trois choses à considérer dans un discours : l’orateur, ce dont il parle, l’auditoire. Le but final se rapporte précisément à ce dernier élément, je veux dire l’auditoire.

II. Il arrive nécessairement que l’auditeur est ou un simple assistant (θεωρός), ou un juge ; que, s’il

est juge, il l’est de faits accomplis ou futurs. Il doit se prononcer ou sur des faits futurs, comme, par exemple, l’ecclésiaste[1]; ou sur des faits accomplis, comme le juge ; ou sur la valeur d’un fait ou d’une personne[2], comme le simple assistant.

III. Il y a donc, nécessairement aussi, trois genres de discours oratoires : le délibératif, le judiciaire et le démonstratif. La délibération comprend l’exhortation et la dissuasion. En effet, soit que l’on délibère en particulier, ou que l’on harangue en public, on emploie l’un ou l’autre de ces moyens. La cause judiciaire comprend l’accusation et la défense : ceux qui sont en contestation pratiquent, nécessairement, l’un ou l’autre. Quant au démonstratif, il comprend l’éloge ou le blâme.

IV. Les périodes de temps propre à chacun de ces genres sont, pour le délibératif, l’avenir, car c’est sur un fait futur que l’on délibère, soit que l’on soutienne une proposition, ou qu’on la combatte ; — pour une question judiciaire, c’est le passé, puisque c’est toujours sur des faits accomplis que portent l’accusation ou la défense ; — pour le démonstratif, la période principale est le présent, car c’est généralement sur des faits actuels que l’on prononce l’éloge ou le blâme ; mais on a souvent à rappeler le passé, ou à conjecturer l’avenir.

V. Chacun de ces genres a un but final différent ; il y en a trois, comme il y a trois genres. Pour celui qui délibère, c’est l’intérêt et le dommage ; car celui qui soutient une proposition la présente comme plus avantageuse, et celui qui la combat en montre les inconvénients. Mais on emploie aussi, accessoirement, des arguments propres aux autres genres pour discourir dans celui-ci, tel que le juste ou l’injuste, le beau ou le laid moral. Pour les questions judiciaires, c’est la juste ou l’injuste ; et ici encore, on emploie accessoirement des arguments propres aux autres genres. Pour l’éloge ou le blâme, c’est le beau et le laid moral, auxquels on ajoute, par surcroît, des considérations plus particulièrement propres aux autres genres.

VI. Voici ce qui montre que chaque genre a le but final que nous lui avons assigné ; dans quelque genre que ce soit, il arrive assez souvent que les considérations empruntées à d’autres genres ne sont pas contestées. L’orateur qui plaide en justice, par exemple, pourrait convenir que tel fait n’a pas eu lieu ou qu’il n’y a pas eu dommage ; mais il ne conviendrait jamais qu’il y ait eu injustice. Autrement, l’action en justice (δίκη) n’aurait pas de raison d’être. De même, dans une délibération, il se peut qu’on néglige divers autres points, mais on ne conviendra jamais de l’inutilité de la proposition que l’on soutient, ou de l’utilité de celle que l’on combat. La question de savoir s’il n’est pas injuste d’asservir des peuples voisins et contre lesquels on n’a aucun grief reste souvent étrangère au débat. De même encore l’orateur, dans le cas de l’éloge ou du blâme, ne considère pas si celui dont il parle a fait des choses utiles ou nuisibles, mais souvent, en prononçant son éloge, il établit qu’il a fait une belle action au détriment de son propre intérêt. Par exemple, on louera Achille d’avoir été au secours de Patrocle, son ami, sachant qu’il doit mourir lorsqu’il pourrait vivre. Il était plus beau pour lui de mourir ainsi ; mais son intérêt était de conserver la vie.

VII. Il est évident, d’après ce qui précède, que les propositions doivent porter d’abord sur ces points[3]; car, en ce qui concerne les preuves (τεκμήρια), les vraisemblables et les signes, ce sont des propositions (purement) oratoires, puisque, généralement, le syllogisme se compose de propositions et que l’enthymème est un syllogisme formé de ces sortes de propositions.

VIII. Comme il est inadmissible que des faits impossibles se soient accomplis ou doivent s’accomplir, ce qui n’a lieu que pour les faits possibles, et que l’on ne peut admettre davantage que des faits non accomplis ou ne devant pas s’accomplir se soient accomplis, ou doivent s’accomplir, il est nécessaire que, dans le genre délibératif, le judiciaire et le démonstratif, les propositions portent sur le possible et sur l’impossible, de façon à établir si tel fait a eu lieu, ou non, et s’il devra, ou non, avoir lieu.

IX. De plus, comme tous les orateurs, qu’il s’agisse de l’éloge ou du blâme, de l’exhortation ou de la dissuasion, de l’accusation ou de la défense, s’efforcent de démontrer non seulement les points dont nous venons de parler, mais encore le plus ou le moins, le caractère supérieur ou inférieur, le bon et le vilain côté des faits énoncés, considérés soit en eux-mêmes, soit dans leurs rapports entre eux, il s’ensuit, évidemment, que l’on devra produire des propositions sur la grandeur et la petitesse et sur le plus ou moins d’importance au double point de vue de l’ensemble et des détails ; par exemple, examiner quel bien est plus grand ou moindre, quel fait constitue un préjudice ou un droit, et ainsi du reste. Nous venons d’expliquer sur quels points doivent nécessairement reposer les propositions. Il faut maintenant établir des divisions spéciales à l’égard de chacun d’eux et voir, par exemple, dans quel cas il y a délibération, ou discours démonstratif, ou enfin cause judiciaire.

  1. Celui qui prend part à une assemblée délibérante. Comme M. Bonafous, nous risquons ce néologisme que le style biblique a déjà consacré et qui n’a pas d’équivalent en français.
  2. Et non pas sur la valeur d’un discours ou d’un orateur, ainsi qu’on l’a toujours traduit. Il s’agit, selon nous, de la valeur attribuée à ce qui tait l’objet de l’éloge ou du blâme.
  3. Le beau, le juste, l’utile (note de M. Barthélemy Saint-Hilaire).