Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 12

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 151-158).
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CHAPITRE XII


Quels sont les gens qui font du tort, quel genre de mal font-ils, et à qui ?


I. On a exposé les choses en vue desquelles on peut causer un préjudice[1]. Or nous allons parler maintenant de la disposition et de la condition des gens qui causent un préjudice. On agit ainsi lorsque l’on pense que l’action préméditée est possible en général et que l’on peut l’accomplir, soit qu’elle reste ignorée, soit, si elle ne reste pas ignorée, qu’on puisse l’accomplir sans en porter la peine, ou qu’on en porte la peine, mais que le châtiment soit moindre que le profit


espéré pour nous-mêmes ou, pour ceux qui nous intéressent. Quant au caractère de possibilité et d’impossibilité, nous en parlerons dans la suite[2], car ces caractères sont communs à toutes les parties de la rhétorique[3].

II. Ceux-là sont dans la possibilité de nuire impunément qui ont la faculté d’élocution, la pratique des affaires et l’expérience de luttes nombreuses, quand ils possèdent beaucoup d’amis ou une grande fortune.

III. C’est principalement lorsqu’on est soi-même dans ces conditions que l’on croit avoir la puissance de nuire ; mais, si l’on n’y est pas, c’est lorsque l’on y voit ses amis, ou ses serviteurs, ou ses complices. En effet, grâce à cette ressource, on peut agir, éviter d’être découvert et se dérober au châtiment.

IV. C’est encore lorsqu’on est l’ami des personnes préjudiciées ou des juges. Les amis ne se tiennent pas en garde contre le préjudice et, d’ailleurs, tentent un arrangement avant d’attaquer en justice[4]. D’autre part, les juges favorisent ceux dont ils sont les amis et tantôt prononcent, pur et simple, le renvoi des fins de la plainte, tantôt infligent une peine légère.

V. On a chance de n’être pas découvert lorsque l’on est dans une condition qui écarte l’imputation, comme, par exemple, si des voies de fait sont imputées à un homme débile, ou le crime d’adultère à un homme pauvre ou à un homme laid ; ou encore lorsque les faits s’accomplissent en pleine évidence et aux yeux de tous, car on ne s’en garde pas, pensant que personne ne saurait en être l’auteur dans ces conditions.

VI. Il y a aussi les choses tellement graves et de telle nature que pas un seul ne s’en rendrait coupable, car on ne s’en garde pas non plus. Tout le monde se garde contre le préjudice ordinaire, comme on le fait contre les maladies ordinaires ; or, contre une maladie qui n’a jamais affecté personne, nul ne songe à se garantir.

VII. De même ceux qui n’ont pas un seul ennemi et ceux qui en ont un grand nombre. En effet, les premiers pensent qu’ils ne seront pas découverts parce qu’ils n’inspireront pas de défiance, et les seconds ne sont pas découverts parce qu’on ne peut supposer qu’ils auraient agi contre des gens prévenus et aussi parce qu’ils peuvent dire, pour leur défense, qu’ils n’auraient pas été faire du tort dans ces conditions.

VIII. De même ceux qui peuvent cacher un objet volé, le transformer, le déplacer et le vendre facilement ; ceux qui, n’ayant pu éviter d’être découverts, peuvent écarter une action judiciaire, obtenir un ajournement, corrompre les juges. Il y a encore ceux qui, si une peine leur a été infligée, peuvent en repousser l’exécution ou gagner du temps, ou qui, vu leur indigence, n’auront rien à perdre.

IX. De même ceux qui trouvent (dans le préjudice causé par eux) un profit manifeste ou d’une grande importance, ou très prochain, tandis que la peine portée contre eux est minime, ou non apparente, ou éloignée. De même celui qui n’encourt pas une punition en rapport avec l’utilité de l’action commise, ce qui parait être le cas de la tyrannie.

X. De même ceux à qui le préjudice causé par eux procure quelque chose de positif, tandis que la peine infligée ne consiste qu’en affronts. et ceux qui trouvent, au contraire, dans le mal qu’ils ont fait, l’occasion de recevoir des louanges ; par exemple, s’il arrive que l’on venge tout ensemble et son père et sa mère, ce qui était le cas de Zénon[5], tandis que la peine est une amende, ou l’exil, ou quelque chose d’analogue. En effet, les uns et les autres causent un préjudice ; ils ont leurs situations respectives, seulement ils ne sont pas, les uns et les autres, dans le même cas, mais plutôt dans un cas opposé au point de vue de leur moralité.

XI. De même encore ceux qui ont agi souvent sans être découverts ou sans subir de peine ; ceux qui ont souvent échoué dans leurs tentatives. En effet, il arrive souvent, à certaines personnes qui seraient dans de telles conditions, ce qui arrive à celles qui prennent part à des opérations militaires, d’être disposées à revenir à la charge.

XII. De même ceux pour qui l’action immédiate est agréable, et fâcheux l’effet ultérieur ; ou encore ceux pour qui le profit est immédiat et la punition différée, car de tels gens sont intempérants : or l’intempérance porte sur tout ce que l’on désire passionnément.

XIII. De même ceux pour qui, au contraire, l’ennui ou la punition survient immédiatement, tandis que le plaisir ou le profit doivent leur venir plus tard et durer plus longtemps ; car ce sont les gens tempérés et de plus de sens qui poursuivent un tel but.

XIV. Ajoutons-y ceux auxquels il peut arriver de paraître agir comme par hasard ou par nécessité, ou par un mobile naturel, ou enfin par habitude, et, au résumé, commettre une erreur plutôt qu’une injustice ; et ceux qui ont lieu de rencontrer de l’indulgence.

XV. De même ceux auxquels il manque quelque chose ; or ils sont de deux sortes : il y a ceux à qui manque une chose nécessaire, comme les pauvres, et ceux à qui manque une chose superflue, comme les riches.

XVI. De même ceux qui jouissent d’une excellente réputation et ceux dont la réputation est détestable ; les uns, parce qu’ils ne seront pas crus coupables, les autres, parce qu’ils ne peuvent plus rien perdre, en fait d’estime.

Telles sont les catégories de personnes qui entreprennent de causer un préjudice.

XVII. Voici, maintenant, les catégories de personnes à qui l’on cause un préjudice, et en quoi consiste le préjudice causé : il y a d’abord les gens qui possèdent ce dont on manque soi-même, soit pour le nécessaire, soit pour le superflu, soit enfin pour la jouissance.

XVIII. Ceux qui sont loin de nous, et ceux qui sont tout proche : ceux-ci, parce que l’action coupable est promptement accomplie, ceux-là, parce que la vengeance sera tardive ; comme, par exemple, ceux qui dépouillent les Carthaginois.

XIX. Ceux qui ne se méfient pas et qui ne sont pas d’un caractère à se tenir en garde, mais plutôt à donner leur confiance ; car il n’en est que plus facile d’échapper à leur surveillance. Les personnes nonchalantes ; car il n’appartient qu’à l’homme vigilant d’attaquer celui qui lui fait tort. Les gens discrets ; car ils n’aiment pas à guerroyer pour une question d’intérêt.

XX. De même ceux qui ont supporté un préjudice de la part de plusieurs personnes sans les attaquer; en effet, ce sont eux qui sont, comme dit le proverbe : « la proie des Mysiens[6] ».

XXI. De même ceux à qui l’on n’a jamais fait tort, et ceux à qui l’on a fait tort fréquemment ; car les uns et les autres ne songent pas à se tenir en garde : les premiers, parce qu’ils n’ont jamais été victimes, les seconds, parce qu’ils croient ne plus pouvoir l’être.

XXII. Ceux qui ont été poursuivis par la médisance et ceux qui peuvent y être exposés. Car, lorsqu’on est dans ce cas, on ne tente pas de convaincre des juges que l’on redoute, et l’on ne peut songer à se justifier devant des gens qui vous haïssent, ou vous portent envie.

XXIII. De même ceux contre lesquels nous avons à prétexter que leurs ancêtres, ou eux-mêmes, ou leurs amis, ont fait du mal ou se disposent à en faire soit à nous-mêmes, soit à nos ancêtres, soit encore à ceux qui nous intéressent. En effet, comme dit le proverbe : « La méchanceté ne demande qu’un prétexte. »

XXIV. On cause un préjudice à ses ennemis et aussi à ses amis : à ceux-ci, parce que c’est chose facile ; à ceux-là, parce que c’est un plaisir. De même à ceux qui n’ont pas d’amis, à ceux qui manquent d’habileté pour parler ou pour agir ; car tantôt ils ne s’engagent pas dans une attaque en justice, tantôt ils acceptent une transaction, ou enfin ne vont pas jusqu’au bout dans leur attaque.

XXV. De même encore ceux qui ont plus à perdre qu’à gagner en consumant leur temps à attendre un jugement ou l’acquittement d’une indemnité, comme, par exemple, les étrangers, ou ceux qui travaillent de leurs mains ; car ils se désistent à bon compte et retirent volontiers leur plainte.

XXVI. De même ceux qui ont commis de nombreuses injustices, ou des injustices du genre de celles qui leur sont faites. En effet, c’est presque ne pas être injuste que de causer à quelqu’un le préjudice qu’il cause d’ordinaire à autrui. Je parle du cas où, par exemple, on outragerait un individu qui aurait l’habitude de dire des injures.

XXVIII. Ceux qui nous ont fait du mal, ou qui ont voulu, ou veulent nous en faire, ou enfin qui nous en feront. En effet, agir ainsi est agréable et beau, et même c’est presque ne pas faire acte d’injustice.

XXVIII. On fait du mal pour ceux à qui l’on veut plaire : pour des amis, pour des gens qu’on admire, pour un bien-aimé, pour nos maîtres, en un mot pour ceux à qui l’on consacre sa vie, et aussi pour ceux de qui l’on attend des égards.

XXIX. Les personnes à qui l’on cause un préjudice sont encore celles contre lesquelles on lance une accusation et avec qui l’on a rompu, préalablement ; et en effet, un tel procédé est bien près de ne pas être un acte d’injustice. C’est ainsi que Callippe agit envers Dion[7].

XXX. Les gens qui se disposent à nous faire du mal, si nous ne les prévenons nous-mêmes attendu que, dans ce cas, il n’est plus possible de délibérer. C’est ainsi que l’on dit qu’Énésidème envoya le prix du cottabe à Gélon, qui venait de soumettre une cité, parce qu’il l’avait devancé dans l’exécution de son propre projet[8].

XXXI. De même ceux que l’on aura préjudiciés pour pouvoir prendre à leur égard un grand nombre de mesures de justice, ce qui est un moyen commode de remédier au mal. C’est ainsi que Jason, le roi thessalien, dit qu’il faut commettre quelques actes injustes, afin de pouvoir accomplir un grand nombre d’actes de juste réparation[9].

XXXII. On fait aussi le mal que tout le monde ou le grand nombre fait habituellement ; car on croit en obtenir le pardon.

XXXIII. On prend les choses faciles à cacher et celles qui sont promptement consommées, comme les objets d’alimentation, ou celles dont on modifie aisément les formes, ou les couleurs, ou la composition.

XXXIV. De même les choses qu’il est facile de dissimuler en beaucoup de circonstances. Telles sont celles que l’on peut transporter sans difficulté et qui se dissimulent, tenant peu de place.

XXXV. De même celles qui ressemblent, sans distinction possible, à ce que l’auteur du préjudice possédait déjà en grande quantité ; celles au sujet desquelles l’on a honte de se dire préjudicié, comme, par exemple, les outrages subis par son épouse, ou par soi-même, ou par son fils ; celles qui donneraient au poursuivant l’apparence d’aimer les procès. Sont de cette sorte les griefs de peu d’importance, ou sur lesquels on passe condamnation.

Voilà, ou peu s’en faut, la disposition où se trouvent ceux qui causent un préjudice, la nature du préjudice lui-même, les personnes qu’il atteint et les motifs qui le déterminent.

  1. C’est le premier des trois points que l’auteur a indiqués au début du chapitre X.
  2. Livre II, chap. XIX.
  3. C’est-à-dire aux trois genres : délibératif, judiciaire et démonstratif.
  4. On voit que nous lisons προκαταλλάτονται, au lieu de προσκατ.
  5. Allusion à un fait inconnu.
  6. Les Mysiens avaient la réputation d’être faibles et méprisables. Nous disons de même : « Un enfant lui ferait peur. »
  7. Voir Plutarque, Dion, 18 et suiv. Cornélius Népos donne à ce personnage le nom de Callistrate. Plutarque ne ménage pas le blâme à Callippe, chef du complot dans lequel périt Dion.
  8. Pindare parle de cet Énésidème, tyran de Léontium (Ol. II). Le scoliaste d’Aristote nomme la cité en question ; d’après lui, ce serait Géla.
  9. Cp. Plutarque, Reip. ger. praecepta, § 24.